Calmann Lévy (p. 231-242).



XVII

HISTOIRE DE LA FRANCE
ÉCRITE SOUS LA DICTÉE DE BLAISE BONNIN


Mes chers paroissiens (à ce qu’il paraît qu’on doit s’appeler citoyen au jour d’aujourd’hui), m’est avis que vous ne savez pas encore bien ce que c’est que la République, et c’est pour vous le faire assavoir selon mes petits moyens que je m’en vas vous le dire, à seule fin que nous soyons tretous aussi savants les uns comme les autres.

Par ainsi, citoyens paroissiens, je vous réclame, de bonne amitié s’entend, une minute d’attention et je vas vous exposer, dans un petit discours, comment la République s’est proclamée.

D’abord j’ai vu sur les journaux que le monde de Paris avaient tous fait la paix, les riches comme les malheureux, et juré au Dieu du ciel un accord de ne plus jamais se battre, ni se quereller, ni se faire du tort les uns aux autres. On a mis aussi sur les journaux que le seul moyen de s’accorder, c’était de se mettre en république, et ça m’a fait souvenir du temps que j’étais jeune et quasiment un enfant tout au juste en état de mener mes bêtes aux champs. Et, dans ce temps-là, on se disait aussi citoyens, et on jurait la République. Mais ils s’en sont fatigués, à cause que les riches trompaient toujours les pauvres, ce qui était une chose injuste : et à cause aussi que les pauvres avaient fait mourir ou ensauver beaucoup de riches pour en tirer une vengeance, ce qui n’était pas juste non plus. Alors, on s’est mis en guerre avec les Autrichiens, Prussiens, Russiens, et autres mondes étrangers, et la République a fini comme une nuée d’orage qui s’est toute égouttée.

Mais on s’est imaginé qu’il fallait un homme tout seul au gouvernement et on en a pris un qui n’était pas sot : l’empereur Napoléon. Il a bien fait tout ce qu’il a pu, à ce qu’il paraît, pour empêcher les ennemis de prendre la France ; mais, quoique ça fût un homme bien savant et bien courageux, et que tous les Français soient grandement bons soldats, et courageux à l’ennemi tout à fait, les étrangers sont revenus tous ensemble et ont donné la France à l’héritier des anciens rois que la République avait renvoyés.

C’est une chose imaginante, comme la nation des Français, qui s’était si bien comportée contre es mondes étrangers, a pu se laisser commander par des Prussiens, Russiens et Autrichiens. Voilà comment c’est arrivé. C’est que l’empereur Napoléon, en se mettant la grande couronne sur la tête, avait perdu la moitié de son esprit. À ce qu’il paraît que la couronne de roi dérange l’esprit de tous ceux qui la mettent, et que, quand un homme se trouve le maître de tous, les autres, quand même que ça serait l’homme le plus sage de toute la chrétienté, il faut qu’il perde sa raison et sa justice. Ça ne fait pas plaisir au bon Dieu de voir des millions d’hommes baptisés se soumettre à un homme, comme s’il était le bon Dieu lui-même. Cette coutume-là retire un peu des païens, qui ont commencé à servir leurs rois et à se mettre esclaves pour leur faire plaisir. On a continué la chose après avoir renvoyé les païens, sans faire attention que Notre-Seigneur Jésus-Christ avait dit aux hommes qu’ils étaient tous frères et qu’ils avaient devoir de ne plus être esclaves.

L’empereur Napoléon avait donc beaucoup diminué en sagesse, en prenant la couronne, et, à mesure qu’il devenait un roi à la mode des anciens rois, il ne savait plus si bien se conduire. Le monde ne l’aimait plus tant ; il faisait périr trop de soldats, et nos femmes s’en plaignaient grandement. En manière que, d’année en année, il augmentait les impôts pour payer ses grands officiers et ses amis, et que le peuple en était écrasé. Alors, il a fallu qu’il tombe aussi, parce que quand un roi n’est plus aimé du peuple, il ne peut plus rester.

Mais le peuple qui se croyait sauve, s’aperçut en peu de temps qu’il était tombé d’un mal dans un pire. En reprenant les Bourbons, on s’était imaginé qu’on ne serait plus affoulé par la misère, parce que les Bourbons avaient fait de grandes promesses pour se faire accepter du peuple. Mais le malheur était revenu avec eux, et ils firent tant de tort aux bourgeois, aux artisans et aux gens de la campagne, qu’on les fit partir aussi en l’année 1830.

Après cela, on prit Louis-Philippe, qui était encore de la famille, mais qui avait toujours caponné auprès des bourgeois pour faire accroire qu’il était brave homme ; et les bourgeois, ayant renvoyé beaucoup de nobles de leurs places, gagnèrent beaucoup de riches ses avec Louis-Philippe, qui se disait leur ami et leur soutien. Mais, comme ce roi-là aimait grandement son profit et qu’il voulait tirer tout à lui, les bourgeois s’en sont dégoûtés aussi et ont laissé le peuple le mettre à la porte sans un sou vaillant. À présent que nous voilà sans roi, et qu’il s’est trouvé, sur le moment, une douzaine d’amis du peuple qui ont voulu donner la République, il y a beaucoup de bourgeois ennemis du peuple qui se sont fâchés, parce qu’ils n’auraient pas voulu marcher si vite et qu’ils ont peur de ne plus être maîtres. Mais le peuple, qui se trouvait réuni en grande foule à Paris, a demandé la République et il l’a eue ; et, à présent il n’y a ni rois, ni empereurs, ni étrangers, ni nobles, ni prêtres, ni bourgeois, qui soient capables de la lui enlever. Les rois sont tous partis ou prêts à partir.

Dans les pays étrangers, les autres rois et les autres empereurs ont bien du mal à rester maîtres chez eux, et ils n’osent pas se mettre en guerre avec nous, parce que leurs peuples veulent aussi la République, et qu’ils ont peur que leurs soldats ne refusent de marcher contre les Français. Voilà la chose comme elle est, et ceux qui craignent la guerre peuvent bien se tranquilliser. Si on nous la fait, nous serons plus forts que tous les étrangers et ça sera la fin finale de tous les rois.

Tant qu’aux nobles, il n’y en a plus ; la République les a tous abolis, et, comme ils sont plus raisonnables que dans les anciens temps, ça ne les fâche point d’être citoyens comme les autres.

Tant qu’aux prêtres, ils savent qu’on ne leur veut point de mal, que le peuple est devenu plus instruit et plus humain que dans les anciens temps, et qu’on n’en veut pas à la religion. Alors, ils ne sont pas fâchés de la République, et il y en a même qui sont de parfaits chrétiens et que la République contente beaucoup. Ceux-là demandent qu’on leur ôte le casuel, car ça les afflige et les humilie beaucoup d’être forcés de demander à un malheureux qui n’a quasiment point de pain à la maison, de l’argent pour enterrer sa mère ou ses enfants péris par la misère.

Tant qu’aux bourgeois, comme il y en a beaucoup et que ça fait une grande population, comptant les petits bourgeois qui ont souffert dans leurs affaires par suite du commerce qui n’allait plus sous Louis-Philippe ; et les gros bourgeois qui ont beaucoup gagné, les uns parce qu’ils ont fait honnêtement de bonnes affaires, les autres parce qu’ils se sont fait donner des places et des avances par Louis-Philippe et ses ministres, vous pensez bien que ça fait des gens bien emmêlés, et qu’on entend dans la bourgeoisie beaucoup de conseils différents. Il y en a qui regrettent les rois et voudraient voir la République en enfer. Il y en a qui ont peur de la République et qui l’aimeraient bien s’ils étaient sûrs qu’elle ne leur fit point de mal. Il y en a d’autres qui l’aiment franchement parce qu’ils sont des hommes justes et qu’ils ont assez d’esprit pour comprendre que plus les pauvres seront coulages, plus les riches seront tranquilles. Il y en a encore d’autres qui ont si peu de connaissance, qu’ils s’imaginent que le peuple est méchant et qu’on ne peut pas servir les intérêts du peuple sans vouloir faire mourir de faim tous les riches. Enfin on entend dire toute sorte de choses sur la République dans ces gens-là, et c’est bien malaisé de s’y reconnaître, parce qu’il y a dans les bourgeois comme dans le peuple, des fous et des raisonnables, des bons et des mauvais.

Ça ne nous inquiétera pas beaucoup, nous autres gens de campagne. Nous ne sommes pas si bêtes qu’on nous croit, et, dans peu de temps, nous connaîtrons mieux que les bourgeois ce que c’est que la République. Quand on aura un peu diminué nos impôts, si on augmente un peu ceux des riches, ils n’en mourront pas, et nous n’en pleurerons point. Si on peut s’arranger pour diminuer la charge de tout le monde, nous en serons encore plus contents, parce que nous de voulons de mal à personne. Nous ne sommes plus en colère comme du temps de l’ancienne République. Nous voyons qu’on va nous faire droit et nous aurons la patience d’attendre que toutes les affaires se débrouillent, parce que nous savons que ça arrivera prochainement. Nous ne faisons de menace et d’insulte à aucun, qu’il soit riche ou pauvre. Nous savons que, sous la République, les mauvais deviendront meilleurs, et les bons deviendront excellents.

Nous commençons déjà à entendre que nous n’étions pas tous citoyens sous la royauté, et que nous le sommes depuis la République. Nous voilà tous gardes nationaux, électeurs, par conséquent dans l’égalité autant que la chose est possible pour le moment. Nous allons tous, soit que nous ayons quelque chose, soit que nous n’ayons rien, nommer nos maires, nos adjoints, nos conseillers municipaux, nos députés, nos officiera et sous-officiers de la garde nationale. Moi qui vous parle, citoyens mes amis, je ne change pas mon sort de ce côté-là, parce que j’étais électeur municipal. Mais ça me fait grand plaisir de voir mon cousin Jean, qui est aussi bravé homme et pas plus bête que moi, et qui ne votait pas parce qu’il ne payait pas assez, devenir aussi égal que moi. Et j’ai, dans ma paroisse, beaucoup de parents et d’amis qui me jalousaient un brin, parce que j’étais un peu plus aisé qu’eux, qui m’aimeront franchement le jour où ils s’apercevront qu’ils ont autant de part que moi dans le gouvernement de la commune et de la nation. M’est avis qu’on est plus heureux et plus content quand on est bien avec tout le monde et qu’on voit tout le monde content, que quand on est un sujet d’envie pour ses meilleurs amis. C’est à cette heure qu’on commence à pouvoir dire pour de vrai qu’on est tous comme des frères et que la parole d’Évangile est une bonne parole.

À savoir, citoyens, mes amis, si nous serons vite soulagés des ennuis que nous avons. Si le commerce ira mieux, si les choses dont on a besoin coûteront moins cher, et si, en croyant choisir de bons députés pour porter nos plaintes à l’assemblée de la nation, nous ne serons pas quelquefois trompés. Je crois bien que tout ça ne pourra pas arriver d’ici à demain matin, le monde n’a pas été fait en trois jours. Il y a beaucoup d’ouvrage pour changer les mauvaises lois et régler les affaires de la nation, que les ministres de Louis-Philippe et les anciens députés ont laissées dans un mauvais charroi. Ça n’est pas la faute de la République si Louis-Philippe et ses amis nous avaient mis à la veille de la banqueroute de l’État ; c’est pour empêcher un malheur qui minerait tout à coup les riches, et dont les pauvres sentiraient aussi la morsure, que nous avons à patienter. Et, pour patienter, il faut que nous sachions la vérité. On nous a toujours trompés, et nous autres, bonnes gens, nous n’avons jamais vu clair dans les affaires de la nation. À présent, on va nous faire instruire, on nous enverra des imprimés, on nous encouragera à nous rassembler pour nous enseigner les uns les autres, chose que Louis-Philippe avait grandement défendue, sous peine de la prison. Enfin, de petit à petit, nous allons apprendre ce que c’est que d’être citoyens, et nous ne compterons plus comme des chefs d’aumailles, mais comme des hommes, qui raisonnent et qui comprennent.

Tant qu’à nommer nos députés, il aurait été à souhaiter qu’on nous eût laissé un peu plus de temps pour nous retourner. Nous sommes pris de bien court, et nous ne connaissons pas encore, nous qui sommes de la campagne et qui ne nous sommes jamais occupés de ces choses-là, les hommes qui donneraient confiance à notre paroisse et à tout le département ; car ce ne sera pas le tout d’avoir dans là commune un homme qui nous conviendrait, il nous faudra encore savoir si cet homme-là convient à beaucoup de monde dans les autres communes du département : autrement, nous nommerions des députés qui ne plairaient qu’à nous ; comme chaque commune ferait la même chose, et, comme il faut que les députés aient au moins deux mille voix pour passer, toutes les voix se trouveraient perdues et nous n’aurions pas de députés du tout. Il faudra donc qu’on s’instruise et qu’on s’entende avec les autres endroits, et, pour cela, nous serons souvent obligés de nous en rapporter à la parole des bourgeois qui voyagent plus que nous, qui sortent souvent de la commune et connaissent le monde de tout le pays.

C’est là tout le danger que nous encourons ; on ne peut pas nous forcer, on ne peut pas nous empêcher, mais on peut nous dire des menteries et nous tromper. C’est à nous de savoir si les gens qui nous donneront conseil méritent d’être crus, ou s’ils ne le méritent pas. Dans quelques années d’ici, quand nous saurons tous lire et écrire sans qu’il nous en coûte rien pour apprendre, nous saurons bien ce que chacun fait, ce que chacun dit, ce que chacun vaut. C’est là ce qu’on appelle le progrès. Mais, au jour d’aujourd’hui, nous ne sommes pas encore assez savants pour ne pas risquer gros avec les bourgeois, dont quelques-uns auront profit à nous faire voter pour eux et pour leurs amis, contre nos intérêts. Nous serions bien pris si, croyant envoyer à l’Assemblée des amis du peuple, nous envoyions des ennemis qui aideraient à faire des lois contre nous.

Je ne vois qu’un moyen pour empêcher ça, c’est que nous exigions d’abord qu’on donne à des gens comme nous, à des ouvriers des villes et à des gens de campagne, une partie des voix. Les bourgeois, voyant que nous tenons à notre droit, puisque nous sommes tous éligibles, emmèneront avec eux à l’Assemblée des témoins de leur conduite, qui n’auront pas d’intérêt à nous tromper et qui nous rendront compte de ce que font les bourgeois pour ou contre nous. Nous reconnaissons bien que nous ne devons pas être tous députés à l’exclusion des bourgeois ; les bourgeois sont nos égaux, ils ont droit comme nous, et outre cela, ils ont plus d’éducation et sont plus adroits dans les connaissances. Mais nous voulons qu’avant d’être savants, ils soient honnêtes, humains et bien portés pour le peuple. Nous examinerons la conduite de ceux qu’on nous proposera, et la conduite de ceux qui nous les proposeront. Nous n’écouterons pas leurs belles paroles, et nous nous défierons surtout de ceux qui n’étaient pas de la République la semaine passée, et qui seront pour elle la semaine qui vient. Nous savons bien que la jappe ne leur manque pas, et qu’il y en a qui font contre fortune bon cœur. Mais nous consulterons leur comportement dans le passé et nous saurons bien s’ils étaient durs pour nous ou s’ils nous assistaient dans nos peines, s’ils ont eu peur de nous, au premier mot de République qui a sonné, ou s’ils ont confiance en nous ; nous verrons bien s’ils nous insultent en disant tout bas que nous ne sommes pas capables de nous gouverner, ou s’ils nous ont toujours eu en estime, en disant, de tout temps, qu’on devait nous donner la liberté et l’égalité.

Nous verrons tout cela, bonnes gens, et nous sommes assez fins pour nous méfier des cafards. Nous savons bien qu’on en viendra à nous flatter pour nous faire faire ce qu’on voudra. Ce sera à nous de nous souvenir comment ces gens-là nous ont traités avant la révolution. Ça ne sera pas si vieux, nous n’aurons pas eu le temps de l’oublier.

Sur ce, mes chers paroissiens concitoyens, je me recommande à vos bonnes prières, et je recommande la République à vos bonnes intentions.

Sur la paroisse de Nohant-Vicq, le quinzième du mois de mars de l’année 1848.