Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 295-298).



PRÉFACE DE MASQUES ET BOUFFONS
PAR
MAURICE SAND


Un travail d’érudition à propos de masques et de travestissements burlesques, c’est peut-être une idée bizarre au premier abord. Mais la grande raison qui lait que tout est dans tout, en d’autres termes, que tout se tient et se commande, dans l’art comme dans la nature, fait qu’ici beaucoup de points de vue seront éclairés et beaucoup de goûts satisfaits par des recherches qui touchent à tout l’art du théâtre, et qui restituent à l’histoire de cet art toute une face peu connue.

On peut même dire que l’auteur n’a pas reculé devant l’inconnu : il a cherché à ressaisir un monde de fantaisie dont la trace réelle avait, en grande partie, disparu. L’improvisation, cotte fugitive étincelle du génie italien, avait prodigué son brillant impromptu et tenu haut pendant des siècles le drapeau de la satire à travers toutes les vicissitudes de l’histoire politique et religieuse, sans que personne se préoccupât d’en transmettre le texte d’un siècle à l’autre, soit que l’on se fiât à l’éternelle tradition des choses gaies, soit que la riche Italie se fût dit, une fois pour toutes, que, chez elle, ce fonds-là ne tarirait jamais. Mais s’il est certain que rien ne s’épuise, il est évident aussi que tout s’use ; les transformations deviennent parfois des créations nouvelles, si complètes en apparence, qu’on serait tenté de les croire isolées les unes des autres. Il n’en est pourtant rien, et toute étude conduit à se convaincre que rien n’est absolument nouveau sous le soleil.

L’Italie classique a été remuée de fond en comble. Elle le sera encore, elle le sera toujours, son passé est inépuisable en monuments sublimes ou charmants. Mais on s’est moins attaché à fouiller méthodiquement son côté burlesque, et les documents au moyen desquels on peut en reconstruire la raison d’être sont rares et difficiles à rassembler. Il y avait donc là une lacune dans les travaux de notre siècle, siècle de classement, de compilation si l’on veut. La compilation intelligente est une œuvre toute moderne, et le fond même de la vraie critique.

L’histoire de la commedia dell’ arte[1], c’est-à-dire de l’improvisation théâtrale, n’appartient pas seulement à l’histoire de l’art ; elle appartient surtout à celle de la psychologie de doux nations : l’Italie où elle a pris naissance, et la France qui l’a reçue et qui, après s’être divertie de ses types, s’en est approprié plusieurs, on a créé de nouveaux, et en a fait à son tour l’expression des grâces et des ridicules, des passions et des fantaisies, des qualités et des travers de son peuple.

Ce besoin de personnifier les divers instincts naïfs ou faussés de l’être humain dans des types qui se sont appelés Arlequin, Polichinelle, Cassandre, le Capitan, Pierrot, etc., est donc devenu commun aux deux nations à une certaine époque, à ce point qu’on a pu dire et qu’on a dit : « la comédie italienne-française ». Mais nous ne devons jamais oublier que la priorité de ce calque ingénieux et piquant de la nature appartient à l’Italie, et que, sans ce riche et curieux précédent, Molière n’eût pas créé la véritable comédie française.

C’est que la commedia dell’ arte n’est pas seulement l’étude du grostesque et du facétieux. Ce n’est pas seulement non plus l’école des grâces et des gentillesses populaires représentées par certains types aimables ; c’est surtout l’étude des caractères réels, poursuivie depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’à nos jours, par une tradition ininterrompue de fantaisies humoristiques, très-sérieuses au fond, et l’on pourrait dire même très-mélancoliques, comme tout ce qui met à nu les misères de l’homme moral. Il semble que Démocrite n’ait ri que pour justifier les pleurs d’Héraclite.

Il y a donc toujours eu enseignement de mœurs dans toute représentation scénique, tragédie ou atellane, œuvre littéraire ou farce de tréteaux. On peut même croire que la forme la plus efficace a dû être la forme la plus populaire, celle qui, appelant toutes les classes par la franchise de sa gaieté et la simplicité de ses données, a signalé de la manière la plus saisissante à la risée publique, les travers de tous les âges de la vie et de toutes les conditions sociales.

Tout en s’aidant des excellentes recherches de ses contemporains, l’auteur a complété et reconstruit autant que possible, par des investigations personnelles et par des documents transmis oralement, l’histoire des types de la comédie italienne, avant et depuis l’apparition de certains d’entre eux en France. Ses dessins sont le résultat de minutieuses recherches, et devront, à ce titre, intéresser les amateurs de théâtre et le public, devenu savant sur tous ces détails dont nos pères faisaient si bon marché, alors qu’on représentait les héros de l’antiquité en poudre et en talons rouges. Ce qui, pour notre compte, nous a vivement intéressé dans l’œuvre de M. Maurice Sand, c’est la découverte d’un personnage qui nous était absolument inconnu, et qui, probablement, sera nouveau pour un certain nombre de lecteurs. Nous voulons parler de Ruzzante, type d’un personnage burlesque, créé, porté et joué par un bouffon de la Renaissance, qui avait en lui, à son insu, du Shakespeare et du Molière. Nous nous sommes beaucoup plu aussi à la filiation établie entre les divers masques de la comédie italienne, et, par conséquent, à un classement ingénieux des personnages de cette œuvre mystérieuse appelée les Petits danseurs de Callot. En somme, nous avons appris là beaucoup de choses, et nous ne croyons pas être les seuls qui trouveront du profita cette lecture, si agréablement illustrée par un artiste que nous aimons.

Nohant, novembre 1859.
  1. On écrivait aussi Comedia ancienne orthographe.