Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 287-294).



XXII

LE RÉALISME


La conversation tomba sur le Réalisme. Il nous sembla qu’il n’avait pas assez sa raison d’être. Le romantisme a, dans son temps, soutenu les mêmes assauts, et il était plus solide, parce qu’il entrait plus franchement dans une voie plus tranchée. On lui reprochait, à lui aussi, alors, d’être la hideuse réalité, la peinture dégoûtante du laid et la forme prétentieuse du trivial.

Il a mérité une partie de ces accusations, mais il a eu les reins très-forts pour faire accepter ses côtés sains et vigoureux. Le réalisme n’a pas encore fait ses preuves. Il promettait, je ne dis pas plus de talent, mais plus d’excentricités heureuses qu’il n’en a tenu. M. Champfleury, à l’entendre, allait rompre avec tout le passé et faire les choses d’une manière si nouvelle qu’on se battrait sur son œuvre.

Il n’en a pas été ainsi : M. Champfleury a plu à tout le monde. Il a été suffisamment original pour un élève de Balzac ; mais enfin il ne faisait que marcher dans la voie du maître, et ceux qui s’attendaient à des énormités ont trouvé chez lui l’heureuse et charmante fantaisie, le romanesque dans le roman et l’hyperbole dans la satire. Ils n’ont pas lu sans une surprise agréable la Vie d’Hoffman, avec des lettres et fragments inédits de ce génie fantastique, recueillis et commentés avec amour par l’apôtre du réalisme. Donc M. Champfleury n’est pas bien d’accord avec lui-même, et disons-le, comme nous le pensons, son talent spirituellement satirique n’est pas net dans la critique de fond. Il y manque de clarté. On sent qu’il s’efforce de prouver ce qui n’a pas besoin de l’être, à savoir que l’étude du vrai, beau ou laid, est une étude difficile et nécessaire.

On a reproché aux réalistes d’affecter un style par trop incorrect, sous prétexte de forme facile, naturelle et positive. Il est certain qu’ils pourraient écrire mieux s’ils le voulaient. Quand M. Champfleury oublie de se négliger, et cela arrive fort souvent. Dieu merci, sa forme devient charmante et forte en même temps.

M. Max Buchon, qui a traduit les excellents contes réalistes ou non de M. Auerbach (Scènes villageoises de la Foret noire), aurait pu, si son texte était obscur et d’un dialogue difficile à suivre, l’éclaircir un peu par charité pour ceux qui ne devinent pas la forme allemande. M. Max Buchon est très-clair quand il parle lui-même. Quand il traduit en vers les adorables poésies de llébel, il est aussi limpide que son maître, et quand il fait des vers pour son compte, il les fait très-fermes et très-soignés.

On avait donc raison de dire à ces Messieurs qu’ils se trompaient sinon dans leur faire, du moins dans leur dire. On le leur a quelquefois trop durement reproché, à mon avis. Ils cherchaient quelque chose, et il est toujours bon de chercher ; car il y a toujours quelque chose à trouver, le plus souvent à côté de ce que l’on cherche.

Quant à eux, ils s’attiraient ces duretés par des provocations inutiles, et l’on eût dit que quelques-uns des leurs les cherchaient pour se faire un nom. C’était leur droit, mais le moyen n’était pas bon. Ils en trouveront un meilleur, qui est de faire preuve de grand talent. Mais que cherchaient-ils ? Ils ont eu beaucoup de peine à le dire, ils le sentaient plus qu’ils ne le savaient. Ils cherchaient le naturel, et ils recommençaient, un peu tard, une campagne contre le mauvais classique vaincu et enterré. Ils voulaient qu’on appelât un chat un chat. Le romantisme l’avait voulu avant eux, et il avait bien et dûment gagné son procès. Mais le romantisme, ayant fait son temps comme école, avait laissé ses défauts, moins ses qualités, dans certains esprits prétentieux dont ils firent bien de se moquer. Mais c’était du luxe : le public n’avait pas le moindre engouement pour cette manière ainsi mise en œuvre.

Que le réalisme fasse donc la guerre au mauvais goût, il aura fort raison ; mais il ne sera pas neuf pour cela. Alceste, il y a deux cents ans, préférait Ma mie, ô gué ! au sonnet d’Oronte, et rangeait le public à son avis. Mais de ce que Molière raillait le mauvais goût de son temps, il n’en résulte pas qu’il fît le procès aux vers de Corneille, sous prétexte que tout est comédie dans la vie et que la tragédie est une convention. Les grands esprits ne peuvent pas être exclusifs ; ils sentent tout ce qui est beau, et peu leur importent les manières pourvu que le génie ou le talent s’en serve. Shakespeare, qui est le grand pan de la littérature, a chanté sur tous les modes, depuis l’obscène jusqu’au sublime.

Les réalistes prenaient donc à tâche de s’amoindrir, en voulant amoindrir tout ce qui n’était pas à leur gré.

Quand ils ont raillé le style de certains maîtres et le point de vue réaliste en général, ils ont soulevé une question que ni eux ni personne ne pourra résoudre, et e^tte question la voici : doit-on dorer et diamanter le style, ou doit-on le laisser aller à l’imprévu et à l’entrain négligent de la conversation ? On ne peut répondre qu’en passant à côté de toute théorie. Je crois, pour ma part, que l’on doit dorer et diamanter quand on sait le faire et quand on le fait bien ; de même, on doit être simple quand on sait l’être, et l’un n’est pas plus facile que l’autre.

Quoi ? vous voudriez faire passer toutes les individualités sous la toise ? Vous déclarez qu’on ne peut peindre qu’avec un seul ton ? Vous dressez un vocabulaire, et on est hors du vrai si on n’élague pas des langues tout ce que le génie et la passion des races humaines y ont apporté de nuances fortes et brillantes ? Vous déclarez que le beau n’existe pas dans les arts et qu’il n’y a que le terre à terre !

Vous le dites, mais vous ne le pensez pas, car vous vous laissez aller à admirer le beau dans la nature, et, s’il est dans la nature, il est dans l’ame de l’homme et dans le sentiment de l’artiste.

Tel fut le résumé de la conservation de la Châtre à Cluis. De Cluis au Châtelier, on parla d’un livre qui a fait grande sensation dernièrement, madame Bovary, roman de M. Gustave Flaubert.

Dès l’apparition de ce livre remarquable, dans notre petit coin, comme partout, je crois, on s’écria : — Voici un spécimen très-frappant et très-fort de l’école réaliste. Le réaliste existe donc, car ceci est très-neuf.

Mais, en y réfléchissant, nous trouvâmes que c’était encore du Balzac (tant mieux assurément pour l’auteur), du Balzac expurgé de toute concession à la bienveillance romanesque, du Balzac Apre et centriste, du Balzac concentré, si l’on peut parler ainsi. Il y a là des pages que certainement Balzac eût signées avec joie. Mais il ne se fût peut-être pas défendu du besoin de placer une figure aimable ou une situation douce dans cette énergique et désolante peinture de la réalité. M. Gustave Flaubert s’est défendu cruellement jusqu’au bout.

Il a voulu que la femme dédaigneuse du réel fût folle et méprisable ; que le mari voué au réel fût d’une déplorable stupidité, et que la réalité ambiante, maison, ville, campagne, voisins, amis, tout fut écœurant de bêtise, de laideur et de tristesse, autour de ces deux personnages infortunés.

La chose est exécutée de main de maître, et pareil coup d’essai est digne d’admiration. Il y a dans ce livre un douloureux parti pris qui ne se dément pas un instant, preuve d’une grande force d’esprit ou de caractère, preuve, à coup sûr, d’une grande netteté de talent. Est-ce un parti pris à jamais et à tous égards ? Nous n’en savons rien, car est-il croyable que l’auteur ne soit pas emporté par lui-même dans une sphère moins désolée, et qu’il ne fasse point agir et parler la passion vraie, la bonté intelligente, les sentiments généreux ? Nous espérons bien qu’il le fera. Mais il est certain que son brillant début le place, je ne dirai pas à la tête d’une école nouvelle, mais sur le pied d’une individualité très-entière et très-prononcée, dont l’action semble vouloir se porter sur la recherche du fatalisme. Il l’analyse dans ses causes, dans sa marche et dans ses résultats avec une rare puissance. Il semble qu’il raconte une histoire arrivée sous ses yeux, et que son unique but soit de vous faire dire : il ne pouvait en être autrement.

On s’est alarmé à tort, suivant nous, de la moralité de l’œuvre. Tout au contraire, le livre nous a paru utile, et tous, en famille, nous avons jugé que la lecture en était bonne pour les innombrables madame Bovary en herbe que des circonstances analogues font germer en province, à savoir les appétits de luxe, de fausse poésie et de fausse passion qui développent les éducations mal assorties à l’existence future, inévitable.

La leçon sera-t-elle aussi utile aux maris imbéciles, aux amants frivoles, aux bourgeois prétentieux, à toutes les caricatures provinciales si hardiment dessinées par M. Flaubert ? Hélas non ! Madame Bovary est seule intelligente au milieu de cette réunion de crétins. Elle seule eût pu se reconnaître. Les autres s’en garderont bien. On ne corrige pas ce qui ne pense pas. Il est d’ailleurs évident que le livre n’a pas été fait en vue d’une moralité quelconque ; ce qui, entendons-le bien, ne prouve pas qu’il soit immoral ; car, ce qui est beau ne nuit jamais, et avec cette peinture du mal, M. Flaubert a su faire un très-beau livre. On ne sent pas, dit-on, son indignation contre le mal. Qu’importe, s’il vous la fait sentir à vous-même ? Il s’abstient de juger. Cela est tout à fait permis à qui met le lecteur à même d’être bon juge.

D’autres ont dit : a Cette femme coupable a trop d’excuses dans son ennui, et cet ennui est trop fondé. Au sein d’une vie si plate et de gens si lourds, que vouliez vous qu’elle fît ? Pouvait-elle ne pas s’égarer ? Donc ses égarements sont présentés comme inévitables, et le livre est dangereux. »

Je crois que l’auteur pourrait répondre tout simplement : « Si vous croyez au libre arbitre, dites-vous à vous-même que cette femme était libre de choisir : mourir d’ennui ou de remords. Elle a choisi la plus douloureuse fin. Femmes ennuyées, choisissez. »

Et nous ajouterions volontiers : « Ne mourez ni de remords ni d’ennui, vous qui êtes mères. Pour vos enfants, sachez résister à l’un comme à l’autre. »

Tout en causant, nous n’avons donc pas voulu conclure que l’auteur fût rivé à tout jamais à la doctrine du fatalisme, et nous avons conclu seulement que, s’il en est ainsi, ses livres ne feront pas école pour cela, à cause du talent qu’ils révèlent. Quand les réalistes ont proclamé qu’il fallait peindre les choses telles qu’elles sont, ils n’ont rien prouvé pour ou contre la beauté et la bonté des choses de ce monde. S’il leur arrivait de faire avec ensemble, et de parti pris, la peinture d’un monde sans accord et sans lumière, ce ne serait encore qu’un monde de fantaisie, car le monde vrai est sans relâche enveloppé de nuages et de rayons qui l’éclairent ou le ternissent avec une merveilleuse variété d’effets. Qu’il soit donc permis à chacun et à tous de voir avec les yeux qu’ils ont. Laissons les réalistes proclamer, si bon leur semble, que tout est prose, et les idéalistes que tout est poésie. Les uns seront bien forcés d’avoir leurs jours de pluie, et les autres leurs jours de soleil. Dans tous les arts, la victoire sera toujours à quelques privilégiés qui se laisseront aller eux-mêmes, et les discussions d’école passeront comme passent les modes.

8 Juillet 1857.