Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 223-232).



XVI

ARTS


I

THÉÂTRE DE LA RÉPUBLIQUE


Ce journal[1] n’est point une Revue et ne s’engage pas à rendre compte de tout. Il s’engage, au contraire, à ne s’occuper que d’un très-petit nombre d’ouvrages d’art, tant que la politique sera l’objet essentiel des préoccupations générales et particulières. Ce n’est pas qu’en principe nous regardions les arts comme des manifestations secondaires de l’esprit public. L’art est pour nous une forme de la vérité, une expression de la vie, tout aussi utile, tout aussi importante, tout aussi nécessaire au progrès que la polémique politique et la discussion parlementaire.

Mais, d’ici à quelque temps, nous ne nous attendons pas à voir l’art exprimer bien directement la pensée active du moment. L’art n’étant jamais qu’une forme plus ou moins nette, plus ou moins arrangée de la vérité sociale, et la vérité sociale ayant besoin de se formuler elle-même dans la politique, les artistes et les poètes n’auront guère à procéder que par de rapides improvisations, pour frapper l’attention publique. Les œuvres patientes et soignées ont besoin de calme et de temps. Les artistes, les vrais artistes, du moins, sont des hommes et des citoyens. Ils partageront l’émotion générale, anxiété ou enthousiasme, et, jusqu’à ce que la société soit assise, le sentiment agira plus que l’esprit.

Or, comme l’art est le travail de l’esprit sur le sentiment, et, pour ainsi dire l’enthousiasme réfléchi, nous pensons qu’il lui faut quelques semaines pour se raviver. Si nous nous trompons, tant mieux ! Si l’art se transforme avec rapidité et s’élance dans la voie nouvelle que nous présentons, comme le peuple s’est élancé dans la voie politique, nous serons enchantés d’avoir à nous rétracter, et aussi prompts à le féliciter qu’il l’aura été à se produire.

Nous avouons que, pour notre compte, le temps nous a absolument manqué depuis un mois pour suivre les théâtres, la littérature et le Musée. Ce que nous avons vu, nous l’avons vu un peu par hasard. Et le temps nous manque encore cette semaine pour en parler comme il conviendrait.

Nous citerons pourtant une bonne fortune que nous avons saisie au vol au théâtre de la République. C’est l’Aventurière, pièce nouvelle de M. Émile Augier. Une versification facile et pourtant colorée, un heureux choix d’expressions, un dialogue excellent, une langue accentuée et coulante, alliance bien rare aujourd’hui et qu’il a fallu conquérir au prix d’un engouement exagéré pour le romantisme et d’une réaction exagérée contre le romantisme depuis vingt ans ; un ton comique très-chaud et ne franchissant jamais la limite du goût, un ton pathétique très-tendre ou très-passionné qui ne tombe jamais dans le niais ou qui ne s’égare jamais dans le faux et le forcé, voilà les qualités de style qui, au bout de dix vers, saisissent et rassurent dans la manière de M. Augier. L’action est simple et sage, grand mérite à nos yeux. Elle se pose naïvement comme une comédie de Molière, et se comprend tout d’abord : autre mérite bien vieux et redevenu bien nouveau ! C’est un tableau d’intérieur, une famille troublée par un de ces malheurs que tout le monde a vus, que tout le monde peut apprécier. Les types sont connus, parce qu’ils sont vrais et de tous les temps.

Peu à peu l’action se développe sans se compliquer et l’intérêt n’a pas besoin, pour grandir, de recruter des figures inattendues ou d’accumuler des incidents invraisemblables. Cette action suit le principe qui nous a toujours paru le seul vrai, le seul utile dans l’art dramatique ; c’est-à-dire que la progression de l’intérêt ne naît pas d’une suite de changements dans la situation antérieure des personnages, mais d’une suite de modifications dans leurs idées, dans leur affections, dans leur être moral en un mot. On s’attache d’autant plus à leurs passions qu’on est moins distrait par leurs aventures, et le spectateur aime à se demander naïvement à la fin de chaque acte ce qu’ils vont penser et ce qu’ils vont résoudre. Il y a là un imprévu et une surprise beaucoup plus saisissants que l’attente de ces suris. prises du fait, si compliquées, si brusques, si fatigantes et si usées déjà, grâce aux prodigieuses ressources des faiseurs en renom. Et comment ne se lasserait-on pas de ce qui n’a aucune signification morale ? Que nous importent ces incidents dramatiques (car ce ne sont pas même des accidents) qui tombent du ciel comme des caprices de la destinée, et qui pourraient tout aussi bien arriver d’une manière que de l’autre ? On a dépensé souvent, pour entrecroiser tous ces hasards dans une seule pièce et pour les débrouiller au dénouement, plus de talent et de savoir-faire qu’il n’en eût fallu pour faire cent actions suffisantes chacune pour une bonne pièce. Il n’y a rien de plus affligeant que cette habileté ; c’est la décadence et la mort de l’art, et, ce qui désole, c’est que ce sont de grands artistes qui ont travaillé pendant vingt ans à commettre ce parricide.

Dans la pièce dont nous rendons compte, tout se passe autrement, et l’unité de l’action ne laisse pas l’action languir le moins du monde. Il n’y a pas une scène qui n’ait sa raison d’être. Le plan de campagne des principaux personnages se fait, se défait et se refait, non parce qu’il a plu à l’auteur que cela fût ainsi, mais parce que ces personnages, bien conçus et parfaitement vrais et vivants, ne devaient pas, ne pouvaient pas échapper à ces doutes, à ces irrésolutions, à ces projets, à ces colères, à ces réactions, à ces douleurs et à ces résolutions nouvelles. Enfin, c’est la nature qui suit sa pente irrésistible, et la fatalité des événements est parfaitement logique.

Ce n’est pas tout que d’avoir cette forme excellente et ces notions vraies de l’intérêt dramatique. Avec tout cela, on pourrait faire encore de mauvaises pièces, si, l’esprit étant juste, le cœur était froid, sceptique ou haineux. Mais comme cette comédie de l’Aventurière est bonne, très-bonne, très-attachante et très-salutaire à entendre, apparemment l’auteur a beaucoup de cœur et de moralité. Nous ne le connaissons pas, mais nous sommes sûrs de lui. Nous ne lui dirons pas, avec ce ton paternel et pédant de la critique brevetée : « Continuez dans cette voie, mon cher monsieur, nous vous conseillons de vous y tenir. Ne vous en détournez pas, et vous aurez notre estime. » Non, nous ne lui dirons pas de ces choses-là ; nous ne lui prescrirons et ne lui conseillerons rien. Nous sommes très-nouveaux et très-naïfs dans le métier de critiques, et nous ne chercherons pas à en faire accroire. Nous sommes très-contents et très-attendris, et nous voyons bien qu’un homme de cœur et de talent ira droit son chemin sans notre protection. Nous ne conseillons qu’une chose, c’est au public d’aller voir sa pièce, d’autant plus qu’elle est admirablement jouée. Samson y est, comme toujours, un véritable maître. Régnier y développe un talent supérieur, et qui le place désormais au premier rang des comiques. Sa scène d’ivresse est d’une vérité incomparable. L’acteur a compris cette scène comme l’auteur, c’est-à-dire qu’il a été aussi loin qu’on peut aller dans le réel et le bouffon, sans jamais outre-passer la mesure du goût de l’épaisseur d’un cheveu. La mesure ! tout l’art est là ; tirer du sujet tout ce qu’il comporte, n’en rien perdre, n’en rien négliger, et ne jamais faire dire, c’est trop ! Il y a des artistes remarquables, des génies même, qui se perdent pour ne pas voir ce mince cheveu dont nous parlons, ce cheveu qui sépare le sublime du ridicule, le naïf du niais, le gracieux du maniéré, le plaisant du grotesque. qui tracera la limite ? qui posera le cheveu ? qui définira le goût ? Le goût, c’est un grand mystère, et qui n’a pas de criterium palpable. Il échappe absolument à l’arbitraire de la critique. Il ne peut être jugé que par lui-même.

Mademoiselle Anaïs aussi est un maître. Si on pouvait désirer mieux qu’elle quand on est sous le charme de sa grâce accomplie et de son intelligence supérieure, on s’imaginerait une aventurière un peu plus accentuée, un peu moins digne et convenable, bien peu plus, bien peu moins.

Mademoiselle Anaïs ne peut pas donner à faux. Ainsi lorsqu’elle n’atteint pas la limite du cheveu, elle n’en est séparée que par l’épaisseur d’un autre cheveu.

L’ouverture des représentations gratuites du théâtre de la République a eu lieu jeudi avec tous les honneurs dus au peuple. Le nouveau directeur, M. Lockroy, aimé du public autrefois comme artiste, ensuite comme auteur dramatique, sera aimé maintenant du vrai, du grand public, pour le soin intelligent et le zèle qu’il apporte à ces représentations patriotiques, qu’on pourrait appeler les fêtes de l’esprit. Le spectacle a été ouvert par le Chant du Départ, cette belle inspiration de Méhul, devenue populaire, et chantée par les chœurs du Conservatoire. Un prologue, Le Roi attend, sorte de pastiche où l’auteur a exprimé ses bonnes intentions, en s’attachant le plus possible à faire parler les maîtres mis en scène ; un chant patriotique admirable de madame Pauline Garcia-Viardot, sur les paroles de Pierre Dupont, chanté largement par Roger ; madame Rachel dans Les Horaces ; Provost, Régnier, Samson, mademoiselle Brohan dans Le Malade imaginaire ; enfin, Rachel encore, Rachel, sublime d’attitude, de geste et d’accent dans La Marseillaise, telle était la composition du spectacle. Bien des gens s’attendaient à voir la salle remplie de Messieurs. « Les hommes du peuple vendraient tous leurs billets, disait-on. » D’autres s’attendaient à voir reparaître les pommes et les cervelas des anciennes représentations gratis. On se promettait de se préserver des projectiles et de s’amuser des lazzis du peuple. On s’est beaucoup trompé, Dieu merci, et nous allons dire la vérité.

Quelques hommes du peuple ont, en effet, vendu leurs billets. Ils en avaient le droit : Qui pourrait s’indigner sérieusement de voir un pauvre père de famille ne pas résister à l’offre de vingt ou trente francs ? Mais il faut qu’on sache bien que, sur neuf cents spectateurs, il n’y en a pas cinquante qui aient cédé à cette tentation. La masse repoussait avec énergie les brocanteurs, et ces réflexions circulaient textuellement dans la foule : « C’est mal de venir tenter les pauvres gens ; plaignons ceux qui ne peuvent résister ; mais, quant à nous, nous ne vendrions pas nos places pour cent mille francs. Puisque la République nous invite à une fête, oublions nos estomacs et secondons les efforts qu’on fait pour satisfaire nos esprits ! » — Nous voilà donc plus grands que les anciens. Il n’est plus question d’avoir du pain et des cirques ; on se passe de pain pour aller au spectacle.

Quant aux rumeurs et aux désordres attendus par certaines gens, il y a eu désappointement complet. Jamais le beau public des Italiens ou de l’Opéra n’a écouté, goûté, senti, applaudi à propos comme les ouvriers, et les ouvriers de Paris savent le faire. Jamais nos grands artistes n’ont trouvé un public plus sympathique et plus intelligent. Il n’y a pas eu une pelure de pomme ou d’orange dans les loges, pas une parole échangée pendant les vers de Corneille ou la prose de Molière. Un silence religieux, une douceur de manières, une délicatesse d’applaudissements dont on chercherait en vain l’exemple ailleurs. Des épisodes touchants ont marqué cette solennité dramatique. Le peuple s’est cotisé pour offrir un bouquet à mademoiselle Rachel. À la fin de la Marseillaise, un jeune ouvrier est monté sur la scène, et, lui présentant des fleurs (les dandies les jetaient à la figure des actrices), il l’a priée, au nom du peuple, de vouloir bien recommencer le dernier couplet. Les dandies crient bis d’un ton impérieux et habituent les femmes à regarder un commandement brutal comme un hommage. Le peuple regarde un comédien comme un homme, et une grande actrice non pas seulement comme une femme, mais comme une muse. Le peuple est délicat et plus gentilhomme que tous les gentilshommes d’hier.

À la sortie, le peuple, en acceptant les fêtes de l’État, a voulu prouver qu’il ne regardait pas ce noble divertissement comme une aumône. Il l’a montré en faisant l’aumône lui-même. Chacun donnait son offrande pour les pauvres, en disant : « N’oublions pas que pendant que nous nous amusions d’autres souffraient ! » Admirable peuple, comme tu sais te venger de ceux qui te méconnaissent !

8 avril 1848.


II

THÉÂTRE DE L’OPÉRA

L’Opéra a donné à son tour une représentation nationale où le peuple a entendu le chef-d’œuvre d’Auber, La Muette de Portici, les chants patriotiques de notre première révolution. La Muette a vivement impressionné l’auditoire. Cet auditoire-là écoute à la fois les paroles et la musique. Il a raison. Dans un drame lyrique, s’il y a contre-sens entre la pensée littéraire et la pensée musicale, l’œuvre est manquée de part et d’autre. L’art est pour le peuple une question de sentiment, et son instinct arrive de primesaut à ce qui est le but le plus complet et le plus élevé de l’art ; c’est que, dans toutes les choses humaines, le point de départ comme le point définitif, est le simple et le vrai. Tout travail intermédiaire est une suite de déviations qui finissent toujours par un retour au principe de la logique, ou une suite de confirmations successives du principe même.

Le peuple est, par rapport aux arts, comme un enfant bien doué et bien organisé, qui ne connaît pas le beau, mais qui le devine, parce qu’il le porte en germe en lui-même. Il ne sait pas pourquoi l’œuvre est belle, il ne la soupçonne pas difficile, bien qu’elle lui paraisse mystérieuse. Mais elle l’impressionne ou le laisse froid, selon qu’elle est émanée du sentiment ou purement de la science.

Qu’on ne dise donc pas que c’est une barbarie de vouloir associer ces prétendus barbares aux grandes jouissances de l’art. C’est calomnier la nature humaine dans ce qu’elle a de plus pur. Il faut initier le peuple comme on initie un enfant de grande espérance, objet d’une grande sollicitude. Il ne faut lui donner que de belles choses, et ne jamais croire qu’il y ait rien de trop beau ou de trop sérieux pour lui.

Ce peuple de France, surtout, est né artiste. Chez nous l’artisan n’est pas seulement un ouvrier ; il porte du goût, de l’harmonie et de l’idéal dans les plus humbles travaux de l’industrie. Les étrangers le savent bien, et les produits de nos arts industriels servent de modèles dans toute l’Europe.

Artistes, ouvrez vos trésors, et ne vous méfiez pas des âmes où ils vont se répandre. Chaque jour vous serez surpris et charmés d’avoir dans les masses un élève collectif, instrument aux innombrables cordes, dont aucune ne sera muette au souffle de votre génie. C’est là qu’avec le temps vous trouverez des juges sûrs et des critiques impartiaux. C’est là où vous rencontrerez des sympathies qui vous dédommageront de l’injustice ou de l’ingratitude de votre ancien public.

15 avril 1848.
  1. La Cause du peuple.