QUESTION
ANGLO-CHINOISE.

LETTRES DE CHINE.[1]

No IV.

Nous avons laissé les Anglais imposant une contribution à la ville de Canton, puis se retirant du voisinage de cette ville, et se préparant à concentrer tous leurs efforts vers d’autres points du territoire céleste. Les autorités chinoises semblaient avoir pris sur elles la responsabilité de la rupture de l’armistice, et les journaux de Canton ne manquèrent pas de renouveler contre les agens de l’empire leur vieille accusation de perfidie. Cette fois ce n’était pas sans quelque apparence de raison ; mais, si on se rappelle les préparatifs qui se dirigeaient de toutes les parties de l’Inde vers la Chine, l’occupation d’Hong-kong par le plénipotentiaire anglais, ses proclamations appelant le peuple à la révolte, la présence des navires anglais dans les eaux intérieures de la rivière, tous ces faits si contraires à son assertion du mois de mars, qu’il ne désirait que la paix, rien autre chose, et la reprise du commerce sur les bases ordinaires, on sentira que le seul reproche qu’on puisse faire aux Chinois est d’avoir prévenu les Anglais de quelques jours. La moralité de l’armistice pouvait d’ailleurs être de part et d’autre révoquée en doute ; et, certes, si le blâme des opérations qui le suivirent devait retomber sur l’une des deux parties belligérantes, on aurait peine à le faire peser tout entier sur le pays envahi.

La reprise des hostilités contraria singulièrement le commerce anglais, qui n’y était pas encore préparé. La plupart des navires qui avaient déjà séjourné si long-temps dans la rivière de Canton étaient encore sans chargement ; les opérations précipitées qu’on avait faites sous l’impression d’un danger prochain avaient été loin d’être avantageuses pour les marchands anglais ; cependant on sentait qu’une vente défavorable était encore préférable à la complète stagnation des affaires ; on comptait principalement sur les bénéfices de la cargaison de retour, car le prix du thé avait plus que doublé en Angleterre. D’un autre côté les plénipotentiaires n’avaient pas encore complètement atteint leur but : les rentrées du trésor ne leur semblaient pas assurées ; d’ailleurs, il était passé dans leur politique de laisser la rivière de Canton ouverte au commerce tandis qu’ils iraient porter la guerre sur la côte nord de la Chine. Ils espéraient ainsi concilier les deux intérêts dont j’ai parlé à la fin de ma dernière lettre, celui de l’avenir et celui du présent ; ils avaient compté sur l’avidité bien connue des Chinois, mais ils n’avaient pas assez réfléchi que, dans une question aussi grave que celle de l’existence nationale, l’intérêt commercial, c’est-à-dire celui de quelques marchands, serait indubitablement sacrifié à l’intérêt général. En un mot, les plénipotentiaires anglais avaient fait tous leurs calculs d’un point de vue favorable à leur cause, ils ne s’étaient pas assez attachés à peser les raisons contraires qui devaient agir sur la détermination des autorités chinoises. La presse de Macao jeta les hauts cris. « Quoi ! disait-elle, l’armée anglaise n’avait qu’un pas à faire, et elle était maîtresse de Canton ; le plénipotentiaire pouvait de là dicter des lois à l’empereur de la Chine, et M. Elliot se contente de six millions de dollars ! C’est là tout l’avantage qu’il sait tirer d’une situation achetée au prix de si grands sacrifices, au prix d’un sang précieux versé pour une conquête abandonnée aussitôt que faite ! Aucun avantage commercial n’est stipulé pour la nation victorieuse ; au contraire, l’escadre anglaise se retire de la rivière de Canton et laisse sans protection les intérêts britanniques. »

Peut-être avait-on raison de désapprouver la conduite du plénipotentiaire, mais on ne blâmait pas, à mon avis, ce qui méritait le plus d’être blâmé ; car toutes les fautes qui signalaient chacune de ses transactions avaient leur origine dans le principe vicieux de la guerre, dans la mauvaise position que l’Angleterre s’était faite dès l’abord. Les agens anglais n’avaient marché jusque-là qu’à tâtons, et ils étaient destinés à errer ainsi long-temps encore d’essais en essais. On leur avait amèrement reproché de s’être laissé follement chasser du voisinage de Pékin, résolution qu’ils n’avaient cependant prise qu’après de mûres réflexions. Plus tard, et à mesure que les négociations qui avaient eu lieu au commencement de l’année semblaient se rapprocher d’un résultat, ce résultat avait été à l’avance déclaré impossible, et la réalité était venue toujours confirmer ces faciles prédictions. Enfin les invectives de la presse, les cris de détresse du commerce britannique, les graves inconvéniens d’un blocus incomplet et cependant fatal aux intérêts de ce commerce, l’impatience si naturelle au milieu de toutes ces longueurs, l’amertume du désappointement, leur propre inclination, tout avait poussé les agens anglais à tenter un coup décisif. Le pavillon de la Grande-Bretagne avait été arboré successivement sur toutes les défenses de la rivière, et ces efforts n’avaient abouti qu’à obtenir la singulière situation à laquelle l’attaque des Chinois était venue mettre prématurément un terme. Les plénipotentiaires durent naturellement se demander quelles pourraient être les conséquences de l’occupation de Canton par une armée anglaise, et l’expérience qu’ils venaient d’acquérir de la politique et du caractère chinois dut leur démontrer que ces conséquences ne pouvaient qu’être funestes à la cause qu’ils voulaient faire triompher. En un mot, il devait être évident pour le capitaine Elliot qu’une ville d’un million d’ames, remplie d’une populace qui n’attendait que le signal du pillage, avec une armée de trente mille Tartares dans son voisinage, ne pouvait être occupée par une armée ennemie sans actes de violence. Or, c’eût été fermer pour bien long-temps les voies à toute transaction commerciale ; c’eût été détruire de sa propre main l’entrepôt de son commerce actuel et probablement aussi du commerce à venir. Les tentatives qu’on avait faites pendant l’occupation de Chu-san pour y attirer les marchands chinois avaient prouvé que tout commerce immédiat avec la côte était impossible, et que ce n’était qu’à Canton qu’on pouvait espérer de trouver les Chinois disposés à transiger avec la haine nationale. La ville de Canton était, d’ailleurs, quelle que fût son importance réelle, trop éloignée du cœur de l’empire pour que le coup qui la détruirait pût exercer une influence décisive sur la volonté exprimée par Pékin de ne pas céder. Déjà l’empereur avait violemment blâmé Kerchen d’avoir usé de ménagemens avec les barbares dans la crainte que Canton ne fût détruit. Les richesses appartenant au gouvernement en avaient été enlevées depuis long-temps, et les autorités chinoises ne consentirent probablement au paiement des six millions de piastres que parce qu’elles avaient calculé que leur responsabilité serait bien moins compromise par ce sacrifice que par la destruction de la ville. Les hanistes avaient dû, d’ailleurs, exercer une grande influence sur cette décision ; leur offre de payer la plus grande partie de la rançon, combinée avec l’éloignement convenu des forces anglaises, et la terreur que devait naturellement inspirer un nouveau conflit avec un ennemi dont la supériorité devenait si évidente, avaient sans doute fait pencher la balance en faveur d’une transaction.

En occupant définitivement Canton, le plénipotentiaire anglais s’enlevait, du reste, tout moyen d’action ultérieure ; il ne pouvait disposer que de trois ou quatre mille hommes de débarquement ; c’eût été à peine suffisant, même en faisant une large part à la lâcheté chinoise, pour garder la ville sans s’exposer aux dangers d’un coup de main. La brûler et la livrer au pillage aurait été non-seulement, ainsi que je l’ai dit tout à l’heure, un acte impolitique, mais encore un acte de barbarie dont aucun agent anglais n’eût été capable.

M. Elliot ne fit donc, dans cette occasion, que ce que la nécessité lui imposait ; il fut fidèle à la ligne de conduite qu’il avait suivie jusque-là. Il avait cherché à tenir le port de Canton ouvert au commerce anglais ; satisfait d’avoir atteint ce but, il n’aurait probablement pas songé à recommencer les hostilités dans la rivière de Canton, si les Chinois ne se fussent chargés de lui apprendre que leur haine pouvait sommeiller, mais qu’elle n’était pas éteinte. Après leur avoir infligé le châtiment que demandait ce qu’on appelait assez singulièrement leur agression, il fallut bien rentrer dans les conditions de la lutte, c’est-à-dire essayer de renouer les relations commerciales, tout en se préparant à de nouveaux actes d’hostilité.

Quelques jours après la prise des hauteurs de Canton, il se passa des évènemens qui durent alarmer les Anglais sur les résultats futurs de la guerre, en leur prouvant que la nation chinoise n’était pas aussi inerte qu’ils se l’étaient représentée jusque-là, et que la population pourrait avoir la volonté de se défendre, si elle était attaquée dans ses foyers. Les troupes anglaises qui occupaient les hauteurs s’étaient disséminées dans les villages voisins, et y avaient commis de nombreux excès, malgré toutes les précautions prises par les chefs de l’expédition. Des femmes avaient été poursuivies et outragées ; or, c’était là un crime irrémissible aux yeux des Chinois, qui divinisent le vice chez eux et le couvrent de fleurs, mais qui regardent comme une souillure nationale le simple contact d’une femme chinoise avec un étranger. En un clin d’œil toutes les populations voisines s’armèrent de fourches et de bâtons ; quinze mille villageois se ruèrent sur les détachemens isolés, et osèrent même attaquer les régimens dans leurs cantonnemens. La conflagration menaçait de devenir générale ; de nombreux placards, affichés dans tous les villages, appelaient les populations aux armes. Il y eut un moment, je ne dirai pas d’alarme, mais d’inquiétude parmi les chefs de l’expédition anglaise. On pouvait, en un seul instant, voir anéantir à jamais les espérances commerciales auxquelles on avait fait tant de sacrifices. Des représentations énergiques furent faites aux autorités de Canton, afin qu’elles arrêtassent le désordre ; on invoqua leur intervention comme un devoir d’humanité, et comme le seul moyen d’arrêter le carnage que les troupes anglaises seraient obligées de faire, dans l’intérêt de leur propre défense. Ce n’était pas là une considération qui dût avoir beaucoup de poids auprès des autorités d’un pays où la population est comptée pour si peu de chose ; mais les mandarins sentirent tout le danger que le gouvernement courrait, si le peuple, après avoir vu les troupes tartares dissipées sous ses yeux par quelques coups de canon, venait à apprendre enfin sa véritable force : aussi accueillirent-ils les réclamations anglaises, et ils employèrent avec empressement les menaces, les promesses et la séduction pour faire rentrer les paysans dans leurs villages.

Voici la traduction d’un de ces manifestes populaires. Jusqu’ici nous n’avons vu que le gouvernement aux prises avec les étrangers ; il ne sera pas sans intérêt de voir comment les populations ressentaient l’agression des barbares.

« Toute la population et les vieux habitans de Sam-yeou-lee, Sei-tsun, Nam-oan et de plus de quatre-vingts villages confédérés déclarent qu’ils ne veulent pas vivre sous le même ciel avec les Anglais rebelles, et jurent solennellement de les exterminer de la face de la terre.

« Dans les temps passés, les étrangers anglais n’ont jamais voulu se tenir à la place qui leur était assignée, et ils ont maintes fois violé les lois de notre céleste dynastie. Dernièrement, ils ont attaqué et pris le fort de Shakok (Bocca-Tigris), tuant et blessant nos mandarins et nos soldats, se prévalant de la profonde bonté de notre gracieux empereur, qui voulut bien ne pas les égorger, et eut pitié d’eux comme d’hommes venus des contrées lointaines. Ces étrangers, cependant, n’ont pas le moindre sentiment de reconnaissance ; ils ont nourri dans leur cœur les intentions les plus perverses ; ils ont envahi votre territoire et pénétré dans l’intérieur de notre pays ; ils ont, sans la moindre considération, lancé partout leurs flèches de feu, brûlant et détruisant les maisons du peuple ; ils ont, enfin, osé attaquer les murailles même de la ville, affectant de mépriser nos plus hauts mandarins. Les hauts commissaires impériaux, voyant que la cité et ses faubourgs étaient menacés de la destruction, ont daigné remettre leur épée dans le fourreau, afin de tranquilliser le peuple, et les barbares auraient dû naturellement à leur tour montrer quelque humanité et cesser les hostilités. Mais qui aurait pu le supposer ? Avides de victoire, ils n’ont pas prévu les désastres de la défaite. Ils ont continué à avancer, lâchant leurs soldats contre nous, ravageant nos villages et bouleversant tout. Ils ont enlevé les bœufs qui nous servaient à labourer nos terres, ils ont foulé aux pieds nos champs et nos récoltes, ils ont fouillé les tombeaux de nos ancêtres ; ils ont violé nos femmes et nos filles. Les dieux et les démons sont également irrités contre eux. Le ciel et la terre ne peuvent plus tolérer leur barbarie.

« C’est pourquoi, réduits au désespoir et ne pensant plus à notre sûreté personnelle, nous nous sommes précipités sur l’ennemi commun ; déjà Elliot était cerné à la porte du nord, nous avions coupé la retraite de Bremer à Nam-oan et tranché la tête à plus de cent rebelles. Ô vous, rebelles barbares, qu’était devenue alors votre valeur si vantée ? Et si l’honorable chef du district (le kwang-choo-foo) n’était venu lui-même vous arracher de nos mains, comment auriez-vous pu arriver vivans jusqu’à vos navires ?

« Nous avons appris maintenant que vous avez publié des proclamations tout le long de la route, calomniant nos généraux, leur refusant les lauriers qu’ils ont conquis ; vous avez répandu des bruits mensongers parmi la multitude, vous avez dit que Bremer seul pouvait dorénavant redresser les torts et apaiser notre soif de vengeance. Ne nous regardez pas comme des êtres aussi dégradés, car, quand notre colère est soulevée, notre indignation est semblable au choc des nuages. Nous sommes déterminés à délivrer notre pays de vos hordes infames. L’homme riche qui a le cœur bien placé fournira des armes et des provisions pour l’homme fort et vaillant ; le paysan, habitué à manier la charrue, l’échangera contre une lance, et quand nous serons ainsi réunis plusieurs centaines de milliers d’hommes forts et alertes, quelle difficulté aurons-nous à vous couper par la racine ? Nous vous attaquerons par terre et par eau, et pourquoi craindrions-nous parce que vos vaisseaux sont forts et bien armés ? Nous ne voulons pas qu’il reste sur notre terre l’ombre d’un seul rebelle ; nous ne permettrons pas qu’un seul de vos navires infernaux aille raconter vos désastres. Alors, seulement alors, nous nous arrêterons.

« Quand cette déclaration vous parviendra, ne cherchez pas tous à échapper à notre colère, mais choisissez vous-mêmes le jour qui vous paraîtra le plus heureux, et vous nous trouverez sur le champ de bataille. Nous vous donnons ce défi comme une preuve de notre désir de vous combattre. Rappelez-vous que, si Elliot avait tardé un seul instant, il ne serait pas retourné vivant à bord de son navire. C’est le kwang-choo-foo seul qui l’a sauvé. »

Il y a beaucoup de jactance, il faut le dire, dans cette déclaration des paysans chinois, mais cette jactance même n’était pas sans danger pour les Anglais ; la conclusion la plus importante qu’on puisse tirer de la lecture de ce document est, d’ailleurs, que le désir évident des plénipotentiaires anglais de se concilier le peuple avait échoué, et que la population chinoise n’est pas aussi dépourvue d’énergie qu’on l’a représentée. Cette énergie dort encore, mais elle peut se réveiller ; les peuples laborieux ne sont pas ordinairement lâches.

Si vous voulez, monsieur, avoir une idée de la poésie chinoise, et en même temps juger les sentimens de la nation d’après la voix du peuple, voici une pièce de vers que je traduis de l’anglais du Chinese Repository du mois de septembre dernier. Ces vers font allusion au combat de Canton et au soulèvement des paysans :

Les Anglais barbares ont excité des désordres,
Foulant aux pieds les principes les plus sacrés.
Le troisième jour de la quatrième lune,
Ils eurent l’audace d’attaquer la cité de Rams (Canton).
Le dieu du nord, déployant sa puissance,
Fit échouer sur les roches cachées un vaisseau ennemi ;
Ensuite, en cherchant à renverser le fort de Neishing,
Leurs vaisseaux de guerre ont touché sur le sable,
Et les soldats du démon ont été mis en déroute.
Le sixième jour de la même lune (26 mai),
Des flèches de feu furent lancées dans la ville,
Et un seul canon tonna même trois fois.
Il tomba du ciel une pluie rouge,
Et le feu des canons fut éteint.
Les villageois du nord de la cité
Chassèrent courageusement l’ennemi devant eux ;

Du haut des nuages blancs,
Le seigneur du ciel envoya la pluie,
Et plusieurs centaines de fils du démon
Furent ainsi exterminés.
La tête de l’un d’eux fut remplie de terreur,
Son nom était Bremer.
Remplis de crainte et le cœur leur manquant,
Ils s’enfuirent en courant et en abandonnant leurs vêtemens ;
Le peuple, plein d’un courage martial,
De toutes parts coupa leur retraite,
Et toute leur troupe fut balayée.
Les navires barbares se sont tous retirés
Bien loin en dehors de la gueule du Tigre (Bocca-Tigris).
La justice du ciel est lourde à supporter.
Dans ce temps le climat était pestilentiel,
Et ils moururent d’horribles maladies,
Suscitées par la colère des dieux.
Désormais la paix ne sera plus troublée, etc.

Voici comment le gouvernement envisageait la protection divine qu’il croyait reconnaître dans cette pluie qu’on lui représentait comme ayant éteint les flammes de l’incendie allumé par les barbares :

« Yischan et ses collègues ont envoyé leur rapport relatif à la capitale de la province de Canton, et nous ont fait connaître que la faveur des dieux s’est manifestée ; ils demandent que des tablettes en actions de graces leur soient offertes[2].

« Il est authentique, d’après ce rapport, qu’au moment où les barbares causaient du désordre, et, s’étant approchés des murs de la ville, avaient ouvert leur feu contre le fort de Yuesew, la déesse Kwanyin manifesta son pouvoir divin à la vue de tout le peuple, en éteignant les flèches de feu de l’ennemi. — Une tempête de tonnerre et de pluie suivit immédiatement, terrassant et exterminant un grand nombre de Chinois traîtres et de bandits étrangers. — Les barbares furent accablés de terreur.

« Aujourd’hui, les désordres de l’Océan (l’attaque des navires) ont cessé, la ville est tranquille, le pays est gardé, et le peuple est protégé par l’influence de la déesse Kwanyin.

« Moi, l’empereur, je lève les yeux vers le ciel pour demander la faveur des dieux, et je suis rempli de la plus respectueuse reconnaissance. J’ordonne que des tablettes d’actions de graces, inscrites de ma propre main, soient envoyées à Yischan et à ses collègues ; qui les recevront respectueusement, et qu’elles soient placées dans les temples, où elles seront suspendues révérencieusement comme marque de ma reconnaissance pour la protection de la déesse. Respectez cet ordre. »

Cependant les six millions de piastres étaient payés, ainsi que les indemnités stipulées pour les négocians dont les maisons avaient été pillées pendant que la populace était maîtresse des factoreries. Une somme de 125,000 francs avait été généreusement exigée par M. Elliot pour les propriétaires du brick espagnol le Bilbaïno, brûlé par les Chinois, qui l’avaient pris, disait-on, pour un navire anglais ; le fait est que ce bâtiment se livrait au commerce d’opium, et que ce fut là la cause de sa destruction. L’île d’Hong-kong n’avait pas été mentionnée dans la capitulation, et, comme nous l’avons vu, le plénipotentiaire anglais en prenait possession au nom de son gouvernement, faisant aplanir des terrains, tracer des rues et bâtir des prisons. L’armée chinoise s’était retirée des environs de Canton, les commissaires impériaux étaient censés ne plus habiter la ville ; de leur côté, les chefs de l’expédition anglaise avaient retiré leurs troupes, et les navires de guerre étaient sortis des eaux intérieures de la rivière ; ils avaient repassé le Bocca-Tigris ; les forts qui défendent ce passage avaient été rendus aux Chinois, avec défense d’en relever les fortifications. Les choses se retrouvaient donc à peu près dans le même état qu’après la rupture des négociations avec Keschen.

Mais la confiance commerciale avait reçu un rude échec ; le danger qu’on venait de courir devait naturellement éloigner les négocians étrangers des factoreries de Canton. Les édits publiés par les autorités chinoises et par l’empereur lui-même étaient peu faits pour rassurer ; la reprise des hostilités était imminente ; il y eut un moment de stagnation pour le commerce étranger ; les eaux de la rivière de Canton ne furent plus sillonnées que par des jonques chinoises, qui recommencèrent à circuler pour ainsi dire aussitôt que la fumée des canons se fut dissipée, tant est grand chez ce peuple le besoin de l’activité, ou plutôt tant la nécessité du travail est pour lui impérieuse.

Quel effet cependant avait produit à Pékin la nouvelle des évènemens de Canton, la ville la plus riche peut-être de l’empire, l’entrepôt de tout le commerce étranger ? On ne peut dire cette fois que la vérité ait été tout-à-fait dissimulée par les autorités chinoises de la province ; pour s’en convaincre, il n’y a qu’à lire quelques passages du rapport qu’elles firent de la lutte qui conduisit au rançonnement de la ville. L’évènement était, d’ailleurs, trop grave pour qu’on pût un seul instant songer à le cacher ; ce n’était plus la perte d’un fort défendu par les troupes provinciales, c’était une armée tartare repoussée, chassée de la ville qu’elle était venue défendre. Toutefois les autorités chinoises purent rester encore dans les limites de la vérité en mêlant un cri de triomphe à leurs aveux de défaite. La rivière de Canton était redevenue libre, le blocus n’existait plus ; on avait payé une rançon, il est vrai, mais on représentait cet acte comme un fait commercial, et nous verrons tout à l’heure que les hanistes étaient chargés d’en faire les frais. Enfin, malgré le coup terrible qui venait d’être porté au prestige attaché jusque-là aux invincibles armes de l’empire, la situation n’était pas aussi mauvaise qu’on avait pu d’abord le craindre.

Mais voyons comment Yischan, le grand pacificateur des rebelles, s’y prend pour annoncer au cabinet de Pékin la déconfiture des armes impériales. La lecture de ces documens me paraît toujours utile, en ce qu’elle fait connaître les relations de sujet à souverain en Chine ; elle fait entrer, d’ailleurs, dans les secrets de l’administration et de la politique, qu’ils dévoilent mieux que tous les commentaires. Le mémoire d’Yischan est curieux sous plus d’un rapport. Je me hasarde donc à vous le donner tout entier.

« Le 29 mai 1841, un rapport fut envoyé à Pékin ; à raison de six cents le par jour (soixante lieues) ; en voici la teneur :

« Le ministre de votre majesté, voyant que, depuis son arrivée à Canton, les forts de Woochun, Tah-wang-kaou et Fung-wang-kong (première barre, fort du passage de Macao, et batterie du Nid d’Hirondelle), sont tous tombés au pouvoir de l’ennemi, s’est occupé activement, de concert avec ses collègues, Lungwan et Yangfang, de l’érection de défenses tout le long du rivage. À Neishing (au nord-ouest de la ville), au fort de pierre, à Wongsha (dans le faubourg de l’ouest), au débarcadère qui est vis-à-vis la porte de Tsing-hae (sud de la ville), au bosquet du temple de Hungwoo ; à Wongshee, à Eeshamee (petites îles d’alluvion dans l’est), etc., etc., des canons ont été mis en batterie, et des corps de troupes placés en station. Toutes ces défenses ont été entourées d’une double ligne de sacs de sable, supportée par de fortes poutres et des amas de pierres et de boulets. Des fossés ont été, en outre, creusés, afin que les soldats pussent s’y mettre à l’abri du feu de l’ennemi. Partout, la base des batteries a été renforcée de sacs de sable, afin de rendre toute la ligne des fortifications effective et complète. Votre ministre, accompagné de ses collègues, fit plusieurs fois le tour de la ville, afin de s’assurer que rien ne manquait à sa défense. De plus, un corps de milice du Fo-kien et un autre corps de la milice navale furent formés, des radeaux furent construits et mis à l’eau, et une grande quantité de paille fut rassemblée, afin que tout fût préparé pour une attaque par eau.

« Dans la nuit du 21 mai, tout étant prêt, une grande bataille eut lieu avec les étrangers, en dehors du fort de l’ouest. Une attaque simultanée de feu (brûlots) et de canon fut dirigée contre eux. Cinq bateaux des barbares furent brûlés, et, deux de leurs canons ayant été détruits, deux mâts de leurs vaisseaux ayant été brisés, force leur fut de se retirer. — À la cinquième veille, votre ministre se disposait à se mettre à la tête des troupes et à exterminer les barbares, quand tout à coup la flotte ennemie fut renforcée par l’arrivée de seize grands navires, huit bateaux du démon (bateaux à vapeur), et plus de quatre-vingts embarcations, qui s’avancèrent tous ensemble. Nos troupes, ayant combattu sans relâche toute la nuit, étaient fatiguées et harassées, et nous n’avions qu’un petit nombre de canons. Cependant chacun de nos canons tira avec la plus grande rapidité plusieurs dizaines de coups ; mais, les navires des barbares étaient forts et en si grand nombre, que nous ne pûmes les forcer à s’éloigner. Enfin, continuant leur marche, les barbares s’élancèrent tout à coup, débarquèrent près de la ville, et, marchant droit vers les forts qui défendent la grande et la petite porte du nord, ils en prirent possession. Ils attaquèrent alors la ville de trois côtés ; leurs flèches (fusées à la congrève) couvraient partout le ciel ; leurs boulets labouraient partout la terre ; partout les maisons étaient en feu, et les soldats n’avaient pas un seul endroit où ils pussent se maintenir ; nos canons fondaient sous le feu des barbares. L’incendie des maisons, la destruction de nos canons, rendirent notre artillerie inutile. Les troupes de toutes armes, les officiers de tout rang, étaient partout blessés. Dans cet état de choses, nous fûmes obligés de nous retirer dans l’enceinte des murs de la ville. Là, nous trouvâmes toutes les rues remplies d’un peuple pleurant et gémissant, poussant vers le ciel des cris de détresse, et nous suppliant instamment de prendre des mesures pour sauver la ville. Votre ministre, à la vue de ce triste spectacle, sentit son cœur mollir, et, cédant aux désirs du peuple, il envoya le brigadier Heung-suyshing sur la muraille, afin qu’il vît ce qui se passait au dehors. Il aperçut un grand nombre de chefs barbares montrant par leurs gestes le ciel et la terre ; il ne pouvait deviner ce qu’ils demandaient. Il leur envoya un interprète, qui rapporta que ces chefs suppliaient le grand général de sortir de la ville et d’aller les trouver, car ils avaient à se plaindre à lui de leur grande misère. Là-dessus, l’officier-commandant répondit avec colère : Comment le grand général de la céleste dynastie pourrait-il se rendre aux désirs de misérables comme vous ? Il n’est venu ici par l’ordre du grand empereur que pour vous combattre. Et alors lesdits barbares ôtèrent leurs chapeaux et firent un profond salut, et renvoyèrent les hommes qui les accompagnaient, et, jetant leurs armes par terre, ils saluèrent encore le mur de la ville. Et Yung-fu, en ayant obtenu l’autorisation des esclaves de votre majesté, leur demanda de nouveau ce qu’ils voulaient, et ils répondirent tous que le prix de l’opium qu’ils avaient livré, montant à plusieurs millions de taels (le tael vaut environ 7 fr.), ne leur ayant pas été payé, ils demandaient avec instance qu’on leur accordât un million de taels, et qu’ils rassembleraient immédiatement leurs forces et se retireraient en dehors du Bocca-Tigris. Ils ne désiraient rien de plus, ajoutaient-ils, et la tranquillité serait rétablie aussitôt, ils rendraient tous les forts qu’ils avaient pris. Je leur parlai d’Hong-kong, et ils me répondirent que cette île leur avait été donnée par le ministre Keschen, et qu’ils avaient des documens qui prouvaient cette donation.

« Votre ministre, se rappelant que la ville a été si souvent inquiétée et mise en danger, que tout le peuple était comme mort, a pensé qu’il était convenable de céder momentanément, et de promettre aux barbares ce qu’ils demandaient. Votre ministre a réfléchi maintes fois à toutes ces choses, et il lui a semblé qu’exposer ainsi une ville isolée à tout l’effort de la guerre, c’était assurément détruire tous ses élémens de prospérité ; que, dans cette localité, une grande armée ne saurait trouver l’occasion de déployer toutes ses forces. Il a donc pensé qu’il était de son devoir d’attirer l’ennemi en dehors du Bocca-Tigris, et qu’il pourrait alors relever toutes les forteresses et chercher une autre occasion d’attaquer et d’exterminer les barbares à Hong-kong, et de rendre ainsi au territoire son ancienne intégrité.

« Il supplie votre majesté de le faire livrer, lui et ses collègues, au tribunal des châtimens, et de faire faire une sévère investigation de la conduite de Ke-kung, Eleang et des autres hauts officiers.

« Respectueusement, il présente ce rapport des évènemens auxquels les prières du peuple l’ont conduit ; il le présente le front courbé par la terreur que lui inspire la céleste majesté, et il avoue qu’il a manqué d’intelligence et qu’il est très coupable. — Mémoire respectueux. »

Ce rapport n’est certes pas sans quelque habileté. Le haut commissaire commence par chercher à sauver sa responsabilité en détaillant toutes les précautions qu’il a prises pour assurer la défense de la place ; il parle même d’un premier triomphe ; il avoue bien ensuite sa défaite, mais il la rejette sur la lassitude de ses soldats, sur la faiblesse de son artillerie, sur la masse de renforts arrivant inopinément au secours de l’ennemi et le sauvant d’une destruction inévitable. Et avec quelle adresse ne colore-t-il pas sa soumission aux exigences des barbares ! Il ne cède, dit-il, que momentanément ; il ne cède que pour sauver la ville, pour rendre la rivière libre, afin de relever les fortifications et de chercher une nouvelle occasion d’exterminer les ennemis du pays ; il termine enfin son rapport par une allusion à la cession d’Hong-kong par Keschen, et il espère se relever de sa disgrace en lavant cette tache faite à l’honneur de la céleste dynastie, en purifiant le territoire de l’empire de toute souillure des étrangers.

Le paiement de la rançon de Canton est expliqué bien plus clairement encore dans un avis des autorités provinciales relatif aux évènemens dont la ville venait d’être le théâtre. Après avoir relaté l’attaque de nuit contre la flotte anglaise et la prise par les barbares des défenses extérieures de Canton, « vers le soir, disent-elles, les hanistes et les linguistes supplièrent sa seigneurie Yu, le kwang-choo-foo, d’aller trouver Elliot et de traiter de la paix. Quand la somme de six millions de dollars eut été demandée, les hanistes affirmèrent qu’après avoir réuni tous les fonds qu’ils avaient en leur pouvoir, il manquerait encore une somme de 2,800,000 taels, et que, comme les circonstances étaient très pressantes et que les marchands de thé et de soie s’étaient tous retirés, il leur serait impossible d’emprunter cette somme ; ils supplièrent donc son excellence de vouloir bien ordonner que le trésor public la leur prêtât afin de satisfaire à la demande des étrangers, et qu’ils la rembourseraient par termes dans l’espace de quatre années. En conséquence les commissaires, quoique sachant très bien que c’est exclusivement le devoir des hanistes de payer cette dette, ont considéré qu’il y avait un rapport immédiat entre ce paiement et le règlement des affaires avec les barbares, et ils ont acquiescé à leur demande. »

Le paiement des six millions de dollars n’était donc plus considéré que comme un simple déboursé fait par les hanistes, qui se trouvaient seuls responsables des circonstances résultant du commerce avec l’étranger. L’état ne perdait rien, et les hauts commissaires, malgré la défaite de leurs troupes, avaient encore rendu un grand service au pays en délivrant la ville et en chassant les barbares de la rivière de Canton.

Pendant que les troupes tartares étaient dans la ville de Canton, de fréquentes collisions eurent lieu entre elles et les troupes de la province. Celles-ci supportaient difficilement l’orgueil des nouveaux venus, tandis que les Tartares reprochaient aux Chinois de Canton de ne pas assez haïr les étrangers et de nourrir des pensées de trahison. Ce fut là l’origine de nombreuses rixes, qui, plus d’une fois, ensanglantèrent les rues de la ville. Dans son rapport à l’empereur, Yischan, le général en chef des Tartares, parle des mauvaises dispositions des habitans, qui, dit-il, s’étaient laissé corrompre par l’or des barbares. Cette injuste imputation fut repoussée avec indignation, et la désunion qui régnait entre les deux parties de la garnison dut rendre la défense de la ville plus difficile. Ce fait est surtout important en ce qu’il montre combien l’esprit de localité a de puissance en Chine, puisqu’il résiste même à l’influence d’un immense intérêt national, et qu’il a pu compromettre la solution d’une question qui intéresse à un aussi haut degré la sûreté de l’empire et jusqu’aux préjugés les plus invétérés de la population. Cet esprit de localité, ou plutôt de jalousie locale, pourra devenir un puissant auxiliaire pour les ennemis du pays.

Je citerai encore un autre fait assez caractéristique et plus honorable pour les Chinois que celui dont je viens de parler. Lorsque les Anglais se furent retirés du voisinage de Canton, l’avis suivant fut affiché dans tous les villages adjacens :

« Chang, Twan et Chang, brigadiers commandans de divisions et formant le comité de surintendance des affaires militaires de l’armée du Kwangtung (Canton), proclamons au peuple ce qui suit : Le fort Carré était tout récemment au pouvoir des étrangers anglais, et ces étrangers ont été enterrés près de ce fort. Nous défendons par les présentes à tous les habitans des villages voisins, aux soldats, aux hommes de la milice et à tous autres, de faire de ce lieu le but de leurs promenades oisives, et surtout d’oser déterrer les cadavres desdits étrangers ; tous ceux qui seront appréhendés commettant ce crime seront aussitôt saisis et punis avec la plus grande sévérité ; ils ne devront s’attendre à aucune indulgence, etc. ; etc.

« Taoukwang (nom de l’empereur régnant.) — 21e année, 4e lune,
12e jour. (1er juin 1841). »

Il serait difficile de dire si le sentiment qui avait dicté cette proclamation était bien exclusivement le respect proverbial des Chinois pour les tombeaux, ou s’il ne s’y mêlait pas le désir de faire croire au peuple que les conquérans du fort avaient été tous enterrés sous ses ruines, et de cacher ainsi le peu d’effet qu’avaient produit les invincibles armes de l’empire céleste.

Le 10 juin, les journaux de Canton publièrent l’avis donné par le plénipotentiaire anglais aux sujets de sa majesté, qu’il considérait l’entrée des navires de commerce anglais dans la rivière comme imprudente et dangereuse dans les circonstances présentes, il recommandait aux capitaines d’aller jeter l’ancre à Hong-kong ; il déclarait en outre que, si les autorités chinoises tentaient de mettre obstacle à la liberté commerciale d’Hong-kong, il les en punirait par le blocus rigoureux du port de Canton.

Nous voici encore revenus forcément aux mesures que nous avons déjà si souvent blâmées. M. Elliot reparle encore du blocus du port de Canton après avoir fait tant d’efforts et de sacrifices pour obtenir qu’il restât ouvert au commerce de son pays ; n’est-ce pas là une contradiction des plus étranges ? Un pareil langage n’a pas besoin de commentaire. Je ne dirai rien non plus de ses tentatives réitérées pour appeler à Hong-kong un commerce qui ne voulait pas y aller. Il était évident que les mesures de M. Elliot placeraient comme toujours le commerce anglais dans une funeste alternative. En effet, ou le port de Canton devait rester ouvert, et alors, malgré l’injonction du plénipotentiaire, malgré le rigoureux avertissement donné par le danger passé, les navires anglais seraient allés indubitablement y chercher des cargaisons que Hong-kong ne pouvait leur offrir, et que les navires neutres, comme cela était déjà arrivé auparavant, se seraient chargés, dans tous les cas, de leur apporter ; ou bien un quatrième blocus aurait fermé Canton au commerce étranger, et tous les maux que ce commerce avait soufferts auraient recommencé pour produire les mêmes effets, c’est-à-dire la révocation des mesures qui les causaient. C’était là un cercle vicieux dont on ne pouvait sortir. Aussi, peu à peu, les proclamations et les édits cessèrent, les choses reprirent leur cours habituel, quoique la défiance et l’aversion fussent visibles des deux côtés, jusqu’au jour où d’autres évènemens vinrent rompre encore une fois la monotonie de la situation et réveiller de nouvelles espérances.

Vers le milieu du mois de juin mourut le commodore sir Le Fleming Senhouse, qui, en l’absence du commodore Bremer, avait pris le commandement des forces navales de l’expédition. Sir Le Fleming mourut par suite des violentes fatigues qu’il avait éprouvées lors de l’attaque de Canton. Cet officier fut vivement regretté par toute la communauté anglaise. Quelques jours après sa mort, sir Gordon Bremer arriva à Macao, de retour de Calcutta, où il était allé solliciter du gouverneur général de l’Inde de nouveaux renforts. Sir Gordon Bremer venait d’être adjoint à M. Elliot en qualité de plénipotentiaire.

La fin du mois de juillet fut signalée par deux épouvantables typhons qui ravagèrent toute la côte de Chine ; l’escadre anglaise, alors à l’ancre devant Macao et à Hong-kong, souffrit beaucoup ; plusieurs navires furent perdus, et les deux plénipotentiaires, MM. Elliot et Bremer, faillirent, après avoir vu le navire qui les portait se briser contre les rochers, être conduits en triomphe à Pékin. Jetés sur une des îles qu’on rencontre si fréquemment dans les eaux intérieures de la rivière de Canton, ils furent bientôt environnés de Chinois qui les dépouillèrent de tous leurs vêtemens et les renfermèrent dans une maison de leur village. Heureusement il n’y avait dans cette partie de l’île aucun mandarin ; ils cachèrent soigneusement leurs noms, et, moyennant une vingtaine de mille francs qu’ils promirent à ces pauvres gens, ils furent ramenés à Macao, où ils arrivèrent couverts de haillons, après avoir passé toute une journée couchés sous des nattes au fond du bâtiment qui les transportait. Pendant cette périlleuse traversée, une jonque mandarine accosta la petite embarcation qui portait cette charge si précieuse, et fit au patron quelques questions insignifiantes. Avec quelle avidité l’officier qui la commandait ne se serait-il pas précipité sur cette proie, s’il eût su qu’à quelques pieds de lui les deux plénipotentiaires anglais, les deux yeux, pour me servir d’une expression chinoise, de l’expédition, étaient pour ainsi dire enchaînés et à sa merci ! Les deux officiers durent, à leur retour à Macao, rendre à la Providence de ferventes actions de graces : elle venait de les sauver d’un affreux danger.

À la fin de juillet, l’escadre anglaise était réunie à Hong-kong. Quelques renforts étaient venus se joindre à elle dans le courant du mois ; on parlait vaguement de son prochain départ pour la côte nord de la Chine. Les maladies, ce qui était toujours arrivé quand l’armée avait été tenue au repos, commençaient à décimer les troupes. Les autorités chinoises avaient annoncé que le commerce était rouvert à Canton ; mais, comme on savait que de nouvelles fortifications s’élevaient de toutes parts, les étrangers ne se rapprochaient de la ville qu’avec défiance, les marchands européens ne trouvaient d’ailleurs pas d’acheteurs. Les Chinois ne demandaient pas mieux que de vendre, afin de se rembourser des sommes qu’ils venaient de payer, mais ils ne montraient pas la moindre disposition à acheter. Le découragement s’emparait de la communauté étrangère, et l’horizon paraissait à tous plus rembruni que jamais.

Cependant la nouvelle du traité préliminaire signé dans le mois de mars par M. Elliot était arrivée en Angleterre ; l’opinion whig l’avait accueilli comme un triomphe, quoique le gouvernement en désapprouvât hautement les conditions ; les organes de l’opinion tory, au contraire, crièrent presque à la trahison. La polémique commençait à s’engager vivement sur ce terrain, quand on apprit que M. Elliot avait été trompé par Keschen, et que ce même traité, dont les clauses étaient la cause du débat, n’avait été qu’un piége tendu à sa bonne foi. Dès ce moment, les deux partis se réunirent pour brimer d’un commun accord la conduite du plénipotentiaire anglais, et M. Elliot fut sacrifié.

La nouvelle de la nomination d’un nouveau plénipotentiaire, sir H. Pottinger, et d’un amiral destiné à remplacer dans le commandement des forces navales le commodore sir Gordon Bremer, qui avait partagé la disgrace de M. Elliot, arriva en Chine dans les premiers jours d’août 1841, et, le 10 du même mois, sir H. Pottinger et l’amiral sir W. Parker débarquèrent à Macao après un voyage de soixante jours seulement.

Ces deux nouveaux agens du gouvernement britannique furent accueillis par toute la communauté anglaise avec enthousiasme. La presse, fatiguée de son rôle d’opposition qu’elle ne devait cependant pas tarder à reprendre, séduite dès l’abord par les proclamations énergiques de sir Henri et par l’annonce des dispositions vigoureuses qu’on assurait devoir prendre très prochainement, crut entrevoir dans un avenir peu éloigné la solution satisfaisante de toutes les difficultés qui entravaient le commerce anglais. Ces espérances ne furent cependant pas partagées par tout le monde. Les personnes qui avaient fait une étude spéciale du caractère chinois doutèrent encore du succès ; celles surtout qui réfléchissaient aux obstacles que présentaient les circonstances locales, et à la situation toute particulière de l’Angleterre vis-à-vis de la Chine, conservèrent leurs inquiétudes et presque leur découragement.

Cependant tout semblait annoncer que le gouvernement anglais avait modifié ses plans en changeant ses agens. Dès son arrivée, sir Henri, revêtu du titre de seul plénipotentiaire et ministre extraordinaire à la cour de Pékin, et chargé en même temps de remplir les fonctions de premier surintendant du commerce anglais en Chine, donna la publicité de la presse aux documens royaux et ministériels qui l’accréditaient. Le 12 du mois d’août, c’est-à-dire deux jours après son arrivée, il fit connaître par les journaux la ligne de conduite qu’il se proposait de suivre. Ce document étant en quelque sorte la préface des actes de sir Henri, je crois devoir en donner ici la traduction ; nous verrons plus tard si le nouveau plénipotentiaire ne s’était pas un peu trompé sur les hommes et les choses de la Chine, et s’il ne fut pas entraîné, comme son prédécesseur, par des circonstances qu’il n’avait pas entièrement prévues, vers ce système de procrastination qu’on avait tant reproché au capitaine Elliot. Du reste, la proclamation de sir Henri Pottinger est telle qu’on devait l’attendre d’un homme aussi connu par son énergie et l’habileté qu’il avait montrée naguère dans les transactions diplomatiques du Sindy et du Coutch. J’ajouterai que, dans l’exécution de son mandat, sir Henri n’a pas commis de fautes ; il a fait tout ce qu’il devait et pouvait faire, et les reproches que la presse anglaise de Macao lui fait aujourd’hui sont bien moins fondés encore que ceux qu’elle adressait naguère si injustement à M. Elliot. Je le répète, les fautes sont bien plutôt dans la situation que dans les hommes chargés des intérêts de l’Angleterre.

Voici la proclamation de sir H. Pottinger :

« En prenant possession de sa charge de seul plénipotentiaire de sa majesté, de ministre plénipotentiaire et de surintendant en chef du commerce anglais en Chine, sir H. Pottinger croit convenable et nécessaire de faire publiquement savoir qu’il entre dans l’exercice de ses importantes fonctions avec le plus vif désir de consulter les vœux et d’augmenter la prospérité et le bien-être de tous les sujets de sa majesté, ainsi que des autres étrangers résidant dans une partie quelconque des domaines de l’empereur de la Chine, et de pourvoir à leur sûreté, autant que les intérêts de ces mêmes étrangers pourront être affectés par les dispositions qu’il sera dans le cas de prendre. Il déclare qu’il sera dispensé et prêt, dans tous les temps et dans toutes les circonstances, à donner toute son attention aux questions qui pourront lui être soumises ; mais, en même temps, son premier devoir est d’annoncer péremptoirement, pour l’intelligence de chacun et de tous, que son intention est de consacrer exclusivement son énergie tout entière et toutes ses pensées à l’accomplissement de l’objet principal de sa mission, qui est d’assurer la conclusion prompte et satisfaisante de la guerre, et que, dans ce but, il ne permettra pas qu’aucune considération, basée sur des transactions commerciales ou sur d’autres intérêts, puisse intervenir dans les mesures énergiques qu’il peut se voir obligé d’adopter ou d’autoriser envers le gouvernement et les sujets de la Chine, dans le but de les forcer à conclure une paix durable et honorable.

« Sir H. Pottinger sait que, parmi les personnes auxquelles cette notification s’adresse, il en est peu qui ne connaissent aussi bien que lui le degré de confiance qu’on peut placer dans le consentement et les promesses du gouvernement provincial de Canton ; il a fait savoir à ce gouvernement qu’il a la volonté de respecter la trève qui existe aujourd’hui, mais que la plus légère infraction des clauses de cette trève, de la part des autorités chinoises, donnera immédiatement lieu au renouvellement d’actives hostilités dans cette province. En conséquence, on ne devra pas perdre de vue qu’un évènement de cette nature est hautement probable, non-seulement à cause de la perfidie et de la mauvaise foi bien connues de ces mêmes autorités, mais encore parce qu’elles peuvent être à chaque instant obligées, par des ordres du cabinet impérial, à désavouer leurs propres actes. Après avoir fait connaître les vues et les opinions qui précèdent, sir H. Pottinger n’a plus qu’à avertir les sujets de sa majesté et tous les autres étrangers qu’ils doivent se garder de mettre leurs personnes et leurs propriétés au pouvoir des autorités chinoises, tant que durera la situation précaire et anormale de nos relations avec l’empereur, et à leur déclarer que, s’ils agissent autrement, il est bien entendu que ce sera à leurs risques et périls.

« Sir H. Pottinger saisit cette occasion d’annoncer que les dispositions prises par son prédécesseur, relativement à l’île d’Hong-kong, resteront en vigueur jusqu’à ce que le bon plaisir de sa majesté touchant cette île et lesdites dispositions soit connu, et, sur ce point, sir H. Pottinger rappelle à l’attention de toutes personnes intéressées la circulaire publiée par le plénipotentiaire de sa majesté le 10 juin dernier.

« H. Pottinger,
« plénipotentiaire de sa majesté. »
« Fait à Macao, le 12 août 1844. »

Ainsi, sir Henri annonçait d’abord à la communauté étrangère que dorénavant toute considération commerciale serait sans influence sur les décisions du plénipotentiaire anglais, si elle se trouvait en désaccord avec le but principal de sa mission, c’est-à-dire si elle contrariait les dispositions énergiques qu’il allait prendre pour amener la guerre à une conclusion rapide. On devait donc s’attendre à voir cesser entièrement le système presque conciliatoire qui avait si souvent ouvert le port de Canton au commerce anglais, au moment même où les hostilités étaient le plus actives. On ne transigerait plus avec l’honneur du pays ; il deviendrait le premier, le seul intérêt. La presse anglaise de Macao accueillit cette manifestation sans élever une seule objection ; le commerce, dans l’attente du succès immédiat des mesures qu’allait prendre le nouveau plénipotentiaire, accepta sans murmurer les nouvelles pertes qu’on lui faisait prévoir. Il y eut un instant où la communauté anglaise se montra digne de faire partie de cette grande nation qui ne recule devant aucun sacrifice, quand le pays l’exige. Sir Henri arrivait évidemment en Chine bien préparé contre la perfidie des autorités chinoises ; déjà sa circulaire contenait les mêmes injonctions que toutes celles que M. Elliot avait publiées : le commerce anglais ne se porterait vers Canton qu’à ses risques et périls ; le nouvel établissement d’Hong-kong restait également tel que son prédécesseur l’avait formé. Qu’y avait-il donc de changé dans le système de l’Angleterre qui dût exciter à un aussi haut degré l’enthousiasme de la presse anglaise ? Pourquoi le commerce anglais recevait-il cette communication presque avec des cris de joie ? Sir H. Pottinger tenait à ses nationaux un langage un peu plus rude que celui qu’ils étaient habitués à entendre de M. Elliot. Il leur disait ouvertement que leurs intérêts particuliers seraient à peine consultés. C’était presque un blâme public de leur conduite passée, de leur opiniâtre opposition à toutes les mesures prises par les agens du gouvernement. Peut-être commençait-on à sentir qu’on avait jusque-là plutôt nui à la cause commune qu’on ne l’avait servie ; peut-être aussi la démonstration énergique de sir H. Pottinger inspirait-elle plus de confiance dans le caractère du nouveau plénipotentiaire. On pensait sans doute qu’il traiterait les autorités chinoises avec d’autant plus de sévérité qu’il mettait moins d’aménité dans ses relations avec ses concitoyens ; enfin on croyait voir dans sa déclaration l’annonce d’un système fort et énergique ; c’était pour ainsi dire l’aurore d’une ère nouvelle qu’on accueillait sans trop de réflexions. On alla plus loin, on oublia ou on chercha à se dissimuler les obstacles devant lesquels avaient échoué tous les efforts et toutes les bonnes intentions de M. Elliot.

Peu de jours après l’arrivée de sir H. Pottinger, le kwang-choo-foo, ou préfet de Canton, vint à Macao dans le but d’avoir une entrevue avec le plénipotentiaire. Cette faveur lui fut refusée, et on prétend que ce fonctionnaire consentit à s’aboucher avec le secrétaire de la légation. Cette condescendance du fonctionnaire chinois me paraît peu probable. Toujours est-il que le refus de recevoir le préfet de Canton fut un acte de bonne politique de la part de sir Henri. Cette entrevue ne devait produire aucun résultat, puisque l’expérience avait prouvé que les autorités chinoises étaient sans pouvoirs pour conclure un arrangement définitif ; le plénipotentiaire anglais se plaçait d’ailleurs à la hauteur de sa position, en refusant de recevoir un fonctionnaire chinois d’un rang inférieur au sien. Les Chinois n’étaient pas habitués à se voir traités par les étrangers avec tant de fierté, et cette détermination de sir Henri dut produire un bon effet.

Le 24 août, le capitaine Elliot et sir Gordon Bremer quittèrent définitivement la Chine pour retourner en Angleterre. Sir Gordon Bremer n’avait joué qu’un rôle très secondaire dans les évènemens de l’année 1840 et du commencement de 1841 ; mais, depuis sept ans, le capitaine Elliot était à la tête des affaires de l’Angleterre dans l’empire céleste. Il avait fait preuve d’un grand dévouement à la chose publique dans la conduite des affaires. On peut lui reprocher quelques fautes, mais on doit se rappeler qu’il a joué le rôle d’éclaireur pendant les dernières années de son séjour en Chine. Il a eu à démêler des questions d’une difficulté sans exemple, sans aucun élément de succès ; il a fallu qu’il cherchât sa route dans un pays inconnu et au milieu des plus épaisses ténèbres. Pendant le cours de sa mission active, les évènemens ont jeté quelque jour sur la question anglo-chinoise ; la politique du gouvernement impérial est un peu plus à découvert. Le capitaine Elliot doit être plaint d’avoir été le premier appelé sur ce champ de bataille. On peut lui appliquer sans hésiter le sic vos non vobis. Les évènemens qui ont signalé la fin de l’année 1841, ceux qui se préparent, nous diront si ses successeurs immédiats recueilleront le fruit de ses luttes pénibles, de ses angoisses de chaque jour, de sa réputation compromise, ou s’ils seront eux-mêmes destinés à jouer pour d’autres cette rude partie dans laquelle M. Elliot a tant perdu. Quant à moi, et j’espère n’être pas influencé, en le disant, par les sentimens d’amitié que je lui porte, je crois encore que l’avenir sera sa meilleure justification. Ceux qui lui ont succédé ou qui lui succéderont pourront mieux que qui que ce soit apprécier sa conduite.

Cependant la saison avançait ; on était à la fin d’août. Déjà depuis deux mois la mousson de sud-ouest soufflait sur la côte de Chine ; on n’avait plus devant soi que cinq à six semaines de vent favorable, puis la mousson du nord-est condamnerait de nouveau l’expédition anglaise à l’inaction. Aussi les préparatifs se faisaient-ils avec une incroyable rapidité ; les désastres des deux typhons du mois de juillet avaient été réparés, et le 21 août, c’est-à-dire onze jours seulement après l’arrivée du plénipotentiaire et de l’amiral, la deuxième expédition anglaise partit d’Hong-kong pour la côte de Chine. L’escadre se composait de deux vaisseaux de 74 canons, deux frégates de 44, quatre corvettes de 18, un brick de 10, quatre bateaux à vapeur armés, et douze transports sur lesquels prenaient passage environ quatre mille hommes de troupes de débarquement. Sept bricks, goëlettes ou corvettes restaient dans la rivière de Canton pour y protéger les sujets et les intérêts anglais, sous le commandement du capitaine Nyas, de la corvette the Herald. Sept à huit cents hommes de troupes environ formaient la garnison d’Hong-kong, d’où ils devaient se porter partout où il y aurait danger.

Peu de jours après le départ de l’expédition anglaise, la corvette française la Danaïde, commandée par M. Joseph de Rosamel, capitaine de corvette, partit également d’Hong-kong et remonta la côte. Les rapports que cet officier distingué a envoyés au ministère de la marine ont été publiés. M. de Rosamel arriva à Chusan peu après la reprise de cette île ; il fut témoin de la prise de Chin-hae ; il visita Ning-po. Il a donné, dans le cours de son intéressante mission, des preuves incontestables d’un zèle à toute épreuve et d’une haute intelligence. C’est à ses rapports, et surtout aux longues conversations que j’ai eues avec lui sur les grands évènemens dont il venait d’être le témoin, que je dois en grande partie les renseignemens qui vont suivre sur les opérations de l’expédition anglaise ; fidèle au plan que je me suis tracé, j’en abrégerai le récit autant qu’il me sera possible.

Avant de partir d’Hong-kong, M. de Rosamel avait remarqué le grand développement que commençait à prendre cet établissement. Dans les premiers jours de septembre, on y comptait déjà plus de vingt mille Chinois ; il est vrai que c’était l’écume de la population de la province de Canton. Le contact continuel des étrangers avait formé dans cette ville et aux environs une population mixte, peu nombreuse, il faut le dire, mais à laquelle venaient se rattacher tous les gens sans aveu qui abondent nécessairement partout où il y a une grande misère. Les voleurs dont tout le cours de la rivière de Canton est infesté, les fumeurs d’opium rigoureusement poursuivis par la loi, venaient chercher un refuge à l’abri du pavillon britannique. Les salaires élevés offerts par le gouvernement anglais et par les particuliers aux ouvriers employés à percer des routes ou à construire des maisons attiraient aussi à Hong-kong un grand nombre d’individus que les désastres de la guerre condamnaient à mourir de faim. Ce n’était pas là une population attachée au sol ; aussitôt que ses besoins étaient satisfaits, elle s’empressait de quitter cette terre profanée et se renouvelait sans cesse. Ceux-là seuls que leurs crimes chassaient à jamais de leur terre natale se fixaient à Hong-kong d’une manière plus durable ; il est vrai que presque tous les établissemens coloniaux n’ont pas eu une origine plus pure. Mais ne croyez pas, monsieur, que les Chinois d’Hong-kong aiment la main qui les nourrit, ne croyez pas qu’ils bénissent la loi qui les protége. Non, la révolution morale que l’Angleterre se flatte d’opérer au sein de l’immense population du céleste empire n’a pas adouci le sentiment de haine que lui portent ceux même qu’elle fait vivre. Deux cents ans de commerce non interrompu n’ont pas fait à la cause de la civilisation européenne deux cents prosélytes. Quand les relations entre les deux nations étaient pacifiques, quand les Anglais habitaient Canton, s’enrichissant eux-mêmes et répandant autour d’eux l’aisance qui accompagne toujours une grande prospérité commerciale, quand leurs factoreries étaient remplies de majordomes, de domestiques et de marchands chinois qui s’engraissaient des miettes tombées de leur table, il n’était pas un seul Chinois parmi tous ces habitans privilégiés de la terre des fleurs, qui ne conservât au fond de son cœur la haine et le mépris de sa race pour la race étrangère. À Hong-kong même, ces sentimens se manifestaient d’une manière non équivoque. Des attaques nocturnes, des tentatives d’incendie, se multipliaient, malgré la sévère surveillance de la police britannique. Vers l’époque du départ de la flotte anglaise, le bazar chinois, repaire d’une foule d’hommes sans aveu, devint la proie des flammes. La vengeance des Chinois restés fidèles à leur drapeau venait même de temps en temps chercher et punir, jusqu’en vue des patrouilles anglaises, les traîtres qui abandonnaient la cause sacrée de la patrie.

J’arrive, monsieur, au récit de cette campagne de six semaines pendant laquelle Chusan et trois villes considérables du littoral tombèrent au pouvoir des Anglais. Le 26 août, Amoy (Hea-moun), l’un des boulevards de la Chine, défendue par plus de deux cents pièces de canon, fut prise par les anglais. Toute la perte des agresseurs se réduisit à deux hommes tués et quelques blessés ; les Chinois perdirent cinq à six cents hommes. On assure que les artilleurs de l’empire céleste restèrent courageusement à leurs pièces jusqu’au moment où les troupes de débarquement, les prenant par derrière, jonchèrent les remparts de leurs cadavres. Ce fut alors un sauve qui peut général, et les Anglais se virent bientôt maîtres de toutes les fortifications.

La ville d’Amoy fut occupée pendant quelques jours par les Anglais, qui prétendent, ce que, du reste, je crois très volontiers, que les maisons des particuliers furent respectées ; les établissemens publics seuls furent pillés. On trouva à Amoy, que les Chinois considéraient comme inexpugnable et qu’ils avaient garnie d’une double ceinture de défenses, un matériel très considérable. Les Anglais assurent que, si cette place, protégée qu’elle était par la nature plus encore que par ses fortifications, eût été défendue par une garnison européenne, toutes les flottes de l’Angleterre auraient échoué devant elle. Quelques heures de combat la firent cependant tomber en leur pouvoir. Une fonderie de canons y avait été récemment établie ; on avait déjà fondu trente ou quarante canons de bronze et autant de canons de fer. Tout y était préparé pour une fonte de canons sur une très grande échelle, et il était aisé de voir que l’art singulier des Chinois pour l’imitation avait déjà produit les résultats qu’on devait en attendre ; l’artillerie qu’on trouva à Amoy était bien supérieure à celle qui défendait la rivière de Canton. Dans l’espace de quelques mois, les Chinois avaient fait des progrès remarquables. Malheureusement pour l’empire céleste, l’industrie chinoise peut entrer dans des voies plus larges en bien moins de temps qu’il n’en faudrait pour faire de ce peuple une nation guerrière. Il était facile aux Chinois d’imiter les canons européens, dont quelques-uns étaient en leur possession ; mais ils n’avaient personne pour leur enseigner les principes stratégiques d’après lesquels une fortification doit être construite ; les affûts de leurs canons étaient encore presque enchâssés dans une épaisse maçonnerie, pointés en ligne droite, et pour ainsi dire immobilisés. Une des grandes fautes du système militaire chinois est surtout de ne pas s’attacher à défendre les hauteurs qui commandent leurs forts en places de guerre : c’est toujours en les contournant, après une courte canonnade que les Anglais s’en sont emparés. Les Anglais prirent dans le port intérieur une grande jonque de guerre, construite sur un nouveau modèle, et percée pour vingt-six canons. Cette circonstance n’est pas sans quelque intérêt, en ce qu’elle prouve que les Chinois ne sont pas aussi opposés qu’on le croyait à des innovations utiles.

Trois jours après la prise d’Amoy, la ville fut évacuée par les Anglais, qui allaient voler vers d’autres conquêtes ; il eût fallu y établir une forte garnison, et on allait avoir besoin de toutes les troupes de débarquement. Un détachement de quatre cents hommes fut cependant laissé sur la petite île de Ko-long-so, qui, située à très peu de distance des murailles de la ville, la domine et ferme le port. Quelques canons placés sur une hauteur parurent suffire pour tenir en respect les pacifiques habitans d’Amoy. L’île de Ko-long-so est très bien cultivée, comme toute la terre qui, en Chine, est susceptible de culture ; elle a un mille et demi ou deux milles de longueur, sur une largeur d’environ un mille. Les Anglais trouvèrent à se loger confortablement dans les maisons d’un village abandonné par les habitans.

À Amoy, à Ko-long-so, comme partout où avaient pénétré les troupes anglaises, le pillage le plus affreux eut lieu, sans qu’on puisse dire cependant que les conquérans y aient pris une part active. À peine les mandarins s’étaient-ils retirés, que la populace, organisée en bandes de pillards, s’était répandue dans toute la ville, et, quand les Anglais y entrèrent, ils trouvèrent déjà les Chinois à l’œuvre ; la présence des Européens sembla à peine les arrêter. On assure qu’au moment même où les soldats anglais entraient dans la ville d’Amoy, ils virent une grande quantité d’habitans qui s’enfuyaient chargés de lourdes bûches. On sut après que ces bûches creusées contenaient le trésor public. Si le fait est vrai, il prouverait que les Anglais ne montrèrent pas dans cette occasion la perspicacité qui les distingue ordinairement.

Amoy est une ville importante. « Un quai de près de deux milles de longueur, dit M. de Rosamel, d’où partent de belles chaussées en pierre de taille pour faciliter le débarquement à mer basse, était bordé de mille jonques de toutes grandeurs. Sur l’île de Ko-long-so, au moment de l’occupation, de nombreuses constructions maritimes étaient en activité. Une idée grossière de bassin de carénage avait même été mise à exécution, et une jonque de trois à quatre cents tonneaux y était en réparation. La rade est vaste et aussi sûre qu’on peut le désirer ; les plus gros vaisseaux pourraient mouiller dans les nombreux bras de mer qui séparent les îles. » Amoy était naguère l’entrepôt d’un très grand commerce ; c’était aussi l’arsenal maritime de la Chine. On comptait beaucoup sur le retentissement que la prise de cette place aurait à Pékin ; on espérait que la résistance de l’empereur en serait ébranlée. Malheureusement l’évacuation de la ville donna lieu aux autorités chinoises de tromper encore une fois le cabinet de Pékin ; cette évacuation toute volontaire, car pendant trois jour les Anglais s’étaient promenés paisiblement dans les rues d’Amoy, produisit un très mauvais effet. Les mandarins revinrent aussitôt que l’ennemi fut parti, et ils se vantèrent hautement auprès de leur gouvernement d’avoir délivré Amoy par la force des armes, à la suite d’un grand carnage des barbares.

En quittant Amoy, l’expédition se dirigea aussitôt vers Chusan, qui fut reprise le 1er septembre, et la ville de Ting-hae fut de nouveau occupée par une garnison anglaise. Pendant l’année qui avait séparé les deux occupations, les Chinois avaient fait à Ting-hae de grands préparatifs de défense ; des canons fondus à Ning-po y avaient été envoyés. Mais tout cela fut inutile ; le débarquement des troupes étrangères mit bientôt fin à une résistance que les Anglais prétendent avoir été beaucoup plus opiniâtre que celle qu’ils avaient éprouvée jusque-là. Un officier porte-drapeau et cinq soldats anglais furent tués dans cette affaire ; malgré leur retraite précipitée, les Chinois laissèrent quatre à cinq cents hommes sur le terrain. Le mandarin supérieur s’était enfui la veille de l’action, laissant ses soldats sans chef. Il avait cependant écrit à Pékin qu’il y enverrait un matelas fait de peaux d’Anglais. Il paraît qu’après l’évacuation des Anglais en 1840, les nombreux cadavres des soldats qui avaient été victimes du climat et de la mauvaise nourriture furent déterrés ; et que leurs ossemens furent envoyés comme trophées dans l’intérieur de la Chine.

Peut-être trouverez-vous extraordinaire, monsieur, que les chefs de l’expédition anglaise aient porté de nouveau leurs armes vers Chusan, et qu’ils aient laissé une nouvelle garnison sur cette terre qui, l’année précédente, avait servi de tombeau à un si grand nombre de leurs compatriotes. Mais cette opération me semble avoir été dictée par les circonstances. L’archipel de Chusan est le dernier point, en remontant la côte de Chine, où les Anglais puissent s’arrêter. C’est là qu’ils devront établir le dépôt des forces qui auront à agir contre la province de Pechili. Je vous ai déjà parlé des avantages commerciaux de la situation ; dans les circonstances où se trouvait l’expédition, les avantages militaires de l’île offraient une bien autre importance. On était persuadé, d’ailleurs, que l’effrayante mortalité de l’année précédente devait être attribuée plutôt à la mauvaise qualité des alimens qu’à l’influence du climat, et on s’était prémuni contre cette éventualité. L’armée anglaise trouva à Chusan de grands approvisionnemens de riz, comme si les Chinois les eussent préparés pour elle. Ces grains furent vendus à la population chinoise et servirent de monnaie courante pour acheter les provisions dont l’armée avait besoin. Toutes les armes qui furent trouvées dans les magasins du gouvernement furent détruites, à l’exception de vingt ou vingt-cinq canons de bronze, qu’on embarqua sur les navires de l’expédition.

Le 5 septembre, la plus grande partie des navires anglais quitta l’île de Chusan, et, traversant le bras de mer qui la sépare du continent, elle se dirigea vers l’embouchure de la rivière sur laquelle est située la ville de Ning-po. Peu d’heures après, la corvette la Danaïde était sur leurs traces. Un peu avant la nuit qui suivit ce jour, elle était en vue de l’escadre anglaise mouillée près de l’île Tseih-tsge-ma. En contournant une pointe auprès de laquelle un bateau à vapeur de 200 chevaux venait de passer, la Danaïde toucha sur une roche à laquelle elle resta quelque temps attachée. Ceci se passait à la vue de l’escadre anglaise, et l’amiral, qui avait à sa disposition quatre bateaux à vapeur, ne fit pas la moindre offre de service ; il resta spectateur impassible, mais non indifférent sans doute, des efforts que fit la Danaïde pour sortir de ce mauvais pas. Au bout d’une demi-heure, ce navire, qui, sous le commandement de M. de Rosamel, a déjà rendu de si importans services, avait triomphé de l’obstacle, et poursuivait sa route. Quelques mois plus tard, M. Cécile, commandant la frégate française l’Érigone, se vengeait noblement de cet acte très peu amical, et, je l’avoue, peu conforme au caractère de la marine britannique, en envoyant ses embarcations au secours du bateau à vapeur anglais la Méduse, échoué sur un banc de sable dans la baie de Manille. Je ne vous ai raconté, monsieur, le fait qui précède que pour vous montrer combien il répugne aux chefs de l’expédition anglaise d’avoir des témoins des difficultés que rencontre la grande entreprise à laquelle ils se sont dévoués, et des faciles triomphes de leurs armes.

Le 9, la division anglaise était réunie et prête pour l’attaque. La ville de Chin-hae, située à l’embouchure de la rivière de Ta-hea, qui, à douze milles plus haut, baigne les murs de Ning-po, était le but désigné cette fois aux armes anglaises. Au bout de quelques heures, elle était prise presque sans résistance. Là, comme dans l’attaque de toutes les fortifications chinoises qui ont cédé à la supériorité de la tactique européenne, quelques centaines de soldats, en contournant des positions dont le front était pour ainsi dire inexpugnable, et en prenant les défenses par derrière, rendirent toute résistance impossible. À onze heures, les Anglais étaient maîtres de toutes les hauteurs qui, de la rive opposée, commandent la ville. Les Chinois n’avaient pas pensé à détruire un pont placé sur un premier bras de la rivière.

Voici un trait de philanthropie chinoise que je vous laisse, monsieur, le soin d’apprécier. Une compagnie de soldats anglais allait entrer dans un fort, quand un Chinois se plaça devant eux et chercha par ses signes à les arrêter. Ces démonstrations retinrent en effet la troupe un instant, et, au moment où elle se remettait en marche, une mine, qui eût pu lui être fatale si les soldats eussent été un peu plus avancés, fit explosion. L’intention du Chinois était-elle d’arrêter les Anglais le temps nécessaire pour que la mine n’éclatât pas trop tard ? C’est ce que je ne chercherai pas à expliquer.

À deux heures, les troupes de débarquement pénétraient de toutes parts dans la ville de Chin-hae, escaladant les murailles au moyen d’échelles. Les portes étaient encombrées de sacs remplis d’herbe. On trouva toutes les maisons fermées et la populace se livrant au pillage. Les mandarins avaient disparu.

« Chin-hae, dit M. de Rosamel, défendue par une garnison de quinze cents hommes, avec des ressources de fortification immenses et des accidens de terrain on ne peut plus avantageux, prise en quelques heures par douze ou quatorze cents hommes au plus, a dû porter une atteinte terrible à la croyance populaire en Chine de l’invincibilité des troupes de l’empire céleste. Rien ne peut se comparer, ajoute M. de Rosamel, à la lâcheté des Chinois. Ces hommes montraient tant de bassesse et de vile soumission, ils étaient si rampans et si plats dans leur défaite, qu’ils ne faisaient pas pitié, ils dégoûtaient et donnaient envie de repousser du pied leurs importunes salutations. »

Le premier mandarin de Chin-hae s’était enfui dès le commencement de l’attaque. Le soir du même jour, il s’empoisonnait à Ning-po. Du reste, on a vu, à la suite de presque toutes les actions qui ont eu lieu, de nombreux suicides. À Amoy, le commandant en chef se noya, dit-on, sous les yeux des Anglais, en s’avançant froidement dans la mer jusqu’à ce qu’il perdît pied et disparût. Voici comment le lieutenant-général de la province de Chee-kiang rend compte à l’empereur de la mort de ce fonctionnaire : « Après avoir, dit-il, conduit les troupes de l’empire depuis huit heures jusqu’à cinq heures, voyant que les hauteurs de Chaou-pa-ou et de Kin-ke étaient tombées au pouvoir de l’ennemi et que la ville était perdue, Yu-keen, pensant qu’il ne pouvait plus rien faire pour son pays, s’avança jusqu’au bord de l’eau ; il tourna ses regards vers la porte céleste, et, courbant la tête devant la majesté de l’empereur, il s’élança dans la mer, mourant victime du sentiment invariable de son devoir. » Cette mort ne vous touche-t-elle pas, monsieur, et n’y a-t-il pas quelque chose d’éminemment noble dans cette loyauté qui, à cette heure suprême, n’abandonne pas le sujet de l’empereur, et dans cette résolution de ne pas survivre au déshonneur de sa défaite ? À Chin-hae, des soldats, en s’enfuyant, se coupaient la gorge, se noyaient ou se précipitaient des hauteurs. D’où vient donc que ce courage qui leur fait affronter une mort volontaire ne les pousse pas à opposer à l’ennemi une résistance plus énergique ? Ce fait s’explique, je le crois, par le découragement qu’ils éprouvent en voyant que leurs moyens de défense, sur lesquels ils fondaient tant d’espérance, sont si faibles en comparaison des moyens d’attaque de leurs ennemis. Ils sentent que toute résistance est inutile, et leurs habitudes de paix, la douceur naturelle de leurs mœurs, les rendent d’ailleurs peu susceptibles même du sentiment si naturel et si énergique qu’inspirent la vengeance et le désespoir.

On trouva à Chin-hae une fonderie de canons. J’ai déjà dit que les nouveaux canons chinois sont fondus en imitation des canons européens, seulement l’ame des canons n’est pas forée ; la fonte laisse le canon déjà creusé ; l’ame est ensuite polie avec une espèce d’écouvillon en acier garni de fortes pointes comme une râpe.

L’armée anglaise passa trois jours à détruire l’approvisionnement considérable de poudre, de fusils à mèche, d’arcs, de sabres, de lances et d’armes de toute espèce que contenaient les arsenaux de Chin-hae ; cette précaution, au moment où l’armée allait remonter vers Ning-po, était sage. On ne voulait pas laisser au pouvoir d’une immense population un dépôt d’armes avec lesquelles elle aurait pu inquiéter les derrières de l’armée expéditionnaire. Mais les autorités de Ning-po profitèrent de ce délai pour enlever le trésor public, et les habitans pour mettre à l’abri leurs effets les plus précieux.

Le plus grand désordre régna à Chin-hae après la prise de la ville. Dans une ville aussi étendue, une poignée d’hommes occupés à choisir des positions et à garnir des postes, ne pouvait établir même la plus légère discipline. Il ne faut donc pas, je le répète, rendre les Anglais responsables de tous les excès qui se commirent ; ils étaient, d’ailleurs, intéressés à en atténuer les conséquences autant que cela leur était possible. Du reste, une occupation militaire en Chine doit toujours entraîner les mêmes désordres. Le peuple chinois, habitué depuis tant de siècles à ne pas penser par lui-même et à voir ses destinées exclusivement confiées au contrôle sacré de son gouvernement, n’a plus de vie active aussitôt qu’il est abandonné à sa propre volonté. Il n’y a pas là de corps social capable d’organiser une défense des intérêts individuels. Quand le gouvernement disparaît, toute idée d’ordre disparaît avec lui. Les Anglais trouveraient difficilement, même dans la classe la plus opulente et la plus intéressée au maintien de l’ordre, les moyens d’organiser une police ; tous les hommes riches ou influens se cachent, et la terreur que leur inspirent les châtimens qui les attendraient s’ils paraissaient prendre, même indirectement, la moindre part aux opérations des ennemis du pays, les empêcherait d’accepter d’eux-même un simulacre de fonctions publiques. La crainte de la responsabilité qu’ils encourraient est bien plus forte chez eux que le désir de conserver leurs propriétés ; ils préfèrent naturellement la perte de leur fortune à celle de leur vie. Le gouvernement n’est pas mort pour eux, et ils s’attendent toujours au retour prochain de ces autorités dont la volonté a été depuis si long-temps la seule loi du peuple. Le sentiment de haine contre les barbares, si général dans toutes les classes de la société chinoise, conserve d’ailleurs toute sa force, et les désastres de la guerre ne peuvent que donner plus d’énergie à cette disposition. La canaille, qui n’a rien à perdre et qui partout est l’ennemie naturelle du riche ; se livre donc impunément à tous les excès aussitôt que cesse l’action du gouvernement.

Quelle immense commotion ont dû produire ces évènemens au sein de ces riches provinces naguère si tranquilles, de ces populations livrées tout d’un coup et sans transition, après tant de siècles de paix, à toutes les horreurs d’une guerre cruelle ! Combien ce réveil, après un si long sommeil, n’a-t-il pas dû être terrible ! Chez nous, on est, pour ainsi dire, toujours préparé à la guerre ; c’est une éventualité redoutable, mais dont on s’entretient journellement et dont la nation tout entière s’occupe. En Chine, et surtout dans les provinces éloignées du contact européen, où la plus grande partie de la population ignorait même qu’il y eût d’autres nations en dehors de l’empire céleste, l’agression anglaise dut renverser toutes les idées ; elle dut paraître à ces pauvres gens comme un bouleversement du globe.

Le 13 septembre, Ning-po avait été pris sans coup férir. Cette ville, de deux à trois cent mille ames, s’ouvrit sans résistance devant un détachement de mille à douze cents hommes. Les Anglais entrèrent à Ning-po comme dans une ville morte ; toutes les maisons étaient fermées ; seulement, sur la plupart des portes on lisait ces mots : Habitans paisibles. C’était une espèce de charme au moyen duquel on espérait soustraire la propriété à la dévastation.

Presque sans s’arrêter à Ning-po, l’amiral remonta, avec quelques bateaux à vapeur, la rivière de Ta-hea ; à environ quarante milles de Ning-po, on trouva la ville de Yu-haou, où on fut arrêté par un pont de pierre. C’était là un obstacle facile à vaincre, mais l’eau commençait à devenir trop basse, même pour les bateaux plats, et on rebroussa chemin. On ne trouva rien à Yu-haou, si ce n’est, comme à Ning-po, des rues sans autres habitans qu’un peuple tremblant et à genoux. Yu-haou est une ville de quarante à cinquante mille ames. Pendant tout le trajet de la petite escadre de Ning-po à Yu-haou, on put remarquer que les populations chinoises descendaient des collines et s’avançaient jusqu’au bord du fleuve pour voir passer les barbares et les bateaux de feu.

On prétend qu’au retour des chefs de l’expédition à Chin-hae, plusieurs marchands vinrent les trouver et leur offrirent d’ouvrir leurs maisons et leurs magasins, s’ils voulaient leur promettre de les protéger contre les terribles chances de la rentrée des mandarins. J’ai peine à croire, je l’avoue, que cette proposition ait été faite ; elle me surprendrait moins à Canton que dans une ville de l’intérieur de la Chine. Dans tous les cas, l’offre des marchands chinois fut sans doute repoussée, car le commerce demeura interrompu. On prétend encore, car le plus grand secret fut gardé par le plénipotentiaire et par les chefs militaires, qu’une rançon de 20 millions de piastres (environ 125 millions de francs) fut demandée pour évacuer la ville de Ning-po. Chin-hae devait rester au pouvoir des Anglais. Cette demande, si elle fut effectivement faite, resta sans résultat.

Tels furent, monsieur, les fruits de cette campagne de six semaines ; Amoy, Chusan, Chin-hae, Nin-po, tombèrent au pouvoir des Anglais. Ces conquêtes ne coûtèrent pas plus de vingt hommes à l’Angleterre, tandis que la perte des Chinois s’éleva environ à trois mille hommes. Déjà cependant la mousson de nord-est commençait à souffler avec violence sur toute la côte, et l’armée anglaise, divisée en plusieurs corps, dut prendre ses quartiers d’hiver dans ses nouvelles conquêtes. Les positions gardées par les divers corps d’occupation sont encore celles où ils sont retenus au moment où nous écrivons. Cependant il est probable que, vers le mois d’avril, de nouveaux mouvemens auront lieu, et qu’on ouvrira une nouvelle campagne avec des ressources plus considérables en hommes et en navires.

Pendant que l’expédition anglaise se promenait sur la côte de Chine, arborant son pavillon vainqueur sur tous les points qu’elle jugeait à propos d’attaquer, les choses en étaient toujours, dans la rivière de Canton, au point où nous les avons laissées. La trève durait encore, mais la lettre en était pour ainsi dire perdue ; on ne l’observait ni de part ni d’autre. Les Chinois relevaient activement leurs fortifications, concentraient de nouvelles troupes dans la province, et se préparaient évidemment pour l’attaque, ou du moins pour une défense énergique ; leurs efforts semblaient annoncer une plus grande expérience des choses de la guerre ; on supposait même qu’ils recevaient des leçons d’ingénieurs européens ; on nommait ces nouveaux auxiliaires, qui n’existaient, suivant moi, que dans l’imagination des journalistes. À la date des dernières nouvelles reçues de Canton, les diverses passes de la rivière étaient obstruées de manière à en rendre le passage difficile même pour les bateaux à vapeur, et tout faisait croire qu’une nouvelle attaque, si elle avait lieu, coûterait à l’Angleterre beaucoup plus d’hommes que celles de l’année précédente. Mais, ce qui étonnerait les personnes qui ne connaîtraient pas les détails secrets de cette guerre singulière, c’est la longanimité avec laquelle les Anglais ont laissé tous ces travaux s’achever presque sous leurs yeux. En vain la presse prenait-elle soin de signaler au plénipotentiaire, qui était revenu à Hong-kong, et au commandant des forces navales dans la rivière de Canton, les dispositions prises par les autorités chinoises : la division anglaise ne bougea pas, et les Chinois purent compléter leur œuvre sans qu’une seule démonstration de l’ennemi vînt les inquiéter. Cependant on était en guerre dans la rivière de Canton ; chaque jour les navires anglais arrêtaient quelques jonques chinoises, qui étaient menées à Hong-kong et y étaient vendues au profit des capteurs, et, tandis que ces choses se passaient, le commerce continuait toujours, les navires de commerce anglais traversaient tous les jours le Bocca-Tigris, et allaient à Whampoa, décharger leurs cargaisons et en prendre de nouvelles ; comme si on eût été en pleine paix. Souvent la jonque chinoise prisonnière qu’on conduisait à Hong-kong passait auprès du trois-mâts anglais qui allait solliciter des autorités de Canton la permission d’y échanger ses marchandises d’Europe contre les produits de l’empire céleste. Cette situation dure depuis plus de six mois sans que le gouvernement chinois ait fait la moindre remontrance contre une violation aussi flagrante des clauses de la convention conclue par M. Elliot au mois de mai 1841. N’est-ce pas là, monsieur, un singulier spectacle ? On verrait volontiers, dans cette tolérance peu désintéressée d’ailleurs des Anglais, le dessein arrêté de laisser la rivière de Canton tout-à-fait en dehors des opérations militaires ; mais alors que devient l’esprit de cette fameuse proclamation de sir H. Pottinger, dans laquelle il annonçait solennellement qu’aucune considération commerciale ne l’arrêterait dans l’exécution des mesures énergiques qu’il serait appelé à prendre ? C’était évidemment une menace adressée au commerce anglais à Canton, car c’était là seulement que les relations commerciales étaient ouvertes ; et d’ailleurs, si on voulait laisser libre le grand entrepôt du commerce étranger, pourquoi cette saisie journalière de pauvres jonques chinoises ? On avait déclaré, et c’était la base de la politique qu’on s’était sagement proposé de suivre, qu’on ne faisait la guerre qu’au gouvernement, et qu’on respecterait la propriété particulière, et cependant on permettait au gouvernement chinois de prélever sur le commerce étranger des droits d’entrée et de sortie très élevés ; on lui donnait ainsi le moyen de réparer ses pertes et de se créer des ressources pour l’avenir, tandis qu’on saisissait au passage les navires marchands qui, sur la foi des traités et trompés par l’attitude pacifique de l’ennemi, tombaient dans le piége qu’on leur tendait. N’était-ce pas là une espèce de guet-apens, et une semblable manière de faire la guerre est-elle digne d’une grande nation ? L’honneur anglais sortait-il plus pur de cette nouvelle épreuve que lorsqu’il était confié aux soins de l’honorable M. Elliot ? Nous retrouvons dans la situation actuelle tous les traits qui nous ont déjà frappés dans le récit des évènemens de l’année dernière ; seulement je préférais la position telle que M. Elliot l’avait faite à celle que je viens de retracer. Remarquez encore que la saisie des jonques chinoises a lieu sans que la rivière de Canton soit déclarée en état de blocus, sans qu’il y ait eu, à cet effet, communication écrite ou verbale entre les autorités chinoises et les autorités anglaises ; tout cela s’est fait comme d’un commun accord. À peine les navires anglais s’étaient-ils retirés des eaux intérieures de la rivière de Canton, que les Chinois, comme je l’ai dit, sous prétexte de l’occupation d’Hong-Kong par les Anglais, préparaient de nouveau leurs moyens de défense ; et c’est pour punir le gouvernement chinois de cette violation apparente des clauses de la convention de mai, que les Anglais s’emparent des navires de pauvres marchands qui ignorent complètement les lois cruelles de la guerre. C’est là, à mon avis, une mauvaise politique, et dont M. Elliot avait eu au moins le bonheur de prévoir les funestes conséquences.

Nous sommes obligés de nous arrêter ici, monsieur ; nous sommes arrivés au terme de ce qui est connu jusqu’à présent des détails de cette grave question. Nous reprendrons le cours des évènemens à mesure qu’ils se développeront. Trois ans se sont déjà écoulés depuis que la lutte entre les deux plus puissantes fractions de l’Orient et de l’Occident a commencé, lutte pendant laquelle chacune des deux parties belligérantes a fait les plus grands sacrifices. Quelles en ont été jusqu’ici les conséquences ?

En 1839, le combat s’engage ; mais les Chinois surprennent les Anglais au milieu de leur sécurité. Une valeur de 70 millions de francs de propriété anglaise est saisie par Lin ; la rivière de Canton est bloquée par les Anglais ; on peut évaluer en outre à plus de 50 millions les pertes éprouvées par le commerce anglais dans le cours de cette année. Quelques escarmouches ont lieu qui ne produisent aucun résultat.

En 1840, l’Angleterre envoie une expédition en Chine. Le troisième blocus de la rivière de Canton est déclaré ; les troupes anglaises s’emparent de Chusan, remontent jusqu’à l’embouchure du Pei-ho, en sont éloignées par l’habileté des diplomates chinois et reviennent à Canton. Sept à huit cents soldats anglais périssent victimes du climat et de la mauvaise administration qui a présidé aux approvisionnemens de l’armée ; le commerce anglais voit se renouveler ses pertes de l’année précédente ; le commerce de Bombay, celui de l’Inde entière, commencent à ressentir le contre-coup de la crise de Canton.

En 1841, des négociations s’ouvrent au Bocca-Tigris ; un traité préliminaire est signé et désapprouvé hautement par les deux gouvernemens respectifs. Les forts qui défendaient l’entrée de la rivière tombent tour à tour au pouvoir des Anglais. Une trève a lieu, pendant laquelle on se prépare de part et d’autre à des hostilités qui deviennent chaque jour plus imminentes. Les Chinois, qui ont toutes leurs ressources pour ainsi dire sous la main, sont plus tôt prêts que les Anglais. Ils rompent l’armistice. Le pavillon britannique flotte bientôt sur toutes les défenses extérieures de la ville de Canton, qui paie une rançon de 36 millions de francs, rançon qui n’entre même pas dans le trésor de l’Angleterre ; car la somme, sauf quelques déductions, est partagée plus tard entre les troupes de terre et de mer qui ont assisté à cette affaire. Une nouvelle convention est conclue ; les navires de guerre anglais se retirent en dehors de Bocca-Tigris, et un commerce tout-à-fait désavantageux pour l’Angleterre recommence. M. Elliot est remplacé au mois d’août par sir H. Pottinger. Une deuxième expédition est dirigée sur la côte de Chine ; Amoy, Chusan, Chin-hae et Ning-po cèdent à la supériorité des troupes anglaises, qui, en se divisant pour les occuper, se ferment pour le moment la voie à d’autres conquêtes. Le mouvement commercial de Canton, qui s’élevait en 1837 à 400 millions, se trouve réduit de moitié. Le découragement s’empare plus que jamais de la communauté anglaise. Dix fois, dans le cours de cette année, l’exigence de leurs relations, la nécessité, ramènent les négocians à Canton, dix fois une terreur panique les en chasse. Les graves évènemens qui se passent dans le nord de l’Inde signalent encore la fin de l’année 1841 ; la puissance anglaise n’en est pas ébranlée peut-être, mais la sécurité publique s’alarme ; le malaise se fait sentir jusqu’en Angleterre, l’industrie est réduite aux abois ; le gouvernement anglais se voit obligé d’adopter en temps de paix des mesures financières qu’une guerre européenne seule a pu jusqu’ici rendre nécessaires, et auxquelles la nation se soumet presque sans murmure, tant est grand le sentiment du danger commun, tant est profonde la souffrance publique.

Telle est, monsieur, la situation des affaires anglaises en Chine. L’année 1842 sera-t-elle plus fertile en résultats que les trois années qui viennent de s’écouler ? Indubitablement les évènemens de l’Inde auront pour effet de paralyser en partie les efforts que l’Angleterre devait concentrer sur la Chine, et il lui sera peut-être difficile de réunir un nombre de troupes qui lui permette d’opérer les grands mouvemens qu’elle préparait pour la prochaine mousson du sud-ouest. On assure cependant que des armemens considérables ont eu lieu en Angleterre, et qu’indépendamment des équipages des navires de guerre, l’armée expéditionnaire destinée à agir cette année contre la Chine s’élèvera au moins à dix mille hommes.

Permettez-moi à présent, monsieur, de chercher à lire dans l’avenir de la grande question qui nous occupe. C’est une tâche difficile que je vais entreprendre, et peut-être l’avenir démentira-t-il mes prévisions, car elles ne seront basées que sur l’opinion que je me suis formée des hommes et des choses de la Chine, et, je crois vous l’avoir déjà dit, il n’y a personne au monde qui puisse dire avec certitude quel sera le dénouement. Chacun d’ailleurs voit les choses à sa manière, et je craindrais à peine d’être démenti en disant que, même parmi les hommes qui tiennent entre leurs mains les fils de cette grande affaire, il n’en est peut-être pas un seul qui n’ait déjà changé plus d’une fois d’opinion sur le principe, la conduite et le résultat probable de la guerre que l’Angleterre fait à la Chine.

Une chose doit vous paraître prouvée jusqu’à l’évidence, c’est que la question aujourd’hui n’est plus pour l’Angleterre ce qu’elle semblait être en 1839. L’Angleterre, je l’ai dit, veut maintenant ouvrir les immenses marchés de la Chine à son commerce et à son industrie. Je vous ai déjà parlé de la situation critique dans laquelle se trouve la nation anglaise. L’ancien monde lui échappe graduellement, et avec lui les élémens de sa prospérité factice. C’est à son immense commerce qu’elle doit d’avoir pu jusqu’ici payer les intérêts de son énorme dette et les lourdes charges de son administration. Nous avons vu comment, depuis 1815, toutes les nations européennes ont cherché à se suffire à elles-mêmes et à se délivrer de l’espèce de monopole dont l’Angleterre s’était emparée. Chaque jour se forme une industrie rivale de l’industrie anglaise, et chaque jour un nouveau tarif hostile aux intérêts anglais vient exciter l’indignation de la presse britannique et alarmer les hommes politiques sur le sort futur de la classe industrielle. Les causes de cette situation sont-elles passagères ? est-ce là une de ces crises que le commerce anglais a traversées périodiquement depuis vingt-cinq ans ? Si on pénètre par la réflexion au fond des choses, on sera tenté de croire que le mal est organique, qu’il prend sa source dans la constitution même du pays, et qu’il en détruira dans un espace de temps plus ou moins long les parties vitales, à moins que la providence de la nation ou la sagesse du gouvernement anglais ne le combatte bientôt par un remède violent, mais nécessaire.

Or, quel peut être ce remède ? L’Angleterre peut-elle diminuer ses dépenses ? Y a-t-il dans son budget un superflu qu’elle puisse retrancher ? Lui est-il possible de remplacer la somme énorme que lui rapportent ses douanes par une taxe plus directe sur la nation ? Ces fortunes immenses, amassées sur tous les points du globe, sources jusqu’ici inépuisables de la fortune publique, ne sont-elles pas nécessaires à son existence ? Enfin, trouverait-elle le moyen d’employer l’énergique activité de la classe industrielle, de la diriger dans d’autres voies que celles qui l’ont alimentée jusqu’ici ? Je crois qu’on peut répondre négativement à toutes ces questions ; non, l’Angleterre ne peut pas s’arrêter, elle peut encore moins rétrograder. Il faut qu’elle avance ; sa marche est comme celle de ces nuages de sauterelles qui, après avoir consommé toute la verdure d’un champ, vont porter la dévastation sur une terre plus éloignée, jusqu’à ce qu’un vent violent les disperse, avec cette différence que le passage du commerce et de l’industrie de l’Angleterre enrichit, au lieu de les ruiner, toutes les terres qu’ils soumettent à leur joug. Ce sont les capitaux de l’Angleterre qui bâtissent comme par enchantement des villes considérables, qui fertilisent des terres jusque-là incultes, qui créent d’immenses centres de production et de consommation là où elle n’avait trouvé naguère que des peuplades sauvages. Il faut le dire, l’Angleterre, poussée par la force irrésistible de sa destinée, a plus fait pour la civilisation du monde que toutes les nations conquérantes qui l’ont précédée ; partout où elle va, elle porte avec elle sa persévérante industrie, elle instruit les peuples, les fait sortir, involontairement peut-être, de l’ornière de la routine et des vieux préjugés. Elle fait payer cher ses leçons, il est vrai, elle trouve son salaire dans les bénéfices que son commerce prélève sur les marchés qu’elle exploite ; mais, tôt ou tard, ces leçons portent leurs fruits, et les nations apprennent par son exemple le grand art de se suffire à elles-mêmes.

C’est ce qui est constamment arrivé depuis cinquante ans. On peut dire que c’est en exploitant le monde que l’Angleterre s’est placée à la tête des nations ; mais, dans l’accomplissement de cette grande œuvre, chaque succès obtenu n’a-t-il pas été une ressource qu’elle épuisait ? Aujourd’hui, elle est arrivée à l’apogée de sa grandeur, elle peut s’étendre encore ; cependant, croyez-moi, elle ne deviendra pas plus forte. Si elle règne encore par le prestige qu’elle exerce sur les autres nations, avant qu’il soit long-temps, ce prestige se dissipera : d’autres grands intérêts nationaux se forment à l’entour d’elle et la menacent, et plus son action sur le monde est aujourd’hui puissante, plus la réaction du monde contre elle deviendra redoutable. Mais la décadence de l’Angleterre causera une immense perturbation dont les conséquences sont incalculables ; c’est chez elle qu’est le cœur du crédit du monde, et le monde sera déchiré, la société tout entière sera bouleversée, quand cessera le règne moral de l’Angleterre.

Que peut donc faire l’Angleterre pour sortir de cette situation ? Il faut ou qu’elle trouve un nouveau monde à exploiter, ou que, par une de ces grandes combinaisons politiques qu’elle a su jusqu’ici si habilement amener, elle ferme encore une fois aux nations rivales les grandes voies commerciales où elle ne marche plus seule, en un mot, il faut que la guerre lui rende ce que la paix lui a enlevé : c’est là une terrible alternative, mais c’est la seule qui lui reste, elle n’a pas d’autre chance de salut. L’Angleterre recule devant les chances de la guerre ; sa situation financière l’alarme, les grandes questions intérieures dont le développement inquiète le gouvernement l’arrêtent, les alliances dans lesquelles elle est maladroitement entrée sont loin de la rassurer, elle ne compte sur les sympathies de personne, enfin elle a besoin de toutes ses forces pour consolider son empire de l’Inde, qui, après un siècle à peine d’existence, commence à s’ébranler, et, quoiqu’elle sente bien que la paix la tue, elle ne se sent cependant pas en état de faire la guerre. C’est là une situation qui, à mon avis, n’est pas bien comprise en France. On cherche à raviver tous nos vieux préjugés nationaux, on signale l’Angleterre comme notre ennemie naturelle, notre ennemie inévitable ; mais on oublie que depuis trente ans la face du monde a bien changé. La situation de l’Angleterre n’est plus ce qu’elle était quand ses armées envahissaient notre territoire ; les intérêts ne sont plus les mêmes ; ce tiers de siècle a plus fait pour développer les élémens d’une révolution générale que les trois siècle qui l’avaient précédé. Cette révolution s’accomplit surtout au profit de la France. Pourquoi chercherions-nous follement à en contrarier la marche, tandis que nous devrions nous efforcer, au contraire, de donner à ses effets tout le développement dont ils sont susceptibles ? Je le sais, tout cri de haine contre l’Angleterre trouve de l’écho en France, parce que les blessures que nous avons reçues dans nos luttes avec cette nation rivale sont encore saignantes. Les hommes à imagination ardente désirent faire une nouvelle épreuve de nos forces, parce qu’ils espèrent laver par un succès nos affronts de 1814 et de 1815. J’irai plus loin, je dirai comme les avocats d’une politique hostile : Feuilletez successivement toutes les pages de notre histoire, et vous verrez que, dans presque toutes nos guerres, l’Angleterre a été notre ennemie ouvertement ou indirectement ; mais c’est parce que partout l’Angleterre trouvait la France sur sa route, parce que partout nous étions un obstacle à l’accomplissement de sa destinée. Aujourd’hui que l’Angleterre ne peut plus regarder chez elle et autour d’elle sans s’alarmer, quand l’orage s’amasse sur sa tête, quand son horizon politique se charge de nuages menaçans, quand sa destinée est arrivée à une crise, n’agirions-nous pas follement en lui donnant nous-mêmes le plus sûr moyen de la conjurer ? Quand elle se débat dans les embrassemens d’une alliance qui ne l’étreint aujourd’hui que pour mieux l’étouffer demain, pourquoi lui offririons-nous la seule chance qu’il y ait aujourd’hui pour elle de s’en affranchir et de ressaisir l’empire du monde qui lui échappe, chance terrible qu’elle n’entrevoit elle-même encore qu’en frémissant, et que chaque année de paix rend plus hasardeuse pour elle ? Laissons faire la paix, elle nous servira bien mieux que la guerre. Surtout n’envions pas à l’Angleterre sa brillante situation ; celle de la France présente bien plus de sécurité pour l’avenir. Profitons de l’expérience de nos rivaux, attachons-nous à développer les ressources industrielles et commerciales de notre pays, car elles nous offrent un sûr moyen d’augmenter notre puissance matérielle ; restons chez nous, et surtout restons ce que nous sommes : nous ne pourrions que perdre à un changement. Je n’ai parlé jusqu’ici de la guerre que dans ses résultats pour l’Angleterre. Je ne répéterai pas tout ce qu’on a dit dans ces dernières années des conséquences probables d’une guerre européenne pour la France ; je dirai seulement que, dans mon opinion, nous n’aurions que très peu à gagner à une guerre dans laquelle nous serions vainqueurs, et que nous aurions tout à y perdre si nous étions vaincus.

L’Angleterre recule donc devant ce terrible remède au mal qui la dévore, la guerre européenne, et dès-lors sa marche est toute tracée ; elle suit la ligne qu’elle a constamment suivie depuis cinquante ans ; elle cherche de nouveaux débouchés à son commerce. La Chine, avec ses trois cents millions d’hommes, lui offre ses marchés vierges encore : c’est là qu’elle portera tous ses efforts ; elle s’attachera à sa nouvelle proie avec la ténacité du désespoir. On a souvent accusé l’Angleterre d’ambition, on lui reproche ses envahissemens continuels ; mais ce n’est pas par esprit guerrier qu’elle fait toutes ces conquêtes, c’est par esprit commercial : c’est qu’elle y est nécessairement entraînée par l’instinct de sa conservation. Où l’Angleterre porte-t-elle ses armes ? est-ce en Europe ? les nations voisines peuvent-elles craindre pour leur territoire ? leurs libertés sont-elles menacées ? Si on en excepte Gibraltar, a-t-elle cherché à planter son drapeau sur un seul point de cette Europe continentale, au milieu de laquelle elle est pour ainsi dire isolée ? Les îles Ioniennes, Malte, sont, il est vrai, aujourd’hui des possessions anglaises ; mais une puissance dont toute la force est dans son développement maritime pouvait-elle rester tout-à-fait étrangère dans cette Méditerranée, qui est destinée à devenir quelque jour le champ de bataille de l’Europe ? Elle ne pouvait pas non plus laisser entre des mains ennemies toute la route qui sépare son empire d’Europe de son empire de l’Inde ; elle fera plus encore, elle ira plus loin, croyez-le bien ; la nécessité l’entraînera vers l’Égypte, cette terre où couve un volcan qui tôt ou tard ébranlera le monde, car la question de personnes a seule été vidée en 1840. Mehemet-Ali était un obstacle ; il est mort politiquement. Reste la question de territoire, qui est tout aussi menaçante que jamais, et qui ne se résoudra que par une immense commotion. Suivons l’Angleterre en dehors de l’Europe ; voyez-la placer les jalons de sa route d’un bout du monde à l’autre, voyez-la occuper tour à tour toutes les positions avancées du globe : Aden, dans le golfe d’Arabie, à moitié chemin de Suez à Bombay ; le cap de Bonne-Espérance, ce relai si bien placé sur la grande route commerciale de l’Inde ; Sainte-Hélène, l’Île-de-France, autres stations non moins avantageuses ; Singapore, placée à l’entrée de la mer de Chine, établissement fondé il y a vingt ans à peine, comme si l’Angleterre avait pressenti que ce devait être là l’avant-poste de sa conquête commerciale de la Chine ; les Antilles, cet archipel autrefois si riche et qu’elle semble abandonner aujourd’hui, parce qu’il se trouve sur la route d’une partie du globe où elle n’aura bientôt plus rien, tandis que toute son attention, tous ses efforts, se tournent vers l’Inde et vers cet extrême Orient où elle domine encore de toute sa puissance. Je ne parle pas des autres contrées auxquelles le commerce anglais a donné les bienfaits de la civilisation. Les États-Unis, aujourd’hui puissance rivale ; le Canada, qui bientôt prendra sa place parmi les nations indépendantes ; ces républiques de l’Amérique méridionale elles-mêmes qu’elle a aidées dans leur lutte d’émancipation, afin que son pavillon commercial n’eût plus de rival à redouter, et qui sortiront jeunes et vigoureuses de cette fièvre révolutionnaire qui les tourmentera long-temps encore : voilà l’œuvre de l’Angleterre. Tournons les yeux d’un autre côté, nous verrons un empire de cent millions d’ames qu’elle a fondé dans l’Inde, la Nouvelle-Hollande colonisée ; continent isolé et destiné à devenir un jour une grande et belle nation ; la Nouvelle-Zélande, les îles de l’océan Pacifique, arrachées à la barbarie ; les populations de la péninsule malaise prenant graduellement des habitudes de commerce et entraînées dans cette large voie vers la civilisation ; la Chine enfin, ce monde si peu connu et que l’Angleterre tente aussi de faire entrer dans notre grande famille.

N’est-ce pas là, monsieur, un beau spectacle ? et qui mérite mieux le nom de grande nation que celle à qui le monde ne suffira bientôt plus ? Je l’avoue, il m’arrive quelquefois de secouer ces sentimens de jalousie nationale qui naissent pour ainsi dire et croissent avec nous, et de déplorer, comme homme, cette fatalité qui pousse l’Angleterre vers sa ruine. Je me sens tenté de regretter que ses forces ne soient pas égales à cette grande œuvre que la Providence semble lui avoir confiée, et que les moyens dont elle dispose pour l’accomplir soient entachés de ces vices inhérens à toute chose humaine, l’imperfection et l’instabilité. J’espère que vous me pardonnerez cette digression, dans laquelle je suis moins sorti de mon sujet qu’on ne pourrait le penser d’abord. Toutes les questions politiques sont solidaires l’une de l’autre, elles ont entre elles une connexion plus ou moins étroite, et l’affaire anglo-chinoise se rattache à la plus importante, à la plus grave de toutes les questions européennes, la crise commerciale et politique de l’Angleterre.

Je me trouve naturellement ramené aux évènemens qui font le principal sujet de cette correspondance. Je n’ai plus rien à vous dire du passé, et je vous ai promis tout à l’heure de vous dire mon opinion sur l’avenir de cette question. Je ne me dissimule pas toutes les difficultés du travail que j’aborde ; c’est au milieu des ténèbres que je vais chercher la lumière ; je n’aurai pas là de fil d’Ariane pour me guider, et, avant de commencer, j’éprouve le besoin de vous répéter ce que je vous ai déjà dit, que c’est mon opinion seule que je vous donne, et que je suis très loin, en vous soumettant mes idées, de prétendre à l’infaillibilité.

Nous avons vu le peu de progrès que l’Angleterre a faits jusqu’ici en Chine ; la campagne qui va s’ouvrir lui promet-elle des résultats plus heureux ? C’est ce que nous allons d’abord examiner. Vous pensez bien, monsieur, que le gouvernement anglais n’a pas publié ses plans de campagne, et que par conséquent nous allons nous livrer à de simples conjectures.

Les chefs de l’expédition n’ont que deux choses à faire : ou persévérer, si les affaires de l’Inde ne leur ont pas permis de réunir un nombre assez considérable de troupes de débarquement sur la côte de Chine, dans le système qu’ils ont suivi l’année dernière, c’est-à-dire arborer leur pavillon successivement sur toutes les grandes villes du littoral, arrêter les communications maritimes entre les diverses provinces, ruiner le commerce chinois, et enfin imposer de fortes rançons à toutes les villes qui seront en état de les payer ; ou bien ils peuvent opérer un débarquement à l’embouchure du Pei-ho, marcher sur Pékin, et là parler en maîtres au cabinet impérial.

Peut-être est-ce à ce dernier parti que s’arrêtera le plénipotentiaire anglais ; la presse tout entière l’y pousse : à Macao, à Hong-kong, toutes les voix se réunissent pour lui parler de Pékin comme du seul point de la Chine où le succès de sa mission soit certain. Il faut frapper l’empire au cœur, lui dit-on ; tant que vous vous contenterez de renverser des murailles et de rançonner des villes, le gouvernement chinois se rira de vos efforts. Peu lui importent les maux que vous causez à la population ; sa sensibilité politique ne va pas si loin. C’est dans la capitale de l’empire qu’il faut faire voir la puissance anglaise ; vous devez pousser cette politique perfide des Chinois jusque dans ses derniers retranchemens, là enfin où elle ne pourra plus vous échapper. Il y a d’ailleurs dans l’idée d’aller à Pékin quelque chose qui doit flatter l’amour-propre des chefs de l’expédition ; ne sera-ce pas attacher son nom à un des plus grands évènemens de l’histoire moderne ? Le vainqueur de Pékin n’aura-t-il pas des titres à une gloire immortelle ?

Examinons d’abord quels pourraient être les résultats de la prise de Pékin par les Anglais.

Pékin est situé à environ trente ou trente-cinq lieues de la côte ; on y arrive par une rivière dont les eaux sont très basses, et ne permettraient pas aux gros navires de l’expédition de la remonter. Cette rivière est le Pei-ho, dont l’embouchure est par le 39e degré de latitude. Pendant la mousson de sud-ouest, les eaux de la rivière sont plus hautes que pendant celle du nord-est ; mais alors, il est douteux que les bateaux à vapeur puissent remonter le Pei-ho au-dessus de Teen-tsin, à l’endroit où se termine le grand canal en faisant sa jonction avec le fleuve. Arrivée là, l’expédition anglaise serait encore à environ vingt-cinq lieues de la capitale. S’il ne recevait pas des renforts considérables de troupes de débarquement, le général anglais se verrait obligé ou d’abandonner entièrement son entreprise sur Pékin, ou d’évacuer Chusan, Amoy, Chin-hae et Ning-po, et de dégarnir entièrement de troupes la rivière de Canton. On estime qu’il pourrait disposer alors d’une armée d’environ six mille hommes. En continuant d’occuper les points que je viens de nommer, les forces effectives qui auraient à agir contre la capitale de l’empire céleste ne s’élèveraient pas à plus de trois mille hommes.

Je ne connais pas assez le terrain que l’armée anglaise aurait à parcourir, ni les difficultés qu’elle aurait à surmonter, pour pouvoir donner un avis sur les résultats d’une semblable expédition. Que six mille Européens puissent mettre en déroute une armée de cinquante ou soixante mille Tartares, c’est ce que je crois très facilement ; mais on assure que les environs de Pékin peuvent, à dix lieues à la ronde et en quelques heures, être couverts de quatre à cinq pieds d’eau. On prétend qu’au mois de mai les chaleurs sont insupportables dans la province de Pecheli ; que les vapeurs que le soleil fait sortir des immenses rizières qui couvrent le sol de cette province sont pestilentielles ; ce sont là des obstacles et des dangers contre lesquels le courage n’est qu’un auxiliaire impuissant.

J’admets cependant que l’armée anglaise triomphe de toutes les difficultés et qu’elle arrive jusqu’à Pékin sans avoir perdu un seul homme ; il arrivera de deux choses l’une : ou l’empereur et toute sa cour, les grands et les petits mandarins, se seront enfuis en toute hâte de la capitale, emportant le trésor public et tous leurs effets les plus précieux dans l’intérieur, en Tartarie peut-être, et les Anglais ne trouveront plus à Pékin qu’une ville morte, comme à Amoy, comme à Ning-po, une ville qui ne pourra même pas leur payer la rançon qu’ils ont arrachée à Canton, car Canton n’a payé les trente-six millions de francs qu’on lui a demandés que parce que c’était le centre du commerce étranger, parce que les hanistes y avaient réuni des masses énormes de marchandises, et qu’ils proposaient de payer eux-mêmes la rançon. À Ning-po, un des grands entrepôts du commerce chinois, à Amoy, les Anglais n’ont obtenu au contraire que de stériles triomphes. Il en serait probablement de même à Pékin ; ils n’y trouveraient qu’une population tremblante, des amas de maisons livrées au pillage, et pas une autorité à laquelle ils pussent faire connaître les volontés de leur gouvernement. Que feraient-ils dans cette première hypothèse ? Occuperaient-ils militairement cette ville, dont la population s’élève, dit-on, à deux millions d’ames ? Éloignés de leur flotte, obligés de soutenir leurs derrières par des corps détachés, exposés à la réaction presque inévitable que les violences inséparables de la guerre soulèveraient contre eux, est-ce avec six mille hommes, élevons même le chiffre à dix mille, qu’ils contiendraient l’immense population ennemie dont ils seraient entourés, qu’ils tiendraient libres les communications entre l’embouchure du Pei-ho et la capitale, qu’ils assureraient leurs approvisionnemens ?

Quel serait d’ailleurs leur but en restant à Pékin ? Pourraient-ils espérer, par l’occupation de la capitale, faire éclater une révolution dans la province de Pecheli, renverser la dynastie régnante, et placer sur le trône un souverain mieux disposé que Taou-kwang à se prêter à leurs vues ? Mais on a vu déjà l’effet que huit mois de séjour de la garnison anglaise à Amoy et à Ning-po ont produit. La population chinoise est bien loin de s’être rapprochée des barbares ; la haine contre eux existe toujours dans toute sa force, et d’ailleurs, pour obtenir le résultat qu’on se proposerait, il faudrait que l’armée conquérante résidât long-temps, plusieurs années peut-être, dans la province ; et le séjour aussi prolongé d’une armée ennemie est-il possible ? Pense-t-on que le gouvernement chinois resterait spectateur impassible de cette occupation ? Ne chercherait-il pas à remuer les populations, qui s’habitueraient graduellement à voir de près ces redoutables étrangers, et qui perdraient peu à peu de cette terreur qu’ils leur inspirent ? Les moyens ne lui manqueraient pas pour réveiller l’énergie nationale ; les maux que le peuple souffrirait le feraient à la fin sortir de sa stupeur, et on sait combien une nation est forte, fût-elle la Chine, lorsqu’elle est réduite au désespoir.

Mais supposons, chose très improbable, que l’empereur attende l’ennemi de pied ferme, et qu’après avoir vu dissiper les armées qu’il enverrait à la rencontre des barbares, il restât à Pékin pour leur en ouvrir lui-même les portes, ou même qu’effrayé des conséquences que pourraient entraîner des hostilités dirigées contre sa capitale, il annonçât au plénipotentiaire anglais qu’il est prêt à traiter avec lui. Allons plus loin : supposons le plénipotentiaire assis à la même table que l’empereur et lui dictant les clauses d’un traité que celui-ci signerait sans hésiter, et par lequel toutes les satisfactions, tous les avantages commerciaux et politiques que l’Angleterre peut espérer, lui seraient volontairement accordés ; qu’adviendrait-il ? Qui répondrait aux agens anglais de la bonne foi du souverain de l’empire céleste ? Quelles garanties pourraient-ils exiger pour l’avenir ? La cession de quelques points sur la côte ? Mais l’Angleterre les possède déjà, et le pavillon britannique est comme un épouvantail pour les populations. L’escadre anglaise ne pourrait certainement pas prolonger très long-temps son séjour dans la mer de Chine ; d’autres intérêts l’appellent impérieusement ailleurs ; l’Angleterre a besoin de toutes ses forces dans l’Inde, et elle s’affaiblit trop en les divisant. Au bout d’un an, de deux ans peut-être, une simple station resterait sur la côte, et croit-on que, lorsque l’empereur ne serait plus retenu par la crainte des vaisseaux anglais il hésiterait long-temps à renverser tout d’un coup un édifice qui leur aurait coûté tant d’années et tant de sacrifices à construire ? Certes, on connaît assez les Chinois aujourd’hui pour pouvoir au moins penser qu’une signature apposée au bas d’un traité n’arrêterait pas long-temps le cabinet de Pékin. Il faudrait donc envoyer en Chine une seconde, puis une troisième expédition. Mais ici nous nous trouvons jetés dans des hypothèses dont les bases sont si peu certaines, que la prévision a peine à les atteindre.

Nous avons parlé d’un autre moyen d’action que le plénipotentiaire anglais peut encore employer pendant la campagne qui va s’ouvrir. Nous avons dit qu’on pourrait pousser jusqu’au bout les conséquences du système qu’on a suivi jusqu’ici. Ainsi les Anglais, maîtres déjà d’Amoy et de Ning-po, porteraient d’abord leurs armes vers Hang-chou-fou, ville très commerçante et très riche, située par 30° 25′ de latitude, et dont l’accès, difficile par la rivière, est plus facile par un canal qui longe la côte et qui commence à Cha-po. De là l’escadre anglaise remonterait la côte jusqu’à la rivière de Yang-tse-kiang, et les bateaux tirant peu d’eau pourraient arriver, dit-on, jusqu’à Nankin, la capitale de la Chine proprement dite et la ville la plus riche de l’empire[3]. L’Angleterre tiendrait ainsi entre ses mains tout le littoral de la Chine et ruinerait complètement son commerce. Peut-être même l’armée anglaise parviendrait-elle à extorquer aux populations effrayées des grandes villes du littoral quelques sommes d’argent mais ce serait là un avantage tout-à-fait secondaire ce n’est pas pour rançonner des villes que l’Angleterre lutte avec la Chine, elle ne fera pas faire a ses armées et à ses flottes une guerre de flibustiers dont tout le fardeau, d’ailleurs, retomberait sur la population sans frapper le gouvernement ; son but est plus grand et plus noble.

La prise de Nanking placerait, du reste, l’expédition anglaise dans une situation comparativement bonne. La rivière du Yang-tse-kiang, sur laquelle Nanking est située, communique à environ douze lieues au-dessus de cette ville avec le grand canal de la Chine. Le commerce qui entre dans le Yang-tse-kiang, pour de là être transporté jusqu’à la capitale par le canal, est immense, ainsi que celui qui par la même voie sort des provinces du nord pour aller dans le sud ; c’est par là que le sel et le riz, produits par les provinces du sud de l’empire, sont conduits jusqu’à Pékin. Il n’est donc pas douteux que l’occupation du point de jonction par les troupes anglaises ne causât un grand bouleversement dans une partie de l’empire, surtout si les communications du littoral se trouvaient arrêtées par la présence sur la côte d’une escadre ennemie ; mais le mal serait moins grand qu’on ne le pense, car au-dessus de Nanking le canal s’enfonce assez avant dans l’intérieur des terres, où les Anglais pourraient difficilement pénétrer, et le gouvernement chinois a assez d’action sur la population, le travail de l’homme est à assez bon marché, pour qu’on puisse, pendant quelque temps au moins, faire transporter les produits jusqu’à la partie du canal où les Anglais ne sauraient que difficilement atteindre. Ce serait là une immense dépense et un très grand embarras ; mais le gouvernement chinois est capable encore de pareils sacrifices.

Ce serait alors une lutte de patience entre les deux gouvernemens ; dans cette lutte, l’Angleterre se fatiguerait probablement la première, ou, si elle se montrait plus tenace et plus persévérante que la céleste majesté, elle n’obtiendrait que le résultat que nous avons signalé tout à l’heure ; on lui promettrait peut-être beaucoup, mais avec l’intention bien arrêtée de n’accomplir les promesses qu’autant qu’on y serait forcé, c’est-à-dire autant que les forces de l’Angleterre resteraient sur les côtes de l’empire. D’ailleurs, l’expérience a dû prouver aux plénipotentiaires anglais combien peu ils doivent compter sur la signature même des hauts employés de l’état que l’empereur envoie pour traiter avec eux. Nous avons vu que Kerchen a encouru l’indignation impériale pour avoir lâchement compromis, pour des considérations tout-à-fait secondaires, — la destruction de Canton, — l’honneur du dragon céleste, en adoptant un expédient temporaire, au lieu d’exterminer les barbares. Or, la mesure que l’empereur qualifiait ainsi était la signature du traité préliminaire conclu avec M. Elliot.

Je n’ai pas besoin de vous répéter, monsieur, que je ne mets pas en doute la grande supériorité de la tactique anglaise sur la tactique militaire des Chinois. Cependant l’empereur ne paraît pas encore convaincu de cette vérité par les épreuves qu’il en a faites ; il ne s’habituera pas facilement à la monstrueuse idée que ses armées ne sont pas invincibles. Le maître du monde n’abdiquera pas ainsi cette suprématie qu’aucune nation n’avait osé lui disputer jusqu’ici. Déjà sa pensée éclate dans une proclamation datée du mois de janvier, par laquelle ses généraux gourmandent les populations d’Amoy et de Ning-po sur leur apathie : « Vous vivez, disent-ils, mêlés à vos ennemis, le danger présent vous a enlevé toute réflexion ; mais vous ne savez pas que la grande armée s’avance pour exterminer les barbares, et, lorsque l’heure de la vengeance et de la destruction sera arrivée, le bon grain sera détruit avec le mauvais. » L’empereur a ordonné à toutes les populations de la côte de se retirer dans l’intérieur, afin d’échapper à l’extermination générale. Il est donc évident qu’en même temps que les Anglais se préparent pour une troisième campagne, les Chinois ne négligent rien pour leur opposer une énergique résistance.

Malgré l’immense population de la Chine ; la formation d’une armée, si difficile partout, l’est beaucoup plus encore dans cet empire. La nation chinoise, parfaitement organisée pour la paix, l’est excessivement mal pour la guerre. En Chine, il n’y a pas de conscription ; l’armée se recrute parmi un certain nombre de familles destinées de tous temps à donner des soldats à la patrie ; c’est un métier héréditaire, comme tous les métiers parmi les Chinois. Jusqu’à l’époque des derniers évènemens, le privilége de faire partie des familles militaires était très recherché, car, sur cette terre qui nourrit si difficilement tous ses habitans, on doit regarder comme une insigne faveur d’obtenir une existence assurée. Chaque soldat chinois reçoit environ 20 francs par mois ; c’est là une forte somme en Chine et avec laquelle il peut se nourrir lui-même et entretenir sa famille. D’ailleurs, le métier du soldat chinois était loin d’être rude ; il restait presque toujours dans son village, heureux et tranquille, il naissait pour ainsi dire et mourait sous cet habit qui lui assurait une existence longue et paisible. Depuis que les barbares sont arrivés en Chine, non plus comme supplians, mais comme ennemis, depuis que les boulets anglais ont rendu le métier plus périlleux, il est probable que l’uniforme de tigre du céleste empire n’est plus aussi recherché. Malgré la grande difficulté de former une armée, on assure cependant que Yischan est à Yu-haou avec quatre-vingt mille hommes et qu’il s’avance vers Ning-po. C’est à l’approche de cette armée qu’on attribue l’inaction du général anglais, qui devait marcher au commencement de mars sur Hang-chou-fou, mais qui se voit obligé d’attendre l’ennemi et de lui livrer combat avec les trois mille soldats dont il dispose.

Je vous ai parlé, monsieur, des probabilités qu’offre la solution de la question anglo-chinoise dans un avenir rapproché ; mais, tout en ne me dissimulant pas les difficultés qu’elle présente, je n’en suis pas moins persuadé qu’en définitive cette solution sera en faveur de la civilisation européenne. La brèche est ouverte, elle ne se refermera pas. Je l’ai déjà dit, ce n’est plus une simple question entre l’Angleterre et la Chine, c’est la marche du monde, c’est la force d’expansion de notre civilisation. Derrière la brèche se tient la population du céleste empire, si dense, si compacte encore, si forte de son long isolement politique, si forte même de son ignorance des choses du dehors et de ses préjugés ; c’est cette masse épaisse qu’il faut percer. L’entreprise est gigantesque ; l’Angleterre seule pouvait la concevoir, l’Angleterre seule avait, en s’y livrant avec toutes ses forces et son énergique persévérance, des chances de succès. Si elle n’est pas arrêtée par quelqu’une de ces grandes commotions politiques qu’on ne peut prévoir, si on lui laisse le temps de saper peu à peu les fondemens de cette vieille société chinoise, le succès ne lui fera pas défaut. Elle sèmera long-temps peut-être avant de recueillir, mais la récolte paiera à la fin de tous ses sacrifices.

Dans tous les cas, l’empire chinois est ébranlé, le prestige que le chef mystérieux de la céleste dynastie exerçait sur la population commence à se dissiper. Les habitans du littoral savent aujourd’hui que la Chine n’est pas le monde, et qu’il existe en dehors de la Chine des nations fortes et puissantes. De là à savoir qu’elles pourraient trouver chez ces nations des auxiliaires dans les efforts qu’elles tenteraient pour se soustraire au joug qui les opprime, il n’y a qu’un pas. On trouve toujours chez les masses un instinct d’indépendance qui ne demande qu’à être réveillé. Les Chinois sont un peuple froid, calculateur, qui ne peut manquer à la longue de voir qu’il a tout à gagner à cette grande révolution, dans laquelle son gouvernement aurait tout à perdre. L’orgueil national, si long-temps nourri de l’humiliation des barbares, résistera, mais cette barrière elle-même s’abaissera peu à peu devant l’expérience de la supériorité pratique des étrangers. Cependant, il faut l’avouer, une révolution comme celle dont je parle, une révolution qui remuera trois cents millions d’hommes, ne peut pas être l’œuvre de quelques années. Chez nous, les évènemens marchent vite, parce que toutes les questions étaient mûres depuis long-temps ; mais en Chine on n’en est pas encore là, la Chine n’en est pas à son xixe siècle. Il faut donc laisser à la Providence le soin d’accomplir l’œuvre qu’elle a commencée. Qu’elle prenne l’Angleterre pour instrument jusqu’au bout, ou qu’après l’avoir usée, elle marche vers son but par d’autres moyens que nous ne prévoyons pas ; toujours est-il certain qu’elle l’atteindra tôt ou tard.

Quelle que soit l’obscurité presque impénétrable que présente l’avenir de la grande question qui nous a si long-temps occupés, on se sent tenté d’en sonder les mystères ; on se demande quels seront les résultats de cette immense révolution sur le reste du monde, quels effets produirait sur la civilisation, sur la politique européenne, cette agrégation d’une population industrieuse de trois cents millions d’ames.

Quelles seraient d’abord les conséquences de l’ouverture de la Chine sur la Chine elle-même ? L’empire chinois continuerait-il à exister ? La révolution serait-elle seulement morale ? On ne peut le penser, il est plus que probable que ce corps immense se diviserait en un nombre plus ou moins grand de nations indépendantes les unes des autres ; les intérêts mutuels, les circonstances de localité, réuniraient ou diviseraient les provinces. La Chine deviendrait une agglomération de peuples ayant le même type, modifié suivant les diverses latitudes, comme en Europe. Il est difficile de prévoir quelle serait la forme de leurs gouvernemens. Les tendances de la nation, ses habitudes, la portent aujourd’hui vers un gouvernement absolu ; mais les idées nouvelles, au moyen desquelles la révolution se serait opérée, auraient d’abord modifié les mœurs et les coutumes. En politique, les réactions sont toujours violentes ; ainsi nous avons vu les colonies espagnoles de l’Amérique passer tout d’un coup et sans transition de l’esclavage social le plus complet à toutes les exagérations du gouvernement républicain. Les mêmes causes produiraient probablement en Chine les mêmes effets, avec cette différence qu’en Chine les habitudes de travail et d’industrie de la population, conditions de tranquillité et d’affermissement qui n’existaient pas en Amérique, tempéreraient les excès de la liberté. Ainsi, tout en regardant comme certaines la chute du gouvernement et la division de l’empire céleste, je ne considère pas comme difficile la nouvelle organisation sociale du pays. Une autre cause contribuera encore à donner en très peu de temps aux nations de la grande famille chinoise une consistance politique ; c’est la population compacte de ce pays. En Amérique, les populations sont disséminées sur un immense territoire où les communications sont très difficiles ; c’est ce qui fait qu’elles n’ont pas de force pour se constituer. La formation d’un corps social y est presque impossible. Dans l’Inde, où la population est plus en harmonie avec l’étendue du sol, quoique infiniment moins qu’en Chine, une forte organisation sociale est peut-être plus difficile encore ; la population y est divisée en castes religieuses ennemies les unes des autres, et non-seulement il n’y a pas entre les diverses familles hindoues de lien qui puisse les unir, mais encore elles sont séparées les unes des autres par des différences radicales, religieuses et politiques. En Chine, au contraire, tous les élémens sont prêts pour une vigoureuse constitution ; changez la face du gouvernement, et vous trouvez déjà réunies toutes les conditions de force et de stabilité qui font la puissance de l’Europe. La Chine est un pays d’agriculture, d’industrie, de commerce ; elle est habituée à vivre sous l’empire de lois homogènes ; elle aura donc peu de chose à faire pour devenir une puissante fraction du monde civilisé.

Les nations voisines seront nécessairement entraînées dans le même mouvement ; le Japon, dont l’isolement politique est plus complet encore que celui de la Chine, parce que les localités ont permis au gouvernement de resserrer davantage le réseau qui sépare ce pays du reste du monde, le Japon sera obligé, par la force même des choses, d’ouvrir ses portes à la civilisation envahissante ; il ne pourra rester seul debout au milieu de cette ruine générale des gouvernemens fondés sur le système de l’exclusion et de l’isolement. La Cochinchine, le Cambodge, le royaume de Siam, suivront la même impulsion. La péninsule malaise formera une nation à part, ou se rattachera à une des grandes fractions dont je viens de parler, au royaume de Siam, par exemple, qu’elle complètera. Les divers archipels de la mer de Chine et des détroits resteront ou deviendront les avant-postes de l’Europe dans la grande lutte qui s’est engagée, jusqu’à ce que, entraînés aussi par cette tendance de toutes les grandes divisions humaines à se gouverner elles-mêmes, ils secouent le joug pour former à leur tour des nations indépendantes.

Cette simple énumération des contrées qui composent ce qu’on appelle l’extrême Orient ne vous inspire-t-elle pas, monsieur, de sérieuses réflexions ? Et, franchissant par la pensée la distance des temps, comprenez-vous tout l’intérêt qui s’attache dans l’avenir à cette partie du globe ? Quelles immenses destinées ne lui sont pas réservées ! C’est dans la mer de Chine que sont les plus grandes masses de population ; c’est évidemment là qu’est le centre de l’avenir commercial du monde. Les terres qu’elle baigne contiennent plus de quatre cents millions d’ames ; déjà le mouvement commercial qui y pénètre ou qui en sort s’élève à près d’un milliard, et l’œuvre est à peine ébauchée ; tout est encore à faire. Les vingt-cinq millions d’ames du Japon ne consomment aujourd’hui que 300,000 francs de marchandises européennes ; la consommation que la population de la Chine fait des mêmes produits ne s’élève pas à plus de quinze centimes par individu. Lors de l’entrée des Anglais à Chin-hae et à Ning-po, ils ne trouvèrent pas le moindre vestige de marchandises européennes ; les importations de Canton n’arrivaient même pas jusque-là. La Cochinchine ne connaît pas ces produits ; Siam vit presque exclusivement de son sol, comme les habitans de la péninsule malaise, et si les divers archipels qui couvrent les mers de l’Indo-Chine ont un commerce comparativement un peu plus avancé avec les nations européennes, c’est que l’influence du voisinage des possessions hollandaises et anglaises, s’y est fait sentir d’une manière plus immédiate. C’est le commerce, bien plus que les armes des nations de l’Occident, qui fera pénétrer notre civilisation dans toutes ces contrées, et, lorsque tous ces immenses foyers de production et de consommation seront remués par l’activité et la concurrence européennes, quelle place importante n’occuperont-ils pas dans l’échelle des relations commerciales du monde !

Il ne faut donc pas s’étonner de l’attention profonde avec laquelle le gouvernement français observe aujourd’hui les évènemens dont la mer de Chine est le théâtre. Si nos intérêts actuels n’y sont pas d’une grave importance, la question s’y présente pour nous, comme pour l’Angleterre, comme pour toutes les puissances qui sont à la tête de la civilisation, avec tout son avenir de conséquences incalculables. La presse anglaise ne semble pas la comprendre quand elle témoigne sa surprise de ce que le gouvernement français entretient des agens en Chine et y envoie des bâtimens de guerre. Eh quoi ! elle parle tout haut de l’ouverture prochaine de la Chine au commerce étranger, c’est-à-dire de la plus grande révolution dont les annales de l’histoire moderne fassent mention, et la France n’aurait pas le droit, ce ne serait pas pour son gouvernement un devoir sacré, d’en suivre toutes les phases !

J’ai dit que le contre-coup de la révolution qui ouvrira la Chine se fera sentir sur toutes les nations voisines ; j’aurais pu aller beaucoup plus loin, et dire qu’elle réagira sur tout le reste du monde. La Chine ne s’ouvrira pas seulement pour qu’on y entre, elle s’ouvrira aussi pour qu’on en sorte ; et pour quiconque connaît un peu les Chinois, pour toute personne qui a étudié l’activité, l’esprit d’entreprise, la persévérance, la fine intelligence de ce peuple, il est évident qu’il ne restera pas long-temps au-dessous des nations européennes dans les arts auxquels celles-ci doivent leur prééminence. Soyez-en convaincu, monsieur, aussitôt que la muraille qui sépare la Chine du reste du monde aura été renversée, les marchands chinois ne tarderont pas à venir sur tous les marchés du globe étudier nos besoins, et y apporteront avec eux un esprit commercial tout aussi avancé que le nôtre, et des élémens de concurrence contre lesquels l’industrie européenne aura peine à lutter. Je le répète, car c’est là une vérité qui n’est connue que de très peu de personnes, il n’y a pas la moindre analogie entre la nation chinoise et les peuplades de l’Inde et de l’Amérique. Indépendamment de toutes les différences que j’ai signalées tout à l’heure, la Chine a des matières premières qu’elle seule possède, elle en a d’autres pour lesquelles son sol est plus favorable que celui des contrées qui les produisent ; la main-d’œuvre y est à très bon marché ; elle a surtout une industrie qui ne demande qu’un peu de concurrence pour s’élever au niveau de l’industrie européenne la plus avancée. Cinquante ans de liberté commerciale, et la Chine, ou du moins les diverses fractions de cet immense territoire qu’on appelle encore ainsi, pèseront dans la balance des nations.

Je me représente quelquefois l’ouverture de la Chine comme devant produire sur le monde commercial ces effets qu’on redoute d’une communication ouverte entre l’Océan et la mer Pacifique ; on craint que les eaux plus élevées d’une des deux mers n’inondent, en prenant leur niveau, toutes les terres voisines. Il pourrait bien arriver qu’en ouvrant les digues qui tiennent encore prisonnière l’immense population industrielle de la Chine, il ne s’ensuivît de même une terrible inondation qui détruirait entièrement les anciennes voies commerciales et leur ferait prendre un autre cours.

Je ne m’appesantirai pas sur la révolution politique qui sera la conséquence naturelle de la large participation que ce nouveau tiers du globe prendra dans les affaires du monde ; je n’ai voulu m’occuper ici que de l’importance commerciale de mon sujet. Il y a d’ailleurs, vous le savez, monsieur, d’étroits rapports entre toutes les grandes questions commerciales et celles de la plus haute politique. En Angleterre, cela se comprend parfaitement ; mais, en France, notre imagination est trop vive pour étudier ces choses-là, et les affaires commerciales nous paraissent à peine mériter qu’on leur donne quelque attention. Les diplomates anglais font des intérêts commerciaux de leur pays une très grande affaire ; ils savent très bien que, dans ce siècle déjà si matériel et qui tend à le devenir bien davantage, la meilleure étude diplomatique à faire est celle des intérêts matériels de chaque peuple, car toute la politique est là aujourd’hui, quoi qu’on en dise. Il y a en France quelques hommes très haut placés qui comprennent parfaitement ce que je viens de dire, malheureusement le nombre en est très limité.

Indépendamment de l’influence générale que l’affranchissement commercial de la Chine exercerait sur le commerce de la France en particulier, il est surtout un point de contact entre l’industrie chinoise et la nôtre qui me fait redouter le moment où elles entreront en concurrence ; je veux parler de nos soieries. Les personnes qui s’occupent de commerce extérieur savent que les soieries chinoises le disputent et souvent avantageusement aux nôtres sous le rapport de la qualité et surtout sous celui des prix. Les Chinois ont la matière première à 60 pour 100 meilleur marché que nous, et leur main-d’œuvre coûte environ un sixième de ce qu’elle vaut chez nous ; déjà l’Amérique espagnole consomme pour environ six millions de soieries qu’elle reçoit de la Chine ; aux États-Unis, nous avons été obligés de signer un traité qui sacrifie notre navigation pour conserver la protection que nos soieries reçoivent des tarifs américains contre la concurrence chinoise. Ces faits seuls prouvent combien cette concurrence est déjà redoutable pour nous. Que sera-ce donc lorsque les fabricans chinois pourront étudier eux-mêmes les besoins des populations ! On a souvent répété que les Chinois ne possédaient que le talent de l’imitation, et qu’ils ne savaient pas créer ; on ne réfléchissait pas qu’on émettait là une opinion beaucoup trop absolue. Il est certain que les fabricans chinois ne se sont montrés à nous jusqu’ici que comme d’habiles imitateurs ; mais il ne pouvait guère en être autrement : ils ne connaissent ni nos goûts, ni nos usages ; nous leur portons des échantillons, et nous leur demandons de les prendre pour modèles dans leur fabrication. Ils ne peuvent qu’exécuter nos ordres ; ils ne savent même pas la plupart du temps à quel usage les objets que nous leur demandons sont destinés. N’en serait-il pas à peu près de même, si on apportait à nos fabricans des échantillons d’étoffes destinées à l’habillement ou à l’ameublement des mandarins chinois ? Il est encore une autre branche d’industrie pour laquelle les Chinois rivalisent au moins avec nous, je veux parler de la tabletterie ; leurs laques, leurs articles d’ivoire et d’écaille, sont bien supérieurs à tout ce que nous faisons.

Il n’en est pas de même pour l’Angleterre. Son industrie n’a pas de point de contact avec l’industrie chinoise. Elle n’a donc rien à en redouter pour le moment ; mais, si elle réussit dans la grande entreprise à laquelle elle a déjà fait tant de sacrifices, un jour viendra bientôt où le commerce de la Chine ne cherchera plus d’intermédiaire, et où son industrie, profitant de l’expérience même de ses rivaux, saura se suffire à elle-même. La Chine fera plus encore, elle ne se contentera pas de travailler pour ses propres besoins, elle s’occupera aussi des besoins des autres nations, et, si on peut juger à l’avance du degré d’activité qu’elle déploiera dans la création de ses relations commerciales par celle que nous avons pu observer chez les Chinois qui, malgré la rigueur des lois de leur pays, vont chercher fortune à l’étranger, on est porté à croire que son industrie prendra un développement merveilleux. La Chine est une fourmilière sur une immense échelle. Sa population ne s’arrête pas un seul instant ; elle ne peut pas s’arrêter ; car elle mourrait de faim. Pour elle pas de repos, il faut qu’elle travaille sans cesse, aujourd’hui, demain, toujours ; elle ne connaît même pas les jours de fête. Une seule fois dans l’année, un seul jour, le premier de l’an, le travail cesse ; le Chinois le plus pauvre se livre au plaisir avec toute l’ardeur qui suit une longue privation ; mais, le lendemain, il reprend la tâche de toute sa vie. Que d’énergie une pareille existence ne devrait-elle pas donner à cette population, si les lois sous l’empire desquelles elle vit ne la contenaient dans les limites de son industrie, si on ne lui avait caché le monde où elle est destinée à occuper une si grande place ! Renversez la barrière, et vous verrez de quoi ces hommes seront capables ; faites-leur connaître leur force, portez-leur cette civilisation qui vous donne sur eux une supériorité factice, et vous verrez avec quelle rapidité ils profiteront de vos leçons jusqu’à ce que, peut-être, ils soient eux-mêmes en état de vous en donner.

On a dit, je crois, que le monde tendait à changer de place ; on voulait par là signaler la décrépitude de nos vieilles institutions sociales ; la vie, la force sont, dit-on, parmi les nouvelles populations du globe ; c’est pour elles qu’est l’avenir. On citait les États-Unis s’élevant, en moins de cinquante ans d’indépendance, au premier rang des nations, et rivalisant déjà, à forces égales, avec cette même puissance dont naguère ils étaient encore tributaires. L’Europe a débordé, et partout elle va formant des nations jeunes et vigoureuses dont on peut suivre pas à pas la création ; en Chine, l’œuvre est presque accomplie, et, quand le rideau se lèvera, la nation chinoise apparaîtra tout prête à jouer son rôle sur la scène du monde.


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Macao, 15 mars 1842.
  1. Voyez les livraisons des 15 février, 1er mars et 1er juin.
  2. On voit toujours au-dessus des autels chinois de longues bandes de papier ou tablettes sur lesquelles sont imprimés certains caractères.
  3. Nanking est la ville chinoise où l’industrie est le plus avancée : c’est à Nanking qu’on fabrique toutes les belles soieries que nous admirons à Canton : c’est de là que viennent, disent les Chinois, tout ce qui se fabrique de beau et de riche en Chine. Les Chinois appellent cette ville le paradis terrestre.