Quelques poëtes français des XVIe et XVIIe siècles à Fontainebleau/Le P. Pierre Le Moine


LE PÈRE PIERRE LE MOINE

1602-1671


LE P. LE MOINE




C’est l’un de nos Epiques. Le Poëme dont il dota la France a pour titre : Saint Louys ou LA Sainte Couronne Reconquise, et chante les hauts faits du pieux roi qui fut l’un des fondateurs et qui est le patron de Fontainebleau. Précieuse excuse pour nous arrêter un peu devant cette œuvre.


C’était une gageure malaisée à soutenir que de prétendre transformer en un succès décisif l’effroyable désastre de La Massoure. Et, si glorieux d’ailleurs que l’inutile et inconsidérée vaillance des princes et des chevaliers aient rendu ces revers, on ne saurait voir en eux l’Acte créateur d’une race et d’une ère, qui donne matière à l’Epopée. Loin de là, l’expédition d’Egypte de 1250 ne donne que la marque d’un esprit très attardé sur le temps ; car dire qu’au contraire il avançait trop serait d’une fantaisie excessive. Et il était fatal que la chose finît déplorablement.


Mais un Père Jésuite est plus beau joueur que cela !


Si les Croisés ont tout d’abord été vaincus, par permission divine, et à peine, c’est qu’une inondation du Nil les a surpris. L’histoire ne parle que de canaux dérivés stratégiquement par les ennemis. Il n’importe ! Nous allons voir à quel point l’Histoire se laisse complaisamment faire. Après un grand nombre de traverses, d’épisodes mythologiques et romanesques — où l’inquiétude de rester au-dessous du Tasse s’allie au souci de dépasser l’Arioste, — il faut bien que finalement la Victoire revienne planer sur les bannières chrétiennes. Ne doutez point surtout que Saint Louis (il ne fut jamais captif ! qui donc a raconté cela ?) ait mis le siège devant le Caire ! Le Sultan, on l’ignorait, est tué, de la même façon qu’Holopherne, par une Judith qui se nomme Lisamanthe. Réciproquement, sans que cela ait d’aussi fâcheuses suites, des preux de la sainte armée s’éprennent de belles mécréantes ; tout se termine par une conversion et par un mariage. Le Roi de France s’arme pour combattre un très horrifique Serpent ; l’armure qu’il revêt, don perfide d’un ennemi, est empoisonnée : c’est une autre tunique de Nessus, plus terrible que l’ancienne ; la foudre tombe et détruit l’armure, sans toucher à celui qui la porte. De pareilles émotions valent une récompense. Louis l’obtient au dix-huitième et dernier Chant. Il lui est donné de ravir aux Infidèles abattus la Couronne d’épines que l’Homme Roy des Roys porta pour le salut des Hommes sur la Croix.


Voilà les imaginations sur lesquelles le Père Le Moine pensait édifier un monument impérissable. Mais c’est là l’œuvre de sa maturité. Et nous n’avons à nous occuper que d’une production moins ambitieuse de sa jeunesse, — et d’un livre d’une grande beauté typographique.

Il faut avouer que le Père Pierre Le Moine eut au suprême degré le talent — et il n’est pas plus de sots talents qu’il n’est de sots métiers — de la pompeuse ordonnance d’un livre. À Reims, en 1629, parut un magnifique in-quarto, irréprochablement imprimé sur du très beau papier avec de grandes marges et des blancs majestueux :


les
TRIOMPHES
de
Louys le Juste

en la réduction des Rochelois

et des autres rebelles de son royaume.
Dédiés à Sa Majesté par un Religieux
de la Compagnie de Jésus du Collège de

Reims.


Une ode, Au Roy, débute, Sur les prosperitez de son règne… ; puis les Triomphes de Louys le Juste, chantés en huit odes ; trois autres pièces ; puis : Les Nymphes des Eaux, Elégies à la louange du Roy sous le nom de Theandre ; enfin un certain nombre de sonnets, d’odes et de pièces diverses dont la moins curieuse à mentionner n’est pas le « Récit de l’ombre de Gloridant, pour le Balet\\ qui fut dansé par les pensionnaires du collège de la Compagnie de Jésus qui est à Reims, en resjouissance de la réduction de La Rochelle. »


Ce Ballet ne dut pas se dérouler sans des grâces imprévues !


Et tous les titres s’imposent par une variété de lettres capitales grandes ou moindres, droites ou penchées, et le plus souvent se dégradent savamment en pyramides renversées la pointe en bas.


Les Nymphes des Eaux sont et forment quatre Elégies.


Calicrene. Elégie I. La Nymphe de Fontainebleau appréhende pour le Roy toutes les mauvaises avantures qui peuvent arriver de la guerre, et s’afflige de voir qu’il expose si hardiment sa vie de laquelle dépend le salut de toutes choses.


Anthuse. Elégie II. La Nymphe de S. Germain en l’Aye souspire après le retour du Roy comme de celuy dont la vûe fait toutes ses joyes, et se plaint qu’il souffre si long temps que son absence face un désert du plus beau lieu du monde.


La Charante. Elégie III. La Nymphe de Charante voyant le Roy sur le point de retourner à Paris le remercie des travaux qu’il a souffers à son occasion, le reconnoist pour l’Autheur de sa liberté et luy désire un heureux voyage.


La Seine. Elégie IIII. La Nymphe de Seine se rejouit avec Henry le Grand et tout le Louvre du retour du Roy et admire la pompe et la magnificence de son entrée à Paris.


Voici le début de l’Elégie première :


Dans ces heureux Sablons où loin du bruit des armes
La paix et les plaisirs ont étallé leurs charmes
Et bâty par les mains de la félicité
Au repos de nos Roys un Palais enchanté,
La Déesse des eaux d’ont l’eternelle source
Fait dans ce beau séjour et son lict et sa course
Fâchée à ce Démon qui depuis tant de mois
La privoit des regards du meilleur de ses Roys
Accusoit les destins…


Or cette Elégie, dont le Père Dan cite un fragment parmi les « Témoignages et Eloges en faveur de Fontainebleau », aura dans la suite des destinées funestes et nous n’en rencontrerons plus que, membra disjecta, les membres épars !


À Paris, en 1650, Augustin Courbé mit en vente un fort in-quarto :


les

POESIES
DU P. Pierre
LE MOINE,

de la Compagnie de Jésus


qui comprennent des

Poésies Theologiques,
Poésies Héroïques,
Poésies Morales,
Poésies Diverses.


Les Poésies Héroïques se subdivisent ainsi : L’Hydre deffaite, Au feu Roy Louis le Juste, huit odes que suivent plusieurs pièces ; Les Nymphes des Eaux, Elégies ; Les Alpes humiliées, et plusieurs pièces ; et enfin Les Héroïnes, une suite de vingt-deux sonnets magnifiant les Princesses de tous les temps, de Marianne à Marie Stuart et d’Artémise, Monime et Zénobie, à Anne d’Autriche.


En tête de l’Hydre deffaite, il y a cette note, pour laquelle l’Imprimeur semble tout heureux de rencontrer une page « vuide : — … la Pièce suivante et quelques autres de mesme sujet, parurent sous le tiltre de Triomphes de Louys le Juste… L’Autheur… avoit résolu de les supprimer. Mais ses Amis s’y estant opposez, et luy ayant demandé leur grâce, il la leur a accordée, à condition qu’il lui seroit permis de les corriger. Il Ta fait si rigoureusement, et avec tant de sévérité, que la correction se peut véritablement dire une suppression : et la façon de tout l’Ouvrage est si différente en quelques endroits, qu’il n’est quasi plus reconnoissable… »


Et cela n’est que trop vrai, — ce regret n’est formulé que parce que, du coup, le souvenir même de Fontainebleau va être éliminé, et notre Nymphe, renvoyée à ses grottes obscures et dépossédée de son nom, contre toute espèce de droit, — car Les Nymphes des Eaux se trouvent réduites à trois élégies par la fusion des deux premières du livre ancien, en une seule, qui est :


Calicrene. Elégie I. La Nymphe de Saint-Germain se plaint de la longue absence du Roy, occupé au siège de La Rochelle.


Bel exercice de passe-passe ! Remplaçons sablons par rocher, le tour sera joué :


Sur cet heureux rocher, où loin du bruit des armes,
Les plaisirs innocens ont étallé leurs charmes,
Et les Arts somptueux de la Paix assistez
Ont basty pour nos Roys des Deserts enchantez,
La Deesse des eaux, dont l’éternelle source
En cette solitude a son lit et sa course,
Se plaignoit du Destin qui depuis tant de mois
Tenoit loin de ses yeux le meilleur de ses Roys :
Et depuis que du jour le flambeau se consume
Jusqu’au point que l’Aurore au matin le r’allume,
Grossissant ses ruisseaux du ruisseau de ses pleurs
Par ces mots expliquoit ses mortelles douleurs.


C’est, de nouveau, ce travail de démarquage dont nous avons déjà vu et verrons d’autres exemples. Œuvre forcément néfaste, — exécutée cette fois par l’auteur, et sans beaucoup plus de bonheur que si c’était un autre qui s’en fût chargé.


À la suite de cela est plaquée, sans autre forme de procès, la lamentation qui tenait toute la seconde élégie du livre primitif. Mais, déjà comme maintenant, dans une édition comme dans l’autre, il semble qu’il y ait une étrange confusion, à peine compréhensible de la part d’un prêtre qui n’aurait jamais quitté Reims, d’un religieux qui n’a jamais regardé par dessus les hautes murailles de son couvent. C’est possible en 1629. Le Moine n’a pas atteint la trentaine, il est frais sorti du séminaire. Vingt ans plus tard, la chose devient beaucoup moins vraisemblable, et le tort assurément s’aggrave.


Car, accordons une minute d’attention à ces détails :


Magnifiques Desers, pompeuses solitudes…

Bois, ruisseaux, promenoirs…

Quand mes grottes seroient de rubis étoillées…

Que mes ruisseaux changés en diamans fondus… (1650)

Que mes riches Canaux remplis d’Astres fondus… (1629)

Moy qui passe en beauté les Nymphes des fontaines
Autant comme les Lys passent les marjolaines… (1629)

Ces aymables Canaux, ces glorieux rivages…

La Nymphe ainsi pleuroit sur un lit de roseaux…


Tout cela ne se rapporte-t-il pas beaucoup mieux à Fontainebleau ? Saint-Germain en Laye, sur une colline abrupte qui surplombe la Seine, est essentiellement sec, et l’on y cherche en vain des ruisseaux, des roseaux, des canaux, des rivages, et même des fontaines. La Nymphe du lieu est une Dryade, et non pas une Naïade. En tout cas, il fallait lui laisser le nom fleuri d’Anthuse, et l’on ne pouvait sous aucun prétexte l’appeler Calicrène, qui signifie Belle Fontaine.


Le Père Le Moine a renié Fontainebleau. Garde que Fontainebleau ne renie le Père Le Moine !