Quelques poëtes français des XVIe et XVIIe siècles à Fontainebleau/Jean Doublet


JEAN DOUBLET



Jean Doublet a eu le mérite — et c’est un grand et réel mérite, car il dénote un souci d’art très curieux — de se créer sa forme. Voulant écrire des Elégies et y employer le distique cher à Ovide, il s’avisa que l’alexandrin français avec ses douze sonorités seulement, suivi d’un vers de portée encore moindre, ne pouvait lutter contre la trentaine de syllabes qu’arrivent à fournir l’hexamètre et le pentamètre latins unis ensemble. Et il sentit que ce désavantage s’aggravait étant donné qu’il devait se servir d’une langue moins concise que celle de ses modèles. Il imagina donc de représenter l’hexamètre par deux vers de dix syllabes et le pentamètre par deux vers de huit syllabes, la rime s’établissant en croisement.


Il s’est chargé de nous exposer sa petite invention, et c’est sans vanité.


« Quant à cette nouvelle composition de Françoises Elégies, à la mienne volonté que quelque esprit plus eureux s’y fut bien employé devant moy, lequel auroit peut estre inventé quelque vers et nombre plus propre et mieux raportant au disthique elegiaque. Car, quant à moy, voyant la façon vulgaire de nos vers estre plus courte que l’exametre et pentamètre, et la dificulté de mesurer deux lignes Françoises capables de sentence entière et parfaite, ainsi que se trouve ordinairement en un disthique : je confesse que mes dois n’ont sceu, pour cete heure, tordre fil plus propre à lier et assembler fleurs elegiaques que ces petits quatreins de vers inegaus. »


Cela est naïvement et bien dit. Je ne réclame que contre l’expression : quatrains. Lorsque Doublet fit imprimer ses vers, il n’y mit aucune division typographique entre les groupes. Il faut lire à la suite, afin de comprendre l’harmonie et la mesure spéciales, afin de rester dans le genre adopté, d’esquiver la critique destructive que Guillaume Colletet formule ainsi : « Il en composa de la sorte un livre entier, qui, dans mon sentiment et peut être dans la vérité mesme, passera tousjours plus tôt pour un livre d’odes que pour un livre d’elegies dont il porte le nom. »


Jean Doublet était de Dieppe. Il y naquit vers 1528. On n’a pour ainsi dire aucun détail sur sa vie. Il occupait on ne sait au juste quelle charge, administrative ou juridique, dans sa ville natale, et tout indique qu’il ne sortit guère de sa province. Cela va être encore un avantage, car s’il se met en voyage, il regardera avec attention des choses qui sont absolument neuves pour lui et il en conservera l’image exacte et précise, peu gêné qu’il est par une abondance de souvenirs du même genre. Quiconque a très peu vu peut avoir beaucoup retenu.


Il ne s’absenta sans doute de chez lui que deux fois : en 1559 pour faire paraître chez Charles Langelier les Elégies de Ian Doublet, Dieppoys ; et, avant cela, pour présenter au Roy de France une Requête de ses concitoyens. À quelle date ? peut-être en 1555, à cause du voisinage de la Onzième Elégie, qui porte ce sous-titre : À Charles, Cardinal de Bourbon, archevêque de Rouen, en passant par sa maison de Gaillon, à son retour de Rome, mois de septembre 1555, auquel an les vignes furent gelées. (Il ne faut pas s’y laisser prendre : c’est l’archevèque, et non Jean Doublet qui revient de Rome.)


Henri II se trouvait alors à Fontainebleau, plus disposé sans doute à se divertir qu’à écouter de fastidieuses revendications d’armateurs et de bourgeois normands. L’attente dut être longue, et Jean Doublet, dépaysé, s’ennuie un peu en songeant à ce calme sein de la mer qu’il avait la chère habitude d’aller chaque jour contempler du haut de la falaise, en songeant surtout à la Dame de ses pensées qu’il appelle Sibylle, de son vrai nom de baptême, paraît-il.


Voici la pièce, d’abord, dans son intégrité,

quitte à la commenter ensuite :
ELEGIE XIII.
DE FONTAINEBLEAU.


Par les sablons, par les roches désertes,
Dont les os durs ces chateaus ont murés,
     Par les hautes etables vertes
     Des cerfs, du vilain asseurés,
Maigre, ennuie, lassé me repromene
Chargé du soin qu’à nos Dieppoys je doi,
     Mais, surtout, me poise la pêne
     D’estre, Sibille, loin de toi.
Ni les jardins, ni la fontaine vive,
Nommant ce lieu du nom de sa bell’eau,
     Ni l’Estan, ni sa fraiche rive,
     Ni des pavillons le plus beau,
Ni les couleurs des longues galeries,
Qui, la vois prés, monstront un monde vif,
     Ni les riches tapisseries,
     Ni bronze, ni marbre naïf,
A eus mon œil tellement ne ravissent
Qu’à toi tousjours ne soupire mon cueur :
     Ains à chaque pas rafraichissent
     Les memores de ma langueur.
Soir et matin, que ces bois je trépasse,
Ninfes, di-je, et Satires pelus,
     Qui ci dans mainte fosse basse
     Couplés vos amours dissolus,
Peussé-je au moins, main en main, sous cete ombre,
Quelques cent pas avec madame aller,
     Poussions nous, bouche à bouche, un nombre
     D’honnestes paroles méller.
Voyant bondir ces sources éternelles
Du roc moussu, qui pas ne semble feint,
     Ah ! di-je alors, combien de telles
     Ce mien feu n’auroient pas esteint.
Voiant partout la devise roiale,
Geste Salmandre au feu se nourrissant,

     Je pense à la flamme loiale
     Seule, ta merci me paissant.
En bronze ai veu l’Egiptienne dame,
Antique pièce, et parlai en ce poinct,
     Ce Serpent, Reine, au bras t’entame,
     Et Cupidon au cœur me poinct.
Bref, visitant tailles, bosses, peintures,
Quelconque part m’en aille regardant,
     Amour vient en mille figures
     Nouvelles flèches me dardant.
Mais plus que tout, ces Sibilles m’affollent,
Peintes partout pour leur divin renom,
     Désirant que mes vers t’enrollent
     L’onzième de ce sacré nom.


Et c’est très joli ! Les memores de ma langueur forment un vers délicieux, et les amours dissolus des Nymphes et des Satyres sont fermement peints, et les hautes étables vertes des cerfs sont dignes de la haute maison des oiseaux bocagers de Ronsard.


Il est inutile de s’arrêter à ces détails exacts de sablons et de roches désertes d’où l’on a tiré la pierre pour bâtir les châteaux (encore que ce soit bien plutôt du grès que ces rochers fournissent), ni à cette rapide description des jardins, de la fontaine vive, de l’Étang. Quant au roc moussu, qui pas ne semble feint, d’où bondissent des sources éternelles, ne serait-ce le « berceau de gresserie, que décrit l’abbé Guilbert, supporté par quatre grands termes de même matière sous lequel étoit une fontaine d’où cette Cour a pris le nom. » Il avait été élevé par François Premier et fut détruit sous le règne de Henri IV.


En bronze ai veu l’Egiptienne dame, Antique pièce, ceci nous reporte encore au sonnet de Bertaut. Jean Doublet a vu la Cléopatre en bronze, entamée au bras, et non au sein comme dans le marbre du Jardin Anglais. Les Sibylles, où Sibylle fait la onzième, quelles autres a-t-il rencontrées que celle qui, dans la chapelle, procure à l’Empereur Auguste la vision de la Vierge ? Les Salamandres, les Amours, il n’y a qu’à lever le nez pour en voir dix plutôt qu’un et Jean Doublet le dit bien.


Jean Doublet est un précieux guide à travers le Fontainebleau de 1555.