Calmann-Lévy (p. 211-222).

IL PLEUT
SUR L’ENFER DE LA SOMME

Quand nous aurons achevé de conquérir les territoires de nos ennemis, si quelque individu de ces races inférieures, qu’on appelle anglaise, française, russe, italienne, américaine ou espagnole, s’avise d’élever la voix pour autre chose que pour implorer grâce, nous le détruirons comme un pantin de vil limon. Et quand nous aurons démoli leurs cathédrales caduques, nous édifierons nos sanctuaires plus splendides, pour glorifier notre force, destructive des nations pourries.
(Écrit en 1914 par un professeur d’Heidelberg, qui n’est pas sensiblement plus bouffi ni plus féroce que la moyenne des Allemands.)


Novembre 1916.

Elle tombe, la pluie, la pluie glacée, depuis combien d’heures, on ne sait plus, depuis tout le temps, dirait-on ; elle tombe régulière, épaisse, comme d’un gigantesque arrosoir aux trop larges trous, et on n’imagine plus que jamais elle puisse finir. Au milieu de l’encombrement, du bruit, des cahots, ma voiture roule, vite quand même, depuis un temps sans doute très long, mais dont la longueur, à force de monotonie, n’est plus appréciable. Sur la sinistre route, — sorte de voie sacrée qui mène au front, — entre deux rangs de squelettes d’arbres tous pareils, passe en même temps que moi un charroi continu, qui coule nuit et jour, comme l’eau empressée des fleuves. Et ce sont d’énormes camions, uniformément peints en ce bleu neutre qui dans le lointain tout de suite les efface, les rend invisibles à travers la brume ou les ruissellements de la pluie ; énormes et lourds, en courant ils défoncent le sol ; le roulement de leurs moteurs, leurs tressauts à chaque ornière mènent un bruit qui jamais ne fait trêve, et l’air mouillé en est tout vibrant ; ils sont bondés de soldats aux capotes bleuâtres, ou bien de projectiles et de machines à tuer ; ils emportent là-bas par milliers les victimes fièrement souriantes pour le grand holocauste sublime, ou bien ramènent des débris humains qui vivent encore, et ils se dépêchent tous comme si la Mort s’impatientait de les attendre. Les chauffeurs de leurs innombrables machines, emmitouflés de peaux de bique, nous montrent tous en passant de pareilles petites figures jaunes avec des yeux retroussés à la chinoise, des figures comme on en avait connu là-bas en Extrême-Asie… Ah ! des Annamites, imprévus ici sous cette pluie d’hiver : mais tout est sens dessus dessous dans le monde, tout est Babel, en 1916 !… Et il y en a tant et tant de ces camions, et depuis tant de jours, sur cette route pourtant large, que les maigres arbres des bords sont tous égratignés, à hauteur d’auto, par ces ferrures, en marche perpétuelle. De droite et de gauche, ce que l’on aperçoit de la campagne est hideux, hideux à glacer l’âme ; rien que de la terre retournée, détrempée, et des flaques d’eau sale, et puis des horizons noyés, perdus sous ces nuages bas qui traînent, éternisant le si froid déluge. Il fait à peine jour, tant le ciel est plein d’eau ; rien n’indique l’heure, on ne sait pas si c’est midi, ou le crépuscule. Pour que cette voie, trop fréquentée et écrasée, demeure praticable, il faut, bien entendu, la réparer continuellement, et, de distance en distance, les barrages des cantonniers compliquent et retardent l’intense circulation ; chaque fois qu’on va les rencontrer, ces barrages de malheur, un soldat vous l’annonce en agitant un pavillon rouge qui ruisselle de pluie ; alors il faut se tasser sur un seul bord de la route, camions ou voitures se jetant les uns sur les autres, tout ce qui s’en va là-bas ou tout ce qui retourne à l’arrière, et cela devient la plus inextricable mêlée. À un moment donné, nous engageons nos roues avec celles d’une voiture d’ambulance qui revient vers les hôpitaux ; elle est fermée de toutes parts, mais il en coule, goutte à goutte, du sang, qui fait des petites taches rondes sur la boue ; elle a l’air d’égrener un chapelet rouge, pour qu’on puisse la suivre à la piste : quelque hémorragie soudaine, sur laquelle on se représente un médecin attentivement penché… J’en avais croisé tant et plus, de ces voitures-là, pendant mes randonnées en auto, mais jamais encore je n’en avais vu saigner… Passent maintenant quelques centaines de prisonniers aux houppelandes grises, aux figures roses et sournoises, qui nous reviennent du front sous la débonnaire surveillance de grands diables, à tournure un peu étrange, vêtus et encapuchonnés de toile cirée jaune-serein. Oh ! les étonnants bergers qui nous ramènent ce vilain troupeau ! Sous leur capuchon pointu, d’un si beau jaune, le visage qui apparaît, encadré d’un passe-montagne bleu, est noir comme de la suie… Eux, c’est au Sénégal, à la côte de Guinée, qu’on les avait rencontrés jadis, nus sous le soleil torride, et les voilà transportés sous le ciel pluvieux de la Somme, emmaillotés comme des momies ! Il a fallu nous arrêter tout à fait pour ce défilé des Boches, de peur de leur écraser les pieds, et nous avons tout loisir d’examiner ces teints chlorotiques, ces petites prunelles de faïence pâle qui se détournent et fuient ! Nous sommes tellement moins vilains que ça, nous autres ! Après les avoir vus, on reporte volontiers son regard sur les braves soldats de chez nous, que les camions entraînent et qui tout à l’heure seront à la bataille ; la comparaison immédiate est toute à leur honneur, et comme on salue fraternellement leur teint de santé, leurs yeux plus foncés, plus francs et plus vifs.

Il pleut, il pleut, il fait gris et il fait sombre. Il faut consulter sa montre pour se convaincre qu’il est à peine deux heures, car vraiment on croirait que la nuit commence. Tous ces moteurs et toutes ces énormes roues si pesantes, qui se suivent et se pressent en files ininterrompues, ébranlent le sol et font trop de bruit pour que l’on distingue nettement la canonnade, et de plus il s’y mêle le tambourinement de la pluie fouettante et la rage du vent contre les pauvres arbres de la route ; toutefois quelques coups, de plus en plus forts, dominent ce fracas monotone et viennent nous rappeler que nous approchons de la ligne de feu. Dans les champs inondés et à l’abandon, qui ne sont plus que des déserts de boue, il y a maintenant, en guise de cultures, d’immenses étalages de choses pour tuer, obus, torpilles, etc. ; affreuses choses, dont les cuivres brillent un peu au milieu des grisailles ambiantes ; elles sont alignées en bon ordre, en belle symétrie, sur des madriers qui les isolent des flaques d’eau ; elles couvrent de grands espaces de terrain, comme faisaient jadis les foins ou les blés. En ce moment même, des hommes, embourbés jusqu’aux genoux, s’occupent à étendre par-dessus d’immenses toiles, peinturlurées comme des décors de théâtre : vu de très haut, tout ce camouflage doit représenter de l’herbe bien verte, des rochers bruns, des pierrailles blanches, etc. Et c’est pour tromper les yeux perçants de ces nouveaux oiseaux d’acier qui, de nos jours, empoisonnent l’air, transportent là-haut jusque dans les nuages le tohu-bohu et l’horreur d’en bas. En effet, s’ils apercevaient cela, les vilains oiseaux boches en maraude, on se représente les explosions que propageraient leurs bombes parmi nos vastes plantations de mitraille.

Par degrés nous pénétrons dans ces zones, inimaginables à force de tristesse et de hideur, que l’on a récemment qualifiées de lunaires. La route, réparée en hâte depuis notre récente avance française, est encore à peu près possible, mais n’a pour ainsi dire plus d’arbres ; de l’allée d’autrefois, restent seulement quelques troncs, pour la plupart fracassés, déchiquetés à hauteur d’homme, et quant au pays alentour, il ne ressemble plus à rien de terrestre ; on croirait plutôt, c’est vrai, traverser une carte de la Lune, avec ces milliers de trous arrondis, imitant des boursouflures crevées. Mais dans la Lune, au moins il ne pleut pas, tandis qu’ici tout cela est plein d’eau ; à l’infini, ce sont des séries de cuvettes trop remplies, que l’averse inexorable fait déborder les unes sur les autres ; la terre des champs, la terre féconde avait été faite pour être maintenue par le feutrage de l’herbe et des plantes, mais ici un déluge de fer l’a tellement criblée, brassée, retournée, qu’elle ne représente plus qu’une immonde bouillie brune où tout s’enfonce. Çà et là, des tas informes de décombres, d’où pointent encore des poutres calcinées ou des ferrailles tordues, marquent la place où furent les villages. On reste confondu devant de telles destructions, qui sont le « dernier cri », les miracles de la guerre moderne. Et il faut se dire, hélas ! que ce gâchis macabre s’étend, tout pareil, pendant des lieues et des lieues, sur ce qui s’appelait naguère encore des provinces françaises !

Voilà donc ce que les hommes ont fait de la Terre, qui, aux origines, leur avait été donnée habitable, verte et douce, bien revêtue d’arbres et d’herbages ! Le voilà, le suprême aboutissement de ce que de pauvres esprits s’obstinent à appeler le progrès ! Oh ! combien étaient sages ces penseurs des vieilles civilisations, qui ne permettaient la science qu’aux représentants de certaines castes sacrées, jugés dignes d’en détenir les néfastes secrets ! Aujourd’hui, le moindre imbécile joue des explosifs à sa fantaisie, le plus laid et le plus obtus des professeurs allemands possède la clef des arcanes de la chimie et exerce sa patience de termite à en tirer le plus diabolique rendement possible pour bouleverser notre sol et exterminer en masse, à la grosse, notre précieuse jeunesse française. Rien que cela d’ailleurs est presque une condamnation de la science, qu’elle soit accessible à un peuple incurablement barbare et que, pour en développer les effets, il suffise de s’y appliquer d’une façon obstinée, avec une ténacité à peine intelligente. Bien inférieur, en effet, ce peuple-là, qui n’excelle que dans les industries précises, serviles et terre à terre, et n’a pas su reconnaître encore à quels inutiles sacrifices son kaiser le mène, et à quelles hécatombes sans compensations ! Quand donc ouvriront-ils les yeux, ces êtres aux obéissances moutonnières, pour distinguer les vraies mobiles du Monstre, qui lutte et qui tue avec la rage d’une bête forcée au gîte, non pour défendre l’Allemagne, mais pour défendre sa propre personnalité, sa dynastie, sa morgue, son trône maculé de sang et de cervelle ! Quand donc cette plèbe à tête carrée, qui se confie à de si impudents consommateurs de vies humaines, comprendra-t-elle qu’il suffirait de jeter par-dessus bord, comme nous disons en marine, le kaiser, avec sa plus immédiate séquelle, pour se réhabiliter déjà un peu aux yeux de l’humanité, et obtenir la paix !…

Dans le lugubre désert de crevasses et de boue, un écriteau sur bois blanc, au bout d’un bâton, m’indique de quitter la grande artère par où s’écoule le fleuve pesant des convois, le fleuve écrasant tout, et de prendre un vague chemin de traverse qui me mènera où j’ai mission d’aller.

Il y a comme un soulagement physique à n’être plus englobé dans tout ce vacarme et ces trépidations du grand ravitaillement militaire, mais il y a aussi une mélancolie à quitter cette foule de soldats avec qui on cheminait depuis des heures, à s’éloigner de toutes ces vies françaises qui vont gaiement affronter le Minotaure, et demain peut-être seront fauchées ; on aimerait mieux les suivre, entraîné dans leur élan vers cette partie du front où les camions les conduisent, que de se retrouver seul, à s’enfoncer froidement dans les désolations d’alentour. Sur ce nouveau chemin, que continue d’inonder la pluie, un silence soudain m’enveloppe, un silence ponctué, il va sans dire, par les coups de canon, mais ponctué à longs intervalles, à cause de ce déluge toujours, qui ralentit toute bataille…

Bientôt mon auto ne veut plus rouler, sur la fange à moitié liquide ; la pousser plus loin serait courir le risque de l’embourber sans possibilité de sauvetage ; il est plus prudent de la laisser là, de mettre pied à terre et de m’embourber moi-même. D’ailleurs le but de ma course n’est plus bien loin ; je l’entendais depuis longtemps, et à présent je l’aperçois déjà, à travers les myriades de petites rayures tracées dans l’air par cette pluie ; c’est là-bas, ce groupe de choses tristement fantastiques, qui, au-dessus de l’horizon, se remuent en se profilant sur la pâleur morte du ciel. On dirait de gros tuyaux d’usine, mais qui seraient doués d’un étrange mouvement presque animal ; ils se lèvent, puis s’inclinent, puis se relèvent, et chaque fois qu’ils sont dressés, c’est pour vomir, avec un bruit de tonnerre, quelque lourde masse, comme jadis les volcans avaient seuls la force d’en projeter : des blocs de fonte qui jaillissent dans le ciel, jusqu’à des hauteurs de six kilomètres et puis s’en vont retomber au loin, bien au delà du champ de la vue, pour éventrer des abris boches, faire des écrasis de corps humains. En général, par de tels temps pluvieux et bouchés, ils ne travaillent pas, nos nouveaux canons géants ; mais c’est nécessaire aujourd’hui pour une préparation urgente ; on les a donc malgré tout mis à l’œuvre. Et, avec une régularité, une tranquillité terrifiantes, ils oscillent ainsi, ayant l’air de se mâter d’eux-mêmes, pour leur besogne de juste vengeance.

Ce fut, on le sait, une des plus chères conceptions de leur kaiser, que celle des canons monstrueux. Il s’était imaginé nous apporter avec cela les paniques et les déroutes ! Bien entendu, pour nous en défendre, il nous en a fallu de pareils, mais quelques mois nous ont suffi, et nous les avons. Ce que, lui, avait mis quarante-quatre ans à inventer, les Alliés, qui, hélas ! ne se méfiaient pas et n’avaient rien prévu, en deux ans à peine l’ont reproduit et dépassé. Alors, que lui reste-t-il donc comme supériorité intellectuelle, au monstre de Berlin, prince de toutes les ruines et de tous les deuils ? Et, par ailleurs, en a-t-il assez accumulé de bévues, dans sa tortueuse politique, et de fausses prévisions, et de calculs imbéciles ! À part quelques coups de fourberie éhontée qui lui ont réussi, ou failli réussir, qu’a-t-il fait autre chose, que tuer par surprise ! Et dire que cette légende s’était naguère accréditée, chez les esprits simples de chez nous, qu’il avait du génie, du moins un certain génie, dans certaines branches inférieures. En réalité, il n’avait même pas celui de la destruction, puisque nous, par représailles, nous l’avons distancé tout de suite. Son génie, allons donc ! Non, qu’on nous laisse tranquille avec cet histrion de la mort !…

Décidément, la nuit tombe sur ces désolations infinies de la Somme. Pour aujourd’hui, ils ont terminé leur besogne, nos canons géants, qui se dressaient et se recouchaient au commandement, avec la docilité d’énormes bêtes apprivoisées. Comme on fait aux chevaux qui ont fini leur course du jour, on les couvre, on les enveloppe d’immenses housses et on va les emmener à l’arrière, à l’abri, — car ils ont chacun sa locomotive et ses rails. Le tragique désert de boue, où ils faisaient tant de bruit tout à l’heure, et qui a entendu tant de batailles, tant de cris de fureur et d’agonie, va sans doute ce soir redevenir silencieux dans l’obscurité, silencieux d’un angoissant silence de cimetière ; les autres canons, tous ceux du lointain, se taisent aussi ; il ne se passera rien cette nuit, parce qu’il pleut trop. Et bientôt, dans ces solitudes où la mort fait semblant de dormir, on n’entendra plus que les averses froides, qui continuent obstinément leur espèce de pianotage perpétuel sur l’eau de toutes ces flaques rondes.

FIN