Calmann-Lévy (p. 205-210).

NOS AMIS D’AMÉRIQUE

21 janvier 1917.

À la frontière d’Espagne, l’autre jour, j’ai rencontré un de nos vrais amis d’Amérique, qui descendait de l’express de Madrid, et qui, avec une hâte et une aisance tout à fait yankee, comptait prendre le soir même à Bordeaux le paquebot pour New-York.

La France ne sait pas assez quels amis ardents elle compte là-bas, en dehors des sphères officielles, dans le monde où l’on est libre de toute pression politique, chez ces Américains qui ne suivent que l’impulsion de leur propre sens moral, de leur propre cœur généreux et indigné. Parmi ceux-là, qui sont légion, l’un des plus considérables est ce voyageur, M. Whitney Waren, que j’ai été si heureux de trouver comme compagnon de route depuis Hendaye jusqu’à la Gironde. Il était plein d’entrain et de joie parce qu’il venait de réussir cette téméraire entreprise, d’aller à Madrid, — où les Boches, hélas ! manœuvrent avec tout leur impudent cynisme, — et d’y prononcer contre eux un violent réquisitoire, de dénoncer une fois de plus leur infamie. Et il me conta cette conférence, à laquelle assistaient les ambassadeurs de l’Entente : « J’ai dit tout ce que j’avais à dire, et, quand je les ai traités d’assassins, j’ai senti que la salle entière était avec moi ! » En effet, les journaux espagnols du lendemain enregistraient le succès de sa parole ; elle avait d’autant plus porté qu’elle était celle d’un Neutre, que ne pouvait guider aucun intérêt personnel.

Voici bientôt deux ans et demi que je connais M. Whitney Waren, l’ayant rencontré sur le front, aux lendemains de la bataille de la Marne. Sans se soucier des obus, il se promenait là, son kodak à la main ; dans une exaltation de révolte et de dégoût, il photographiait, pour les mettre sous les yeux de ses compatriotes, toutes nos ruines, nos villes, nos cathédrales partout saccagées, si inutilement et ignominieusement, sans excuse militaire possible, dans la seule frénésie de détruire…

Oh ! pour qui a vu tout cela, entendre aujourd’hui parler doucereusement leur Kaiser ; depuis qu’il a manqué son coup de la paix, l’entendre parler de l’agression subie par l’Allemagne et de la rage destructive des Alliés, ne serait-ce pas amusant à donner le fou rire, si ce n’était lugubre comme les divagations des fous. Qu’il les fasse donc un peu voir, ces monuments, ces villes sur quoi notre rage s’est acharnée ! Est-ce Louvain, ou Ypres, ou Arras ? Ou bien nos basiliques de Reims ou de Soissons ? Ou bien encore les vieilles églises vénitiennes ? Qu’il les montre aux Neutres, nos crimes de dévastation, et surtout qu’il cache les siens, qu’il les cache à la Postérité qui laissera sa Germanie clouée au pilori, tant que les hommes auront une histoire écrite, tant qu’ils tiendront de justes et indélébiles archives.

Notre rage destructive, à nous les Alliés !… Oh ! pauvre histrion déjà aux abois, il faut en vérité pour oser proférer ces paroles, pour jeter ce défi au sens commun, il faut qu’il ait perdu, non seulement toute conscience, mais aussi toute notion de l’amer ridicule, — ou alors qu’il ait une bien méprisante certitude des épaisses crédulités allemandes ! Et, ce qui est peut-être le comble du grotesque, c’est de le voir, lui, continuer de jouer la comédie même dans l’intimité, devant sa séquelle toute seule, derrière les portants de la scène, jusque dans la coulisse. Il y a peu de jours, avant de jouer sa dernière carte en risquant le coup de la paix, n’a-t-il pas écrit à son Bethmann une lettre intime où s’étalent les sentiments les plus désintéressés et les plus tendres. Des journaux en ont donné la formule exacte, que je confesse avoir oubliée. Mais, à quelques mots près, cela disait : « Pour délivrer le monde de cette calamité, dont mon doux cœur saigne, il faudrait un homme magnanime et d’un détachement surhumain. Eh ! bien moi, cher complice, moi tel que vous me voyez, moi Guillaume le vainqueur, je serai cet homme ; moi, j’aurai ce courage ! » Oh ! pauvre, pauvre histrion de la Mort, qui donc, en lisant cela, n’a pas haussé les épaules et souri de dédain ?…



Depuis cette époque de la Marne, déjà lointaine, j’ai rencontré un peu partout, sur le front des Vosges, sur le front d’Alsace, ce Whitney Waren, notre fidèle ami, toujours insouciant du danger, — et de plus en plus je voyais s’exalter son admiration pour nos chers soldats, son dégoût pour l’horreur germanique. Il a été accueilli par tous nos généraux que charmait son ardeur pour la sainte cause ; il est allé même dans les tranchées des Italiens, pour y constater à quel point ils sont dignes de nous.

Et sa conviction, si documentée et si profonde, n’a cessé d’être puissamment communicative. Combien d’articles a-t-il publiés dans les journaux des États-Unis, combien de conférences il a faites, à Paris, à Madrid, à New-York, à Boston, pour protester contre la neutralité de son pays, dans l’immense conflit que l’Allemagne a osé ouvrir entre la Pensée et la Ferraille barbare ! J’ajouterai que son fils, entraîné par son exemple, s’est engagé à dix-sept ans dans nos ambulances de Verdun où il vient d’être proposé pour la croix de guerre, et que madame Whitney Waren, présidente à New-York du Secours national, s’est entièrement consacrée, avec ses filles, aux œuvres charitables françaises.

On me demandera sans doute : qui donc est votre Whitney Waren, quel titre a-t-il pour jouer un tel rôle ? — Quel titre ! Mais, Dieu merci, il n’en a aucun ; aucune mission officielle ne lui a été confiée. Et c’est là précisément ce qui donne à ses actes une si rare et inappréciable valeur. De sa profession, il était architecte, ce qui ne me semble pas conduire fatalement à la vie si militante qu’il s’est choisie. Mais le cœur, chez lui, l’a emporté sur les considérations d’intérêt, et il a tout quitté pour se faire l’un des grands continuateurs de cette traditionnelle amitié franco-américaine, instituée par La Fayette.

Ce n’est pourtant pas de lui en particulier que j’ai voulu parler ici, ce n’est nullement une réclame personnelle que j’ai tenté de lui faire. Non, je ne l’ai cité que parce qu’il est typique ; il ressemble, en ce qui nous concerne, à l’immense majorité de ses compatriotes ; tous évidemment n’ont pas fait pour nous autant qu’il a fait lui-même, mais tous n’en avaient point les possibilités matérielles, tous n’avaient pas non plus son énergie ni son indépendance. Lui, nous pouvons le considérer comme représentant bien l’âme clairvoyante de la véritable population américaine, et cette âme, nous ne le saurons jamais trop, est, grâce à Dieu, absolument ce que nous pouvions souhaiter qu’elle fût.