Calmann-Lévy (p. 171-203).

NEW-YORK
ENTREVU PAR UN ORIENTAL
TRÈS VIEUX JEU

Le jour se lève. L’hélice du paquebot qui m’amène a ralenti son tournoiement fébrile : évidemment nous arrivons, nous sommes devant New-York.

Et, comme par un pressentiment qu’une grande chose extraordinaire va se passer, j’ouvre la fenêtre de ma cabine. En effet, là-bas, en face, une sorte de colosse de Rhodes, une femme exaltée se dresse sur le ciel, le bras tendu dans un geste magnifique. Sans l’avoir jamais vue, je la reconnais, il va sans dire : la statue de la Liberté, qui veille à l’entrée de l’Hudson !… Elle est haute comme une tour. Les pluies et les vents lui ont déjà donné la patine vert-de-gris des antiques déesses de l’Égypte. Sur un piédestal en pierres roses, aussi grand qu’une citadelle, elle surgit, pâlement verdâtre, dans le brouillard du matin et dans les fumées que le soleil dore. Elle est superbement symbolique et terrible. On dirait qu’elle fait à l’univers entier des signes d’appel ; on dirait qu’elle crie : « Hurrah ! C’est ici la porte ! Hurrah ! Entrez tous dans la fournaise ! Jetez-vous tête baissée dans le gouffre des affaires, du bruit, de l’agitation et de l’or ! »

Et le voici qui s’ouvre devant nous, ce gouffre quasi-infernal. Jadis, ce n’était que l’entrée d’une large rivière, entre des roseaux et des arbres. Aujourd’hui, c’est quelque chose qui, pour mes yeux épris d’Orient et de lignes pures, tient du cauchemar, mais arrive quand même à une sorte de beauté tragique, par l’excès même de l’horreur. Mille tuyaux crachent des fumées noires ou des vapeurs en tourbillons blancs, qui se mêlent, qui s’enroulent, qui embrouillent l’horizon comme sous des sarabandes de nuages. Le long des deux rives, à perte de vue, s’alignent les docks couverts, qui sont de gigantesques carcasses toutes pareilles, en ferraille couleur de deuil. Partout des inscriptions raccrocheuses s’étalent en lettres de dix mètres de haut, les unes blanches ou rouges sur les fonds noirs, les autres aériennes soutenues par des charpentes d’acier. On est assourdi par des sifflets stridents, des plaintes gémissantes de sirènes, des grondements de moteurs, des fracas d’usines. Et, au-dessus de tout cela que tant de fumées enveloppent, plus haut, plus haut, comme des géants poussés trop vite et trop efflanqués, des géants qui allongeraient démesurément le cou pour mieux voir, les gratte-ciel surgissent effarants et invraisemblables, les uns carrés, les autres pointus, les gratte-ciel à trente, quarante ou cinquante étages, surveillant ce pandémonium par leurs myriades de fenêtres…

Ah ! on vient, me réclamer ma « feuille d’entrée », un questionnaire que chacun doit remplir avant d’être admis à poser le pied sur le sol d’Amérique. Moi qui avais oublié ! En hâte je griffonne mes réponses. Un peu stupéfiantes, les questions : « Êtes-vous anarchiste ? Êtes-vous polygame ? N’êtes-vous pas idiot ? N’avez-vous jamais donné de signes d’aliénation mentale ? Possédez-vous plus de cinquante dollars de patrimoine ? Combien de condamnations avez-vous subies ? etc… » De telles précautions témoignent du juste souci qu’ont les Américains de ne pas admettre chez eux les hôtes « non désirables » (undesirable), — et nous devrions bien en faire autant à Tunis, pour les émigrants que nous envoie chaque jour l’Italie. — C’est égal, ce formulaire suranné est un peu naïf, car si l’on était idiot ou maboul, il est probable qu’on n’en conviendrait pas, surtout par écrit.



Deux ou trois heures plus tard, après d’interminables formalités de douane et des batailles sur les docks contre des journalistes armés de kodaks, je me trouve enfin au centre de New-York, confortablement installé et très haut perché dans un hôtel à je ne sais combien d’étages, où fonctionnent de prodigieux ascenseurs. Je domine de mes fenêtres la plupart des bâtisses d’alentour, où tout est rouge, d’un rouge sombre tirant sur le chocolat. Murs de briques rouges. Toits en terrasses, sans tuiles bien en tendu, mais couverts de je ne sais quel « imperméable » peint en rouge, — et ce sont des promenoirs pour les habitants, leurs chiens et leurs chats ; des messieurs en bras de chemise (car il fait très chaud, une chaleur mouillée de Gulf-Stream) y lisent les journaux à dix pages, des ménagères y battent leurs tapis ou bien y font sécher leurs lessives. Au-dessus des toits, un peu partout, s’élancent des charpentes en fer pour soutenir en plein ciel les grandes lettres des affiches-réclames, ou bien pour élever, comme à bout de bras, les énormes tonneaux peints en rouge qui contiennent les provisions d’eau en cas d’incendie. Trop de choses en l’air, vraiment, trop de ferrailles, trop d’écritures zigzaguant sur les nuages. Et çà et là, auprès ou au loin, des gratte-ciel se dressent isolés — sortes de maisons-asperges, pourrait-on dire — qui font mine d’épier avec indiscrétion tout ce qui se passe alentour. D’en bas m’arrive un continuel vacarme ; en plus des autos comme à Paris, c’est le Métropolitain qui fonctionne sur de bruyantes passerelles en fer, à hauteur de premier ou de deuxième étage ; sans trêve, les trains se poursuivent ou se croisent. Et il y en a d’autres en dessous, qu’on entend rouler comme des ouragans dans les profondeurs du sol. C’est la ville de la trépidation et de la vitesse !

Regardés de mes hautes fenêtres, les passants me semblent tout écrasés et courtauds. Les femmes, avec la mode actuelle, disparaissent sous leur chapeau trop large, ressemblent à un disque où des plumets s’agitent. Et, au milieu de ces gens empressés qui cheminent le long des trottoirs, de tout petits êtres décrivent des courbes folles : des « enfants à roulettes », qui, déjà pris d’une frénésie d’aller vite, font du skating éperdument sur l’asphalte.

Quatre heures, le moment où j’avais fait dire à des journalistes que je les recevrais. Et il m’en arrive un, puis deux, puis dix, puis vingt, puis trente !… Tous ont l’abord courtois et cordial, et bien volontiers je leur tends la main. Mais où donc les mettre ? Mon salon n’a plus assez de chaises ; qu’on ouvre ma chambre à coucher, on en fera asseoir sur mon lit ; pour les occuper, qu’on leur offre des cigarettes !

Et je suis sur le banc des accusés, au milieu de tout ce monde. Un seul parle français et traduit aux autres mes paroles ahuries, qui sont aussitôt notées sur des carnets. « Qu’est-ce qu’il a dit ? Qu’est-ce qu’il a dit ? » Je n’aurais jamais cru que mes reparties, généralement ineptes, pourraient être si précieuses.

— Mon cher maître, voulez-vous d’abord nous exposer ce que vous pensez des femmes américaines.

— Moi ! Mais rien encore : je n’ai pas eu le temps de sortir, je n’en ai vu qu’une seule, une femme de chambre rencontrée dans l’ascenseur, et c’était une négresse !

— Bien. Écrivez : M. Pierre Loti diffère son jugement et demande à réfléchir.

À l’instant même, en voici deux qui font leur entrée, deux Américaines, demoiselles journalistes, le kodak au cran de sûreté. Elles ont l’air intelligent, éveillé, gracieux et d’ailleurs très comme il faut. Je les fais asseoir à mes côtés ; l’une d’elles s’excuse d’être encore en tenue de voyage : c’est qu’elle arrive à peine du Congo, où elle était allée chasser le rhinocéros… Et l’interrogatoire continue. La littérature, l’hygiène, la politique, la religion, et l’économie sociale, tout y passe. Quelle haute idée ont-ils donc de mon omnicompétence, pour enregistrer avec tant de soin mes plates réponses :

— Mon cher maître, êtes-vous d’avis que la convention de Genève autorisera l’emploi des aéroplanes militaires ? Mon cher maître, êtes-vous partisan de la castration pour les assassins, qu’un de nos philanthropes vient de proposer ?

Les deux gentilles misses parlent français. Leurs questions particulières s’entre-croisent avec celles de l’interprète général. Et bientôt c’est le plus étourdissant des coq-à-l’âne, où se heurtent la réélection de M. Fallières, les suffragettes, la castration des assassins, la représentation proportionnelle et les randonnées du rhinocéros. Que va-t-il sortir de ce tohu-bohu, et quel effet d’ensemble cela donnera-t-il, en imprimé, dans les journaux de cette nuit ?…

Mais j’avais pensé que ce serait assommant, et au contraire ! C’est d’ailleurs si nouveau pour moi, qui, en France, ne reçois jamais un reporter, c’est si imprévu, si drôle, et ils ont si bonne grâce, que vraiment je m’amuse.

Quand ils sont tous partis, les grandes lettres que j’aperçois par mes fenêtres, les grandes lettres dans le ciel, commencent à éclairer le brumeux et lourd crépuscule, chaque inscription prenant feu d’un seul coup, l’une en rouge, l’autre en bleu, l’autre en vert ; ce sont des réclames lumineuses et clignotantes ; New-York en est couvert et on m’a bien recommandé d’aller le soir admirer dans les rues cette féerie quotidienne.

À neuf heures donc, je descends me mêler à la foule, sur les larges trottoirs de Broadway. Malgré les costumes parisiens des femmes, malgré les « complets » et les horribles « melons » pareils aux nôtres, ce n’est pas la foule de Paris ; les allures ont je ne sais quoi de plus décidé, de plus volontaire, de plus excentrique aussi. Et quel méli-mélo de toutes les races ! On reconnaît au passage des Japonais, des Chinois tondus à l’européenne, des Grecs, des Levantins, des Scandinaves aux cheveux pâles. — Quelqu’un du pays me disait ce soir : « New-York n’est pas encore tout à fait l’Amérique, il n’en est plutôt que le seuil, où s’arrêtent d’abord en débarquant les foules disparates qui nous viennent d’Europe. À la seconde génération, quand tous ces gens se sont mêlés, croisés, nous voyons naître alors de vrais Américains qui ont une cohésion parfaite et l’amour de leur patrie nouvelle, vérifiant la devise « e pluribus unum ». Ceux-là se fixent plus volontiers dans nos villes de l’intérieur, où il faut aller pour se sentir vraiment aux États-Unis, et voir la race entreprenante et forte, rajeunie comme un arbre taillé, qui résulte du mariage de toutes ces énergies. » — Beaucoup de femmes élégantes, sur les trottoirs de Broadway, et beaucoup de très belles, du moins quand elles ne sont pas crûment éclaboussées par de blêmes soleils électriques leur donnant des teints de cadavres ; mais trop de négresses, en vérité ; à chaque instant, sous quelque grand chapeau garni de roses, passe une figure toute noire. Les opulentes boutiques, les étalages derrière d’immenses glaces, sont comme le long de nos boulevards. Mais l’électricité qui ruisselle ici, qui règne en souveraine, est mille fois plus agressive que chez nous ; il semble que tout vibre et crépite sous l’influence de ces courants innombrables, dispensateurs de la force et de la lumière ; on est comme électrisé soi-même et un peu frémissant. Mon Dieu, que de bruit dans Broadway ! Presque sans trêve, il faut se résoudre à entendre courir en vertige au-dessus de sa tête, sur les vibrantes passerelles de ferrailles, des files de wagons-monstres, bondés de monde et étincelants de feux. En revenant d’ici, Paris va me sembler une bonne vieille petite ville arriérée et calme, aux maisonnettes basses ; d’ailleurs aucune de ses illuminations du 14 juillet n’approche des fantasmagories qui, les soirs quelconques, se jouent à New-York. Partout des lumières multicolores, qui changent et scintillent, formant et déformant des lettres ; elles dégringolent en cascade du haut en bas des maisons, ou traversent les voies comme des banderoles tendues. Mais c’est en l’air surtout qu’il faut regarder — malgré le fracas souterrain des trains express qui vous feraient baisser instinctivement les yeux vers le sol — c’est en l’air, au faîte des extravagantes bâtisses, au-dessus des toits ; là sont les réclames lumineuses, qui remuent par des trucs nouveaux, les visions qui dansent. Un marchand de je ne sais quoi a surmonté sa boutique d’une course de chars romains où l’on voit des chevaux gigantesques agiter avec frénésie leurs pattes de feu. Un marchand de parapluies a érigé une bonne femme qui gesticule avec son ombrelle ouverte. Un marchand de mercerie exhibe un énorme chat, tout en feu jaune, qui dévide un peloton de feu rouge et s’entortille avec le fil. Un marchand de brosses à dents, le plus cocasse de tous, fait gigoter dans le ciel un diablotin qui roule des prunelles de feu vert, en brandissant de chaque main une brosse de dix mètres de long… Vite, vite, les apparitions se dessinent, se démènent, s’effacent, reviennent, vite, si vite que le regard se trouble à les suivre. Et de temps à autre, au bout d’un gratte-ciel non éclairé, qui montait invisible dans l’atmosphère de brume et de fumée, quelque affiche géante, que l’on dirait suspendue comme une constellation, éclate en feu rouge, vous martèle un nom dans l’esprit, et se hâte de s’éteindre. Tout cela, pour ma mentalité d’Oriental, est déroutant et même un peu diabolique ; mais c’est si drôle et en même temps si ingénieux, que je m’amuse et presque j’admire…

Ce que je vais raconter de ma première nuit de New-York fera sourire les Américains ; aussi bien est-ce dans ce but que je l’écris. Dans un livre du merveilleux Rudyard Kipling, je me rappelle avoir lu les épouvantes du sauvage Mowgli la première fois qu’il coucha dans une cabane close : l’impression de sentir un toit au-dessus de sa tête lui devint bientôt si intolérable, qu’il fut obligé d’aller s’étendre dehors à la belle étoile. Eh bien ! j’ai presque subi cette nuit une petite angoisse analogue, — et c’étaient les gratte-ciel, c’étaient les grandes lettres-réclames au-dessus de moi, c’étaient les grands tonneaux rouges montés sur leurs échasses de fonte ; trop de choses en l’air, vraiment, pas assez de calme là-haut. Et puis, ces six millions d’êtres humains tassés alentour, ce foisonnement de monde, cette superposition à outrance oppressaient mon sommeil. Oh ! les gratte-ciel, déformés et allongés en rêve ! Un en particulier (celui du trust des caoutchoucs, si je ne m’abuse), un qui surgit là très proche, un tout en marbre qui doit être d’un poids à faire frémir ! Il m’écrasait comme une surcharge, et parfois quelque hallucination me le montrait incliné et croulant…


C’est dimanche aujourd’hui ; le matin se lève dans une brume lourde et moite ; il fera une des chaudes journées de cette saison automnale qu’on appelle ici « l’été indien ». Sur New-York pèse la torpeur des dimanches anglais et, dans les avenues, les voitures électriques ont consenti une trêve d’agitation. Rien à faire, les théâtres chôment et demain seulement je pourrai commencer à suivre les répétitions du drame qui m’a amené en Amérique. Mais dans le voisinage, tout près, il y a Central-Park, que j’aperçois par ma fenêtre, avec ses arbres déjà effeuillés ; j’irai donc là, chercher un peu d’air et de paix.

Central-Park est comme un bois de Boulogne ouvert en pleine ville, avec des allées pour les cavaliers, des allées pour les autos, d’immenses prairies pour le football, et des recoins presque solitaires pour les idylles. Les feuillages sont les mêmes qu’en France, mais flétris par un plus précoce automne après un été plus brûlant. Çà et là des blocs de rochers noirs se lèvent, comme s’ils avaient crevé les pelouses, et c’est le sol même de New-York qui reparaît à nu, ce sol dur et homogène qui a favorisé la hardiesse des maisons à trente ou quarante étages, écrasantes de lourdeur. Le parc est tellement grand que parfois on se croirait en pleine campagne, si toujours un ou deux gratte-ciel dans le lointain n’élevaient au-dessus de la cime des arbres leurs têtes indiscrètes, semblables à des maisons chimériques du pays de Gulliver… Les gens élégants doivent avoir fui la ville, car je ne rencontre aujourd’hui que des petits bourgeois endimanchés, des « enfants à roulettes », d’austères vieilles misses à lorgnon qui doivent être des institutrices. Et solitairement je vais m’asseoir au bord d’une allée.

À peine suis-je là qu’un bruit très léger me fait tourner la tête. À côté de moi, sur mon banc, un amour de petit écureuil gris vient de bondir et il me regarde en faisant le beau, debout sur son arrière-train, relevant sa belle queue de chat angora… Oh ! en voici un second, plus hardi encore, qui saute sur mes genoux ! J’en aperçois aussi qui courent sur l’herbe ou qui jouent dans les branches. — Et c’est une des choses gracieuses et touchantes de New-York, cette tribu de petits êtres libres qui a pris possession de Central-Park et que tout le monde protège ; on leur bâtit des maisonnettes de poupée sur les arbres, les promeneurs leur apportent des bonbons et des graines qu’ils viennent manger à la main ; rien ne les effraie plus, ni le galop des cavaliers, ni le bruit de ces « enfants à roulettes », aussi gentils et effrontés qu’eux-mêmes, qui font du skating sur l’asphalte de tous les sentiers.

Le déclin du jour amène pour moi d’intolérables mélancolies dans ce parc d’automne, au milieu de cet humble petit monde du dimanche, qui est si hétéroclite et qui m’est si inconnu ; au-dessus des bosquets d’ombre, les lointains gratte-ciel, rougis à la pointe par le soleil couchant, me donnent une impression d’exil que je n’avais jamais éprouvée, même en plein désert ; les écureuils gris, par précaution contre les chats qui vont bientôt rôder, remontent dans leurs maisonnettes suspendues ; le crépuscule commence à m’étreindre, et j’ai envie de m’enfuir vers les rues plus animées où je coudoierai plus de monde. Je ne sais si déjà je m’américanise, mais je sens ce soir qu’il me faut du mouvement et du bruit.

Dans les quartiers qui entourent le parc, toutes ces hautes maisons, que de richesses elles étalent et quel luxe dominateur ! C’est presque trop ; la proportion, la mesure manquent un peu. Les entrées où veillent des mulâtres galonnés, sont de marbre ou de porphyre, avec des colonnades grecques, byzantines ou gothiques, avec de lourdes et somptueuses grilles en bronze ou en fer forgé qui feraient honneur à nos cathédrales. Et tout cela vient de surgir presque en un jour ! C’est humiliant en vérité pour notre vieille Europe qui a mis des siècles à bâtir ses villes célèbres et n’a jamais eu assez d’or pour faire aussi beau. Mais, à tant de luxe, quelque chose manque, quelque chose que l’on ne définit pas, et qui est peut-être tout simplement l’âme d’un passé…


Neuf heures, et nuit brumeuse. Quand je suis accoudé à ma haute fenêtre, avant de redescendre me plonger dans la fantasmagorie des rues, une sérénade tout à fait burlesque éclate sans préambule, en bas, sur un trottoir de Broadway. Des voix d’hommes hurlent ensemble une sorte de cantique de guerre, accompagné à l’unisson par des trombones et des cors de chasse. Qu’est-ce que c’est que ce charivari, mon Dieu ? — Ah ! l’armée du Salut ! Un bataillon qui est venu se poster là pour tâcher de sauver au passage les égarés du dimanche soir s’acheminant vers les bouges de l’alcool. Eh bien ! après la première minute de stupeur et de sourire, on oublie le ridicule de cela pour céder à une impression plutôt grave. Dans cette ville où trépident nuit et jour les transactions et les affaires, il y a donc place encore pour le vieux rêve religieux qui berça les hommes pendant des siècles. Ce rêve, il est vrai, a pris une forme délirante, tapageuse, effrénée, ici où tout est neuf et excessif : mais on le sent là, bien vivant quand même, derrière cette musique de maison de fous. Et on ne sourit plus.

II

Aujourd’hui, pour la première fois, j’assiste à une répétition de la Fille du Ciel. C’est sans décors, sans costumes, en tenue de ville, dans une salle nue, dépendant du théâtre. Oh ! l’étrange impression d’entendre les acteurs dire no et yes, d’écouter mes phrases que je reconnais bien mais qui me font l’effet de s’être amusées à se déguiser en phrases anglaises… Je ne sais plus par qui fut énoncé l’axiome : une traduction, c’est l’envers d’une broderie. Je ne prétends pas qu’elle fût merveilleuse, la broderie que nous avions faite, et je reconnais d’ailleurs que l’envers en a été recoloré avec une habileté consommée ; mais, quand même, c’est toujours un envers. Miss Viola Allen[1] me paraît une idéale impératrice, et, malgré son chapeau parisien si en contraste avec les choses qu’elle doit dire, sa voix donne le petit frisson quand elle s’anime ; à la scène finale, je vois même de vraies larmes perler au bord de ses jolis yeux vifs, qu’il sera facile de rendre délicieusement chinois en les retroussant au coin avec des peintures. Comme toutes les femmes ont l’air honnête dans ce théâtre ! Les gentilles petites actrices chargées des rôles secondaires sont tellement correctes elles aussi, tellement comme il faut, et se tiennent comme des jeunes filles du monde ! Mais, dans cette salle où sans doute je vais revenir tant de fois m’enfermer, il fait triste, de la tristesse particulière à tous les théâtres quand les illusions du soir y cèdent la place à la lumière appauvrie du jour.

Libéré à quatre heures, je circule au hasard, en auto, dans les rues que je n’avais pu voir encore animées par la pleine activité des jours de travail. La foule qui parle toutes les langues, les femmes aux allures décidées sans effronterie, les hommes tout rasés sous de larges casquettes, marchent vite, indifférents au fracas des chemins de fer suspendus ou souterrains.

À un angle de Broadway, sous les passerelles de ferraille ébranlées par le continuel passage des trains express, voici un rassemblement qui grossit, qui bourdonne ; les voitures sont arrêtées, les policemen s’agitent, on dirait une émeute. Tout ce monde regarde avidement un tableau noir sur lequel, de temps à autre, quelqu’un ajoute un signe à la craie. Les jumelles, les monocles, les innombrables lunettes d’or sont braqués là-dessus comme si le sort du monde allait s’y inscrire, et, chaque fois qu’un nouveau chiffre y apparaît, c’est tantôt un silence morne chez les spectateurs, tantôt une joie délirante, avec des battements de mains et des cris. Qu’est-ce que ça peut bien être ? — le cours de la Bourse ? — Non, tout simplement, il s’agit de certain jeu de paume national ; une grande partie se dispute en ce moment à la campagne, l’équipe de New-York contre celle d’une ville voisine, et un ingénieux système automatique apporte ici au marqueur l’indication des coups… Et tous ces hommes, que l’on croirait si positifs, se passionnent à ce point ! Il faut en vérité que cette race, issue de toutes nos races vieillies, se soit retrempée de jeunesse sur le sol d’Amérique. Et j’admire surtout combien, ces implantés d’hier ont déjà pris l’amour du clocher, — d’où découle nécessairement l’amour plus noble de la patrie.

Les gratte-ciel ! Il faudra beaucoup de temps pour que mes yeux s’y résignent. Si encore ils étaient groupés, une avenue qui en serait bordée arriverait peut-être à un effet de fantastique beauté. Mais non, ils surgissent au hasard, alternant avec des bâtisses normales ou parfois basses ; alors on dirait des maisons atteintes par quelque maladie de gigantisme, et qui se seraient mises à allonger follement comme les asperges en avril. Ce qui me déroute, habitué que j’étais aux villes de pierre comme en France, ou aux villes de bois comme en Orient, c’est de ne voir ici que de l’acier, du ciment armé, des briques sanguinolentes, et surtout je ne sais quelle composition d’un brun rouge qui donne des maisons en chocolat, même des églises, des clochers en chocolat. Voici, dans la cinquième avenue, qui est comme on sait le quartier des milliardaires, l’habitation des Vanderbilt, en pur style Moyen Âge et en pierre pour de vrai ; on l’aimerait dans un parc, sous de vieux chênes ; mais un voisin gratte-ciel la surplombe et l’écrase. Voici une cathédrale gothique, capable de rivaliser avec les nôtres ; mais les gratte-ciel d’à côté montent plus haut que ses flèches aiguës ; alors elle est diminuée au point de ressembler à un joujou de Nuremberg. Au bord de l’Hudson, tel autre richissime a eu la fantaisie impériale de se faire construire le château de Blois, avec des pierres apportées de France, et ce serait presque une merveille ; mais derrière, plus haut que les donjons et les girouettes, monte bêtement un gratte-ciel couronné d’une réclame lumineuse ; alors cela n’existe plus. Cette ville, qui regorge de coûteuses magnificences, a poussé d’un élan trop rapide et trop fougueux ; il me paraît qu’elle aurait besoin d’être coordonnée, émondée, et surtout calmée.



Évadé aujourd’hui du théâtre, où il fait toujours noir en plein midi comme dans une cave, je m’en vais en auto, par l’avenue qui s’appelle River Side, remonter le long du cours de l’Hudson pour essayer de trouver enfin la campagne et le silence. Les trouverai-je réellement quelque part ? Pour l’instant, des embarras de voitures ou d’automobiles élégantes m’entourent comme si je me rendais au bois de Boulogne. Mais, sans restriction cette fois, je m’incline devant la majesté d’une telle avenue. D’un côté, le grand fleuve que l’on domine ; de l’autre, une interminable bordure de gratte-ciel (des demi-gratte-ciel, d’une quinzaine d’étages seulement) qui arrivent à un effet esthétique parce qu’ils s’alignent bien ; ils ont du reste la couleur blanche et gaie de la pierre véritable, ils respirent le luxe clair et de bon aloi. Je ne crois pas qu’aucune capitale du vieux monde possède une promenade d’une telle opulence.

Dans le fleuve, des escadres de guerre sont mouillées, de superbes escadres que l’Amérique réunit en ce moment pour se donner, en une grande fête, le spectacle de sa jeune puissance navale ; les dreadnoughts dorment là, imposants de laideur terrible, surmontés de ces nouveaux mâts à l’américaine, larges et ajourés, qui ressemblent à des tours Eiffel ; auprès d’eux, des croiseurs, des contre-torpilleurs dorment aussi ; et une multitude de batelets, de mouches électriques, s’empressent alentour. Sur la berge, des milliers de curieux stationnent pour regarder. En prévision de cette prochaine fête de la marine, des pavillons de l’Amérique, rayés blanc et rouge avec semis d’étoiles sur leur coin bleu, commencent à flotter aux fenêtres des hautes maisons somptueuses. Et sur tout cela rayonne le beau soleil de l’ « été indien ». C’est comme une révélation de New-York que je viens de m’offrir aujourd’hui, et tout ce que je découvre, en faisant ainsi l’école buissonnière, est franchement admirable.

Mais la campagne, le silence, où donc les atteindrai-je ? Ma course accélérée dure depuis plus d’une heure, et les gratte-ciel me suivent toujours, en files aussi orgueilleuses, témoignant que cette ville contient des riches par milliers. Il est vrai, sur la rive d’en face, au lieu des tuyaux d’usine qui pendant des kilomètres s’obstinaient à l’enlaidir, il n’y a déjà plus maintenant que des rochers et de grands bois ; si près de la ville, c’est une surprise et un repos.

Enfin, enfin, la route que je suivais s’enfonce parmi des buissons et des arbres, l’air s’imprègne de la bonne senteur des mousses d’automne ; je suis sorti de la fournaise humaine ! C’est la campagne que j’avais tant souhaité atteindre, et elle est plus boisée, plus sauvage peut-être qu’aux entours immédiats de Paris. Mais je m’y sens quand même en exil, car les arbres et les plantes, à bien regarder, diffèrent légèrement des nôtres ; les asters, que nous ne connaissons que dans nos jardins, croissent ici à profusion parmi des rochers noirs ; sur tous ces feuillages des bois, les bruns et les rouges de l’arrière-saison s’accentuent davantage que chez nous, arrivent à des teintes sensiblement plus ardentes. Non, ce pays n’est pas le mien… Et puis, une campagne sans paysans, sans vieux clochers protecteurs autour desquels se groupent les villages, autant dire qu’elle n’a pas l’air vrai…



Les jours qui passent m’acclimatent assez rapidement à New-York. Les maisons me semblent moins extravagantes de hauteur et, quand je traverse Broadway, j’écoute moins le fracas des trains sur les passerelles de fer.

Un peu partout je découvre des choses amusantes à force d’imprévu, d’audace, de disproportion et de luxe colossal. On m’a montré ce matin comme typique certain café-restaurant qui éclipse tous les cafés-restaurants du monde. La salle d’en bas, qui coûta cinq millions, a été construite pour enchâsser le tableau de Rochegrosse acheté à grands frais : le Festin de Balthazar. Sur toutes les murailles de marbre vert, on a ciselé les mêmes bas-reliefs qu’à Persépolis ; en marbre vert également sont les puissantes colonnes à têtes cornues, et les gigantesques taureaux ailés à visage humain. Mais, comiques au milieu de ces splendeurs déréglées, il y a les rangs de petites tables pour les consommateurs, et il y a les garçons en frac apportant à la ronde les bocks ou les coktails !…

Aux répétitions de la Fille du Ciel, qui occupent mes journées, la féerie commence à se dessiner ; nous sortons peu à peu des incohérences et du chaos des premières heures. Des décors qu’aucun théâtre parisien n’aurait risqués font revivre d’inimaginables passés chinois, des jeux de lumière électrique dont nous ignorons encore le secret imitent des limpidités de ciel, ou des lueurs de bûcher et d’incendie. Dans les jardins de l’impératrice, aux grands arbres tout roses de fleurs, des cigognes et des paons réels se promènent sur des pelouses jonchées — parce que cela se passe au printemps — de milliers de pétales qui ont dû tomber des branches comme une pluie. Là, aux rayons d’un clair soleil artificiel, je vois revivre, chatoyer tous les étranges et presque chimériques atours de soie et d’or copiés sur de vieilles peintures que j’ai rapportées, ou sur des costumes réels que j’ai exhumés naguère de leurs cachettes au fond du palais de Pékin.

Les moments les plus singuliers, je crois, sont ces entr’actes, ces repos durant lesquels la féerie s’échappe, pour ainsi dire, de la scène, pour déborder sur les fauteuils d’orchestre. La vaste salle somptueuse, envahie alors par tous les figurants, n’en demeure pas moins plongée dans des ténèbres presque absolues ; quelqu’un qui arriverait du dehors, où il fait jour, percevrait seulement que des formes humaines sont assises là, partout, et que le discret murmure de leurs voix sonne étrange ; ce sont des voix chinoises qui chuchotent en chinois, et ces gens, qui simulent des spectateurs dans l’ombre, sont de pure race jaune… Quand les yeux s’habituent à l’obscurité, ou si quelque lueur électrique vient à filtrer de la scène, on découvre que tout ce monde, de la tête aux pieds, est vêtu avec l’apparat des anciennes cours Célestes. Il y a même des groupes de ces petites déesses armées et casquées qui portent aux épaule des pavillons en faisceaux éployés et semblent avoir des ailes. Un peu fantastique vraiment, ce grand théâtre sans lumière, où les auditeurs, échangeant à mi-voix des phrases lointaines devant la toile baissée, sont pareils aux guerriers, aux Génies, sculptés dans les vieilles pagodes…

Le plus étonnant pour moi, c’est que ces figurants ne sont pas des gens quelconques, mais des étudiants des universités. L’un d’eux, habillé comme un seigneur du temps des Ming et qui, dans la vie privée, prépare son doctorat en médecine, vient un jour m’expliquer de la part de ses camarades, très courtoisement et dans l’anglais le plus correct, pourquoi ils ont accepté de venir : « C’est un tel plaisir pour nous, me dit-il, de nous trouver ainsi replongés dans le passé de notre pays, de voir reconstituée la Chine de nos ancêtres. »



Cette nuit, pour avoir une vue d’ensemble des fantasmagories de New-York, je monte au sommet de l’hôtel du Times, qui est l’un des plus stupéfiants gratte-ciel. À un angle de rue, dans un quartier de maisons à peine hautes, il se dresse tout seul, grêle, efflanqué, paradoxal, avec un air de chose qui n’aura jamais la force de rester debout. Très aimablement, les rédacteurs m’avaient convié. Un ascenseur-express, qui jaillit comme une fusée, nous enlève d’un bond jusqu’au vingt-cinquième étage, d’où nous grimpons sur la plate-forme extrême. Là souffle une bise âpre et froide — déjà l’air vif des altitudes — et, de tous côtés, dans le cercle immense qui va finir à l’horizon, l’électricité s’ébat à grand spectacle. Auprès, au loin, partout, des mots, des phrases s’inscrivent au-dessus de la ville en grandes lettres de feu, éblouissent un instant, disparaissent et puis reviennent. Des figures gesticulent et gambadent, parmi lesquelles j’ai déjà de vieilles connaissances, comme par exemple le farfadet qui brandit ses gigantesques brosses à dents. La plus diabolique de toutes est une tête de femme, qui se dessine dans l’air, soutenue par d’invisibles tiges d’acier, et qui occupe sur le ciel autant d’espace que la Grande Ourse ; pendant les quelques secondes où elle brille, son œil gauche cligne des paupières comme pour un appel plein de sous-entendus, et on dirait d’une jeune personne fort peu recommandable. Qu’est-ce qu’on peut bien vendre en dessous, dans la boutique qu’elle surmonte et où elle vous convie d’un signe tellement équivoque ? Peut-être tout simplement d’honnêtes comestibles ou de chastes parapluies. Il va sans dire, aucune montagne n’aurait des parois aussi verticales que ce gratte-ciel ; en bas, les foules en marche le long des trottoirs, les foules sur lesquelles, en cas de chute, on irait directement s’aplatir comme un bolide, font songer à des grouillements d’insectes qui seraient lents pour cause de trop petites pattes, tandis que les files de wagons, dont la ville est sillonnée, paraissent de longues chenilles phosphorescentes qui ramperaient sans vitesse. Et une clameur monte de ces rues, comme une plainte de bataille ou de misère, entrecoupée par les grondements de tous ces trains en fuite… Babel effrénée, pandémonium où se heurtent les énergies, les appétits, les détresses de vingt races en fusion dans le même creuset.

Malgré le froid qui cingle le visage, c’est presque un soulagement, une délivrance, de se sentir là sur ce sommet artificiel ; les six millions d’êtres qui, à vos pieds, dans la région basse, se coudoient, luttent et souffrent, au moins ne vous oppressent plus ; même il est presque angoissant de penser qu’il va falloir redescendre tout à l’heure de ce haut perchoir où la poitrine s’emplissait d’air pur, redescendre et se replonger dans cette vaste mer humaine qui fermente et bouillonne partout alentour. Quelle inexplicable manie ont les hommes de s’empiler ainsi, de s’étager les uns par-dessus les autres, de s’accoler en grappes comme font les mouches sur les immondices, — quand il reste encore ailleurs des espaces libres, des terres vierges !… Vue d’ici, la ville paraît infinie ; aussi loin que les yeux peuvent atteindre, l’électricité trace des zigzags, tremble, palpite, éblouit, écrit des mots de réclame avec des éclairs, et finalement, vers l’horizon où il n’est plus possible de rien lire, va se fondre en une lueur froide d’aurore boréale. Jamais encore New-York ne m’avait paru si terriblement la capitale du modernisme ; regardé la nuit et de si haut, il fascine et il fait peur.



Aujourd’hui, la « première » de la Fille du Ciel, au Century Theatre. Cette langue étrangère me déroute à tel point que je ne me sens pas tout à fait responsable de ce que mes personnages racontent. Vraiment, pour reconnaître ma pièce, je devrais plutôt faire abstraction du dialogue et, m’efforçant de ne pas entendre, n’assister au spectacle qu’avec mes yeux, comme si c’était une simple pantomime, — une pantomime certes qui dépasse mon attente par son exactitude et sa splendeur. Grâce à la consciencieuse magie des peintres et des costumiers, la vieille Chine impériale, qui ne se reverra jamais plus, est là devant moi, avec le jeu de ses nuances rares, l’inconcevable étrangeté de ses atours, avec ses dragons, ses monstres, tout son mystère. Pour compléter l’illusion, il y a même le son rauque des voix chinoises, et, pendant l’acte de la bataille, quand les soldats délirants se précipitent en une ruée suprême vers leur impératrice pour tomber tous à ses pieds, je crois réentendre ces clameurs qui faisaient frissonner, en Chine, aux jours de réelles tueries.

À la scène finale cependant, dès que l’empereur Tartare et la Fille-du-Ciel sont seuls en présence, je me reprends à écouter ce qu’ils disent ; leur jeu est d’ailleurs si expressif que je me figure presque les entendre parler ma propre langue. Et quand la Fille-du-Ciel tend la main pour recevoir la perle empoisonnée qui va lui ouvrir les portes du Pays des Ombres, son geste et son regard émeuvent comme si vraiment elle allait mourir…

Maintenant la toile tombe ; c’est fini ; ce théâtre ne m’intéresse plus. Une pièce qui a été jouée, un livre qui a été publié, deviennent soudain, en moins d’une seconde, des choses mortes… J’entends des applaudissements et de stridents sifflets (contrairement à ce qui se passe chez nous, les sifflets à New-York, indiquent le summum de l’approbation). On m’appelle, sur la scène, on me prie d’y paraître, et j’y reparais cinq ou six fois, tenant par la main la Fille-du-Ciel, qui est tremblante encore d’avoir joué avec toute son âme. Une impression étrange, que je n’attendais pas : aveuglé par les feux de la rampe, je perçois la salle comme un vaste gouffre noir, où je devine plutôt que je ne distingue les quelques centaines de personnes qui sont là, debout pour acclamer. Je suis profondément touché de la petite ovation imprévue, bien que j’arrive à peine à me persuader qu’elle m’est adressée. Et puis me voici reparti déjà pour de nouveaux ailleurs. J’étais venu à New-York afin de voir la matérialisation d’un rêve chinois, fait naguère en communion avec madame Judith Gautier. J’ai vu cette matérialisation ; elle a été splendide. Maintenant que mon but est rempli, ce rêve tombe brusquement dans le passé, s’évanouit comme après un réveil, et je m’en détache…


Demain matin, je dois prendre le paquebot pour la France. Je ne puis prétendre qu’en ce court voyage j’aie vu l’Amérique. Puis-je seulement dire que j’aie vu New-York ? Non, car j’y ai surtout vécu prisonnier sous une sorte de coupole obscure, — le Century Theatre avec sa pénombre de chaque jour. C’est là, dans cette grande salle rouge et or, parmi les fantastiques spectateurs des répétitions, figurants échappés de vieilles potiches ou de vieilles ciselures, c’est là que j’ai rencontré à peu près les seules femmes américaines qu’il m’ait été donné d’approcher.

Ces inconnues, admises pour avoir montré patte blanche au régisseur, entraient discrètement, sans faire de bruit, presque à tâtons, effarées par tous ces personnages casqués d’or, qui occupaient les stalles. Elles n’étaient jamais les mêmes que la veille, mes visiteuses. Non sans peine elles parvenaient à me découvrir, après avoir interrogé quelques-unes de ces étranges figures, qui balbutiaient des réponses vagues, en chinois. Assises enfin à mes côtés, elles étaient tout de suite gentilles et pleines de bonne grâce, malgré l’insuffisance de la présentation. Filles de richissimes ou pauvres petites journaleuses, elles appartenaient à tous les mondes. Et on causait, dans une sorte de plaisante camaraderie sans lendemain, pour ne se revoir jamais ; c’était à demi-voix, pour ne pas troubler les acteurs qui, tout près de nous, se disaient des choses tragiques, dans quelque vieux palais de Nankin, sous de faux rayons de lune, ou bien à la lueur d’un faux incendie. Détail qui m’amusait, en général elles apportaient, par précaution contre la longueur de la séance — la répétition durait plusieurs heures d’affilée — des sandwichs ou des petits gâteaux, et il me fallait partager cette dînette dans les ténèbres. Plusieurs d’entre elles me connaissaient beaucoup, sans m’avoir encore vu nulle part ; c’est là l’inconvénient — ou le charme, si l’on veut — de s’être trop donné dans ses livres. Quelques-unes avaient vu ma maison de Rochefort, d’autres, en canotant sur la Bidassoa, avaient aperçu mon ermitage basque. Grandes voyageuses, presque toutes, elles étaient allées à Stamboul, à Pékin, dans les différents lieux de la Terre que j’ai essayé de décrire, et la traversée de l’Atlantique pour venir chez nous leur semblait un rien comme promenade. Passant vite d’un sujet à un autre, elles disaient des choses incohérentes mais profondes ; elles différaient des femmes de chez nous par quelque chose de plus indépendant et de plus masculin dans la tournure d’esprit ; beaucoup plus libres certes, mais sans qu’il y eût jamais place entre nous pour l’équivoque. Et, après avoir causé un peu de tout, dans une intimité intellectuelle favorisée par l’ombre, on se saluait pour ne se revoir jamais.

En quittant ce pays, j’ai un vrai remords de n’avoir pu répondre comme je l’aurais souhaité à tant de lettres cordiales et jolies que chaque courrier m’apportait, à tant d’invitations téléphoniques, m’arrivant aux rares heures où j’habitais mon perchoir. D’aimables inconnus m’écrivaient, avec la plus touchante bonne grâce : « Venez donc un peu vous reposer chez nous, à la campagne ; au bord de l’eau, sous nos arbres, vous trouverez du silence. » Et j’étais élu membre honoraire d’une quantité de cercles. Comment faire, avec si peu de temps à moi ? Au moins voudrais-je, ici, exprimer à tous ma reconnaissance et mon regret.

Dès que la Fille du Ciel a été livrée au public, j’ai employé de mon mieux mes trois ou quatre jours de liberté avant le départ. Mais combien il était embarrassant de choisir : pourquoi accepter ici et s’excuser ailleurs ?

Je suis allé luncher à la magnifique et colossale Université de Columbia, auprès de quoi nos universités françaises sembleraient de pauvres petits collèges de province. J’ai voulu paraître dans différents clubs puisque l’on avait eu la bonté de m’en prier. J’ai répondu à l’invitation naïve des jeunes filles de l’école Washington-Irving qui m’avait particulièrement charmé par sa forme ; elles étaient là deux ou trois centaines de petites étudiantes de quinze à seize ans qui, pour m’accueillir, avaient placardé aux murs des écriteaux de bienvenue ; après m’avoir chanté la Marseillaise, elles ont continué par un hymne où de temps à autre revenait mon nom prononcé par leurs voix fraîches, et en partant j’ai serré de bon cœur toutes ces mains enfantines. On m’a fêté à l’Alliance française où après le dîner, il y a eu, dans un grand hall, un défilé dont j’ai été ému profondément ; tandis qu’un orchestre jouait cette Marseillaise qui, à l’étranger, nous semble toujours la plus belle musique, des Français de tous les mondes, les uns très élégants, les autres plus modestes, se sont tour à tour approchés de moi ; des jeunes, des très vieux dont le regard attendri disait la crainte de ne plus revoir la France ; des aïeuls à chevelure blanche m’amenant leurs petites-filles qui m’avaient lu et souhaitaient me voir ; là encore j’ai serré plusieurs centaines de braves mains que je sentais vraiment amicales, et je ne sais comment dire merci à tant et tant de familles qui ont bien voulu se déranger pour me témoigner un peu de sympathie.

En somme si, au premier abord, pour l’Oriental obstinément arriéré que je suis, l’Amérique ne pouvait que sembler effarante, — en tant que chaudière gigantesque où, pour créer du nouveau, se mêlent et bouillonnent tumultueusement les génies de tant de races diverses, — si l’Amérique m’est restée jusqu’à la fin peu compréhensible, avant de la quitter j’ai pourtant senti qu’elle était quand même et surtout le pays de la pensée chaleureuse, de la franche hospitalité et du bon accueil. Elle est en plein vertige, c’est incontestable, vertige de vitesse, d’innovations, de téméraires industries. Mais il y a vertige et vertige, comme il y a ivresse et ivresse. Suivant une locution populaire, les uns ont le vin gai, les autres le vin triste, ou le vin batailleur. Eh bien, tandis que la Germanie a le vertige homicide et féroce, on peut assurément dire que l’Amérique l’a amusant et aimable.

  1. La grande tragédienne américaine, chargée du rôle de la Fille du Ciel.