Calmann-Lévy (p. 159-169).

LES PATIENCES SOUTERRAINES

Juin 1903.

Je vais parler d’un lieu qui, plus encore que l’oasis des Ouled-Naïlia, échappe à nos modernes agitations : tout y est demeuré tel qu’il y a cent mille ans, l’homme de l’âge de pierre y reconnaîtrait presque sa route et son gîte. Mais c’est un lieu souterrain, c’est la grotte de Sare, l’un de ces nombreux palais pour les Gnomes que les siècles ont minutieusement ornés, avec leurs patiences quasi éternelles.

Entre des montagnes tapissées de fougères et de chênes, le tranquille village de Sare est un peu le cœur du pays basque, le recoin isolé où les traditions et la langue si antiques se sont conservées presque pures[1].

De là, pour se rendre à la grotte[2], on a longtemps à marcher, à monter, par de mauvais sentiers, à travers une région plus solitaire, boisée surtout de grands châtaigniers qui se meurent[3]. Le mal qui les tue a commencé par les châtaigniers de Provence ; il est sans doute une des moisissures chargées de dépouiller notre planète trop vieille : on sait que les chênes, les ormeaux, les fusains, les lauriers ont aussi maintenant chacun son microbe rongeur.

Quand on a fait un peu plus d’une lieue dans cette âpre campagne qui se dénude, on se trouve tout à coup en face d’un porche colossal, ouvert au flanc d’un coteau ; il est orné d’une quantité de pendentifs en pierre grise qui ont des formes de glaçons ; il est frangé de feuillages retombants, de ronces qui s’allongent comme des lianes ; la voûte en est surbaissée, écrasée ; il donne dans du noir et on dirait quelque entrée non permise qui plongerait aux entrailles mêmes de la terre.

Il faut se recueillir devant ce lieu d’ombre, infiniment plus vénérable que les plus primitifs sanctuaires humains, car il fut l’un des berceaux de nos grands ancêtres au front bas et au corps velu.

Après les dernières tourmentes géologiques, — il y a cinq cent, huit cent mille ans, on ne sait guère, — quand les roches, dans cette région, redevinrent immobiles, elles restèrent comme séparées en lames immenses, qui laissaient des vides entre elles. Et ce furent d’abord des espèces de salles étonnamment profondes, mais peu sûres, qui menaçaient de s’effondrer. Mais vinrent les stalactites et les stalagmites qui, avec des patiences, avec des lenteurs à peine concevables pour les éphémères que nous sommes, entreprirent de les consolider, ébauchant partout ces voûtes, ces cloisons, ces contreforts, ces piliers aujourd’hui si puissants, si trapus, — et dont chaque millimètre d’épaisseur représente presque l’apport d’un siècle ! Et quand les salles souterraines, de par la magie des suintements calcaires, furent ainsi divisées en nefs, en galeries, en cloîtres superposés, même en cachettes aux portes étroites et faciles à défendre, des hôtes, éclos d’hier à la lumière du monde, commencèrent de venir peureusement y chercher asile : ce fut le lion géant, ce fut l’ours des cavernes, et enfin ce fut l’homme !… D’où était-il donc issu, celui-là, quelle était sa filiation ?… Il différait de nous, c’est accordé ; son crâne oblique au front fuyant, les trous de ses yeux trop enfoncés sous l’arcade sourcilière font peur à voir, et le gorille lui ressemble. Mais tout de même c’était l’homme ; il taillait des outils, il dessinait des figures, il avait déjà l’idée d’ensevelir ses morts. Entre lui et le singe le plus voisin, le trait d’union manque toujours, — et après tout, quand on le trouverait, ce sinistre trait d’union que l’on s’obstine à chercher, resterait à se demander ensuite : et le premier singe, d’où sortait-il ? On a beau fouiller le sol, interroger minutieusement et ardemment les couches géologiques, aucun intermédiaire n’apparaît entre lui et les mollusques ou les sauriens des périodes primitives : il a toujours été le singe. Et, de même sans doute, l’homme qui, dans la nuit des âges, hantait cette grotte au porche immense, avait toujours été l’homme.

La terre même qui est devant cette entrée, la terre seule, pour peu qu’on la creuse, raconte la vie qui fourmilla jadis dans la gigantesque tanière obscure : on y retrouve des silex polis par les premières mains humaines, des ossements de bêtes à jamais disparues, des défenses de mammouth, des dents du grand lion ou du grand ours. Et le moindre de ces débris est pour évoquer, dès qu’on y songe, les nuits pleines de transes, les luttes forcenées des griffes contre les haches de pierre, les boucheries sanglantes et les voraces mangeurs…

Mais, depuis des siècles et des siècles, la sécurité, le silence ont remplacé dans ce lieu les carnages et la peur. De nos jours, quelques braves contrebandiers peut-être s’y cachent encore. Autrement il n’y vient guère que des troupeaux de bœufs, des troupeaux de moutons qui, sans s’aventurer trop loin au milieu d’une si lourde nuit, cherchent de la fraîcheur à l’entrée quand le soleil brûle ou un abri quand les averses tombent.

Sous ce porche, plus vaste que celui des cathédrales, si l’on s’avance, on entend bruire des eaux souterraines[4], et on distingue là-bas, dans l’obscurité, des piliers massifs, entre lesquels s’ouvrent des couloirs sombres.

On peut choisir la galerie que l’on veut, car toutes sont pleines d’étonnements et presque toutes sont infinies ; elles montent, elles descendent, elles se croisent, elles se divisent et s’étagent les unes par-dessus les autres. C’est un monde de nefs aux très fantastiques architectures, et, tout cela, on le croirait taillé, foré dans la pierre vive, dans une seule et même pierre blanche qui ne présente jamais aucune lézarde, aucune fissure ; tout cela donne l’impression d’une solidité immuable et éternelle ; aussi ne s’épouvante-t-on point de voir s’avancer au-dessus de soi, comme jaillissant et détachés des parois surplombantes, tant de blocs étranges, pareils à des têtes de squales, à de vagues dragons, à des embryons de monstres. Les fanaux que l’on porte révèlent partout d’extravagantes formes blanches, qui se penchent sur vous, qui ont l’air prêtes à élancer pour engloutir, mais qui sont figées là depuis les plus vieux temps de la Terre. Et une petite musique douce ne cesse de vous suivre jusque dans les dernières profondeurs de la montagne ; elle se fait de tous les côtés à la fois, elle est le ruissellement des myriades de gouttes d’eau sur les murailles, elle est leur bruit de fine pluie, répercuté par la sonorité des voûtes. Elles chantent en travaillant, les gouttes d’eau… Or, on les entendait déjà chanter ici leur même chanson au temps des grands sauriens, des grandes bêtes de cauchemar, et c’est elles ensuite qui ont bercé le sommeil craintif des premiers hommes au crâne déprimé ; c’est elles qui sont à l’œuvre depuis des milliers de siècles pour la construction de ce palais baroque et prodigieux, chacune apportant à l’édifice un imperceptible atome de calcaire, — et, comme elles n’ont pas fini, comme elles ne finiront jamais, comme il s’agit d’ajouter encore des ornements partout, des franges, des dentelles aux piliers et aux plafonds blancs, leur voix de cristal persiste toujours, monotone, obstinée, aussi éternelle que les patiences de la nature[5].

Dans toutes les galeries où l’on se promène, des trouées de la voûte sont là pour vous montrer qu’il y a d’autres galeries encore passant au-dessus, et aussi des trouées dans le sol, pour que vous sachiez qu’il y en a d’autres se perdant en dessous ; les couloirs se multiplient, se croisent, s’enchevêtrent en dédale — un dédale toujours pâlement blanc, dont les parois froides et mouillées, rigides comme du marbre, ont des rondeurs molles, affectent d’inquiétantes formes animales, ou bien se penchent sur vous, en simulant les ondulations d’une étoffe que le vent déplie. En vérité, la fantaisie des gouttes d’eau créatrices fut innombrable, impossible à prévoir, et d’une trop mystérieuse extravagance ! Les voûtes, en beaucoup d’endroits, ont des contournements que l’on ne s’explique pas, des contournements en vrille ; elles montent, elles montent jusqu’à dix, vingt, trente mètres, rétrécissant de plus en plus leurs tours de spire, et ainsi on a l’impression de circuler dans l’intérieur de colossales conques marines, vidées, dont la pointe serait en haut très loin, si loin que le jet de lumière des fanaux n’y atteint plus. Par places, la décoration a été spécialement soignée ; les ornements en relief, où brillent de toutes petites facettes cristallines, imitent des feuillages, des rinceaux, ou bien des « natures mortes » accrochées en rang, des oiseaux à long cou, les ailes pendantes, tout cela modelé dans la même pâte tristement blanche. Des gouttelettes ferrugineuses sont aussi venues çà et là couler sur cette blancheur des parois et dessiner comme les mailles d’un filet, ou bien comme de délicates guirlandes d’algues brunes. Oh ! qui dira les siècles, les siècles qu’il a fallu pour composer ce palais à la fois minutieux et titanesque ! Et toujours elles travaillent, les gouttes d’eau, et toujours, sans aucune trêve, elles continuent leurs frêles sonneries dans ce silence.

Parfois, le long des grandes nefs, s’ouvrent des portes trop bizarrement dentelées, conduisant à des petits cachots blancs, où les sculptures laiteuses des murailles représentent des trompes d’éléphant, des amas de viscères, des rangées de longues mains de morts…

Et on pourrait marcher des heures, des jours peut-être, sans repasser par les mêmes routes, car les guides les plus familiers de ce labyrinthe déclarent qu’ils n’ont jamais eu le courage d’aller jusqu’au bout, qu’ils n’en connaissent pas la terminaison lointaine ; une frayeur les arrête quand les couloirs se rétrécissent, et qu’il faudrait se glisser de biais par des trous, pour pénétrer dans d’autres salles inconnues.

À la fin, cela oppresse, cela tient du rêve d’angoisse, cette course à travers des galeries et des galeries, entre des parois qui se penchent, ondulent, et vous montrent mille formes animales, sournoisement ébauchées dans la toujours pareille matière blême. On est troublé malgré soi par la profondeur de ce lieu, par la longueur sans fin de ces tortueux passages, dont on ne devine jamais s’ils vont encore s’élargir comme des nefs ou bien se resserrer comme des souricières. Et puis, à mesure que l’on avance, la nuit, dirait-on, devient plus épaisse, plus lourde, et les lanternes éclairent plus mal. Le bruissement aussi, la petite musique de sonnettes sur les parois ruisselantes, vous énerve par sa tranquille obstination. Le désir vous prend alors de rebrousser chemin, de quitter vite ce palais incompréhensible, inutile et sans but, commencé depuis les origines du monde, et qui vous donne à sa manière le vertige par sa révélation pour ainsi dire palpable d’un infini dans les durées antérieures ; on a hâte de s’évader de tout cela, pour retrouver l’air et le ciel bleu.

Et, du plus loin qu’on aperçoit la lumière, au bout de ce chemin de retour, on l’accueille un peu comme la délivrance. D’abord, elle a plongé en faisceau incertain dans ces ténèbres. Ensuite, tout à coup, voici qu’elle éclaire magnifiquement les grands piliers de l’entrée, elle donne à ce seuil de grotte l’air d’un péristyle de palais enchanté, et, sous l’arceau du grand porche, toute cette verdure qui reparaît, encadrée d’ombre morte, ces tapis de fougère, ces coteaux en face, boisés de chênes, ont l’air baignés dans de l’or. — On avait oublié que c’était si éclatant et si beau, la lumière du soleil !

Dans ce petit vallon sauvage, sur lequel viennent déboucher les galeries de pierre, dans cette campagne basque, il fait si doux et si calme aujourd’hui ! Le bleu pur là-haut, le soleil qui décline avec tant de sérénité, les feuillées et les fleurs de juin, sont là comme pour donner apaisement, confiance en le destin ou en Dieu, espoir de vie et de durée. Mais en ce moment, non, en ce moment on ne se laisse pas leurrer par le sourire de ces choses, parce que l’on vient de prendre contact avec l’insondable passé des cavernes ; on reste l’esprit assombri par le sentiment des périodes infinies qui nous ont précédés et qui vont nous suivre, on est écrasé par la connaissance de l’antiquité effroyable de la Terre.

Ces herbages, ces buissons, ces fougères et ces fleurettes de montagne sont assurément les mêmes que frôlaient jadis le grand renne et le grand ours[6]. Aux hommes à trop longs bras, qui jadis taillaient le silex devant le seuil de la grotte, tout ce recoin isolé et fermé devait présenter déjà des aspects à peu près identiques — sous le soleil de quels étés perdus au fond des temps incalculables ! — À eux aussi, des soirs de juin souriaient très calmement avec des promesses de lendemains, de joie, de vague prolongation ailleurs. Mais comme ils ont été balayés, rejetés jusqu’aux derniers abîmes du Néant !… Et, depuis cette époque, qui donc, quel cerveau saurait évaluer les espaces à faire frémir qu’a parcourus notre petite Terre, déroulant toujours avec la même frénésie sa course folle, sans repasser jamais, jamais, par le même point de l’incommensurable vide noir…

  1. Aujourd’hui de pauvres irresponsables ont complètement défiguré l’exquis village, en bâtissant juste au-dessus de la place du jeu de pelote, au-dessus du glorieux fronton suranné, une villa moderne avec polychromes. — P. L.
  2. Aujourd’hui, hélas ! on y va en auto !
  3. Aujourd’hui tous les châtaigniers ont achevé de mourir ; ils ne sont plus que des squelettes grisâtres, se desséchant au soleil. — P. L.
  4. Aujourd’hui un barrage en a fait un véritable lac souterrain, où se reflètent les piliers de la voûte. Il faut franchir ce lac dans un batelet pour aborder aux longues galeries pleines d’ombre.
  5. Beaucoup de ces voûtes ont été stupidement dépouillées de leurs franges, de leurs pendentifs millénaires, la commune de Sare les ayant vendus à un entrepreneur qui les a fait briser à coup de masse. Soixante charrettes qui en étaient remplies, se sont dirigées vers Biarritz, et les stalactites, qui avaient été l’œuvre des temps sans nombre, ont servi à construire l’une des plus grotesques parmi ces villas qui déshonorent la côte basque depuis qu’elle est « aménagée » pour le tourisme. — P. L.
  6. À l’entrée de la grotte, on vient, hélas ! de construire pour les touristes une maison et un restaurant qui ont changé ces aspects millénaires. — P. L.