Calmann-Lévy (p. 149-158).

SIMPLE GENTILLESSE ENTRE VOISINS

Octobre 1916.

Quelque part dans notre France, tout près de la terrible frontière qui brûle, s’élève cette gentille cime, que recouvrent des bouquets de pins, des pelouses, des mousses, et qui paraît tout innocente ; une petite cime modeste, qui n’a l’air de rien comparée aux vraies montagnes du voisinage, mais où l’on respire déjà quand, même le bon air pur des altitudes, et d’où l’on domine des lointains profonds : en regardant vers l’Est, le côté qui nous préoccupe, c’est une large, une immense vallée, avec des champs, des ruisseaux, des villages, et puis, fermant la vue, une chaîne de hauts sommets tapissés de forêts. De ce côté-là, qui paraît si tranquille, quelque chose de tragique se passera bientôt, à l’heure sans doute précise qui nous a été confidentiellement annoncée, et nous attendons. Il fait un temps tout à fait rare, en cette région où l’automne, d’habitude, est précoce et sombre ; le ciel, sans un nuage, est d’une étonnante limpidité bleue, et le soleil — un peu mélancolique cependant, sans que l’on puisse expliquer pourquoi — rayonne et chauffe comme si l’été ne venait pas de finir.

Pour un peu, on serait tenté de s’allonger sur l’herbe à peine froide, où quelques tardives scabieuses fleurissent encore.

Dans un groupe de jeunes pins bien verts, se dissimule un de ces petits villages, comme nos soldats ont appris à en construire un peu partout le long du front ; à moitié souterraines, les maisonnettes ont cependant devant leurs portes des jardinets de poupée, bien soignés, bien entretenus, jusqu’aux gelées de demain qui vont les anéantir. Et une cinquantaine de canonniers vivent là, loin de tout, en Robinsons, mais contents et de belle mine. Dans ce même bosquet, il y a aussi des canons de 75, mais qui n’ont pas l’air méchant ; à demi cachés sous de frais branchages, bien « camouflés », bien peinturlurés, tout zébrés de vert, de brun ou d’ocre, ils ressemblent plutôt, comme pelage, à de gros lézards qui sommeilleraient dans les broussailles. Bien entendu, il suffirait de deux secondes pour les débarrasser de leur verdure et les dresser presque debout, pointés vers les nuages, — car c’est toujours en l’air qu’ils travaillent, ceux-là, étant destinés et exercés à décrocher du ciel les avions boches.

Il en vient souvent par ici, de ces oiseaux de mort, et constamment des hommes de guet se relèvent, scrutant toutes les régions du ciel qui, aujourd’hui par grande exception, est si magnifiquement bleu. Dès qu’un avion apparaît, en un point quelconque de l’espace, un coup de sifflet spécial met tout le monde en éveil. Et combien ils sont habitués et habiles, ces guetteurs, à distinguer les unes des autres les différentes espèces de ces oiseaux de fer ! À leur envergure, à leur couleur, à des riens insaisissables pour les non-initiés, ils les reconnaissent tout de suite, même dans l’extrême lointain. Depuis que nous sommes là, à attendre, plusieurs fois le coup de sifflet annonciateur a rompu le silence et tout le monde s’est redressé, prêt à courir aux pièces de canon. Mais aussitôt les veilleurs ont crié : Non, ne bougez pas, c’est un français, c’est un Nieuport, ou c’est un Farman… Alors chacun a repris sa rêverie tranquille.

Il est du reste étonnant qu’aucun oiseau boche n’ait encore paru, et, si cela continuait, j’aurais perdu ma journée, moi qui avais été envoyé ici pour examiner comment ces canonniers se débrouillent pour les viser et les descendre. Mais il en viendra sûrement ce soir, quand le drame commencera.

Au premier abord, c’est invraisemblable que des choses tragiques puissent se passer tout à l’heure dans l’immense, et si verte, et si paisible vallée qui se déploie sous nos pieds. En regardant bien pourtant, on s’aperçoit que tout n’est pas normal dans le profond paysage et que cette paix n’y est sans doute que momentanée. Il y a d’abord des éraflures singulières sur ces montagnes, si magnifiquement boisées de sapins, qui là-bas vers l’Est bornent le champ de la vue comme une haute muraille ; dans les forêts qui les recouvrent, apparaissent çà et là des plaques dénudées, un peu comme si le somptueux manteau de velours vert avait été touché par des mites, et, à la longue-vue, on distingue qu’il n’y a plus, en ces endroits-là, que des squelettes d’arbres, tout déplumés et déchiquetés : ce sont des points stratégiques contre lesquels se sont acharnés les canons… Et, à la longue-vue également, les maisons, les églises de certains villages se révèlent en grand désarroi, fortement criblées par les obus. — Mais cependant, combien tout est calme, aujourd’hui, et confiant, sous cette belle lumière, déjà dorée par l’approche du soir ! Non, impossible d’imaginer que, dans quelques minutes, la Mort va revenir ici déchaîner ses bacchanales…

Sur une charmante petite pelouse en gradins, pailletée de scabieuses et de quelques derniers boutons d’or, nous nous sommes installés — un peu trop en vue des Boches peut-être, — mais si bien, et comme dans une sorte d’avant-scène, d’où nous ne perdrons rien du grand spectacle. À l’œil nu on peut aisément suivre, dans la plaine en contre-bas, les lignes des tranchées ennemies et des nôtres, qui ressemblent à de larges sillons de labour, et qui sont étonnantes d’être si voisines ; deux cents mètres à peine les séparent, et cependant rien ne bouge… Depuis longtemps, paraît-il, on vivait ainsi, par une sorte d’accord tacite, à se regarder sans se faire mal, comme il arrive en certains points du front. Mais voici une huitaine de jours que les autres sont devenus agressifs, tirant sur tout rassemblement qui se forme, sur toute tête casquée de bleu qui sort d’un trou ; c’est pourquoi on leur a préparé la très gentille surprise de ce soir.

Cependant, l’heure est passée, le soleil décline, et le silence persiste… Alors, à mots couverts, je fais téléphoner à une de nos batteries, qui est dans la plaine, dissimulée parmi des saules, pour demander si par hasard il y a contre-ordre, car, dans ce cas-là, je m’en irais, moi, visiter un autre poste de tir, avant que la nuit tombe. (Des fils électriques courent maintenant partout, invisibles, à demi enterrés, reliant ensemble tous nos ouvrages ; mais il est prudent de n’y parler que par sous-entendus, à cause des oreilles boches, sans cesse aux écoutes.) On me répond quelque chose comme ceci : « Ne vous en allez pas. — Ah ! compris ! Donc, attendons encore. »

Tiens ! Voici maintenant une musique militaire qui nous arrive, alerte et joyeuse, du fond de la vallée ; c’est celle d’un de nos régiments qui est cantonné par là, au repos, dans un village ; elle avait pris l’habitude de se faire entendre chaque soir pour égayer les soldats, et, si elle se taisait cette fois, cela pourrait donner à penser, dans les tranchées d’en face. Mais c’est drôle, cet air d’opérette servant d’ouverture à la formidable symphonie qui va éclater de toutes parts.

Toujours rien, pas même un avion dans le ciel sur quoi tirer, et il est quatre heures. Comme s’il n’y avait aucune menace prochaine, un berger passe près de nous, ramenant des vaches débonnaires, qui cheminent avec un bruit de clochettes. Le soleil est déjà assez bas pour que des teintes de cuivre rouge commencent d’apparaître ; un froid soudain monte de la terre, et il semble que le calme se fasse plus profond à mesure que baisse le jour. Certes, ils ne se doutent de rien, eux là-bas ; à la longue-vue on ne voit personne dans leurs tranchées. Et nous-mêmes, ici, causant d’autre chose, nous finissons presque par oublier, distraits par la longueur de l’attente…

Mais tout à coup la terre tremble. Un orchestre géant, composé sans doute de mille contrebasses, attaque un morceau terrible, attaque subito, fortissimo et furioso, comme conduit par le bâton de quelque chef d’orchestre halluciné. Les parois des montagnes vibrent de tous côtés, tous les échos répètent et amplifient. On dirait que, çà et là, des volcans viennent de s’ouvrir, n’importe où, aussi bien dans les plaines que sur les plus hauts sommets ; leurs cratères, qu’on n’aurait jamais soupçonnés, vomissent tous ensemble de lourdes fumées sombres, avec un bruit caverneux, un fracas de cataclysme. Ce sont nos batteries françaises de tout calibre, les proches et les lointaines, qui étaient dissimulées un peu partout et qui, à l’appel des fils électriques, ont fait éclater l’orage avec un stupéfiant ensemble. Dans le concert, l’oreille exercée distingue les différents sons de la tuerie, les basses-tailles de l’artillerie lourde, l’espèce de tambourinement goguenard des crapouillots, le bruit sec et déchirant des 75. Et tout cela converge sur les tranchées boches ; de près, ou de quinze ou vingt kilomètres de distance, tout cela leur tombe dessus en avalanche, et les voici bientôt ensevelies sous un épais nuage blanchâtre, de mauvais aspect, que nos canons leur envoient et qui est une fumée d’invention nouvelle, capable à elle seule de donner la mort. — (C’est eux, on le sait, qui les avaient infernalement imaginés, ces obus asphyxiants : longtemps nous avions répugné à en faire usage, mais à la fin il a bien fallu nous décider à les en arroser un peu, par représailles).

En même temps qu’éclataient ces bacchanales de Madame la Mort, un vol d’avions français s’est élevé très vite, comme par magie, et maintenant ils tournoient tous, juste au-dessus de nos têtes, insouciants et presque ironiques au milieu de petites houppes de fumée brune, que l’ennemi leur lance et qui sont des éclatements d’obus.

Ah ! enfin, nous allons donc pouvoir faire notre chasse aérienne, car voici des avions boches qui se décident à arriver ! Il est vrai, deux ou trois seulement, quand les nôtres sont une dizaine ; mais c’est égal, le sifflet de nos veilleurs a retenti aussitôt, perceptible malgré le vacarme, et, en quelques secondes, nos 75, là, à deux pas derrière nous, se dressent debout vers le ciel, et crachent en l’air sur les nouveaux arrivants, crachent nos obus, dont les houppes de fumée, au lieu d’être brunes, sont très blanches sur le beau bleu d’en haut. Et ils tirent, ils tirent à coups précipités ; leur voix si proche, dure et brisante, domine pour nous le fracas sourd qui emplit les lointains ; on pourrait presque dire que c’est eux qui font le chant, la partie haute, et que tous ces cratères, en éruption dans les alentours, ne représentent plus pour nous que l’accompagnement… Devant cet accueil, ils se sauvent à tire d’aile, les trois oiseaux boches, poursuivis du reste par les nôtres, et bientôt ils disparaissent, même pour les yeux clairs de nos guetteurs.

Et la comédie est jouée, et le rideau pourrait tomber. Soudainement, partout à la fois, le silence revient, comme si la baguette du chef d’orchestre s’était tout à coup rompue, et on est étonné de ne plus entendre de bruit. À peine a-t-elle duré douze minutes, la grande symphonie, mais c’est tant qu’il en fallait pour le résultat à obtenir. — Et nous nous sentons presque confus, nous, d’être restés là sur le tapis de mousse et d’avoir, cette fois, joui tout à fait en amateurs de cette féerie de bataille, alors que peut-être, en ce moment même, sur d’autres points de la frontière, tant de soldats de France sont aux prises avec l’horreur et la mort…

L’horreur et la mort, elles sont là sans doute, tout près, sous l’épais nuage de fumée grisâtre qui continue d’envelopper la tranchée boche ; mais chez nous, rien de semblable assurément, car l’ennemi décontenancé n’a tiré qu’en l’air sur nos avions, et encore sans les atteindre. Et comme ils sont jolis, vus d’où nous sommes, nos vifs oiseaux de France, qui font là-haut un dernier tour, en rond, avant de rentrer au gîte ! Pendant que l’ombre commence d’éteindre toutes les choses terrestres, eux, qui voient encore le soleil, sont éclairés en fête, et on dirait d’un vol de mouettes à ventre blanc sur lequel jouent des rayons qui les colorent en rose.

Maintenant voici une autre sorte de bruit, beaucoup plus discret mais qui nous fait redevenir graves : les crépitements pressés de la mousqueterie. C’est donc que notre attaque est déclanchée et que des vies précieuses sont en jeu. Cela se passe beaucoup plus loin de nous, car, par ruse, nous attaquons ailleurs que dans la partie bombardée, et d’ici nous ne pourrons rien voir ; c’est demain seulement que nous aurons les nouvelles dont nous serons jusque-là très anxieux.

La vallée si bruyante tout à l’heure, mais plongée à présent dans un froid silence, présente au crépuscule d’étranges aspects. Comme il n’y a pas un souffle dans l’air, toutes ces fumées que viennent de lancer nos canons de la plaine, trop lourdes pour s’élever, trop denses encore pour se dissoudre, restent çà et là, posées en masses précises, comme des nuages obscurs qui seraient tombés du ciel et ne sauraient plus y remonter. Quant aux fumées de nos plus hautes batteries de montagnes, elles glissent très lentement vers les prairies basses, elles glissent en frôlant les forêts de sapins qui dévalent des cimes ; on dirait d’énormes et paresseuses cascades en ouate grise…


C’était bien peu de chose, cette attaque, auprès des grandes batailles ; une simple gentillesse entre voisins, pourrait-on dire, une farce à nos envahisseurs. Mais tout a été si adroitement mené que nous compterons sûrement au tableau quantité de Boches, tués ou prisonniers. Et, aux renseignements exacts de la matinée suivante, tous leurs abris sont démolis ; tous leurs nids de mitrailleuses, bouleversés. Nous aurons donc une trêve, dans cette vallée, pour plusieurs jours.