Calmann-Lévy (p. 131-148).

LA FEMME TURQUE
CONFÉRENCE FAITE À LA « VIE FÉMININE ».


Mars 1914.

C’est un contresens, n’est-ce pas, cela semble une gageure, de m’avoir demandé, — à moi, qui suis tout ce qu’il y a de plus réactionnaire et même aux trois-quarts bédouin, — de m’avoir demandé, dis-je, de prendre la parole, le premier, ici, dans cette salle destinée à entendre de beaux discours sur des questions ultra-modernes, sur le féminisme, le futurisme, ou sur cette course au détraquement et à la souffrance que les naïfs appellent le progrès.

Vous imaginez donc avec quelle horreur j’avais refusé d’abord. Mais voici, j’ai cru réentendre tout à coup une voix lointaine, celle d’une jeune morte qui repose là-bas en Orient, et la voix m’implorait en ces termes — que je vais lire, pour être plus sûr de n’y rien changer :

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La lettre est datée de 1906.

Aurez-vous bien senti la tristesse de notre vie ? Aurez-vous bien compris le crime d’éveiller des âmes qui dorment et puis de les briser si elles s’envolent, l’infamie de réduire des femmes à la passivité des choses ?… Dites-le, vous, que nos existences sont comme enlisées dans du sable, et pareilles à de lentes agonies… Oh ! dites-le ! Que ma mort serve au moins à mes sœurs musulmanes ! J’aurais tant voulu leur faire du bien quand je vivais !… J’avais caressé ce rêve autrefois, de tenter de les réveiller toutes… Oh ! non, dormez, dormez, dormez, pauvres âmes. Ne vous avisez jamais que vous avez des ailes !… mais celles-là qui déjà ont pris leur essor, qui ont entrevu d’autres horizons que celui du harem, oh ! Loti, je vous les confie ; parlez d’elles et parlez pour elles. Soyez leur défenseur dans le monde où l’on pense. Et que leurs larmes à toutes, que mon angoisse de cette heure, touchent enfin les pauvres aveuglés, qui nous aiment pourtant, mais qui nous oppriment !…

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Donc, j’ai cédé à la voix de la jeune morte, — et, puisque, dans cette salle, on doit parler de la femme, — de la femme en mal d’évolution et de vertige, — je parlerai de la femme turque, dont l’évolution en ce moment bat son plein.



Mais, avant de commencer, voudrez-vous bien, mesdames, me pardonner une petite digression, qui n’a rien à voir avec le sujet, qui ne sera pas flatteuse peut-être, mais qui m’est inspirée irrésistiblement par votre aspect d’ensemble ?

Si cette réunion, là devant moi, était composée de femmes orientales, il s’en exhalerait une impression de tranquille et charmant mystère ; ce serait un vrai repos pour les yeux ; les costumes aux plis discrets, très enveloppants, auraient parfois, il est vrai, d’éclatantes couleurs de soleil ; à côté des austères « tcharchafs », il y aurait des « mechlas », tous lamés d’or, les uns rouges, les autres bleus, les autres verts ; mais chaque femme serait, des pieds à la tête, drapée dans une même étoffe, d’une même nuance, sans ces mille petits ornements bigarrés, ingénieux et drôles, qui font papilloter les yeux du plus loin que l’on vous regarde. Et puis surtout, les têtes seraient uniformément enveloppées de voiles aux plis archaïques, laissant peu voir les visages, découvrant surtout les grands yeux ; tout l’ensemble aurait l’air baigné de paix et d’harmonie.

Tandis que, vue d’un peu haut, comme je suis placé, cette petite houle de têtes follement emplumées me rappelle, — oh ! pardon, j’ose à peine continuer, — me rappelle, disais-je, ce que l’on m’a montré une fois dans le Far-West du Nouveau Monde : un meeting de Peaux-Rouges qui venaient de se parer pour la danse du scalp !… Mais oui, mesdames… Et encore, ces êtres primitifs, mais assez pondérés (qui étaient, je crois, des Sioux), avaient-ils arrangé leurs plumets avec un certain goût de la régularité et de la symétrie, tandis que, dans la façon dont les modistes vous obligent à placer les vôtres, ceux-ci piqués au bout d’un petit bâton, ceux-là tout de travers sur l’oreille, ou bien en saule pleureur sur la nuque, — il y a certainement un léger grain de névrose ou même de folie…

Pour finir ma digression, permettez-moi de vous dire une chose plus mélancolique : je distingue sur vos chapeaux d’innombrables aigrettes, d’innombrables touffes de Paradis, et je songe à tous ces massacres sans pitié dont vous êtes la cause, à toutes ces tueries pour vous plaire, que des chasseurs ne cessent de perpétrer, là-bas, jusqu’au fond des forêts de la Guyane ou des îles de la Sonde. Pauvres petits êtres ailés, inoffensifs et charmants qui, dans moins d’un demi-siècle, grâce à vous, n’existeront plus nulle part, et dont quelques variétés, des plus merveilleuses, ont déjà disparu sans retour !…

Quelle inquiétude, n’est-ce pas, quel sacrilège et quel crime, d’avoir ainsi rejeté au néant toute une espèce, que nul ne pourra jamais recréer sur terre ! Et quel problème cela conduit à frôler, quand alors on se demande par qui et pourquoi ces ailes, ces plumes avaient été imaginées et peintes d’aussi rares couleurs !… Mesdames, je vous demande grâce pour les oiseaux ; vous serez tout aussi jolies, je vous assure, et d’aspect moins cruel, quand vous n’aurez pas ces débris de leurs pauvres petits cadavres étalés sur vos têtes !…

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Je m’excuse encore et je reviens aux femmes turques, — non sans avoir constaté, avec regret, que le rêve de quelques-unes d’entre elles, déjà un peu déséquilibrées par votre exemple, serait, hélas ! d’oser se coiffer comme vous.



Commençons par les aïeules, dont quelques-unes, au fond des harems, vivent encore, vêtues des lourdes soies d’autrefois, un petit turban de mousseline posé sur leur chevelure blanche. Ce sont les tout à fait inconnaissables pour nous, celles qui n’ont jamais appris nos langues d’Occident, celles que jadis, au temps de ma prime jeunesse, il m’arrivait de rencontrer la nuit, en mystérieux groupes de fantômes, marchant à la lueur du fanal de cuivre que portait un eunuque à bâton, dans les rues du grand Stamboul, alors silencieux et sombre, oppressant d’être si fermé et si noir. Celles-là, depuis des siècles, n’avaient pas évolué ; sans répondre cependant au type que l’on s’imagine encore chez nous de l’odalisque oisive et trop grasse, fumant son éternelle cigarette et mangeant ses éternelles sucreries, elles étaient de tranquilles et satisfaites recluses, jouant du luth et de la viole, disant des poésies persanes, ou bien, à travers les grilles de leurs fenêtres, contemplant le monde extérieur. — Et c’était si beau, en ce temps-là, ce qu’il leur était donné de contempler ! C’était si beau avant que nos fumées et nos ferrailles eussent commencé de l’enlaidir, ce décor de l’Orient, avec les mosquées, les fontaines et le Bosphore ou la Marmara que sillonnaient les voiliers aux poupes relevées en château ! — Étaient-elles malheureuses, ces Turques d’autrefois, malheureuses et tourmentées comme leurs petites-filles ou comme nos Françaises d’aujourd’hui ? Je ne le pense pas. D’ailleurs, elles avaient des devoirs sacrés à remplir, on leur confiait un rôle grave, un sacerdoce dans la vie : l’éducation de leurs enfants, et elles étaient des mères admirables, d’ailleurs tellement respectées, — oh ! bien plus encore que les mères de chez nous, — tellement écoutées, qu’elles laissaient sur leurs fils une empreinte qui ne s’effaçait plus. Elles préparaient ces hommes, les vrais Turcs d’autrefois, — je prie de ne pas confondre Turc avec Levantin, ni même avec Ottoman, — les vrais Turcs d’autrefois, dis-je, qui, avant les contacts trop prolongés avec nous, ne s’écartaient jamais des traditions de loyauté à toute épreuve, de noblesse, de bravoure et de courtoisie.

Le seul côté douloureux de la vie de ces aïeules était l’incessante introduction dans le ménage d’épouses nouvelles à mesure que vieillissaient les anciennes. Mais les caractères sont là-bas plus passifs et plus doux qu’en France, au dehors du moins ; entre elles, toutes ces femmes d’un même maître devaient toujours se donner le nom de sœurs, et le plus souvent se supportaient sans trop d’amertume, quelquefois même s’aimaient fraternellement. Et puis c’était l’usage immémorial ; on y était préparé. Je ne crois donc pas qu’il y eut là de trop terribles sujets de souffrance. Non, mais le plus fâcheux, c’est que cette quantité de sœurs donnait, dans les familles, à la génération suivante, un véritable encombrement de belles-mères, — car elles devenaient toutes belles-mères pour les épouses des fils du maître, quels qu’ils fussent. Et je me souviens qu’un jour une dame turque déjà âgée, fille d’un pacha très vieux jeu, se plaignait à une plus jeune, en visite chez elle, d’avoir eu trente-deux belles-mères, — ni plus ni moins, si je ne me trompe, — toutes enterrées aujourd’hui à des kilomètres les unes des autres, en différents cimetières de Stamboul, ce qui la mettait dans l’obligation, tous les ans, à certaine date qui correspond à notre fête des morts, de se lever dès l’aube, pour avoir le temps dans sa journée de dire une prière sur la tombe de chacune d’elles, ainsi que l’usage le commande.

— Hélas ! lui répondit en riant la jeune visiteuse, trente-deux belles-mères mortes, c’est une charge, en effet ; mais qu’est-ce que je dirai donc, moi, qui n’en ai encore que sept, c’est vrai, mais toutes en vie !…



Ensuite parurent les grand’mères et les mères de ces petites fleurs de serre chaude qui sont les dernières venues de la race des Osmanlis. Déjà un peu imbues d’idées occidentales, ces mamans qui frisent aujourd’hui la cinquantaine ou la soixantaine, ces femmes qui mirent au monde les petites orchidées d’aujourd’hui ; déjà tout à fait affranchies de l’immuable costume ancien, sauf, bien entendu, pour sortir, déjà lisant nos livres, et s’essayant à parler nos langues. Je garde le portrait de l’une d’elles, daté de 1880 ; adorablement jolie en ce temps-là, elle avait commis cette faute d’Islam (pour l’époque) de se faire photographier, et m’avait envoyé l’image avec cette dédicace : « La première Turque qui ait lu Aziyadé ». C’était signé d’un nom de chat, ou plutôt d’un nom de chatte : « Tékir », qui équivaut là-bas au « Moumoutte » de chez nous. Des années plus tard, en 1904, j’ai pu rencontrer la dame, si longtemps inconnue ; encore belle, avec ses cheveux teints, elle était en révolte ouverte contre la séquestration des harems, contre toutes les traditions islamiques, et s’affichait volontiers libre penseuse, même athée. Plus tard encore, vers 1911, je la retrouvai agonisante après une maladie longue et cruelle ; par un retour complet en arrière, elle maudissait l’Occident et cherchait à ressaisir sa foi perdue ; dans sa chambre, elle voulait toujours des prêtres récitant des prières de l’Islam, et elle envoyait bénir son linge chez les derviches guérisseurs.



Passons maintenant à celles que j’appelais tout à l’heure les petites orchidées. Oh ! combien déroutantes, diverses et imprévues, ces très jeunes !

De même que les terrains vierges, soumis à une culture intensive, font éclore en hâte des fleurs agrandies ou étranges, de même ces jeunes têtes, issues d’une longue série de cerveaux que personne ne fatigua jamais, s’assimilent presque trop aisément toutes les connaissances humaines, sciences, philosophies, littératures ou musiques. Il en résulte, en général, des petites créatures savantes qui, sans cesser d’être primesautières et délicieuses, rendraient des points à nos agrégées. Par exception, il en résulte aussi quelques déséquilibrées, capables de tout chavirer et de devenir les plus violentes suffragettes. Je connais même un cas où l’éducation, opérant à rebours de tous les présages, a donné une petite réactionnaire farouche, qui se voile plus impénétrablement, refuse de parler aucune langue des infidèles et n’admet que la littérature turque, arabe ou persane. Et ce qu’elles sont gentilles, éveillées, pleines de surprises, toutes ces petites nouvelles venues, plutôt trop instruites à mon gré ! Ce qu’elles sont élégantes aussi, et fines dans leurs robes parisiennes, ou même sous leur sombre « tcharchaf » pour la rue ! Un de leur grand charme, sans doute, c’est qu’en y regardant de près, on retrouve en elles sous ce prodigieux vernis de modernisme, des Orientales quand même, qui lisent Hafiz et Sâadi, et qui le soir disent leur prière en arabe, avant de s’endormir sous un verset du Coran accroché au mur comme un tableau.

Si tant de connaissances subversives ont cependant un peu ébranlé la foi dans leurs âmes de transition, elles leur ont laissé, comme à leurs aînées, l’ardent amour de la patrie ; pendant la guerre balkanique, toutes les femmes turques, jeunes ou vieilles, ont eu des exaltations sublimes et des dévouements sans bornes, donnant tout, leur argent, leurs bijoux, leurs fourrures, soignant les blessés et poussant les hommes aux résistances suprêmes.

Du reste, l’horrible tuerie a eu pour résultat d’émanciper beaucoup d’entre elles, de leur ouvrir quantité de carrières où elles peuvent gagner leur pain sans le secours des hommes tombés en massé sur les champs de bataille ; elles étaient déjà professeurs dans les lycées : les voici infirmières dans les hôpitaux, directrices dans les ouvroirs. Il paraît même que, depuis mon dernier séjour en Turquie, elles viennent d’être admises, horreur !… dans les téléphones, ce qui m’a d’abord semblé la fin de tout ! À bien réfléchir, cependant, c’était tout indiqué pour elles, ces emplois d’invisibles ne travaillant qu’au bout d’un fil tendu ; mais non, je n’arrive pas encore à me représenter ces petites fonctionnaires qui, leur service fini, quittent le bureau sous la forme de fantômes noirs sans visage.



Ce sont les femmes surtout, on le sait, qui, pour essayer de s’affranchir, ont fait la grande révolution de Turquie. Or, voici à quoi se résumaient à peu près les justes revendications de ces insurgées, de celles du moins qui ont assez de bon sens et de goût pour ne pas désirer quitter le voile. D’abord le droit de voyager, de venir en Occident, et là elles ont déjà gain de cause. Ensuite le droit de recevoir des hommes dans leur salon et de converser avec eux ; ce deuxième point est à peu près accordé, bien que tacitement. Et enfin le droit de choisir elles-mêmes leur époux ; cela, elles l’obtiendront bientôt, sans doute, et alors se déclareront pour un temps satisfaites.



Il y a une quinzaine d’années à peu près, le sultan Abdul-Hamid, qui semblait cependant la figure ressuscitée d’un khalife des temps passés, avait déjà lui-même donné l’exemple de cette tolérance en autorisant sa fille chérie à prendre le mari qu’elle choisirait. Ce fut, du reste, un sinistre mariage, qui finit en tragédie. Je vais dire les détails de cette histoire peu connue, tels qu’ils m’ont été contés et affirmés par des officiers de la Cour. On sait qu’Abdul-Hamid avait détrôné son frère, le sultan Mourad, et le tenait enfermé dans le merveilleux palais de marbre de Tcheragan, où il mourut après vingt-huit ans de captivité. Mourad avait une fille, Khadidjé-Sultane, du même âge que celle du souverain régnant, et les deux jeunes cousines étaient devenues inséparables. — Je me souviens d’avoir une fois vu passer, dans sa voiture aux glaces fermées, cette Khadidjé-Sultane, fille de l’impérial captif, et son voile transparent m’avait révélé sa beauté, qui fut célèbre dans les harems ; le temps d’un éclair, j’avais entrevu ses grands yeux noirs, un peu terribles, des yeux d’aigle comme en ont la plupart des princes de la dynastie d’Osman, et sa blonde chevelure de Circassienne, tout en or. — Pour les dames de la cour d’Abdul-Hamid, l’étiquette voulait qu’elles fussent toujours en tenue de gala, robes décolletées, de chez nos plus grands faiseurs ; des nuances claires, des bleus, des roses, et beaucoup de fleurs au corsage. Mais Khadidjé-Sultane, la fille du prisonnier, sous prétexte de faire valoir ses blonds cheveux, s’obstinait à ne se vêtir que de noir, sans un ornement sur sa toilette à longue traîne ; si j’avais été le souverain, peut-être me serais-je ému de cette étrangeté funéraire…

Le jour même où Abdul-Hamid maria sa fille préférée avec le fiancé qu’il lui avait permis de choisir, il voulut marier aussi sa nièce, la jeune sultane en deuil, et lui désigna un époux qui, paraît-il, avait tout pour plaire, même la beauté.

En Turquie, un prince du sang n’a le droit d’épouser qu’une princesse ou une esclave. Mais une princesse peut se marier avec un homme de haute condition quelconque, tout en conservant ses titres et ses droits d’Altesse impériale ; c’est ainsi qu’en ce moment même, Enver pacha épouse une nièce de Sa Majesté Mahomed V.

Pour les deux nouveaux couples, unis le même jour, Abdul-Hamid avait fait bâtir des palais pareils, qui sont restés là, frais et charmants, au bord du Bosphore. Entre cousins germains, autant qu’entre frères, on a le droit de se voir, et, comme les jardins communiquaient, ces jeunes ménages vivaient presque ensemble.

Alors, la belle sultane en vêtements noirs qui, depuis l’enfance, ne rêvait qu’au moyen de venger son père en frappant son oncle, résolut d’atteindre ce dernier au cœur, en lui enlevant l’enfant qu’il adorait. Elle joua donc de sa beauté pour affoler d’amour le mari de sa cousine, et, dès qu’elle lui vit la tête assez perdue, elle vint lui dire : « C’est bien simple ; empoisonnez votre femme, j’empoisonnerai mon mari, et je promets de vous épouser. Mais commencez, n’est-ce pas. Voici un poison à donner chaque jour par goutte ; il est lent et sûr et ne laisse pas de trace. » La jeune sultane condamnée ne tarda pas à dépérir, malgré le désespoir du souverain, qui réunissait autour d’elle les plus éminents docteurs, — jusqu’au moment où une lettre de la meurtrière à son complice fut saisie par des espions, et portée au palais d’Yeldiz.

Abdul-Hamid fit aussitôt appeler sa nièce. Elle comprit. Être appelé à Yeldiz avait en ce temps-là une signification infiniment redoutable. Elle fit ses adieux à ceux qu’elle aimait, revêtit ses plus beaux atours sombres, commanda d’atteler sa plus belle voiture et partit escortée de laquais et d’eunuques. C’est ainsi, hautaine et magnifiquement parée, qu’elle franchit les portes terribles, et, comme tant d’autres, mandés là avant elle, on ne la vit sortir jamais.

Justice avait été faite, dans le mystère et le silence, à la mode effarante d’Yeldiz, et personne, bien entendu, n’osa s’enquérir, personne même n’osa plus prononcer son nom, qui parut s’être effacé soudain de toutes les mémoires.

J’ai rapporté cette histoire parce qu’elle m’a paru typique. Il en allait ainsi sous le règne de ce sultan, qu’on appelait le Sultan rouge, mais qui fut quand même une grande figure, et que j’ai des raisons personnelles de défendre, presque d’affectionner, si monstrueux que cela puisse paraître aux non-initiés qui m’entendent.

Je ne conteste pas, il va sans dire, qu’une oppression émanait de son seul voisinage ; on ne prononçait son nom que tout bas et en tremblant. Dans une zone de quelques centaines de mètres, le long de son immense enclos gardé par des milliers de soldats en armes, il fallait faire silence dès la tombée de la nuit ; pas de musiques, pas de chants, pas de réunions du soir, pas trop de lumières non plus ; sur ces entours trop immédiats, on sentait planer de la mort…

Quand même, je ne puis me rappeler sans sourire comment les petites frondeuses d’alors, au courant du coup d’État projeté, le désignaient entre elles, tout en baissant la voix ; c’était un diminutif de son nom, dans la manière de vos apaches parisiens qui disent, paraît-il, Gugusse ou Totor. Il fallait entendre avec quelle haine elles prononçaient, cela, et en même temps avec quelle ironie, cependant terrifiée, et c’était d’une drôlerie stupéfiante, dans ces bouches d’Orientales, à travers le voile austère : elles l’appelaient Dudul !

C’était hier ce drame des deux sultanes, et on dirait presque un conte d’autrefois, tant la Turquie a marché vite depuis sa révolution.

Autour du palais actuel, plus de farouches murailles, plus de soldats : des plates-bandes de fleurs. Les portes sont ouvertes, accueillantes, et le nouveau sultan maître du logis vous rassure dès l’abord par son regard de bienveillance et de bonté.



Mesdames, je vous demande votre sympathie pour la femme turque de nos jours, qui s’éveille trop vite, qui s’éveille douloureusement, après des siècles d’un presque heureux sommeil. Accordez-la, votre sympathie, votre sympathie dévouée et agissante, à celles qui, derrière les grilles encore fermées des harems, se sentent prises tout à coup de révolte et de vertige, à celles qui sont comme les échelons angoissés et presque torturés entre les musulmanes d’autrefois et les musulmanes de demain. Allez un peu vers elles — Constantinople n’est plus, hélas ! qu’à deux jours de Paris — correspondez avec elles, recevez-les lorsqu’elles viennent chez nous ; aidez-les de votre acquis, et conseillez-leur de ne pas courir trop vite dans les routes inconnues qui mènent à l’avenir. Ce sont vraiment vos sœurs, je vous assure, car, malgré les tendances allemandes de leur gouvernement, malgré l’odieuse campagne menée contre leur pays en détresse par certains de nos journaux plus ou moins vendus au petit Néron de Bulgarie, malgré tant de basses injures qui auraient dû les détacher de nous à jamais, c’est toujours vers la France qu’elles tournent les yeux, toutes ces écolières ou bachelières des nouvelles couches. Ces jeunes femmes encore voilées sont les vraies et les seules Françaises de l’Orient. Il suffit d’ailleurs, pour s’en convaincre, de les écouter parler notre langue si purement, avec des intonations un peu musicales qui la rendent plus jolie. Oh ! oui, elles sont essentiellement vos sœurs, par l’esprit et par la culture de leur esprit. Leurs lettres du reste le prouvent assez, ces pauvres lettres de captives que j’ai intercalées — sans y changer même une virgule, je le jure — dans un de mes derniers livres, et dont vous venez d’entendre lire un si authentique, hélas ! et si inoubliable passage[1]

Pour finir, je suis bien obligé, malgré mon dédain pour le progrès, de reconnaître, avec tout le monde, que c’est un mal incurable, et que la marche en arrière n’est plus possible. Alors, puisque la situation des femmes en Turquie est devenue presque un supplice avec l’éducation nouvelle, je me rallie par force à ceux de mes amis turcs qui sont d’avis de briser mille choses du grand passé. Et je dis avec eux, mais non sans inquiétude : oui, ouvrez toutes les cages, ouvrez tous les harems… Cependant ne les ouvrez pas trop vite, de peur que les jeunes oiseaux prisonniers ne prennent un vol éperdu, avant de bien savoir encore où les conduiront leurs ailes inexpérimentées et fragiles.

  1. À cette même conférence, madame Bartet venait de lire une lettre de jeune femme turque.