Calmann-Lévy (p. 119-129).

LE PRINCE ASSASSINÉ PAR EUX
YOUZOUF-YZEDDIN


Février 1916.

Avant que l’oubli soit retombé sur ce prince ami de la France, dont l’Allemagne vient de se débarrasser par un de ses crimes coutumiers, je voudrais dire quelques mots de lui.

Lors de mes premiers séjours à Constantinople, sous le règne du sultan Abdul-Hamid, il était, comme tous les princes pouvant de près ou de loin prétendre au trône, gardé dans une tour d’ivoire, personne n’avait le droit de l’approcher et la prudence exigeait même que l’on ne prononçât pas son nom.

Ce n’est qu’en 1910 que j’eus l’honneur d’être admis auprès de lui, quand je revins en Turquie sous le règne débonnaire du sultan Mahomet V ; il était alors à peine libéré de son étouffante séquestration et commençait à vivre de la vie de tout le monde. Un ministre ottoman, qui était son ami et le mien, m’avait proposé de me présenter, devinant que j’aimerais à connaître cette attachante figure.

Je me rappelle mon étonnement quand la voiture qui nous menait à cette audience prit le chemin de Dolma-Bagtché. Comment ! il était là maintenant, l’héritier présomptif de Turquie, à côté du sultan régnant, installé en toute liberté dans une aile du même palais ! Les temps étaient donc bien changés !

À peine quelques gardes, aux portes grandes ouvertes de ce palais blanc, assis au bord de l’eau bleue sur son quai de marbre, et l’on entrait sans formalités aucunes. — Oh ! jadis, ce seuil redoutable d’Yeldiz, que tant d’êtres humains avaient franchi pour n’en plus sortir ! — Quelques aides de camp dans les antichambres du prince, beaucoup de livrée dans les escaliers, mais pas un visage inquiétant nulle part ; une impression de confiance et de bon accueil.

Ici se place un détail qui semblera bien personnel et bien puéril, mais qui s’est gravé dans mon souvenir parce que je lui ai dû l’une de mes plus complètes illusions d’être vraiment quelqu’un de cette Turquie, que j’ai tant aimée et dont rien ne me détachera. Par suite d’un quelconque incident de voyage, j’avais égaré mon chapeau de cérémonie (il sévit même là-bas, pour les Européens, notre imbécile haut de forme), et il m’avait fallu à la dernière minute demander au prince la permission de me présenter en fez ; cela me conduisit donc à faire en entrant, pour la première et sans doute la seule fois de ma vie, le grand salut de cour à la turque : s’incliner beaucoup, toucher le sol de la main droite, ensuite porter la main au cœur, et puis se toucher le front pour finir.

Le prince nous fit asseoir près de lui, dans un de ces salons aux tapis merveilleux, dont les fenêtres donnent sur la féerie du Bosphore ; on apporta le café dans les petites tasses aux pieds d’or et de diamants et la conversation commença.

L’envie me prenait bien de répondre en turc, cependant je n’osai point. Ne devais-je pas d’ailleurs imiter la correction de ce prince, qui parlait sans nul doute le français mieux que je ne parlais sa langue, et qui s’abstenait pourtant, de peur de mal s’exprimer ? Et ce fut tout le temps notre ami commun qui traduisit.

Le prince était un homme d’une cinquantaine d’années, de petite taille, sans élégance dans la tournure, sans beauté sur le visage, mais avec des yeux de haute et claire intelligence, dont l’expression charmait. L’air très énergique, même un peu rude, il parlait d’une voix brève, autoritaire, mais qui se tempérait tout à coup par des intonations douces et bienveillantes. À ses quelques violences soudaines, à ses explosions de volonté, on sentait l’ancien captif, le longuement emmuré du palais, qui s’éveillait dans l’impatience de vivre et d’agir. Héritier d’un empire encore immense, qui allait de l’Adriatique à la mer des Indes, frôlait le Caucase et plongeait jusqu’au Soudan, il pouvait espérer un incomparable avenir, dans une Turquie nouvelle, où tous les esprits, après avoir brisé d’un coup les servitudes séculaires, ne songeaient qu’à courir vers les mirages du « progrès »…

Nous parlâmes surtout de la France, presque uniquement de la France ; ainsi du reste que la plupart de ses compatriotes, il nous considérait comme la nation d’élite, en même temps que comme la nation amie par excellence, celle dont on aime tout, les coutumes, les idées, la littérature et le langage.



Je passe trois années, pour en venir à la visite d’arrivée que je lui fis en 1913, quand je retournai dans son pays après la période terrible où tout faillit s’anéantir. En Europe, il ne restait plus qu’un lambeau de cette grande Turquie de jadis ; mais elle était toujours vivante, toujours debout des deux côtés du Bosphore, ce qui semblait un rêve, après qu’on en avait pris le deuil, — et, parce que je l’avais défendue de toutes mes forces, j’y étais accueilli avec mille fois plus de reconnaissance que je ne le méritais, presque comme un libérateur.

On m’avait dit : le prince n’habite pour ainsi dire plus Dolma-Bagtché ; il s’est choisi une retraite solitaire, haut perchée, en face, sur la côte d’Asie. Sans doute s’était-il retiré là pour mieux méditer sur les effroyables malheurs de sa patrie, méditer sur ce qui lui restait d’avenir, et aussi pour échapper à l’emprise allemande, qui se dessinait déjà intolérablement.

Il fut difficile à trouver, son ermitage, perdu sur une petite cime au milieu de la brousse. Ma voiture à la turque, louée sur la place de Scutari, monta péniblement par des sentiers de rocailles, sous ce chaud soleil d’un été d’Asie, et, quand j’arrivai, je pensai me tromper, tant la demeure s’annonçait petite et modeste. C’était cela cependant, et je pus m’inscrire, non sur un registre, car il n’y en avait pas, mais sur un bout de papier quelconque, fourni par un serviteur ahuri de me voir.

Le lendemain, le prince me reçut en bas, au bord de l’eau, rive d’Europe, dans le somptueux palais officiel, et, quand j’entrai, sa main me fut tendue avec un élan que je ne lui connaissais pas. Ce n’était plus du tout l’accueil seulement aimable, sympathique sans plus, des audiences passées, il s’y mêlait aujourd’hui quelque chose de confiant et d’affectueux ; depuis la dernière fois, j’avais gagné son cœur ; comme tout son peuple, il m’avait voué une reconnaissance excessive, et si touchante, de ce que j’avais été la voix à peu près unique osant s’élever en faveur de la Turquie, au milieu du concert des calomnies salariées ou simplement absurdes.

Le prince me dit sa stupeur douloureuse d’avoir vu la France, vers laquelle s’était tourné son espoir, la France alliée ou amie depuis des siècles, accabler d’injures son pays à l’instant de la suprême détresse. Dans son indignation toute fraîche contre les mensonges des Bulgares et les horreurs sans nom, pires que à l’allemande qu’ils venaient de commettre, il souffrait encore cruellement d’avoir entendu chez nous de folles apologies de ce peuple et de son ignoble Cobourg. — On se souvient en effet qu’elles ne tarirent pas, les louanges délirantes, jusqu’à l’heure où le premier coup de traîtrise dudit Cobourg contre la Serbie, vint tout de même nous ouvrir un peu les yeux.

— Ne nous accusez que d’ignorance, monseigneur, lui dis-je. Interrogez ceux d’entre nous qui ont habité votre pays, qui ont vu de près et qui savent ; l’amitié de tous ceux-là, je vous assure, vous est restée.

Et, si nous avions été en 1916 au lieu d’être en 1913, j’aurais pu ajouter : « Interrogez nos officiers et nos soldats, qui, presque tous, étaient partis pour les Dardanelles avec un cœur empoisonné de préjugés et de haine contre les Turcs. Ils sont revenus pleins d’admiration et de sympathie pour eux, pour leur courage sublime, pour leur douceur à soigner et relever nos blessés et nos prisonniers, malgré la barbarie allemande qui les harcelait par derrière. »

En effet, j’ai causé avec beaucoup de nos héros, à leur retour de là-bas, et jusqu’à présent je n’en ai pas trouvé un seul qui ne m’ait dit : « Vous aviez raison et, nous n’éprouvions plus le sentiment de nous battre contre de vrais ennemis. »



J’en viens, pour finir, à notre entrevue d’adieu. C’était la veille de mon départ, à la fin de l’été 1913. Une erreur de transmission m’avait fixé pour quatre heures l’audience qui était en réalité pour trois, et il était déjà trois heures et demie quand j’en fus informé. J’habitais alors, au fond de Stamboul, une très vieille maison que le Comité de défense nationale turque avait arrangée pour moi, avec un goût exquis, à la mode ancienne, — et c’était très loin de Dolma-Bagtché, à deux ou trois kilomètres environ, de l’autre côté de la Corne d’Or. Mon Dieu, si le prince avait déjà quitté le palais, où peut-être il était descendu exprès pour moi, s’il était déjà reparti, comme chaque soir, pour son ermitage sur la colline d’Asie !… Toutes les excuses que je pourrais lui faire, après, par lettre, ne changeraient rien à mon regret de m’en aller ainsi sans l’avoir vu.

Et je me mis en route bride abattue, descendant, au galop de mes chevaux, des pentes où les cochers de chez nous n’auraient pas osé se risquer, même au pas et la mécanique serrée. Il est vrai, à Stamboul, on ne serre jamais le frein, non plus que l’on ne ralentit aux descentes les plus raides ; mais c’est égal, cette vitesse de cheval échappé, dans les rues presque désertes, étonnait les rares passants. D’autant plus que c’était un dimanche, et, bien que ce jour de la semaine ne soit pas celui où les musulmans se reposent, il épand quand même son silence et son calme nostalgique, ici tout comme sur nos villes occidentales, Constantinople renfermant des centaines de milliers de chrétiens, qui sont d’ordinaire ses habitants les plus agités.

J’arrivai avec une heure de retard au palais blanc qui semblait accablé lui aussi par cette morne tristesse du dimanche, en même temps que par cette chaleur toujours un peu mélancolique des beaux soirs de fin septembre ; il y avait même quelque chose de plus, un air d’abandon que je remarquais pour la première fois, presque du délabrement commencé, et un indéfinissable présage de mort : deux gardiens seulement à la porte, de l’herbe verte entre les dalles de la cour, trop de silence, et pas de livrée dans le grand escalier spécial du prince.

À l’intérieur cependant, la magnificence était toujours pareille, et je trouvai le prince qui avait eu la bonté de m’attendre. Avec la plus cordiale bonne grâce, il accepta mes excuses, et je pus avoir avec lui cette dernière causerie, que j’avais tant craint de manquer.

Je sentis bien en lui cette fois le « vieux Turc » qu’il avait la réputation d’être, mais il me sembla que c’était dans le sens le plus intelligent et le plus large de ce mot. Il ne lui paraissait pas que, pour assurer le bonheur de son peuple, il fût bon de lui faire renier ses traditions et sa foi, et de le jeter tête baissée dans la servile imitation de l’Occident. D’ailleurs, ami des Arabes, qui sont par excellence des conservateurs d’Islam, et aimé par eux, il devait songer à organiser leurs provinces lointaines et à trouver dans leurs vastes territoires des compensations à ce qu’il venait de perdre en Europe.

— Ainsi c’est bien entendu, me dit-il, en me donnant congé, je vous autorise à m’écrire directement de France tant que vous voudrez, sous double enveloppe, avec votre nom et la mention personnel sur la seconde. Dites-moi tout ce que vous penserez et ce que l’on pensera de nous là-bas, même et surtout quand nous serons critiqués. Et faites-moi part de tout ce qui, à votre avis, pourrait rapprocher nos deux patries.

En lui serrant la main, j’eus le pressentiment très net que je ne le reverrais plus. Le lendemain matin, au moment où j’allais prendre le paquebot, un de ses aides de camp m’apporta son portrait, dans un cadre d’argent massif ciselé magnifiquement et surmonté de la couronne avec le croissant d’Islam. Et je quittai mon cher Stamboul avec le même pressentiment que j’avais eu pour le prince : la presque certitude de ne le revoir jamais.



J’ai usé de la permission et il a reçu plusieurs de mes lettres, dans le courant de l’automne 1913 et du printemps 1914. Il me répondait, et ses réponses, où des images orientales si jolies se mêlaient aux choses précises, indiquaient bien qu’il avait été épargné par le modernisme. La dernière fois que je lui écrivis, ce fut en même temps qu’à Enver pacha, quand je sentis venir l’heure décisive où la Turquie allait s’associer à l’agression allemande, et c’était pour l’adjurer d’employer toute son influence à retenir son pays sur cette pente de la mort. Ma lettre fut certainement interceptée ; elle n’aurait rien changé, hélas ! il va sans dire et je le sais bien ; mais quand même, j’aurais aimé que ce suprême cri d’alarme fût arrivé jusqu’à lui.

Pauvre prince ! Allah lui a fait la grâce de mourir avant de connaître la défaite, ou le déshonneur de l’asservissement. Lui qui était un traditionnel, il a été conduit à son tombeau avec l’apparat des anciens sultans, qui ne se reverra peut-être plus. Enveloppé du velours cramoisi, où des sentences du Prophète sont brodées en lettres d’or, il a traversé, suivi d’un cortège étrangement pompeux, un Stamboul encore à peu près intact et oriental. C’est dans les sonorités profondes de Sainte-Sophie encore musulmane que les prières des morts ont été chantées pour lui. Et c’est dans Stamboul même qu’il est endormi maintenant, sous quelque haut catafalque aux saintes broderies coraniques, à l’ombre de l’un de ces kiosques funéraires aux blancheurs de marbre et aux grilles d’or[1], que les prochains envahisseurs et le « progrès » respecteront peut-être encore pendant un certain nombre d’années.

Donnons-lui une pensée de regret, non seulement parce qu’il aurait pu être un grand et bienfaisant souverain, mais parce qu’il aimait notre cher pays. Un de ses rêves, si j’ai bien compris, eût été un vaste empire oriental, puissant par le loyalisme des Arabes et par l’amitié de la France. Et il lui a fallu payer de sa vie son trop clairvoyant dégoût pour l’Allemagne !

  1. Celui du sultan Mahmoud.