Calmann-Lévy (p. 111-114).

L’ADIEU DE PARIS
AU GÉNÉRAL GALLIÉNI


Paris, 2 juin 1916.

Hier, dans l’apparat et la magnificence, s’en est allé ce général aux allures simples, qui était si insouciant de la pompe et des grandeurs. Il avait succombé, bien moins à un mal en somme très curable, qu’à une continuelle et terrible tension d’esprit survenant au déclin de sa vie, alors qu’il lui aurait fallu du repos, après s’être si noblement dépensé au service de la France, dans les climats les plus meurtriers du monde.

Chargé de sauver Paris, il avait accompli en silence son œuvre écrasante, s’enfermant beaucoup à travailler seul dans une salle austère qui — au lendemain des batailles de la Marne, où il avait pris la grande part que l’on sait — était devenue sa tour d’ivoire. Ayant eu l’honneur de servir une année sous ses ordres, si souvent je l’ai vu là, dans ce bureau qui n’avait guère pour meubles que des tables de bois blanc, couvertes de papiers et de cartes d’état-major ! Penché sur ces cartes déployées, il traçait les dessins bleus ou rouges, qui étaient pour ainsi dire les premières fixations de sa très savante stratégie ; — et tout cela ensuite, sous sa pression énergique, se matérialisait fiévreusement en ces lignes de défense, batteries, tranchées, entrelacs de fils barbelés, qui, au su de l’ennemi, transformèrent le département de la Seine en une imprenable citadelle. N’attendant rien en retour, ne désirant rien d’autre que de faire son devoir jusqu’à la mort, il ouvrait difficilement sa porte, se défendait contre toute publicité, restait dédaigneux de toutes distinctions nouvelles, — et certes, il n’eût jamais songé à cette manifestation d’hier, que la population de Paris, par sa présence et son recueillement, est venue entourer d’une grandeur d’apothéose… Mais le sens populaire, qui s’égare si souvent dans ses haines, ne se trompe presque jamais quand il s’agit de remercier, de bénir ; et ces foules, sur son passage, s’étaient convoquées d’elles-mêmes.

Il s’en est allé militairement, couché sur une voiture d’artillerie qui lui faisait le plus beau des chars funèbres, et enveloppé du pavillon français qui est le plus incomparable des draps mortuaires. Le long de l’immense parcours que suivit son cercueil de soldat, ces Parisiens, de qui il avait détourné les Barbares, se pressaient en masses plus compactes que pour aucune entrée de souverain, et le saluaient dans un religieux silence.

Ensuite, sur la place de l’Hôtel-de-Ville où le char s’arrêta une heure environ, ses funérailles atteignirent la plus émouvante splendeur.

Longuement, très longuement, des soldats défilèrent devant lui, pour l’adieu et le suprême salut de leur drapeau ; non pas des troupes quelconques, mais de ces troupes sublimes que l’on avait fait revenir en hâte du front le plus proche, de celles qui s’étaient battues depuis bientôt deux années sans défaillir ; dans leurs capotes de bataille, bleu horizon, un peu défraîchies malgré de soigneux coups de brosse, mais d’autant plus glorieuses et touchantes, elles marchaient fières, superbes, ces troupes déjà si souvent décimées, gardant des alignements impeccables et donnant bien l’impression de la tranquille force française.

Quand elles eurent toutes passé, on vit paraître, inattendues et saisissantes, des sections au visage tout noir sous la coiffure bleue : Sénégalais ou Sahariens, qui vinrent se ranger près du cercueil pour le tableau final, afin d’envelopper d’exotisme le héros dont c’était la dernière fête, et de rappeler aux mémoires cette Afrique lointaine, qu’il avait tant contribué à rendre française.

Pendant toute la cérémonie grave des musiques de cuivres, s’alternant, n’avaient cessé de jouer ces hymnes de gloire qui s’appellent la Marseillaise, Sambre-et-Meuse, le Chant du Départ, dont on a trop abusé peut-être, mais qui, ce jour-là et sur cette place, semblaient renouvelés ; on ne se lassait pas de les entendre, et, chaque fois que revenait la phrase : « Mourir pour la Patrie », répétée comme avec une insistance d’incantation, on la comprenait plus profondément ; elle s’appliquait d’ailleurs si bien à celui qui dormait là, sur ce char de guerre, que des larmes embrumaient les yeux.


Nos jardins, nos places sont encombrées de statues, pour la plupart trop hâtives, accordées à des gloires insuffisantes ou éphémères qui ne résisteront pas à l’effacement des années. Mais envers lui, qui fut un grand sauveur, Paris a contracté une dette ; il faudrait, en un point choisi de la ville, lui élever un monument qui en éclipserait beaucoup d’autres…