Calmann-Lévy (p. 101-110).

UN PETIT MONDE
QUE N’ONT PAS ATTEINT NOS VERTIGES

Juin 1882.

Hier, j’ai connu les Ouled-Naïl, les vraies, qui suivent le rite immémorial, celles qui ne se montrent point dans les villes d’Infidèles, mais qui guettent, à l’orée du désert, et qui happent au passage les hommes venus du fond des horizons de sable.

Pour les rencontrer, celles-là, j’avais cheminé par étapes, depuis le port où stationnait mon navire jusqu’à l’oasis où je venais d’arriver ce matin au clair soleil de dix heures. En route, ce chaud printemps, ce mois de juin d’Algérie déjà m’avait grisé. Oh ! dans les villages, quelle profusion de roses ! Des roses de chez nous, mais qui semblaient vivre ici avec une exubérance folle ; celles qui étaient rouges, devant les vieux murs blanchis de chaux laiteuse, — mais rouges de pétales, rouges de feuilles, rouges de tiges, — fleurissaient en gerbe, et on eût dit des fusées de sang. Et puis il y avait les orangers, couverts de bouquets qui emplissaient l’air comme d’une suavité blanche. Et même les solitudes sentaient bon, parce que l’on écrasait au passage mille petites plantes d’Afrique plus parfumées que des sachets précieux.

Ces Ouled-Naïl ! Je m’étais représenté des filles de joie, bruyantes, aux lignes serpentines, agitant des colliers de sequins. Et, quand on me dit : « les voici », je frissonnai d’une sorte de crainte. Elles étaient huit ou dix, presque en rang, parées comme des idoles de temple, et chacune se tenait immobile, aux aguets, sur le pas de sa porte. À l’écart, dans cette oasis déjà saharienne, elles habitaient un petit quartier morne, un petit quartier avancé en vedette sur le désert, face à l’infini des sables. Le soleil du matin les éclairait d’une lumière incisive ; il rendait éblouissantes leurs étoffes bigarrées et la surcharge de leurs grossiers bijoux, mais aussi il accentuait les flétrissures précoces sur leurs visages de prêtresses d’amour. Leurs fronts, leurs joues avaient les luisants du bronze ferme et poli, mais des petites ombres trop nettes creusaient davantage leurs yeux. Debout, elles restaient sans bouger avec un air d’ironie, les paupières baissées, mais sans cligner des cils sous la morsure de ce soleil. Elles s’étaient fait des têtes énormes, élargies par une profusion d’ornements de métal, et haussées par des espèces de tiares sur lesquelles posaient des voiles aux plis quasi religieux.

Quelques-unes ne paraissaient même plus jeunes ; toutes avaient été marquées par les lassitudes de toujours attendre les caravanes, de toujours guetter des hommes, en surveillant l’horizon désolé, et toutes s’étaient meurtries, depuis longtemps, sous les étreintes de tant et tant de nomades, qui entraient chez elles excédés par les continences des marches à travers le Sahara ; mais toutes, même les plus fanées, conservaient encore je ne sais quoi de bassement désirable, qui rendait dangereux de les trop regarder. Leur repaire ne formait pour ainsi dire qu’une seule et même demeure, dont la façade, sans toiture apparente, se prolongeait pareille, comme un même vieux mur, — un mur fruste, épais et bas, fait de boue séchée. Les trous qui servaient de porte s’ouvraient à la file, très près les uns des autres, et ce matin, de chaque tanière, l’habitante était sortie ; sur chaque seuil, une Ouled-Naïl était postée.

La couleur neutre du sol ou de la muraille terreuse rendait plus éclatant le luxe barbare des parures. Et ce qui déconcertait surtout, dans l’apparition de ces femmes, c’était la dignité, la silencieuse arrogance du maintien ; on sentait que, suivant la règle de leur caste, elles exerçaient la prostitution comme un sacerdoce ; dans ces têtes, si pompeusement coiffées, il devait y avoir autre chose que de la passivité professionnelle, peut-être, à l’occasion, de la fièvre amoureuse, du dévouement aveugle, même du fanatisme et même du crime.

Regardés de près, les ornements de métal, qui brillaient sur elles en diadèmes ou en colliers, se révélaient des louis d’or de tous les pays d’Europe ou d’Afrique. Et les moins jeunes, qui s’étaient le plus de fois vendues, étalaient, sur leur gorge encore belle, presque une petite fortune. (On sait que, suivant l’usage immémorial de la tribu, celles-là, les déjà riches, allaient bientôt s’en retourner au fond du désert, redevenir des filles de la tente, et créer une famille avec quelque beau nomade de leur choix, dont elles seraient l’épouse voilée, fidèle, docile et humblement soumise.)



Elle pouvait avoir vingt ou vingt-deux ans, la Naïl à qui je demandai de m’abriter dans son gîte de terre durant les heures brûlantes du jour. Ensemble nous franchîmes le seuil, entre les parois déformées par la vétusté et aussi épaisses que des remparts.

Là-dedans, il faisait un peu sombre et presque agréablement frais, après les chauds éblouissements du dehors. Une odeur de saine bête fauve y était tempérée par des baumes qu’on avait brûlés et par un bouquet de fleurs d’oranger qui trempait dans un vase de cuivre. Des couches de chaux, accumulées depuis les vieux temps de l’oasis, donnaient aux murailles cet aspect mou que prennent les parois des grottes ; à terre, des nattes, des tapis tissés au désert, des matelas sur lesquels des centaines de nomades avaient dû, à tour de rôle, se pâmer et puis dormir.

Et une seule petite fenêtre percée en meurtrière, sans vitrage, protégée par une mousseline pour empêcher d’entrer les mouches et le sable : on voyait par là un coin de l’horizon des solitudes, un peu de l’étendue morne qui ne finit pas, et rien d’autre.

Que de pièces d’or elle avait déjà pu suspendre à son cou, bien qu’elle fût si jeune ! Évidemment c’était une des plus demandées… Avec une soumission méprisante, elle arrangeait les oreillers et les tapis, pour me faire dormir chez elle mon sommeil méridien. Elle ne me regardait même pas. Danseuse, issue d’une race de danseuses, elle avait on ne sait quoi de superbement souple et dédaigneux dans ses mouvements toujours nobles, et, chaque fois que s’entr’ouvrait sa chemise en gaze rayée, un peu de sa jeune gorge couleur de basane, qu’elle dissimulait avec soin tout à l’heure sous ses voiles hiératiques, apparaissait maintenant sans qu’elle s’en souciât, comme si c’était une chose vendue d’avance, déjà à moi et qui n’importait plus.

Pourtant j’avais envie de m’en aller, pris de l’humiliation et surtout de la tristesse infinie d’être là, prisonnier de la chair, dans ce bouge lointain et hostile. Le silence de midi s’affirmait au dehors et on n’entendait que le chant des sauterelles de juin, grisées par la lumière. La Naïl allait et venait, dans son gîte de pénombre ; ses allures semblaient moitié d’une panthère, moitié d’une reine, mais vraiment elle avait trop l’air de savoir combien son corps était beau et valait d’argent. Oh ! l’éternelle dérision que ce besoin d’embrasser et d’étreindre qui nous talonne tous, qui parfois nous semblerait presque un appel divin, un élan sublime pour fondre deux âmes en une seule, mais qui n’est plutôt que le piège grossier de la matière toujours obstinée à se reproduire. Oh ! si on pouvait au moins secouer cela, en être affranchi et purifié !…

J’avais eu envie de m’en aller, mais je retombai sur les coussins préparés par l’Ouled-Naïl… Qu’aurais-je gagné, après tout, à regimber contre cette loi des étreintes, imposée à tout ce qui respire ? En quoi la révolte d’un atome éphémère comme je suis pourrait-elle atteindre la Cause inconnue qui nous a jetés pêle-mêle pour quelques heures dans le tourbillon des êtres ? Non, autant vaut céder, s’abaisser sans comprendre et accepter lâchement l’aumône qui nous est faite de ces pauvres crises brèves…



Un rayon rougeâtre, annonçant que le soleil allait s’éteindre, entrait par la triste petite fenêtre, quand je m’apprêtai à sortir de la maisonnette de terre. L’heure approchait aussi où je devais quitter l’oasis pour commencer à redescendre des Hauts Plateaux et à retourner par étapes vers la côte. Du reste l’Ouled-Naïl, — qui peu à peu était devenue douce comme presque une petite sœur à peine féline, — semblait tout à coup impatiente de se débarrasser de moi ; d’un coffre épais qu’elle venait d’ouvrir, elle tirait des bijoux plus beaux, et des bâtons de rouge pour farder ses joues : c’est qu’il était temps de se parer pour la grande prostitution du soir. Et puis beaucoup de bruit s’entendait maintenant au dehors ; cette sorte de vestibule du désert, qui commençait là tout de suite devant le seuil, s’emplissait de monde ; une caravane s’arrêtait, qui devait être riche, une caravane partie du fond de l’impénétrable Maroc, depuis des jours, et les nomades mêlaient leurs cris aux plaintes des chameaux que l’on faisait coucher. La Naïl voulait sortir sur sa porte, avoir sa part de cet or et de ces désirs qui arrivaient. Je la regardais faire et, sous l’influence du soir languide et rose, je sentais du regret sourdre au fond de moi-même, du regret d’elle, du regret de sa beauté de fille errante, qui allait bientôt se faner à tous les vents du désert, et puis mourir à l’ombre de quelque tente dressée qui sait où, qui sait en quel coin des solitudes, — après que l’ardeur de son sang et le mystère noir de ses yeux auraient été transmis par elle à des continuatrices, qui plus tard se vendraient aussi…

Quand elle reparut au dehors, pour se montrer aux hommes de la caravane, les autres Ouled-Naïlia[1], qui étaient déjà alignées sur les seuils des petites portes sauvages, lui lancèrent une moquerie du coin des yeux. Oh ! quels frais de parure elles venaient de faire ! Ce soir, toutes étaient belles, — même les plus chevronnées, même celles qui avaient déjà une fortune en louis d’or étalée sur la gorge, et se marieraient bientôt. Toutes s’étaient repeint les yeux et s’étaient fardées d’une façon pompeuse. Leurs têtes paraissaient encore plus larges et plus énormes, sous le poids des diadèmes à plusieurs rangs, des pendants d’oreilles, et sous l’amas des noires chevelures tressées en manière de tiare. Plus tard, quand la nuit serait tombée, elles se répandraient dans les cafés maures, et commenceraient à chanter, danser, affoler les hommes par mille poses de leurs corps souples aux contorsions de couleuvre. Mais pour le moment elles se tenaient rigides et dignes, comme des prêtresses à peine vivantes. Des étoffes magnifiques, tombant droit comme des camails, s’agrafaient très haut sous leur menton ; elles ne bougeaient pas, se contentant de darder, sur les uns ou les autres, leurs yeux lourds d’appel et d’attente. Oui, on sentait bien, à les voir cette fois, qu’en effet il n’y avait pas que des prostituées chez les filles de leur tribu, mais plutôt des incompréhensibles, formées ainsi par de longues hérédités distinctes, et capables même parfois d’être nobles…[2].



Mais voici qu’un disque large et rouge plongeait là-bas derrière la ligne des sables. C’était l’instant où le désert pâlit si étrangement et si vite, blêmit comme un grand linceul avant qu’aucune pâleur ait commencé de paraître au ciel toujours teinté de cuivre et d’or. C’était l’heure du Moghreb, et, du haut d’un petit dôme en boue séchée, un chant qui faisait frissonner s’éleva dans l’air, dominant toutes choses, une voix qui tenait à la fois du son des orgues célestes et du glapissement des chacals.

Le muezzin répétait aux quatre vents le nom d’Allah, et les nomades choisissaient des places pour se prosterner, le front dans la poussière.

Alors, en silence, toutes les Ouled-Naïlia, prises de respect, elles aussi, s’enfuirent, les yeux baissés, disparurent un instant au fond des tanières, — pour laisser les hommes prier.

  1. Pluriel arabe d’Ouled Naïl.
  2. On sait que les Ouled-Naïlia sont devenues souvent, contre l’étranger, d’héroïques guerrières.