Calmann-Lévy (p. 93-100).

UN « SECTEUR TRANQUILLE »


Septembre 1916.

Voici la troisième fois qu’une fin d’été éclaire mélancoliquement les désolations de notre France. À la longue, sur notre front hérissé de bouches à feu, une sorte d’accoutumance s’est presque établie çà et là, du moins dans les régions où ne s’acharne pas pour le moment la rage des Barbares, et ce sont ces régions que l’on est convenu d’appeler « secteurs tranquilles ». (Cette tranquillité, est-il besoin de le dire, n’est que très relative, et, avant l’inimaginable guerre qui a peu à peu modifié tous nos jugements, elle se serait plutôt appelée l’abomination de la désolation.)

J’avais affaire aujourd’hui dans l’un de ces secteurs-là, et un temps merveilleux rayonnait sur les campagnes abandonnées, où s’étalait un grand luxe de fleurs, scabieuses d’automne, alternant avec les plus rouges coquelicots. On entendait, il va de soi, l’éternelle canonnade, mais les coups s’espaçaient sans hâte, et, avec l’habitude que l’on en a prise, ils semblaient troubler à peine le silence des champs. Nous avions dépassé la dernière zone habitée et ne rencontrions plus sur les routes que, de temps à autres, des petits convois militaires. Cependant rien de sinistre n’avait commencé de s’indiquer, sous ce beau soleil de fête. Les arbres, magnifiquement feuillus, cachaient dans la verdure leurs branches fracassées ; il y avait encore, en avant de nous, des villages qui, de loin, avaient l’aspect naturel, et cette canonnade, dont toutefois nous nous rapprochions beaucoup, gardait pour ainsi dire un air bon enfant, à cause de sa lenteur.

Ah ! premier avertissement sinistre ! Au bout d’une perche, un grand écriteau sommairement peint sur bois blanc nous arrête : « Partie de route non défilée, interdite à la circulation. » Non défilée, cela signifie en termes de guerre que l’on y est en vue des lunettes allemandes et en danger de mort. Il faut donc obliquer, par des sentiers qui se dissimulent plus ou moins dans des replis de terrain.

Parmi ces coups de canon, l’oreille naturellement distingue tout de suite les arrivées des départs. Les départs, ce sont les coups tirés par nos batteries à nous, dont les projectiles s’en vont frapper très loin chez les Boches, et les arrivées, ce sont les éclatements de leurs obus à eux, lancés dans nos lignes. Aujourd’hui, nous comptons à peine une arrivée par minute. C’est vraiment très courtois de leur part.

Un village, qu’il va falloir traverser, se démasque de derrière des arbres ; de loin, son clocher encore debout faisait illusion, mais il est tout grignoté par le haut, et l’église est criblée ; quant aux maisons, il n’en reste que des pans de murs, la mort s’y est depuis longtemps établie en souveraine. Dans une ruelle, où nous avons ralenti à cause des décombres, gît les pieds en l’air un berceau d’enfant, et tout auprès, au milieu d’une belle touffe de coquelicots, le petit cadavre déchiqueté d’une poupée…

Nous avons à longer ensuite des collines, couvertes d’une même forêt épaisse, qui nous séparent de l’ennemi et nous mettent pour un temps en sécurité. On y a creusé quantité de cavernes, dont l’ouverture est tournée vers nous, et où nos soldats vivent comme des préhistoriques.

Dans l’une, qui est un poste de commandement, je dois m’arrêter pour me renseigner auprès du colonel qui l’habite.

D’abord il me montre, sur une carte piquée contre sa muraille de terre, les places précises de l’attaque vainement tentée l’avant-veille par les Boches, et au sujet de quoi j’ai été envoyé ici ; mais il me faudra aller à un kilomètre plus loin, pour me rendre compte sur le lieu même. « Je vais aussi vous présenter, ajoute-t-il, les gentils objets assez nouveaux qu’ils nous envoient depuis quelques jours. » Et il dit à une ordonnance : « Allez donc, mon ami, me chercher par là un « tuyau de poêle » et une « tête-à-Guillaume ». Le soldat est vite de retour, rapportant quelque chose comme un bout de tuyau en cuivre d’environ soixante centimètres de long, et une espèce de boule un peu oblongue qui ressemble en effet à une grosse tête humaine. Tous ces « gentils objets », bien entendu, ne nous sont lancés que remplis de cheddite et autres infernales saletés allemandes, et, quand elles arrivent, ces boules, surmontées de leur fusée en pointe de casque boche, elles doivent justifier très bien le surnom que nos hommes leur ont donné, sauf qu’il y manque l’ineffable sourire du kaiser.

Autre caverne, où sont logés des officiers ; sur leur table, à côté de leurs cartes, il y a quelques journaux — oh ! pas beaucoup — qui, dans leur vie de Robinsons, les tiennent un peu au courant des choses de ce monde. Et l’un d’eux, en riant, me présente un article d’un grand journal parisien, où j’apprends que je suis en ce moment même aux Pyrénées, et que j’y occupe mes loisirs — en mille, devinez à quoi ! — à peindre des éventails pour les belles dames de ma connaissance !… Certes, ce n’est là qu’une des moindres, parmi les sornettes auxquelles je me vois journellement condamné, mais c’est égal, ce peinturlurage d’éventails emprunte au décor et aux bruits ambiants un comique irrésistible.

Tandis que les Boches continuent leur petit bombardement anodin, nous poursuivons notre route. J’ai pour guide un officier habitué à ce secteur, où je viens aujourd’hui pour la première fois. Nous pourrons, à ce qu’il dit, aller jusqu’aux abords de ce village, qu’on aperçoit là-bas, très riant sous le soleil, dans un bouquet de beaux arbres, mais qui a l’inconvénient d’être à l’ouvert d’une coupure des collines et de servir de cible habituelle à l’ennemi ; avant d’y arriver, il faudra donc remiser notre auto derrière un rocher, et ensuite nous monterons à pied dans la forêt. (À mi-côte, je dois interviewer là-haut, au fond de son trou, le chef de bataillon qui a subi, et repoussé avec fracas, cette attaque d’avant-hier.)

Ce n’était qu’un fantôme de village, on le devine bien, éventré de toutes parts et qui, sous le chaud soleil de septembre, dormait son sommeil de mort. Mais à peine étions-nous à deux cents mètres, que les obus commencent d’y tomber, lui ramenant du tapage au milieu de son silence. Nous avaient-ils aperçus, les Boches, par quelque éclaircie dans les branches, ou bien nous avaient-ils entendus, ou simplement flairés ? En tout cas, ils se figurent que nous allons dans ces ruines, et bêtement ils s’obstinent à les mitrailler.

Notre auto et nos chauffeurs, une fois remisés en lieu à peu près sûr, voici devant nous la route qui monte en pente rapide dans la forêt. « Si vous voulez bien, me dit l’officier qui me conduit, nous monterons un peu vite, car le passage est plutôt malsain, à cette heure de la journée surtout. » Oui, montons un peu vite, pas trop cependant, pour ne pas donner l’impression de passants émus. D’ailleurs, à part ces arrivées que l’on entend de-ci de-là, qui donc s’en douterait, que la route est malsaine, à voir son air de gaieté engageante ; sous ses arbres magnifiques, chênes ou hêtres, on dirait une rue, dans quelque station de villégiature ; il y a même des passants, en costume bleu pâle, pas très nombreux, mais enfin quelques-uns, et qui ne semblent pas effarés. — Villégiature pour bonnes gens un peu simplets par exemple, je le reconnais : les maisonnettes, qui s’alignent de droite et de gauche, sont comiques de petitesse, amusantes de naïveté, avec leurs jardinets alentour, leurs étroites bandes de gazon, leurs minuscules rocailles. Toutefois, rien qu’en regardant avec plus d’attention, vite on devinerait que les cures d’air, ici, ne doivent pas être de tout repos, car ces villas lilliputiennes, qui sont comme tapies sur le sol, ont pour toiture des madriers énormes recouverts de matelas de gravier ; il y fait noir et elles s’enfoncent dans la montagne comme des terriers pour gros lapins ; en outre, l’une d’elles, qui est marquée d’une grande croix rouge, montre cette enseigne suggestive : poste de secours. Et, de distance en distance, des écriteaux cloués aux arbres portent l’indication : abri de bombardement, une flèche marquant la direction du trou par lequel on y entre… Quand même, avec ses petites pelouses, ses petits massifs, ses petites corbeilles de fleurs soigneusement serties de rangées de cailloux, ce village, improvisé par nos soldats, m’aura donné le plus curieux aspect que j’aie encore rencontré jamais d’un « secteur tranquille ».

Pendant notre montée, la musique de grosse caisse que les Boches nous font s’accélère en allegro. « D’habitude, me dit l’officier qui m’accompagne, ils nous fichent tout de même la paix plus que ça ; c’est leur attaque ratée de l’autre nuit qui sans doute leur reste sur le cœur. Et puis, l’entrée en scène de la Roumanie, que nous nous sommes fait un plaisir de leur annoncer hier par des affiches, leur a aussi beaucoup agité les nerfs. » Mais le singulier village, qui a déjà connu cela de temps à autre, paraît à peine s’en émouvoir. Et, en passant, j’entends un caporal, bien paisible sur le pas de sa porte, se plaindre à un camarade d’une seule chose, c’est qu’hier une sale tête-à-Guillaume a saccagé ses plantations de laitues.

Vraiment, le calme de tous ces soldats, qui sont ici depuis tant de mois à nous faire rempart, leurs soins minutieux pour leurs jardinets, pour leurs humbles et rudes logis, ne me paraissent pas seulement d’une puérilité touchante ; non, ils représentent au contraire une forme spéciale, très raisonnée et hautement admirable du courage français, de la belle humeur, de la confiance et de l’abnégation françaises. Évidemment, dans cette forêt, ce n’est pas la grande horreur sans nom, le grand enfer sublime de la Somme ; mais quand même, ces hommes savent bien qu’il leur faut chaque jour emporter sur des brancards quelques-uns d’entre eux dans leur petit cimetière fleuri ; ce qu’ils entendent tomber de différents côtés, en fracassant les branches, ils savent bien que c’est du 105 allemand, ou de ces torpilles qui font les blessures plus déchirées et plus malignes. Ils savent que, pour diriger cette bourdonnante symphonie, éparse un peu partout dans leurs alentours, c’est la Mort qui tient le bâton de chef d’orchestre…

En voici deux auxquels j’adresse la parole ; appuyés confortablement à un arbre, ils s’étaient redressés en retirant leur cigarette, pour me faire le salut militaire : « Mes amis, puisque vous n’êtes pas obligés, vous autres, à cette heure-ci, d’être dehors sur la route, pourquoi ne rentrez-vous pas, jusqu’à ce que leur petite crise de colère soit passée ? — Oh ! mon colonel, il en faut tant et tant, d’obus, pour arriver à toucher un homme !… Et puis ces trous, vous savez… Si, des fois, ils nous envoyaient quelqu’une de ces grosses marmites qui chavirent tout, et qu’on soye enterré vif là-dedans… Non, nous deux, pour notre compte, à notre idée enfin, nous aimons encore mieux attraper ça en plein air ! »