Quelques aspects du vertige mondial/07
UNE FURTIVE SILHOUETTE
DE
S. M. LA REINE ALEXANDRA
D’ANGLETERRE
À Londres, en juillet 1909, sur la fin de la « season ». Un bal d’ambassade où j’arrivai tard, non loin de minuit. Dans une grande salle où tournoyaient des valseurs, une femme, toute svelte et juvénilement cambrée, se tenait debout contre le mur du fond ; elle regardait et souriait. Sa robe, très simple, en je ne sais quelle diaphane étoffe noire, s’ornait, vers le bas seulement, de broderies couleur de feu pâle, qui simulaient des flammes d’alcool. Les valseurs, en passant devant elle, s’écartaient un peu par respect ; certains couples même s’arrêtaient, pour saluer d’une révérence profonde. Nouveau venu à Londres, que je voyais pour la première fois, quand on me dit : C’est la reine ; je doutai presque, dérouté par tant de jeunesse. Cependant je l’avais aperçue la veille, passant très vite dans sa voiture, et je reconnaissais bien le fin profil. Et puis, sur ses cheveux brillait une couronne en diamants, — très légère, il est vrai, très simple, mais une « couronne fermée », comme, seules, ont le droit d’en porter les souveraines.
Pendant que la valse durait encore, j’eus l’honneur de lui être présenté. Dans le bruit de la musique, dans le bruit du tourbillon qui pourtant se faisait plus lent près d’Elle et plus silencieux, Sa Majesté, avec une bienveillance exquise, daigna me dire ces paroles que les souverains savent trouver pour les hôtes de leur pays…
L’instant d’après, le roi Édouard sortait d’un salon voisin où il venait de jouer au bridge : « Ah ! dit-il avec un bon sourire, en me tendant la main, quand notre ambassadeur me présenta à Lui, voici donc l’anglophobe. — Sire, je crois, répondis-je, que je le suis déjà bien moins. »
Pendant le souper, je perdis de vue le roi et la reine. C’était par petites tables, dans un jardin que l’on avait recouvert de tentes épaisses, mais où la pluie tombait quand même, une pluie glacée qui tambourinait sur les toiles et filtrait par mille gouttières.
Un grand brouhaha se fit quand Leurs Majestés se furent levées, chacun voulant arriver dans les vestibules pour les saluer au départ. Et là, je revis la reine, qui descendait légèrement les marches du perron. Elle avait mis un petit manteau de fourrure grise, d’où s’échappait la traîne en gaze noire brodée de flammes pâles ; aucun voile sur la tête, où scintillait la couronne fermée. Jeune toujours, malgré la cruelle lumière électrique, elle rendait les saluts en se retournant avec sa grâce charmante.
Le lendemain, — veille du jour où j’allais quitter l’Angleterre pour sans doute n’y jamais revenir, — je me rendis à Buckingham-Palace, où Sa Majesté la reine Alexandra daignait m’accorder l’audience que je lui avais fait demander. Comme tous les ans à pareille époque, le roi venait déjà de partir avec la Cour, pour Windsor, où la reine devait incessamment le rejoindre.
C’était pour midi, l’audience ; un midi anglais, sous un soleil de juillet à peine tiède. Aucune animation ce jour-là autour de Buckingham-Palace, — qui en tout temps s’isole de la vie ambiante par des solitudes plantées d’arbres, par des semblants de forêt, par des semblants de prairies, aux massifs de géraniums uniformément rouges. Personne dans les grandes cours sablées, au fond desquelles le palais se dressait lourd, morose et noirâtre, silencieux comme une demeure vide.
Ma voiture s’arrêta devant une petite entrée particulière, où cependant parut un huissier en livrée rouge, au placide visage, qui me fit passer dans un très modeste parloir. J’y fus rejoint tout aussitôt par une vieille dame à l’air aimable et bon : la dame d’honneur de service. « Si vous voulez bien me suivre, — dit-elle en français, sans le moindre accent, — je vais vous emmener chez Sa Majesté. » Et je la suivis, d’abord dans d’étroits couloirs sombres, puis dans un petit ascenseur qu’elle fit jouer elle-même, un tout petit ascenseur à deux places. En haut, au premier étage, nouveaux couloirs obscurs, et enfin un salon ayant vue sur des arbres. « Restez-là, me dit-elle, je vais avertir Sa Majesté. » Sur ces mots, elle disparut et on ne la revit plus.
Pendant les quelques secondes où je fus seul, immobilisé à la place où la bonne dame d’honneur m’avait laissé, c’était bien mon droit de promener les yeux sur ce coin d’intérieur intime, dont les détails pouvaient déjà me révéler un peu de l’âme de la souveraine. Rien d’éclatant, rien de luxueux, dans ce salon aux proportions moyennes, où régnait un ordre parfait, et où les choses étaient d’une simplicité voulue, un peu austère, mais sans une faute de goût. Vraisemblablement celle qui habitait là devait subir les pompes officielles plutôt que s’y complaire. Aux murailles, sur les meubles, quantité de photographies, encadrées pour la plupart en des cadres de cuir tout unis, mais des photographies de princesses ou d’impératrices que soulignaient de grandes signatures.
Par une porte du fond, tout à coup, la reine… la reine, aussi étonnante de jeunesse dans le jour qu’aux lumières et vêtue d’une robe si simple que, n’eût été l’élégance suprême de sa silhouette, rien ne l’aurait trahie.
Le très court silence qui survint alors entre nous me parut s’agrandir de tout le silence de ce palais vide et entouré d’espace. Il y a, d’ailleurs, une petite émotion très particulière à causer pour la première fois en tête à tête avec une interlocutrice dont on ne sait rien, qui est pour vous une énigme, — enveloppée par surcroît, de majesté royale, — et qui au contraire sait beaucoup de vous-même, par des livres où l’on s’est trop donné… Les voyages, les livres, Sa Majesté ayant abordé ces sujets-là, je commençai d’éprouver une gêne, quelque chose comme un remords bien inattendu, au souvenir de mes attaques contre l’Angleterre, et je m’embrouillai dans de difficiles excuses. « Oh ! interrompit la reine, sur un ton de confiance qui me toucha infiniment plus que n’auraient fait les reproches, — c’est fini, tout cela maintenant, n’est-ce pas ? — Mais oui, madame, — répondis-je, — c’est fini… » Or, à ce moment même, avec inquiétude, je me rappelais certain article sur Rangoun, non paru mais déjà imprimé où j’incriminais beaucoup l’occupation anglaise en Birmanie ; mon Dieu, aurais-je encore le temps d’y retoucher, d’en atténuer les termes ?
L’indulgence, la bonté, la droiture, comme elles se révélaient bien, dès l’abord, dans les paroles de cette reine et dans son regard.
Et puis on sentait qu’elle aimait sincèrement notre pays. J’aurais donc souhaité lui parler de son Danemark où j’étais venu jadis, à ma sortie de l’École navale, pendant l’année terrible 1870, et où j’avais rencontré tant de sympathie pour la malheureuse France, tant de révolte contre nos ennemis d’alors et d’aujourd’hui. Mais avec une reine on ne conduit pas la conversation sur le terrain que l’on veut, surtout si c’est un brûlant terrain politique, et des sentiments, qui sans doute nous étaient communs, restèrent sous-entendus entre nous plutôt qu’exprimés. D’ailleurs je venais de rencontrer un grand portrait du kaiser et d’en croiser l’odieux regard ; or, c’était en bas, dans une sorte de couloir de service où l’image avait été accrochée comme à une place de dédain, et cette relégation suffisait à indiquer les sentiments qu’inspirait le personnage aux hôtes de ce palais.
Après un moment, qui m’avait paru très court et qui avait été presque long pour une audience, Sa Majesté daigna me demander si je voulais visiter le palais. Le visiter en une telle compagnie, jamais je n’aurais osé y prétendre. Elle se leva, et je la suivis, pour une promenade inoubliable dans la somptueuse demeure sans habitants.
Nous passâmes d’abord devant un cabinet de travail, aussi simple que le salon. « — C’est mon bureau, où je ne vous fais pas entrer, — dit-elle en souriant, — parce qu’il est en désordre. » En effet, j’avais aperçu des liasses de papiers, jetés un peu partout comme pour un triage. (On se représente ce que peuvent être, malgré les dames d’honneur, malgré les secrétaires, la correspondance et la comptabilité d’une reine, lorsqu’elle pourvoit, comme celle-ci, à tant d’œuvres bienfaisantes, hôpitaux, refuges, asiles de petits abandonnés, etc. C’était le rangement de ces lettres qui avait dû retarder son départ pour Windsor.)
Sa Majesté ensuite ouvrit une porte haute et grande ; là, soudain, après les sobres appartements particuliers, nous fûmes sans transition dans les galeries magnifiques, aux plafonds ouvragés, aux vives dorures, aux colonnades de marbre, aux murailles ornées d’inestimables tableaux de maîtres. Toujours personne ; pas un huissier, pas un domestique. La reine, de sa main fine, faisait jouer les serrures, tourner les lourds battants dorés, et les salles se succédaient, aussi vides et silencieuses. Mais ce palais, qui allait devenir désert pour une saison, restait dans un ordre parfait et toutes les cheminées monumentales étaient décorées à l’intérieur, comme pour une fête, de merveilleux buissons d’hortensias bleus, d’azalées roses, d’orchidées et d’arums.
Dans des salles différentes, deux grandes toiles représentaient la reine debout, à côté du roi Édouard.
« De mes deux portraits, lequel vous semble meilleur ? — demanda-t-elle. — Incontestablement le second, madame ; celui-ci. — Ah ! n’est-ce pas ? C’est bien plus mon regard. » En effet, si dans l’un et dans l’autre le peintre avait rendu la teinte des prunelles en saphir clair, dans le second seulement se trouvait fixé le je ne sais quoi indéfinissable qui est l’expression et le charme.
Au milieu d’un tableau datant des premières années du xixe siècle, parmi des personnages de cour, une toute petite fille, de deux ans peut-être, naïve, fraîche et jolie. — « Vous devinez qui c’est ? » — Ah ! oui, en regardant avec attention ces yeux d’enfant on pouvait aisément reconnaître encore celle qui devint la reine Victoria, la souveraine aujourd’hui presque légendaire.
Devant les portraits de ses propres fils et de ses filles, la reine s’arrêta et je vis tout à coup passer sur son visage la tristesse attendrie, lorsqu’elle m’eut désigné celui que la mort est venu lui prendre, le jeune duc de Clarence.
Dans la salle du Trône, un excès peut-être, un éblouissement de rouge et d’or ; plafonds d’or, murailles tendues de satin rouge. Mais là, par exemple, on avait l’impression du proche départ ; tout était recouvert de longues draperies, également rouges, qui dissimulaient la forme des meubles et l’éclat des sièges. « Ah ! dit-elle, je regrette, les housses sont déjà mises. C’est que, vous savez, nous allons partir. » À force de délicatesse, d’adorable simplicité, celle qui me guidait m’avait presque fait perdre de vue qu’elle n’était pas seulement la grande dame qu’elle avait l’air d’être, mais qu’en outre elle se nommait Alexandra de Danemark, reine d’Angleterre, impératrice des Indes. Et c’était elle-même qui, au jour des grandes solennités, entrait ici, étincelante de diamants historiques, pour s’asseoir sur ce trône, voilé aujourd’hui comme un simple fauteuil.
Quand Sa Majesté me tendit la main pour me donner congé, nous arrivions dans un vestibule dominant un escalier monumental. Incliné jusqu’à ce qu’elle eût disparu, — ce qui fut rapide, — je me trouvai brusquement très seul quand je relevai la tête. En plus du respect profond qu’elle m’inspirait, comme au moindre de ses sujets, une haute sympathie d’âme m’était venue pour cette souveraine, si visiblement noble et bonne ; et je songeais que sans nul doute je ne la reverrais jamais, ne devant plus revenir dans son pays, malgré l’extrême courtoisie de l’accueil…
Un vestibule, des marches à descendre évidemment, mais où étais-je, dans quelle partie de ce palais si inconnu pour moi ? Personne à qui demander ma route. Après être monté par un petit ascenseur presque clandestin, je redescendais par un escalier d’apparat, sans savoir où j’allais tomber. En bas, des salles pompeuses, mais vides ; et toujours pas un être humain. Je commençai d’errer, hésitant à frapper aux portes fermées, osant encore moins les ouvrir. Et cela dura plusieurs minutes, jusqu’à ce qu’enfin un laquais, rencontré par hasard, me fût secourable, me reconduisît au grand perron et y fît avancer ma voiture.
Si j’avais vu Buckingham-Palace dans d’autres circonstances, mêlé à la foule qui s’y presse les soirs de fête, je n’en aurais gardé probablement qu’une impression quelconque. Mais cette reine, ces fleurs, cette solitude et cet absolu silence, — il me sembla sortir d’un palais enchanté.