Calmann-Lévy (p. 67-77).

ALSACE !


Juillet 1916.

Au mois d’août prochain, il y aura une année que j’ai mis le pied pour la première fois en Alsace reconquise. C’était à la suite du président de la République, pendant une de ces tournées si rapides et si bien remplies dont il a le secret.

Ce jour-là, dans notre Alsace, il faisait par hasard un temps merveilleux, un de ces temps de fête qui illuminent la vie et rendent la joie plus joyeuse. Un chaud soleil rayonnait dans un ciel qui s’était tout tendu de beau bleu méridional, et les petites villes, les villages aux maisonnettes enguirlandées d’une folle abondance de roses, avaient l’air de resplendir, sur Les fonds magnifiquement verts des montagnes enveloppantes. — Du reste, je n’ai jamais vu qu’en Alsace une telle profusion, une telle débauche de roses, jusque dans les moindres jardinets, jusque sur les plus humbles murailles.

L’auto présidentielle filait à toute vitesse, révélée seulement par son pavillon en soie tricolore à frange dorée, que le vent de notre course agitait sans cesse comme un signal, une sorte de petit signal discret de la délivrance. On ne nous avait pas annoncés, nous apparaissions en soudaine surprise, sans le moindre cortège ; mais il n’était pas possible d’empêcher des jeunes Alsaciens cyclistes de nous devancer gaiement à force de pédales dès que nous nous arrêtions quelque part, et d’aller crier de proche en proche que le président arrivait. Leur avance sur nous avait beau n’être chaque fois que de peu de minutes, nous étions sûrs de trouver le village suivant déjà moitié pavoisé et, sur notre parcours, les drapeaux continuaient de jaillir spontanément, comme par magie, des fenêtres ouvertes : drapeaux français et aussi drapeaux d’Alsace blancs et rouges, tout ce qui tombait sous les mains empressées et heureuses. Et, parmi les drapeaux tricolores, il y en avait de tout neufs, mais il y en avait aussi d’autres très vénérables, souvenirs sacrés, qui venaient de passer plus de quarante ans dans l’ombre, cachés au fond des armoires par peur de l’inquisition allemande, et qui revoyaient enfin ce soleil d’aujourd’hui, redevenu un soleil de France.

Des vivats éclataient tout le long de notre route, des vivats spontanés, largement réjouis, et on sentait si bien qu’ils partaient du fond des cœurs !

Quelques trous d’obus dans les murailles ; de distance en distance quelques maisons éventrées ; mais cela n’avait pas l’air vrai, tant cela cadrait mal avec cette paix heureuse d’aujourd’hui. Et, à part certains petits cimetières, hélas ! çà et là improvisés, et où s’alignaient les croix en bois blanc, fraîchement plantées, de nos chers soldats, l’impression de fête ne se démentait nulle part.

Nous nous arrêtions un peu à chaque village. Le président, de son pied alerte d’ancien chasseur alpin, courait de l’ambulance à la mairie, de la mairie à l’école, et de l’école à son auto, qui repartait comme une flèche. Il serrait beaucoup de mains à la ronde, disait beaucoup de paroles qui réconfortaient, semant la confiance, remontant encore plus haut les courages, et, dans les écoles, écoutait en souriant ces petits Alsaciens qui, au lieu de la langue allemande naguère obligatoire, n’avaient commencé d’apprendre le français que depuis peu de mois, mais savaient déjà lui répondre un tas de choses et lui réciter des fragments de nos fables, avec un accent drôle. Souvent des groupes de jeunes filles habillées en Alsaciennes arrivaient en hâte pour lui offrir des bouquets, dont son auto fut vite remplie ; elles avaient tiré des vieux coffres de famille ces jolis costumes désuets, jupes écarlates, corsages à dorures, et coques de rubans qui les coiffaient comme d’énormes papillons. « Comment avez-vous fait, leur demandais-je, pour être prêtes si vite ? — Oh ! ce que nous nous sommes dépêchées ! » répondaient-elles avec de gentils rires. Et, en effet, de s’être dépêchées tant que ça, elles étaient toutes rouges, même un peu en sueur ; mais si contentes !

Dans les villages, sur les murs, au-dessus des boutiques, restaient encore quantité d’inscriptions allemandes, sans compter ces mots de chez nous, qu’ils nous ont empruntés pour les défigurer à leur manière : restauration, au lieu de restaurant, friseur, au lieu de coiffeur, et tabak avec un k, comme leur délikate et inénarrable kultur. Mais on se sentait tellement en vraie France, que cela ne semblait plus qu’une plaisanterie pour amuser les passants.

Pendant les deux journées que dura notre belle course, il n’y eut pas une fausse note nulle part. Les Boches eux-mêmes, embusqués dans les montagnes voisines et dont nous nous approchions peut-être un peu trop, car le président n’a peur de rien, les Boches se tenaient tranquilles. Pourtant nous soulevions grand tapage sur notre chemin ; en plus de ces acclamations à pleine voix, il y avait des fanfares, des « Marseillaise » jouées à grand renfort de cuivres ; ils devaient bien l’entendre ! Et tout ce pavoisement aux trois couleurs, avec les lunettes perçantes qu’ils tiennent toujours au guet, ils devaient bien l’apercevoir ! Aussi nous nous disions : « Comment ces sauvages ne nous bombardent-ils pas ? » Mais non, rien. La chance était avec nous, comme le soleil : pas une marmite, pas même un misérable obus ; pas un son funèbre, pour troubler l’élan de ces populations, qui déliraient dans la première ivresse d’être enfin libérées !…


L’Alsace, un pays de race allemande, de cœur allemand ! Allons donc ! Voici quarante années, nous le savons, qu’ils essaient de le prétendre, les impudents menteurs d’outre-Rhin. Ils sont même parvenus, hélas ! à force d’habiles roueries, et par une continuité obstinée de travaux d’approche, à circonvenir deux ou trois politiciens français, qui se sont rendus coupables d’admettre ce contresens et de le proclamer chez nous. Et, aujourd’hui que la question est plus que jamais brûlante, les vautours d’Allemagne soutiennent leur thèse, dans les journaux à leur solde chez les Neutres, par de lourdes divagations historiques ; mais tous les textes qu’ils invoquent sont par eux impitoyablement faussés. Jules César, qu’ils citent tout d’abord, a bien déclaré que de son temps des hordes germaniques occupaient une partie de la Gaule du Nord et l’Alsace, mais jamais il n’a dit autre chose ; ces Germains étaient là en tant que pillards et oppresseurs, tout comme de 1870 à 1914 ; les invasions teutonnes, de même que les invasions aryennes, n’ont laissé en Alsace qu’un très petit nombre des leurs, dont les caractères physiques ont été immédiatement absorbés par les autochtones. Et la véritable infiltration barbare s’est bien arrêtée au Rhin, qui fut le grand fleuve protecteur.

Il est archifaux, l’argument capital invoqué par l’Allemagne comme excuse au rapt de l’Alsace, à savoir que, pendant tout le Moyen Âge, les Alsaciens auraient pensé et senti comme des Allemands ! Mille fois non ! De César à Charlemagne, c’est-à-dire pendant dix siècles, il a toujours existé au contraire une radicale différence entre les gens de la rive droite du Rhin et ceux de la rive gauche, latinisés et civilisés infiniment plus vite. Il suffit pour conclure d’examiner l’art alsacien, qui fut roman à ses débuts comme le nôtre ; d’examiner leurs goûts traditionnels, leur esprit, leur cœur, qui furent gaulois et puis français ; enfin tous les éléments de leur civilisation qui s’est développée dans un sens parallèle à celui de la civilisation de France, les rapprochant de nous toujours davantage, unissant toujours plus, les unes aux autres, des populations dont les primitives origines étaient communes.

Et, après tant de preuves accumulées dans le passé, voici peut-être la plus accablante, celle que quarante années d’oppression viennent de fournir. Après de si durs et continuels efforts pour s’assimiler les Alsaciens, les Allemands qu’en ont-ils obtenu, si ce n’est la haine, le dégoût et l’ironie ?

Même cette ironie, qui à première vue semble un élément secondaire, apporterait d’ailleurs, elle aussi, sa petite preuve qui s’ajoute. L’esprit des Hansi et de tant d’autres, cet esprit goguenard, malicieux et gai, est-ce de l’esprit tudesque — qu’on me le dise ! — ou bien de l’esprit gaulois ?

Non, la cause est entendue : les Boches ne sont pas chez eux, de ce côté-ci du Rhin, personne ne les désire, ils répugnent à tout le monde. Alors, qu’ils s’en aillent[1] !

En cette fin de juillet 1916, mon service m’a ramené pour quelques jours en Alsace.

Ce n’était plus le beau temps présidentiel de l’année dernière, hélas ! De gros nuages attristants s’accrochaient partout aux cimes des Vosges ; ils assombrissaient les forêts de sapins et de mélèzes qui, vues d’en bas et pour les non avertis, continuaient de jouer un peu les forêts vierges, mais que depuis deux ans nos braves territoriaux ne cessent de remplir de pièges de toutes sortes, pour le cas où les barbares oseraient tenter de nous arriver par là. — Ces pièges que j’ai longuement visités là-haut, lors de précédentes missions, ces défenses invisibles mais formidables, ces tertres gentiment gazonnés d’où sortent, par des fentes sournoises, les bouches des mitrailleuses, et ces interminables réseaux de fil de fer, tendus comme des toiles d’araignée parmi les exquises fleurs roses de sous-bois, digitales et silènes, — qui donc s’en douterait en passant, comme je l’ai fait cette dernière fois, au pied de ces montagnes revêtues d’un si uniforme et tranquille manteau de verdure !…

Dans les vallées par lesquelles je m’acheminais vers les villes reconquises, les champs étaient admirablement verts, et la débauche des roses, qui sont plus tardives ici que dans ma province natale, battait encore son plein sur les murs des villages. Les femmes, les jeunes filles, avec de grands râteaux légers, s’empressaient aux fenaisons, et la bonne odeur des foins coupés était partout dans l’air. Plus d’ovations joyeuses comme l’an dernier bien entendu, ni de musiques. Le pays affectait un air de grand calme, sous ses nuages épais, et cependant, au milieu du silence, résonnait de temps à autre le canon allemand, auquel le canon français, plus proche, répondait, au tarif de deux coups pour un…

Entre leurs montagnes aux forêts si touffues, j’ai donc revu les vieilles petites villes alsaciennes, surplombées par ces amas d’arbres qui parfois, tant les pentes sont abruptes, sembleraient près de glisser pour tout ensevelir sous la verdure. J’ai reconnu les vénérables maisons, coiffées de grands toits qui débordent à cause de l’habituelle pluie, et les ruisseaux d’eau vive dans les rues, et les places ornées toujours de fontaines jaillissantes, — maintenant nos troupiers en bleu pâle mènent boire leurs chevaux en faisant la causette avec des jeunes filles très blondes. Le canon boche y avait accompli depuis l’an dernier de triste besogne : de ces coups inutiles, lancés de loin, un jour ou l’autre, pour le plaisir de détruire, crevant çà et là une maison, un vitrail d’église, tuant quelque femme ou quelque enfant. Et cela n’empêchait pas les boutiques d’être ouvertes, les petits écoliers de s’amuser dehors comme si de rien n’était. Me promenant à pied, j’ai causé avec des passants, qui saluaient si volontiers mon uniforme français. Résignation à l’horrible voisinage pour quelque temps encore, mais confiance sereine en l’avenir, j’ai rencontré ces sentiments-là partout ; ce n’était plus, comme l’été dernier, le fébrile enthousiasme auquel se mêlait encore peut-être la vague terreur d’un retour des barbares ; non, c’était une certitude maintenant bien assise et donnant la patience d’attendre.

Dans des maisons qui m’avaient été désignées, on m’a montré — avec quel respect ! — et fait toucher de la main les vieux drapeaux d’avant 70, reliques naguère si compromettantes, qui avaient échappé aux Boches fureteurs. Je me rappelle un vieillard, les cheveux comme une mousse blanche, qui me disait les larmes aux yeux, en me présentant son pauvre drapeau à lui, en humble cotonnade aux trois couleurs bien fanées : « Pendant quarante-quatre ans, je n’ai peut-être pas manqué une fois, chaque dimanche, de monter lui dire bonjour, sous les combles des toits où je l’avais caché. »

On respire donc enfin à l’aise, dans le pays longtemps martyr. Ils sont partis, les fonctionnaires allemands. Avec eux s’en sont allés l’espionnage, les exactions, la brutalité, la terreur. Et voici que les bannis, ou les exilés volontaires, ont commencé de revenir, retrouvant les vieilles demeures familiales, et les vieux parents si changés, qu’ils aimaient, mais dont ils reconnaissaient à peine le visage.

Plus d’inscriptions allemandes nulle part, cette année, ni aux angles des rues ni sur les boutiques. Et comme je disais à l’un de nos administrateurs français : « Vous avez eu tellement raison de recommander cela ! — Recommander, me répondit-il oh ! non, même pas… Il a suffi d’une remarque, que j’ai faite un jour à l’un des adjoints et qui s’est propagée en traînée de poudre. Les gens n’y avaient pas pensé plus tôt, voilà tout. Faute de peintres, tout le monde s’y est mis ; les marchands grimpaient en personne sur des échelles pour badigeonner leur devanture, en attendant mieux. En quarante-huit heures, c’était fait ! »

« — Quel dommage, me disait un colonel français en résidence là-bas, que vous n’ayez pu arriver trois ou quatre jours plus tôt, pour voir notre 14 Juillet ! Les Alsaciens étaient venus d’eux-mêmes en délégation, nous demander de leur permettre de pavoiser et de faire fête, malgré le sale voisinage et le danger d’être encore si près… »

Il avait l’air ému profondément en me disant cela, cet officier, plutôt rude et nullement suspect de sensiblerie. Et il continua ainsi : « Le soir, à la retraite aux flambeaux, nos musiques militaires, leurs fanfares civiles, même d’anciens orphéons qui avaient encore des costumes boches et des tambours, tout le monde à plein cœur jouait la Marseillaise, Sambre-et-Meuse, le Chant du Départ, et tous les hommes suivaient en chantant, et toutes les jeunes filles dansaient derrière le cortège… Oh ! tenez, surtout ce Chant du Départ, à l’unisson, entre ces montagnes d’Alsace, repris en délire de joie par toutes ces voix puissantes de nos soldats et des paysans d’ici !… Moi qui vous parle, j’ai pleuré comme un imbécile, en entendant passer cette retraite !… »


Cher pays bien français, qui revient à nous, délivré à tout jamais de l’horreur germanique !…

  1. Voir la brochure de madame Juliette Adam : Non, l’Alsace n’est ni germaine ni germanisante.