Calmann-Lévy (p. 51-62).

NOS MATELOTS

(Allocution prononcée à la Comédie-Française, en juin 1916, au début de la représentation de gala donnée pour nos matelots.)

Je ne voulais jamais plus à aucun prix, — j’en avais même fait le serment, — reparaître en public, et pourtant me voici ! C’est que notre cher ministre de la Marine a bien voulu me prier lui-même. « Venez, m’a-t-il dit, parlez encore une fois de nos matelots, et parlez-en avec tout votre cœur. » Alors, comment refuser, surtout quand la cause est si belle !…

… Parler de nos matelots, mais je l’ai fait toute ma vie. Je leur dois ce que je suis, je leur dois tout, car, dans mon œuvre, la seule partie qui vaille peut-être, est celle qu’ils m’ont inspirée. Pendant près d’un demi-siècle j’ai vécu avec eux, je les ai suivis d’un regard fraternel, aussi bien dans leurs naïfs égarements et les violences de leurs courtes joies, que dans leurs austérités coutumières, dans leurs inlassables résignations et leurs renoncements sublimes. Je me suis penché même sur les plus humbles d’entre eux et les plus primitifs, — et, malgré les apparentes distances, que leur tact naturel sait toujours respecter, ils ont été mes compagnons les plus fidèles, les plus affectueux, et je puis presque dire les plus chers.

Pour moi, cette appellation de « matelot » s’applique surtout, bien entendu, à ceux qui le sont de père en fils, ceux qui le sont de race pure, germes au vent de la mer, éclos dans les villages de nos côtes, et, dès l’enfance, petits mousses dans nos barques de pêche, jusqu’à l’heure où le recrutement maritime nous les amène sur nos navires de guerre. Ce sont ceux-là, les vrais, et ils forment dans notre nation comme une caste à part, j’oserai presque dire une élite ; il semble que des hérédités de lutte, de souffrance, de continuelle abnégation, et aussi des hérédités de rêve et de candeur, les aient d’avance trempés autrement que les autres hommes. Ensuite, c’est la mer qui est là, leur grande éducatrice terrible et splendide, qui les prend, et qui commence tout de suite de les ennoblir ; pour chasser de leurs jeunes âmes la mesquinerie et la crainte, elle les enveloppe de sa magnificence et de son horreur ; à l’école du danger, ils apprennent le dévouement mutuel et la vraie fraternité. Et un peu plus tard enfin, à leur arrivée dans la marine militaire, la saine discipline — qui chez nous n’est ni aveugle ni brutale comme chez les barbares d’Allemagne — la saine discipline tempérée de sympathie, les accueille pour en faire ces hommes, pour la plupart incomparables, dont le courage silencieux et simple ne bronche plus devant la mort.

J’ai dit que, par ce nom de « matelot », j’entendais en première ligne ceux que de longs atavismes ont préparés à le porter, avec la noblesse, — et aussi la désinvolture spéciale qui lui conviennent. Mais je serais injuste en me montrant trop exclusif. En effet, il semble qu’il y ait une sorte de belle contagion du sacrifice et de l’héroïsme à laquelle n’échappent jamais tout à fait ces autres jeunes garçons venus de nos provinces de l’intérieur et que les hasards de leur destinée nous amènent ; on dirait parfois qu’il suffise du grand col bleu jeté sur leurs épaules pour remonter peu à peu leur âme à l’unisson de celle des enfants de la mer. Et, parmi ces braves intrus, qui plus que jamais nous envahissent, j’en ai rencontré qui savaient se former à l’image des matelots de race, acquérir même leur tournure d’esprit, et, devant le danger, devenir aussi des êtres simplement admirables. Mais cela n’empêche pas que ce soit toujours eux, les vrais, ceux des côtes, à qui nous sommes débiteurs du miracle de ces transformations.



Nos matelots !… Un demi-siècle, disais-je, a passé, hélas ! depuis le jour de ma première apparition au milieu d’eux. J’y semblais si peu préparé, par mon enfance trop adulée, que de vieux capitaines de vaisseau d’alors — de vieux héros de la marine à voile, déjà surannés en ce temps-là et qui seraient comme des préhistoriques aujourd’hui — s’en étaient inquiétés beaucoup. « Mon petit enfant, m’avaient-ils dit, on ne t’a guère donné la trempe qu’il faudrait pour jouer ce rôle ; défie-toi de te laisser déconcerter par la rudesse de nos matelots. Et plus tard, si tu as l’honneur de les commander, n’oublie jamais ce qu’ils valent, rappelle-toi surtout qu’aux heures de péril ils mériteraient souvent que l’on ployât le genou devant eux. » Et, ce disant, ces vieux chefs retraités, qui avaient connu Trafalgar, Aboukir, la Sémillante, la Méduse, les temps épiques de l’ancienne marine, ces vieillards dont le visage paraissait si dur, étaient capables d’avoir les yeux humides de larmes, au souvenir de leurs équipages d’autrefois.

En ce qui me concerne cependant, ils se trompaient ; avec nos matelots, mon entente au contraire fut si facile ! Sous les manières rudes, je distinguai vite des délicatesses exquises et, entre nous, la sympathie s’établit tout de suite, peut-être à cause de nos contrastes mêmes, mais surtout grâce à des points communs de rêve et d’enfantillage, qu’en ce temps-là j’avais encore avec eux. À l’époque où j’ai fait mon entrée sur nos navires, tout jeune et bien moins préparé en effet que la plupart de mes camarades, nous, les aspirants-officiers, nous vivions beaucoup plus qu’il n’est d’usage aujourd’hui en contact avec les grands cols bleus. D’abord il y avait, là-haut en l’air, ces hunes, si fort balancées par la houle, qui étaient notre domaine officiel comme le leur et où nous apprenions à les connaître. Et puis, dans les traversées plus longues que de nos jours, il était admis que, par les beaux soirs tranquilles du large, nous allions parfois, tous les midships ensemble, nous asseoir en leur compagnie, dans cette partie du navire qui leur était réservée, à l’extrême-avant, près de la poupe bondissante et saupoudrée d’embruns salés. Là, nous nous amusions à écouter les histoires prodigieuses de leurs conteurs attitrés, ou bien les mille couplets de leurs vieilles chansons reprises en chœur à pleine voix. Nous aimions jusqu’à leurs reparties prime-sautières, toujours imprévues, leur genre de bonne gaieté et les plaisanteries naïves qui les faisaient tant rire.

Ce que je constatai tout d’abord, non sans surprise, c’est qu’ils étaient essentiellement des sages… Oui, des sages, si paradoxal que cela puisse paraître aux terriens, qui, dans certaines rues de nos ports de guerre, ont pu les rencontrer le soir, lors de leurs promenades, un peu bruyantes, j’en conviens. Mais ces tapages nocturnes, qu’ils exécutaient naguère encore avec une si incontestable maestria, ne représentent que de très courts intermèdes au milieu de leurs quasi-éternités d’abstinence et d’ascétisme. Non, c’est à bord qu’il faut les voir, tranquilles et doux, acceptant sans murmures, en philosophes, les jours comme ils viennent ; sans cesse ponctuels, dispos, alertes. Et avec cela si ménagers de leurs petites affaires, pour en prolonger la durée, prenant de leurs modestes costumes des soins dont on sourirait si l’on n’en était touché, les raccommodant, les lavant, et toujours trouvant le moyen d’être si propres, avec le minimum possible de leur savon grossier. Sur toutes choses ils économisent, pour pouvoir arrondir cette « délègue » qui représente l’une de leurs plus chères préoccupations. (La « délègue », c’est la somme que l’on envoie de loin, quelquefois de l’autre bout du monde, à quelque vieille maman, ou bien à une épouse que l’on ne voit pour ainsi dire jamais, à des petits enfants que l’on connaît à peine ou même pas du tout.)

En dehors de ces petits côtés de leur vie monacale, détails si singuliers, que j’observai dès l’abord avec un amusement un peu attendri, je commençai bientôt à profondément les admirer, pour la grandeur presque surhumaine de leur courage.

Oh ! lorsque, plus tard, l’honneur m’échut à mon tour de les commander, je me les rappelle si magnifiques, par ces grands mauvais temps où, naguère, le sort du navire se réglait dans la mâture ! Le plus souvent, comme par un fait exprès, c’était en pleine nuit qu’il fallait grimper, et se débattre là-haut, se cramponnant d’une main, travaillant de l’autre, dans le bruit trop terrible de ces rafales qui arrêtent et affolent les poumons, au milieu de ce tohu-bohu de cordages cinglants, et d’eau froide lancée par paquets, et d’immenses voiles plus dures que du cuir, qui se gonflent, se tordent, se cabrent comme par fureur, pour vous désarçonner, pour vous désagripper des vergues déjà si perfidement balancées, et puis vous jeter, ainsi qu’une petite chose négligeable et perdue, au fond des grands abîmes mouvants et noirs d’en dessous… Il n’y a pas de mots pour rendre l’horreur de certaines nuits mauvaises, à la mer, pas de mots pour glorifier ces hommes et leurs luttes de colosses contre des voiles trop lourdes et trop grandes qu’il faut comprimer à tout prix. Plus d’une fois, quand ils redescendaient des hunes, après de longues heures d’épuisants efforts, trempés jusqu’à la peau, blêmes et claquant des dents, plus d’une fois il m’est arrivé de serrer avec dévotion leurs pauvres mains glacées et saignantes, aux ongles décollés ou arrachés par ces grosses toiles rugueuses que la mouillure avait rendues plus intraitables. Mais eux, ils trouvaient cela tout naturel, ce qu’ils venaient de faire : c’était le métier, voilà tout. Ils demandaient seulement d’aller se changer pour avoir moins froid, et de panser leurs doigts déchirés pour pouvoir recommencer demain…

Plus tard encore — à peine quelques années plus tard, tant notre marine avait rapidement évolué — ce ne fut plus en l’air, au milieu du désarroi des hautes voilures, que se jouèrent les parties suprêmes, mais en bas, devant les énormes feux des machines, dans l’enfer des « chambres de chauffe. » Et rien que ce mot de « chambre de chauffe » en dit très long, car on le croirait emprunté à la langue des tortionnaires… On me répondra que les ouvriers de nos grandes usines sont soumis à des épreuves pareilles. — Oh ! non, combien leur cas diffère de celui de nos matelots ! Eux, les ouvriers, pour accomplir leur dur labeur, ils sont dans quelque chose qui au moins ne remue pas ; leur sol est ferme, et jamais secoué de ces grands soubresauts qui vous jettent sur les brasiers ; et puis ils ont la terre en dessous, au lieu des engloutissants gouffres obscurs ; enfin et surtout, quand par hasard viennent à fuser ces vapeurs brûlantes qui donnent l’affreuse mort, ils peuvent presque toujours s’évader vers le dehors où l’on respire. Tandis que nos matelots !… Oh ! la force et le courage qu’il leur faut pour descendre s’ensevelir dans l’étouffement de ces chaufferies, quand c’est l’un de ces jours de tourmente où l’on est obligé de refermer tout de suite les entrées après leur passage, et d’en sceller les portes sur eux, comme on scellerait, sur des cadavres, des couvercles de cercueil. Et c’est à ces moments-là, je crois, en les voyant descendre sans broncher au fond de ces brûlants sépulcres de fer, que j’ai le mieux compris la phrase gravée dans ma mémoire depuis mon enfance : « Aux heures de péril, ils méritent que l’on ploie le genou devant eux ! »



Où sont-ils, aujourd’hui, ceux qui furent les compagnons de ma jeunesse ? Blanchis, courbés, marchant avec des bâtons de vieillard, ou endormis sous les petites croix des cimetières de village, ou bien encore, tombés dans les dessous insondables de la mer, et anéantis là, transmués en ces organismes des grandes profondeurs, qu’aucun œil humain ne connaîtra jamais… Ma génération a passé, et une suivante, presque, a passé aussi, et cette fois est une des dernières sans doute où je me trouverai dans une réunion de mes camarades de la marine, et entouré de tant de grands cols bleus.

Il me semble donc que je puis emprunter déjà cette liberté de langage qui est permise dans un testament suprême. À nos chers matelots, j’ai le droit de dire, oh ! sans intention cruelle, on le pense bien : prenez garde à la dégénérescence qui menace de vous atteindre ! Bien entendu, je ne le dis pas pour vous qui êtes là, pour vous qui revenez de la tragédie de Belgique, et qui avez tous la belle croix sur la poitrine, et qui représentez l’élite d’une élite. Non, mais je le dis pour les matelots en général. Dégénérescence physique d’abord, due à ce fléau si avilissant de l’alcoolisme qui nous est arrivé du Nord brumeux et qui a déjà trop touché nos côtes bretonnes : regardez les petits enfants de ces villages, et comparez-les à ce que furent leurs pères ! Et puis, chez les moins équilibrés, un peu de fléchissement moral peut-être, dû à des idées nouvelles, généreuses sans doute, mais qui peuvent devenir néfastes quand on se les assimile trop vite et sans mesure…

Au moment où il m’a fallu quitter mon dernier navire, je songeais avec une infinie tristesse : « Ils ont l’air de changer, nos matelots. Où donc vont-ils, vers quel modernisme qui les banalise ? Quand éclatera l’inévitable guerre, pourvu que nous les retrouvions aussi solides au poste que leurs devanciers ! »

Mais, Dieu merci ! combien je m’exagérais le mal ! Comme d’ailleurs toute notre France, merveilleuse et éternelle, ils n’étaient encore qu’effleurés. La guerre a été déchaînée, le fou sinistre là-bas, l’espèce de hyène enragée qui règne sur la Grande Barbarie d’outre-Rhin, a osé enfin tenter le forfait sans nom qui avait été le but de toute son abominable existence. À peine équipés, à peine préparés, on les a envoyés sur l’Yser, — et ils ont étonné le monde ! Et nous devons comme autrefois, plus qu’autrefois même, plus que jamais, nous incliner devant eux, pour un beau salut de notre admiration affectueusement extasiée !…

Pour finir et résumer cette sorte de testament, que l’on me permette de donner à nos chers grands enfants à col bleu[1] quelques conseils, tout à fait de ma façon… Cela m’amuse de commencer par celui-ci, qui, à première vue, n’a pas l’air très sérieux et que vous garderez tout à fait entre nous, n’est-ce pas :

« Ne croyez pas nécessaire de vous moderniser en affectant des allures trop correctes. Je ne vois aucun inconvénient à vos petits tapages, qui étaient d’ailleurs devenus classiques ; j’ose à peine dire que je regrette plutôt qu’ils se démodent, car cela tendrait moins à prouver un assagissement de vos âmes — au fond déjà très sages — qu’une diminution de vos vibrantes jeunesses.

» Quant à vos âmes elles-mêmes qui sont si bien comme cela, si droites et si jolies, de grâce n’y changez rien ! Cela par exemple, je vous le dis de tout mon cœur et de toutes mes forces. Ah ! non, n’y changez rien. Gardez la tradition saine et superbe. Gardez le respect et la confiance, sur quoi reposait votre discipline séculaire. J’aimerais même vous voir garder aussi — mais je crains qu’il soit trop tard — garder les vieux rêves, qui sont pour émerveiller et enchanter à l’heure de la mort… et garder jusqu’à votre antique Notre-Dame de la Mer, car, à travers tout, elle demeure l’un de ces bienfaisants symboles derrière lesquels se cachent la vérité et les plus essentiels espoirs.

» Oh ! tâchez de rester ce que vous êtes et ce qu’étaient vos ancêtres. Oh ! restez, dans toute la plénitude du sens admirable que j’attache à ce mot-là, — restez des matelots !… »

  1. Des détachements de matelots en armes, presque tous des survivants de l’Yser, garnissaient ce jour-là la scène du Théâtre Français, entourant M. Pierre Loti qui, pour fournir s’est adressé à eux.