Calmann-Lévy (p. 39-49).

LORMONT (GEORGES)
DE LA CLASSE 1912 (24 ANS), SERGENT AU 121e DE LIGNE


Septembre 1916.

Depuis trois mois, il vivait dans la grande salle aux boiseries blanc et or qui avait été l’un des salons d’un hôtel princier, et on s’était habitué à voir là, posée sur l’oreiller du lit no 5, sa jeune tête qui se devinait très belle, malgré les bandelettes si obstinément épinglées autour du front pour cacher les yeux. Un soir, dans cette élégante ambulance parisienne, on l’avait apporté sur une civière, amaigri, brûlant de fièvre, en loques sanglantes, et la tête tout enveloppée de linges sordides à grandes taches rouges. Mais aujourd’hui, bien pansé, bien lavé, il avait repris santé et sourire. Et, parmi les belles dames infirmières, il semblait presque dans son milieu, lui enfant de la campagne cependant, mais qu’une certaine distinction naturelle, une noblesse innée avaient toujours empêché d’être vulgaire. Il était du reste très soigné de sa personne ; le matin, après la visite du barbier, il se passait la main sur les joues afin de vérifier si elles étaient bien rasées et il retroussait avec coquetterie ses longues moustaches blondes : tout cela, pour ne pas causer de répugnance à ces infirmières, qu’il n’avait encore jamais vues à cause de l’inexorable bandeau du pansement, mais qu’il se représentait charmantes. Maintenant d’ailleurs, il les reconnaissait tout de suite, même avant qu’elles eussent parlé, rien qu’au parfum discret qu’elles exhalaient, ou bien au simple contact de leurs doigts si doux, et il avait un « flirt » avec l’une d’elles, — qui se faisait appeler Madame Paule, mais qui en réalité portait un des grands noms de France ; on lui avait appris le sens de ce mot flirt, nouveau pour lui, et la si innocente aventure amusait tout le monde, dans cette salle où la Directrice s’efforçait de ramener toujours un peu de saine gaieté favorable aux convalescences.

Un jour, on lui permit de se lever, de s’asseoir dans un fauteuil, et enfin d’aller jusqu’au jardin, au bras de cette infirmière préférée, qui sentait si délicatement bon et dont la voix le charmait plus que la voix de toutes les autres. Alors la vie lui parut vraiment très agréable, en attendant l’heure bénie de s’évader de là, pour recommencer à agir en plein air et en pleine lumière. Cette permission, à laquelle sa blessure lui donnait droit, allait tomber justement en mai ou juin, quand les jardinets de son village vendéen sont tout pleins de roses… S’il allait être défiguré, pourtant !… Mais non, l’infirmière l’avait bien tranquillisé là-dessus…

Et avec quelle ivresse il songeait à ce retour… Le premier dimanche où il irait à la grand’messe, avec sa maman en coiffe de fête… Les gens qui se retourneraient pour regarder les beaux galons d’or en biais sur sa manche, et la belle croix de guerre sur sa poitrine !…

C’était chaque après-midi maintenant qu’on lui accordait une promenade au soleil d’avril, en donnant le bras à l’amie dont il n’imaginait pas du tout la chevelure déjà très blanche et qui de plus en plus l’ensorcelait à la manière d’une bonne fée… Mais ce bandeau toujours ! Quand donc pourrait-il seulement le soulever, rien qu’une seconde, pour entrevoir au moins la plus petite lueur du soleil de printemps ! « Ça, je te le défends, par exemple, disait-elle avec une intonation de grande sœur qui va se fâcher. C’est trop tôt, tu compromettrais tout. Patiente encore une quinzaine de jours. Et jure-moi bien que, d’ici là, tu n’essaieras pas, sans quoi, c’est fini, je ne reviens plus. » Elle employait avec lui ce tutoiement de guerre, qui est d’usage dans beaucoup d’ambulances, un peu puéril peut-être, mais souvent très doux au cœur des grands enfants blessés.



Au bout des quinze jours, avec plus de trouble que la première fois, elle demanda encore une semaine, et alors le frisson d’une angoisse inconnue traversa l’âme simple et jolie du soldat. Pourquoi se troublait-elle aujourd’hui pour répondre ? Et puis, pourquoi toujours ces petites comédies pour les pansements ? « C’était très difficile, disait-elle, parce qu’il fallait les faire dans l’obscurité, contrevents fermés, à tâtons, par crainte de la moindre lueur pour ses yeux encore trop faibles. » Comme s’il ne s’apercevait pas, lui, au contraire, que c’était de jour en jour plus simple, de changer ces mousselines qui n’adhéraient plus ; comme s’il ne sentait pas que toute souffrance était presque passée et que les plaies se desséchaient ? Alors, pourquoi tant d’histoires ?

Son amie la grande dame l’avait mené aujourd’hui à un banc du jardin, lui disant de l’attendre, qu’elle allait revenir. Et là, dehors, une tiède caresse du soleil d’avril lui chauffait en plein les joues. Oh ! ce soleil, il aurait tant voulu le voir !

Des oiseaux chantaient, dans les branches de cet enclos parisien comme au milieu des bois, et, depuis un instant, il restait docile à les écouter, lorsqu’une voix à peine saisissable chuchota en passant : « À quoi songe-t-elle ? Il va pourtant falloir qu’elle se décide à lui dire… » Aussitôt une intuition l’avertit qu’il s’agissait de lui-même, et il trembla de la tête aux pieds. « Se décider à lui dire… » À lui dire quoi, mon Dieu ?… Oh ! savoir ! Au risque de tout, savoir ! Savoir ce qui lui restait de vue ! Tant pis pour l’éblouissement, qui allait peut-être tout aggraver, tout compromettre, mais au moins il serait fixé, et il l’aurait revu, ce soleil, ne fût-ce que dans un instant de douloureuse brûlure… Alors, il se redressa, face à cette grande lumière devinée là-haut, et, d’une main brutale, arracha violemment tout ce qui lui enveloppait la tête.

L’éblouissement ne vint pas, non… Il faisait toujours nuit… « Alors, c’est qu’il y a encore quelque chose — pensa-t-il, vite comme un éclair — encore quelque chose de tout ce qu’ils m’avaient attaché sur les yeux. » Et sa main remonta, comme furieuse cette fois, pour finir d’arracher… Mais non, rien, il n’y avait plus rien…

Horreur ! Il n’y avait plus rien, et il faisait toujours nuit ! Ses yeux, mais on dirait qu’ils n’y étaient plus !… Sous les sourcils restés à peu près en place, ses doigts s’enfonçaient comme dans des creux qu’il ne se connaissait pas… Ses yeux, qu’en avait-on fait, de ses yeux ! En une seconde, l’irréparable, le définitif lui apparut avec une évidence atroce, et un long cri, affreux à entendre, sortit de sa poitrine, en même temps qu’il se tordait les bras.



Ce cri de l’infinie détresse, qui avait déchiré le silence du jardin d’hôpital, elle l’avait entendu, elle ; un instinct lui avait fait reconnaître la voix, et tout deviner. Quand elle arriva, tremblante autant que lui-même, pour tenter de lui apporter son inutile secours, elle le vit qui gisait sur son banc, comme écrasé là par un coup de massue, tandis que le soleil rayonnait, tranquille et doux, sur son beau visage d’aveugle, découvert pour la première fois. Et d’abord, d’un mouvement irraisonné pour essayer de le tromper comme avant, elle jeta les deux mains sur ces places vides où jadis avaient brillé de grands yeux de naïveté ardente : « Mon enfant, disait-elle… Oh ! mon pauvre enfant, qu’avez-vous fait ? Je vous l’aurais appris bientôt, moi, mais pas cruellement comme ça… » Maintenant elle ne le tutoyait plus ; cette puérilité, bonne pour les autres, ne lui semblait plus possible entre eux, et ce vous les rapprochait au contraire davantage, en le haussant jusqu’à elle, lui ce fils de petits laboureurs de Vendée. Mais il l’avait repoussée avec brutalité, sans une réponse, sans même un reproche pour lui avoir si longtemps menti, sans même un gémissement, figé soudain dans ce farouche silence que les paysans ont l’habitude de garder aux heures tragiques de leur vie. Sans prendre plus garde, que si elle n’existait pas, à cette femme assise à ses côtés et qui pleurait, peu à peu, peu à peu, comme par degrés, il plongeait sa pensée tout au fond de l’abîme noir qui venait de s’ouvrir devant sa route ; l’un après l’autre, il repassait ses espoirs de jadis, tous ses modestes rêves qui, chacun à son tour, s’écroulaient dans les inexorables ténèbres. Le retour au village, oui, il le faudrait bien, mais un retour pour n’en plus sortir, avec une figure qui peut-être ferait peur à voir, un retour d’aveugle, des promenades d’aveugle, avec un bâton, ou guidé par la main de quelque enfant… Et l’avenir, tout l’avenir jusqu’à la mort, dans l’épaisse nuit, déjà pareille à la nuit de dessous terre !… Chaque rappel d’une chose à laquelle il lui faudrait renoncer sans recours lui donnait au cœur une secousse horrible. Mais l’image qui, de plus en plus, primait toutes les autres, qui revenait sans cesse lui apporter la plus insoutenable envie de mourir, était celle d’une jeune fille à laquelle, jusqu’à ce jour, il n’avait pas cru tenir si souverainement. Donc, jamais il ne la serrerait dans ses bras, celle-là, jamais il ne l’embrasserait, jamais plus il ne la verrait, tout en la sachant vivante, et mariée à quelque autre sans doute ; elle lui faisait l’effet de se reculer, se reculer dans d’inapprochables lointains ; graduellement elle le fuyait, pour l’éternité…

Des minutes coulèrent, des minutes et des minutes, presque une demi-heure, sans que la dame, au voile blanc, si jolie encore sous sa chevelure grise, osât rien faire, rien dire, pour rompre ce mutisme et cette immobilité. Dans l’ambulance, on avait entendu le grand cri et tout le monde savait. Les habituels promeneurs de ce jardin enclos, les autres blessés, ceux à qui la mitraille du kaiser avait laissé un œil pour se conduire, ou bien ceux qui ne marchaient plus qu’au bras d’une infirmière, évitaient de s’approcher de leur banc ; un immense respect entourait leur groupe morne et, à cause d’eux, on marchait à pas assourdis.

Cependant la violence exaspérée du début s’éteignait dans l’âme du pauvre petit soldat, une détente s’indiquait sur son visage moins contracté ; alors son amie lui prit la main, qui brûlait d’une grande fièvre, mais qu’il ne retira pas. Et tout à coup, se penchant vers elle, il laissa tomber la tête sur sa gorge élégante, drapée de fine toile blanche… — Elle avait un fils dans les tranchées, elle aussi, la grande dame, et un fils qui justement ressemblait à ce garçon des champs, en moins beau peut-être, en moins vigoureux, mais qui lui ressemblait beaucoup. C’est pourquoi, à ce jeune front sans yeux qui s’abandonnait, elle fit un maternel accueil ; de son mieux elle l’installa sur l’oreiller tiède et un peu palpitant qu’il s’était choisi, et, sans rien dire, lui permit de pleurer là aussi longtemps qu’il eut des larmes.

Tout à fait finie, sa grande révolte ; il était redevenu doux comme un petit enfant, sans résistance, sans volonté, livré absolument à cette sollicitude de mère. Il se laissa ramener dans la belle salle dorée, il se laissa coucher, et consentit à boire une tisane où son amie, sans le lui dire, avait versé une substance endormeuse.



La nuit à présent était tombée sur l’ambulance, et on y voyait à peine dans la salle où des veilleuses s’allumaient. Pour sa première nuit d’aveugle, il dormait d’un profond sommeil artificiel, lui, Lormont, Georges, ex-sergent au 121e de ligne, aujourd’hui épave humaine qui n’avait même pas pu mourir, et son amie, assise à son chevet, n’osait pas lui retirer la main qu’il tenait dans les siennes. Alors une petite infirmière toute blanche et toute svelte s’avança vers cette autre forme aussi blanche qui veillait dans la chaise près du lit no 5 : « Cela vous a brisée, madame la duchesse, dit-elle à voix basse. Allez-vous reposer à présent, de grâce, puisqu’il dort… Regardez comme il dort bien. »

Et la duchesse répondit : « Me coucher, non… Voyez-vous, il y aura l’horreur de son premier réveil, quand, pour la première fois, il se rappellera… Je ne peux pas le laisser seul à un pareil moment, puisque ma présence le console… Allez dire, ma chère enfant, qu’on m’apporte un des grands fauteuils, vous savez, — et c’est ici que je dormirai. »

Une lourde angoisse pesait sur cette salle, d’apparence si calme et si jolie, éclairée discrètement par des veilleuses roses. De temps à autre, un trop long soupir, ou une plainte, même un cri s’échappait d’une poitrine. C’était la salle consacrée à ceux qui n’avaient plus d’yeux. De par le crime du Monstre de Berlin, les soldats étendus sur ces lits bien blancs venaient d’être, en pleine jeunesse, jetés dans la nuit éternelle ; quelques-uns le savaient, d’autres, que l’on trompait encore, vivaient dans la terreur de l’apprendre. Tous ces humbles dormeurs avaient des réveils en soubresaut, accompagnés inexorablement par des rappels de souffrance et d’effroi[1]

  1. On s’en occupe déjà beaucoup, de nos soldats aveugles, je le sais bien, pour leur trouver du travail, leur assurer l’existence matérielle ; mais il faudrait aussi les distraire de leur déchéance affreuse, en faisant pénétrer dans leur nuit de belles images colorées, en les intéressant à des aventures réelles ou imaginaires, qui leur apporteraient la diversion et l’oubli ; ce serait au moins aussi utile que de leur donner du pain.

    Or, cette petite histoire du sergent Lormont, qui est une entre mille, je l’ai notée sur la prière d’un aveugle éminent, M. Maurice de La Sizeranne, je l’ai notée pour attirer un peu l’attention sur son œuvre admirable, car il a consacré sa vie aux autres aveugles ses frères. Il dirige et il enrichit, par tous les moyens en son pouvoir, une bibliothèque pour ceux qui lisent sans yeux, qui lisent en promenant les doigts sur des feuillets blancs piqués d’innombrables trous d’épingle.

    Qui dira tout le bien qu’il a déjà fait, en rendant à tant et tant de pauvres êtres, isolés dans leur nuit, cette joie de lire ! Mais sa bibliothèque, qui suffisait à peine avant la guerre, se trouve aujourd’hui n’avoir plus le quart des volumes qu’il faudrait. Quand nos combattants, aveugles d’hier, ont été amenés là, au bras de quelqu’un, pour emprunter de ces livres spéciaux à leur usage, souvent ensuite ils s’en retournent déçus et plus tristes : on a été obligé de leur en refuser, parce qu’ils étaient tous en lecture, — et l’argent manque pour en préparer d’autres.

    On a déjà tant donné, dans notre pays, donné à pleines mains pour nos blessés, que l’on donnera bien encore, il me semble, pour apporter un peu de détente et d’enchantement aux plus terriblement touchés d’eux tous, à ceux qui n’y voient plus. Si l’on n’a pas déjà souscrit davantage pour cette œuvre, c’est surtout, j’en suis convaincu, parce qu’on n’y pensait pas, parce qu’on ne savait pas. Je demande donc, ici, que l’on vienne au secours de la si précieuse bibliothèque, que la guerre, hélas ! n’a que trop mise à l’ordre du jour.