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Calmann-Lévy (p. 1-19).

VERTIGE


Février 1917.

Dans ces dessins d’enfantine cosmographie qui, au temps des premiers Pharaons, se faisaient à Memphis, le ciel était figuré par une voûte sphérique à laquelle des fils suspendaient les étoiles, et, sous les différents pays de la terre, naïvement tracés en couleurs, une partie ombrée en noir, qui descendait jusqu’au bas de la feuille de papyrus, s’appelait : base du monde. Au fond de leurs esprits dégagés plus fraîchement que les nôtres de la matière originelle, ne se demandaient-ils pas déjà, ces hommes aux intuitions merveilleuses, ne se demandaient-ils pas ce qu’il pouvait bien y avoir plus haut, plus haut, au-dessus de la voûte bleue où les étoiles s’accrochaient ? L’infini, l’inconcevable infini dont nos âmes sont maintenant obsédées, est-ce qu’ils commençaient d’en pressentir l’épouvante ?

Et, pour eux, sur quelle autre chose, plus stable encore, cette base du monde posait-elle ? Est-ce qu’il leur venait à l’idée de se demander : En dessous, encore plus en dessous, que trouverait-on bien ? Alors, toujours, toujours, des couches plus profondes, se soutenant les unes les autres ? Et ainsi de suite indéfiniment ? Ou bien, qui sait… du vide ? Mais alors, comment ces bases tiendraient-elles, car le vide, c’est du néant où tout tombe ?…

Hélas ! oui, à présent, nous le savons, nous que la Connaissance a déséquilibrés, nous le savons, qu’en dessous c’est le vide, le vide auquel il faut toujours logiquement et inexorablement aboutir, le vide qui est souverain de tout, le vide où tout tombe et où vertigineusement nous tombons sans espoir d’arrêt. Et, à certaines heures, si l’on s’y appesantit, cela devient presque une angoisse de se dire que jamais, jamais, ni nous-mêmes, ni nos restes, ni notre finale poussière, nous ne pourrons reposer en paix sur quelque chose de stable, parce que la stabilité n’existe nulle part et que nous sommes condamnés, après comme pendant la vie, à toujours rouler éperdument dans le vide où il fait noir. S’accélère-t-elle, notre chute, comme c’est la loi pour toutes les autres chutes appréciables à nos sens ? Ou bien est-ce que, à travers les espaces auxquels on tremble de penser, la folle vitesse de notre soleil demeure constante ? Nous n’en savons rien, et n’en pourrons rien savoir jamais, puisqu’il n’existe et ne peut exister nulle part aucun point de repère qui ne soit en plein vertige de mouvement, puisque cette vitesse, qui déjà nous fait peur, nous ne pouvons l’évaluer que d’une façon relative, par rapport à celle d’autres pauvres petites choses, — d’autres soleils, — qui tombent aussi… Et puis, comble d’effroi, tout le cosmos qui, aux yeux d’observateurs insuffisamment avertis, semble admirable par sa ponctualité d’horloge permettant de calculer, des siècles à l’avance, la minute précise d’un passage ou d’une éclipse, ce cosmos n’est au contraire que désordre, tohu-bohu d’astres, chaos insensé, frénésie de heurts et de mutuelles destructions… Dans un étang aux surfaces immobiles, si nous jetons une pierre, nous voyons pendant quelques secondes des cercles concentriques se former, semblables à des orbites de planètes, et se développer et se suivre avec une régularité absolue, jusqu’à épuisement de l’impulsion initiale, ou bien jusqu’à l’instant où une autre pierre lancée viendra brouiller l’harmonie de ces courbes parfaites. Eh bien ! mais il en va de même pour ces exactitudes célestes, devant quoi les non-initiés s’extasient[1] ; pendant quelques milliards d’années, — qui sont comme les secondes du temps éternel, — dans chaque groupe stellaire, à partir de l’instant où la secousse initiale l’a mis en mouvement, tout continuera bien en effet à tourbillonner suivant les lois de la gravitation, — lois trop effarantes du reste pour notre raison humaine, effarantes par le seul fait qu’elles existent et que rien ne pourrait faire qu’elles n’existent pas. Et cela durera, chronométriquement, si l’on peut dire ainsi, jusqu’à l’heure inéluctable du choc contre un autre groupe en marche affolée, ou contre quelqu’un de ces monstrueux astres morts qui roulent, obscurs, dans le vide obscur.

Heureux les simples qui ignorent tout cela ! Heureux les légers ou les très sages qui peuvent vivre sans y trop penser !… Or, ces redoutables aperçus des cosmogonies, que la prudence commandait de cacher, comme les formules des explosifs, dans des arches hermétiquement fermées, nous les divulguons déjà aux enfants de nos écoles primaires, où ils concourent pour leur part au déséquilibrement des générations nouvelles !

Pauvre petite science humaine, qui nous a bien appris que non seulement les astres tombent, mais qu’en outre il a fallu qu’ils fussent lancés ! Elle nous a presque fait connaître aussi comment a dû s’effectuer le lancement de notre Terre infime ; mais elle ne nous apprendra jamais, jamais, pourquoi, comment et par qui fut lancé notre soleil[2], — et lancé avec ce mouvement de giration que, plus tard, nous-mêmes, arrivés au summum de ce qu’on appelle progrès, nous avons fini par savoir donner à nos obus, pour en augmenter la vitesse meurtrière.

Ce soleil, quel foyer d’épouvante, dès que l’on songe à lui ! Où, quand, et surtout pourquoi s’est allumée cette gigantesque tempête de feu, qui mettra des milliards de siècles à s’éteindre, et qui, à force de rouler, de rouler depuis des temps inconcevables, a parachevé sa forme ronde ? Et sommes-nous donc forcés d’admettre, hélas ! qu’il soit un réservoir complet de tout ce qu’il faut pour donner naissance plus tard à d’autres planètes encore, avec leurs parasites de tout poil et de toute plume, avec les criminels et les martyrs qui les habiteront ? Admettre, comme une logique superficielle semble l’indiquer, qu’il y ait là-dedans de la matière première de tout, matière première d’organismes humains, matière première d’âmes, de douleurs, même de tendresse, de pitié et de prière ?

Et qui les dirigera, ces créations futures, à la surface de ces planètes qui vraisemblablement, dans les temps imprécis, jailliront sous formes de bulles gazeuses incendiaires et mettront sans doute, pour se refroidir, quelque quatre ou cinq cents millions d’années ; qui les dirigera, sera-ce Celui qui a déjà présidé à la nôtre ? Se feront-elles par tâtonnements comme sur la Terre, ou bien leur créateur aura-t-il bénéficié d’expériences précédentes et réussira-t-il du premier coup ?… Car c’est là un mystère plus insondable que tous les autres, ces tâtonnements si visibles, si indéniables, opérés sur notre planète, minuscule pourtant et de bien mesquine importance, comme si ce créateur-là nous avait été spécial, comme s’il ne s’était plus nullement souvenu d’avoir déjà créé autre part dans des mondes évanouis au fond des abîmes du passé ?… (Oh ! tout cet infini antérieur, dont la raison nous oblige d’admettre l’existence comme un axiome, rien qu’en y songeant nous perdons pied ! Que la matière et le temps n’aient jamais commencé, n’est-ce pas mille fois plus inconcevable encore pour nos frêles esprits, que leur impossibilité de finir ?) Ces tâtonnements, qui sembleraient prouver que la création terrestre fut une œuvre de début, la paléontologie nous en fournit de plus en plus la preuve, aujourd’hui qu’elle achève de reconnaître et de classer toutes les faunes primitives ; on ne peut nier que le créateur ait longtemps cherché sa voie, dans ces innombrables ébauches d’êtres tout de férocité et de hideur dont beaucoup n’étaient pas même viables : têtes trop grosses et trop lourdes, que la charpente n’avait pas la force de supporter ; ou bien, têtes si petites que les mâchoires devaient nuit et jour, sans trêve, broyer des aliments, sous peine de laisser mourir le trop énorme corps… Et avant de réaliser l’idée du vol, l’idée de l’oiseau, n’a-t-il pas fallu des essais qui ont duré des millénaires[3] ?…

À côté de ce pénible effort qui dénote presque une incompétence, viennent prendre place des faits plus mesquins, qui déroutent notre admiration pour le créateur des organismes matériels. Ainsi, dans ce tout petit monde affreusement inquiétant, qui nous a été révélé depuis un demi-siècle à peine par H. Fabre, dans le monde des insectes, ce créateur aux fantaisies illimitées n’a-t-il pas imaginé des complications saugrenues et gênantes, des structures ridicules, des perversités infernales, et, pour ne citer que les délirantes amours de l’araignée, des mœurs horriblement sadiques dont nous restons épouvantés. On connaît, entre tant de milliers d’autres exemples, le cas de cette bestiole qui, avant de mourir en fin de saison, fait à une autre bestiole une piqûre anesthésiante, très exactement aux centres nerveux, avec une science anatomique consommée, l’endort d’un sommeil léthargique et pond sur elle ses œufs, afin que, l’année suivante, quand elle-même sera depuis longtemps morte, sa postérité d’immondes petites larves trouve en naissant une proie encore fraîche, encore en vie, mais inerte. Et je parlerai aussi de certain grand insecte vert, — parce que je l’ai observé de près, celui-là, dans les forêts de Ceylan. Il vit endormi et impossible à distinguer, parmi la verdure pareille de l’arbuste qui le nourrit ; sur ses ailes ont été copiés, avec une exactitude et une minutie vraiment enfantines, les festons et les nervures des feuilles de sa plante nourricière, tout cela pour tromper les yeux d’une variété d’oiseaux dont il est le mets préféré ; et ce détail est peut-être le plus déconcertant : au bord de ses ailes si ingénieusement camouflées, — pour parler comme sur le front de bataille, — des petites échancrures irrégulières, lisérées d’une à peine perceptible ligne rougeâtre, imitent à s’y méprendre les morsures que font, sur les vraies feuilles, les larves parasites de ce même arbuste. Le Créateur s’était-il attentivement représenté, ce que seraient ces légers dégâts, ou bien les avait-il déjà observés, avec leur coloration rouge, lorsqu’il a combiné l’invraisemblable insecte ? En tout cas, quelle invention puérile, quand il eût été tellement plus simple de ne pas créer l’oiseau dévorateur ! Quelle amusette indigne de Celui qui créa l’âme de l’homme, — si toutefois nous devons admettre qu’il fut le même !…

L’homme, il avait été au moins dès longtemps prévu par ce Créateur des animaux et des plantes ; ses yeux mêmes avaient été prévus aussi, ses yeux qui, parmi tant de millions d’autres yeux grands ou petits, sont absolument les seuls capables d’être charmés par la beauté et la couleur ; c’est donc pour lui certes que, des millénaires avant son apparition, avaient été inventées les roses ; mais, dans le but de déchirer sa main qui ne manquerait pas de vouloir les prendre, on avait garni les tiges d’épines, — sans même penser aux ciseaux qui plus tard permettraient de si impunément les cueillir.

C’est aussi pour le regard humain qu’avait été composée toute la série de ces merveilleux petits oiseaux, les « paradisidés », resplendissants de coloris métalliques, surchargés plutôt trop, avec une profusion presque barbare, de gorgerins changeants, de parachutes, de queues et d’aigrettes démesurées ; mais étourdiment on ne leur avait donné pour défense que la rapidité de leurs ailes, — sans prévoir le fusil qui viendrait plus tard les exterminer en masse, pour satisfaire le besoin de parure des élégantes modernes, qui se complaisent à avoir la tête hérissée de leurs pauvres petites dépouilles innocentes…

Notre humanité, si incomplètement devinée par son Créateur, — ou du moins par son créateur supposé, qui n’est peut-être responsable que de sa forme animale, — voit son évolution s’accélérer aujourd’hui trop furieusement, comme s’accélèrent toutes les longues chutes dans les abîmes. Il y a quelque deux cent mille années qu’elle a surgi tout à coup, nous ne saurons jamais pourquoi, à la surface de cette poussière cosmique, la Terre, qui aurait si bien pu demeurer déserte et ne pas promener dans l’espace tant d’âmes désespérées et de corps sanglants. Énigme de plus, elle est apparue sans doute sous un aspect déjà parfaitement humain, car on n’a jamais trouvé, quoi que l’on en ait prétendu, sa filiation tant cherchée… Après avoir indéfiniment végété dans les cavernes, elle a connu une apogée presque subite lors de ce merveilleux élan de foi qui a duré quelques millénaires, mais qui s’épuise et qui, faute de sève et de jeunesse, ne se reproduira jamais ; à cette envolée, nous devons les vieux temples de l’Égypte et de l’Inde, les jardins de l’Hellade, où se promenaient, en devisant de nouveautés sublimes, d’incomparables péripatéticiens, et enfin les catacombes de Rome, et puis nos profondes cathédrales avec leur pénombre tout imprégnée de confiantes prières. Mais, c’est déjà dans le passé tout cela, et ne semble-t-il pas que la suppression de cette même humanité ou tout au moins son départ pour ailleurs soit désirable et peut-être même proche, puisque la voici déséquilibrée par la Connaissance et prise d’un vertige qui ne se guérira plus ! Aujourd’hui, au lieu des lointains mais radieux espoirs, nous avons les convoitises immédiates, l’alcool et la détresse. Au lieu des hautes basiliques, magnifiquement édifiées par des artistes inspirés, nous avons le honteux et imbécile obus allemand, qui passe au travers, et les gerbes d’écume des explosions sous-marines et le cauchemar de ces grandes caricatures d’oiseaux en acier qui, au-dessus de nos têtes, promènent la mort. Un vent de laideur et de crime souffle en tempête sur le monde…

C’est du reste de notre Europe qu’est venu tout le mal. Et pourtant avons-nous été assez fiers de notre progrès ! Ces Hindous contemplatifs, tous ces peuples d’Orient qui nous dépassaient dans l’intuition des choses métaphysiques, même dans la poésie, dans le rêve, les avons-nous toisés d’assez haut, parce qu’ils avaient le bonheur d’être un peu des arriérés de la science positive et ignoraient le tournoiement désordonné des soleils, ainsi que les secrets de la chimie, la composition de cette mélinite ou de cette cheddite qui nous fauchent aujourd’hui par milliers. Et, pour achever la confusion de notre orgueil, en plein milieu de notre Europe, une race non perfectible a pullulé plus vite que les autres, cette race de Germanie qui déjà, au temps de Varus, emplissait de dégoût les Romains par son incroyable mélange de férocité et de mensonge ; tout lui est bon pour tuer, à cette race de rebut, non seulement les obus énormes et les balles pointues ; mais encore les toxiques, les microbes et les virus ; il semble qu’elle ait reçu, de la part de cet élément de la Trinité hindoue qui fut dénommé Shiva, prince de la Mort, la mission spéciale d’exterminer ; le rôle où elle se complaît rappelle celui de ces poissons voraces qui se réunissent par myriades et passent leur vie à manger les autres. Et, même quand nous aurons vaincu sa force homicide, elle demeurera parfaitement destructive de tout calme et de toute beauté, en développant à outrance son Industrie qui est la négation de l’Art, en propageant partout l’Usine qui est l’étiolement physique de l’homme et l’exploitation des pauvres ouvriers en troupeaux. Ils s’en vont, hélas ! les petits métiers d’autrefois, où chacun, loin des hauts fourneaux meurtriers, exerçait librement son habileté personnelle et son artistique fantaisie ; ils s’en vont et bientôt l’Orient même ne les connaîtra plus… Cher Orient, qui demain aura cessé d’exister et qui était pourtant le dernier refuge de ceux qui souhaitent encore vivre dans le silence, la méditation, peut-être la prière, sans entendre les sifflets des machines, les résonances des ferrailles, ni les discours subversifs et ineptes, arrosés d’alcool. Et le calme, hélas ! nous sera refusé de plus en plus, à nous et à notre descendance, pendant ces temps, très comptés sans doute, qui restent encore à nos races humaines pour vivre et se reproduire, au milieu du déchaînement de tous les explosifs. La Science perfide nous a conduits au plus terrible tournant de nos destinées. Tout ce qui avait duré avec nous depuis quelques siècles, tout ce qui nous semblait solide pour nous y appuyer, chancelle brusquement par la base, se désagrège ou change. Et l’enseignement matérialiste jette dans nos âmes le désarroi mortel à quoi nous devons ces milliers de fous et cette croissante criminalité de l’enfance, signe que la fin est proche… Ce que je viens de dire, je n’ai bien entendu aucune prétention que ce soit un peu nouveau ; rien, je l’accorde, n’est plus pitoyablement ressassé. Du reste, tout est ressassé sur la terre. Si j’ai essayé de répéter tout cela à ma façon pour le faire peut-être mieux entendre de mes frères intellectuels, simples comme moi, et pour en aviver chez eux l’épouvante, c’est dans le but de leur communiquer, après, des réflexions — oh ! bien simplistes et à notre portée — mais qui pourront peut-être leur procurer, ainsi qu’à moi-même, quelque apaisement…

(Simple, oui, je ne suis qu’un simple, que des engrenages ont emporté, et qui a manqué sa vie ; je n’étais pas né pour m’éparpiller sur toute la terre, m’asseoir au foyer de tous les peuples, me prosterner dans les mosquées de l’Islam, mais pour rester, plus ignorant encore que je ne suis, dans ma province natale, dans mon île d’Oléron, dans la vieille demeure au porche badigeonné de chaux blanche, près du petit temple huguenot où j’ai prié, enfant, avec une telle ferveur, — très humble petit temple que, du fond des lointains de l’Afrique ou de l’Asie, j’ai plus d’une fois revu en rêve, dans la rue d’un village désuet, à côté de certain mur de jardin que dépasse la verdure sombre de grands oliviers…)

Ce que je voudrais leur dire, à mes frères inconnus, c’est que, plus le vertige et le chancellement nous entourent et nous affolent, plus il faudrait s’efforcer d’établir au contraire dans nos âmes la paix et la stabilité. Ce conseil, oh ! tout le monde aurait su le donner, je suis le premier à le reconnaître ; mais personne, plus que moi jadis, n’a douté qu’il fût possible de le suivre. Cependant, je m’y rallie de plus en plus aujourd’hui ; plus que jamais, je crois que la paix intime peut à la rigueur se retrouver, non pas seulement par résignation détachée, mais aussi, qui sait, par espoir d’autre chose, pour ailleurs, pour plus tard…

Je reparlerai d’abord de cet effroyable soleil qui nous entraîne à sa suite dans des régions sans cesse nouvelles de l’infini noir, et dont la force attractive se tient toujours prête à faire dévier notre pauvre planète de son ellipse frénétique, à la happer comme une négligeable poussière, dès que faiblirait la vitesse qui la sauve, pour l’anéantir dans ses continuels cyclones de feu. Ce soleil, qu’il soit, je le veux bien, devant l’évidence il faut se résigner à l’accepter, qu’il soit le réservoir de toute la matière première de ce monde matériel qui nous entoure, même des fraîches fleurs et des yeux candides de nos enfants, jusque-là, je m’incline. Mais, quant à admettre que, dans la brutale fournaise, soit aussi contenue toute la réserve de ce qui parfois dans nos âmes atteint au sublime, — l’abnégation, le sacrifice, l’amour, la charité, — non tout de même ; devant cette hypothèse matérialiste, le bon sens se cabre.

Tout cela, qui donc l’a soufflé, à doses inégales, dans nos petites enveloppes d’un jour ? On hésite même à admettre que ce soit Celui qui a créé si péniblement le monde visible et matériel au milieu de quoi notre vie se consume à se débattre : car Celui-là, j’oserai presque dire que, sous certains rapports, nous l’avons dépassé, puisque nous voici capables de le juger, de constater les erreurs de ses premiers essais et la puérilité de ses petites ruses inutiles. Non, tout cela, qui nous illumine de quelques rayons enchantés, dans notre affreuse nuit, tout cela nous est venu, nous ne saurons jamais d’où, mais assurément d’ailleurs, de plus loin et de plus haut…

Et voici un autre raisonnement, pour le moins aussi simpliste, et plus facile encore à battre en brèche, parce qu’il a une vague prétention de s’appuyer sur quelque chose comme une donnée précise ; — et cependant il me semble qu’il rassure. La science, il est depuis longtemps entendu, n’est-ce pas, qu’elle n’explique et n’expliquera jamais rien du tout, si ce n’est les bagatelles du seuil ; plus elle marche, plus elle pénètre, et plus elle développe en avant de notre route les champs déjà démesurés de l’inconcevable, plus elle nous apporte l’effroi, le vertige et l’horreur. Toutefois, dans les troublantes officines de ses investigations que nous appelons laboratoires, elle vient de faire une découverte qui n’a pas eu, semble-t-il, le retentissement mondial qu’elle mérite, mais d’où l’on peut déduire quelque espoir. Naguère encore on disait : la matière est divisible à l’infini. — Eh bien ! il ne paraît plus que ce soit vrai pour la matière organique. On disait : aux yeux de la Nature, il n’y a pas des choses grandes et des choses petites ; l’œuvre créatrice peut s’exercer jusqu’à l’infini, dans le petit comme dans le gigantesque, car les microscopes, à mesure qu’augmente leur grossissement, nous montrent toujours, toujours des organismes aussi compliqués chez de plus infimes microbes (qui sont, bien entendu, férocement armés pour en tuer d’autres), et, plus le grossissement augmentera, plus il nous en montrera encore, sans limite qui puisse être atteinte. Eh bien ! ce n’était pas vrai : un moment arrive, un moment plein de révélations insondables, un moment très solennel, où il n’y a plus rien. En effet, on a découvert que si, entre deux surfaces absolument, mathématiquement planes et polies, on comprime, à l’excès, du plasma, il n’y reste plus ensuite aucun germe pouvant encore donner de la vie, même élémentaire, tout y est mort par écrasement, mort pour être devenu trop petit ; il y a donc, dans la petitesse, une limite que la Nature créatrice ne peut plus franchir, et au-dessous de quoi tout son pouvoir, que l’on supposait souverain et innombrable, est en défaut.

Alors, si nous prenons pour exemple ces demi-êtres si spéciaux, déjà tout juste appréciables au microscope, dont la communion, au dire de la science, suffit à assurer la continuité des races, et en particulier de la race humaine, il faudrait, bien entendu, avec la thèse purement matérialiste, que chacun de ces atomes-là contint, en plus des germes de toutes les hérédités physiques avec leurs plus menus détails, ceux encore de toutes les hérédités morales, le caractère, l’intelligence, le génie, la tendre pitié. Or, matériellement, il n’y a pas place en eux pour la millième partie de tout cela, — à moins de tomber à des dimensions bien au-dessous de celle que la Nature exige pour en tirer quoi que ce soit. Il est donc à tout prix nécessaire que ces atomes, qui incontestablement reproduiront tout un monde de vices ou de transcendantes qualités, aient été traversés, imprégnés, ennoblis pourrait-on dire, par un rayon échappant à toute mesure de poids ou de grandeur, autrement dit par un rayon immatériel

L’immatériel ! Voici donc à quelle conclusion de portée incalculable me semblerait conduire cette expérience de l’écrasement, qui fut peut-être fortuite et passa presque inaperçue. Et, du moment que l’immatériel commence de s’indiquer à notre raison, tout s’éclaire, tous les espoirs deviennent possibles ; la terreur diminue ainsi que le vertige. Affranchis, si peu que ce soit, des accablantes forces physiques, délivrés du temps, des dimensions et de l’espace, nous avons moins peur des infinis vides, et de l’énormité des soleils, et de la vitesse de leur éternelle chute. Et, en attendant d’en savoir davantage, nous supportons déjà mieux, n’est-ce pas ? cette fièvre brûlante qui sévit, de nos jours, avec délire et rage de tuerie, sur notre petite planète à bout de souffle.

Oh ! certes, elles sont trop aisément attaquables, ces frêles conclusions, sans doute plus intuitives que déduites. Mais on m’accordera que celles du matérialisme exclusif, outre qu’elles nous poussent tout droit au suicide et au crime, ne tiennent pas davantage. Puisque nous avons maintenant acquis l’absolue certitude de ne jamais rien comprendre et de nous heurter de plus en plus au Terrible et à l’Absurde, dressés devant nous dans les ténèbres, j’incline plutôt à me rapprocher de ceux qui font confiance aveugle à nos grands ancêtres illuminés ; ces fondateurs de nos religions, étant moins desséchés que nous par la science et les vaines agitations modernes, restaient beaucoup plus aptes à entrevoir directement le Divin. Qu’importe après tout que des adeptes d’autrefois, ameutés autour d’eux comme autour de sauveurs, aient trop encombré, de dogmes puérilement précis et d’images orientales, leurs révélations premières ; passons au travers de tous ces apports qui rapetissent et qui éteignent ; passons avec respect, mais passons, pour ne nous arrêter qu’à l’Espérance, qui nous attend peut-être encore derrière ces rideaux de vénérables nuages…

Ce n’est pas nouveau non plus, c’est au contraire connu et banal au possible, cette tentative de repli vers des espoirs anciens, après que l’on a constaté que partout ailleurs il n’y a que plus d’illogisme encore. Cependant j’ai tenu, avant de rentrer dans le silence de dessous terre, pour un temps que j’ignore, sinon pour l’éternité, j’ai tenu à en parler à ceux que je regarde comme mes vrais frères, à ceux qui, avec une anxieuse confiance, suivent l’évolution de mon entendement personnel, et vis-à-vis de qui je me sens charge d’âme.



Mais, hélas ! j’ai dit cela très mal, avec incohérence, et surtout beaucoup trop en hâte, entre deux séjours aux armées du front…

P. L.
  1. Napoléon Ier fut, si je ne me trompe, l’un de ces non-initiés qui citait la régularité des tournoiements célestes comme preuve de l’existence de Dieu.
  2. Quelques nouvelles hypothèses, assez admissibles, viennent d’être émises sur la genèse du soleil, mais elles soulèvent encore, — et toujours et toujours, — de nouveaux pourquoi plus effroyables ; alors à quoi bon ?
  3. On connaît les lézards à membranes et même le lézard à plume (archéopterix) qui fut essayé après lui.