Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (9p. 307-320).
TROISIÈME PARTIE

LIVRE SIXIÈME.

C’EST APRÈS LA VICTOIRE QU’A LIEU LE COMBAT.



I

LANTENAC PRIS.

C’était dans le sépulcre en effet que le marquis était redescendu.

On l’emmena.

La crypte-oubliette du rez-de-chaussée de la Tourgue fut immédiatement rouverte sous l’œil sévère de Cimourdain ; on y mit une lampe, une cruche d’eau et un pain de soldat, on y jeta une botte de paille, et, moins d’un quart d’heure après la minute où la main du prêtre avait saisi le marquis, la porte du cachot se refermait sur Lantenac.

Cela fait, Cimourdain alla trouver Gauvain ; en ce moment-là l’église lointaine de Parigné sonnait onze heures du soir ; Cimourdain dit à Gauvain :

— Je vais convoquer la cour martiale. Tu n’en seras pas. Tu es Gauvain et Lantenac est Gauvain. Tu es trop proche parent pour être juge, et je blâme Égalité d’avoir jugé Capet. La cour martiale sera composée de trois juges, un officier, le capitaine Guéchamp, un sous-officier, le sergent Radoub, et moi, qui présiderai. Rien de tout cela ne te regarde plus. Nous nous conformerons au décret de la Convention ; nous nous bornerons à constater l’identité du ci-devant marquis de Lantenac. Demain la cour martiale, après-demain la guillotine. La Vendée est morte.

Gauvain ne répliqua pas une parole, et Cimourdain, préoccupé de la chose suprême qui lui restait à faire, le quitta. Cimourdain avait des heures à désigner et des emplacements à choisir. Il avait comme Lequinio à Granville, comme Tallien à Bordeaux, comme Châlier à Lyon, comme Saint-Just à Strasbourg, l’habitude, réputée de bon exemple, d’assister de sa personne aux exécutions ; le juge venait voir travailler le bourreau ; usage emprunté par la Terreur de 93 aux parlements de France et à l’inquisition d’Espagne.

Gauvain aussi était préoccupé.

Un vent froid soufflait de la forêt. Gauvain, laissant Guéchamp donner les ordres nécessaires, alla à sa tente qui était dans le pré de la lisière du bois, au pied de la Tourgue, et y prit son manteau à capuchon, dont il s’enveloppa. Ce manteau était bordé de ce simple galon qui, selon la mode républicaine sobre d’ornements, désignait le commandant en chef. Il se mit à marcher dans ce pré sanglant où l’assaut avait commencé. Il était là seul. L’incendie continuait, désormais dédaigné ; Radoub était près des enfants et de la mère, presque aussi maternel qu’elle ; le châtelet du pont achevait de brûler, les sapeurs faisaient la part du feu, on creusait des fosses, on enterrait les morts, on pansait les blessés, on avait démoli la retirade, on désencombrait de cadavres les chambres et les escaliers, on nettoyait le lieu du carnage, on balayait le tas d’ordures terrible de la victoire, les soldats faisaient, avec la rapidité militaire, ce qu’on pourrait appeler le ménage de la bataille finie. Gauvain ne voyait rien de tout cela.

À peine jetait-il un regard, à travers sa rêverie, au poste de la brèche doublé sur l’ordre de Cimourdain.

Cette brèche, il la distinguait dans l’obscurité, à environ deux cents pas du coin de prairie où il s’était comme réfugié. Il voyait cette ouverture noire. C’était par là que l’attaque avait commencé, il y avait trois heures de cela ; c’était par là que lui Gauvain avait pénétré dans la tour ; c’était là le rez-de-chaussée où était la retirade ; c’était dans ce rez-de-chaussée que s’ouvrait la porte du cachot où était le marquis. Ce poste de la brèche gardait ce cachot.

En même temps que son regard apercevait vaguement cette brèche, son oreille entendait confusément revenir, comme un glas qui tinte, ces paroles : Demain la cour martiale, après-demain la guillotine.

L’incendie, qu’on avait isolé et sur lequel les sapeurs lançaient toute l’eau qu’on avait pu se procurer, ne s’éteignait pas sans résistance et jetait des flammes intermittentes ; on entendait par instants craquer les plafonds et se précipiter l’un sur l’autre les étages croulants ; alors des tourbillons d’étincelles s’envolaient comme d’une torche secouée, une clarté d’éclair faisait visible l’extrême horizon, et l’ombre de la Tourgue, subitement gigantesque, s’allongeait jusqu’à la forêt.

Gauvain allait et venait à pas lents dans cette ombre et devant la brèche de l’assaut. Par moments il croisait ses deux mains derrière sa tête recouverte de son capuchon de guerre. Il songeait.

II

GAUVAIN PENSIF.

Sa rêverie était insondable.

Un changement à vue inouï venait de se faire.

Le marquis de Lantenac s’était transfiguré.

Gauvain avait été témoin de cette transfiguration.

Jamais il n’aurait cru que de telles choses pussent résulter d’une complication d’incidents, quels qu’ils fussent. Jamais il n’aurait, même en rêve, imaginé qu’il pût arriver rien de pareil. L’imprévu, cet on ne sait quoi de hautain qui joue avec l’homme, avait saisi Gauvain et le tenait. Gauvain avait devant lui l’impossible devenu réel, visible, palpable, inévitable, inexorable.

Que pensait-il de cela, lui, Gauvain ?

Il ne s’agissait pas de tergiverser ; il fallait conclure.

Une question lui était posée ; il ne pouvait prendre la fuite devant elle.

Posée par qui ?

Par les événements.

Et pas seulement par les événements.

Car lorsque les événements, qui sont variables, nous font une question, la justice, qui est immuable, nous somme de répondre.

Derrière le nuage, qui nous jette son ombre, il y a l’étoile, qui nous jette sa clarté.

Nous ne pouvons pas plus nous soustraire à la clarté qu’à l’ombre.

Gauvain subissait un interrogatoire.

Il comparaissait devant quelqu’un.

Devant quelqu’un de redoutable.

Sa conscience.

Gauvain sentait tout vaciller en lui. Ses résolutions les plus solides, ses promesses les plus fermement faites, ses décisions les plus irrévocables, tout cela chancelait dans les profondeurs de sa volonté.

Il y a des tremblements d’âme.

Plus il réfléchissait à ce qu’il venait de voir, plus il était bouleversé.

Gauvain, républicain, croyait être, et était, dans l’absolu. Un absolu supérieur venait de se révéler.

Au-dessus de l’absolu révolutionnaire, il y a l’absolu humain.

Ce qui se passait ne pouvait être éludé ; le fait était grave ; Gauvain faisait partie de ce fait ; il en était ; il ne pouvait s’en retirer ; et, bien que Cimourdain lui eût dit : — « Cela ne te regarde plus », — il sentait en lui quelque chose comme ce qu’éprouve l’arbre au moment où on l’arrache de sa racine.

Tout homme a une base ; un ébranlement à cette base cause un trouble profond ; Gauvain sentait ce trouble.

Il pressait sa tête dans ses deux mains, comme pour en faire jaillir la vérité. Préciser une telle situation n’était pas facile ; simplifier le complexe, rien de plus malaisé ; il avait devant lui de redoutables chiffres dont il fallait faire le total ; faire l’addition de la destinée, quel vertige ! il l’essayait ; il tâchait de se rendre compte ; il s’efforçait de rassembler ses idées, de discipliner les résistances qu’il sentait en lui, et de récapituler les faits.

Il se les exposait à lui-même.

À qui n’est-il pas arrivé de se faire un rapport, et de s’interroger, dans une circonstance suprême, sur l’itinéraire à suivre, soit pour avancer, soit pour reculer ?

Gauvain venait d’assister à un prodige.

En même temps que le combat terrestre, il y avait eu un combat céleste.

Le combat du bien contre le mal.

Un cœur effrayant venait d’être vaincu.

Étant donné l’homme avec tout ce qui est mauvais en lui, la violence, l’erreur, l’aveuglement, l’opiniâtreté malsaine, l’orgueil, l’égoïsme, Gauvain venait de voir un miracle.

La victoire de l’humanité sur l’homme.

L’humanité avait vaincu l’inhumain.

Et par quel moyen ? de quelle façon ? comment avait-elle terrassé un colosse de colère et de haine ? quelles armes avait-elle employées ? quelle machine de guerre ? Le berceau.

Un éblouissement venait de passer sur Gauvain. En pleine guerre sociale, en pleine conflagration de toutes les inimitiés et de toutes les vengeances, au moment le plus obscur et le plus furieux du tumulte, à l’heure où le crime donnait toute sa flamme et la haine toutes ses ténèbres, à cet instant des luttes où tout devient projectile, où la mêlée est si funèbre qu’on ne sait plus où est le juste, où est l’honnête, où est le vrai ; brusquement, l’Inconnu, l’avertisseur mystérieux des âmes, venait de faire resplendir, au-dessus des clartés et des noirceurs humaines, la grande lueur éternelle.

Au-dessus du sombre duel entre le faux et le relatif, dans les profondeurs, la face de la vérité avait tout à coup apparu.

Subitement la force des faibles était intervenue.

On avait vu trois pauvres êtres, à peine nés, inconscients, abandonnés, orphelins, seuls, bégayants, souriants, ayant contre eux la guerre civile, le talion, l’affreuse logique des représailles, le meurtre, le carnage, le fratricide, la rage, la rancune, toutes les gorgones, triompher ; on avait vu l’avortement et la défaite d’un infâme incendie, chargé de commettre un crime ; on avait vu les préméditations atroces déconcertées et déjouées ; on avait vu l’antique férocité féodale, le vieux dédain inexorable, la prétendue expérience des nécessités de la guerre, la raison d’état, tous les arrogants partis-pris de la vieillesse farouche, s’évanouir devant le bleu regard de ceux qui n’ont pas vécu ; et c’est tout simple, car celui qui n’a pas vécu encore n’a pas fait le mal, il est la justice, il est la vérité, il est la blancheur, et les immenses anges du ciel sont dans les petits enfants.

Spectacle utile ; conseil ; leçon. Les combattants frénétiques de la guerre sans merci avaient soudainement vu, en face de tous les forfaits, de tous les attentats, de tous les fanatismes, de l’assassinat, de la vengeance attisant les bûchers, de la mort arrivant une torche à la main, au-dessus de l’énorme légion des crimes, se dresser cette toute-puissance, l’innocence.

Et l’innocence avait vaincu.

Et l’on pouvait dire : Non, la guerre civile n’existe pas, la barbarie n’existe pas, la haine n’existe pas, le crime n’existe pas, les ténèbres n’existent pas ; pour dissiper ces spectres, il suffit de cette aurore, l’enfance.

Jamais, dans aucun combat, Satan n’avait été plus visible, ni Dieu.

Ce combat avait eu pour arène une conscience.

La conscience de Lantenac.

Maintenant il recommençait, plus acharné et plus décisif encore peut-être, dans une autre conscience.

La conscience de Gauvain.

Quel champ de bataille que l’homme !

Nous sommes livrés à ces dieux, à ces monstres, à ces géants, nos pensées.

Souvent ces belligérants terribles foulent aux pieds notre âme.

Gauvain méditait.

Le marquis de Lantenac, cerné, bloqué, condamné, mis hors la loi, serré, comme la bête dans le cirque, comme le clou dans la tenaille, enfermé dans son gîte devenu sa prison, étreint de toutes parts par une muraille de fer et de feu, était parvenu à se dérober. Il avait fait ce miracle d’échapper. Il avait réussi ce chef-d’œuvre, le plus difficile de tous dans une telle guerre, la fuite. Il avait repris possession de la forêt pour s’y retrancher, du pays pour y combattre, de l’ombre pour y disparaître. Il était redevenu le redoutable allant et venant, l’errant sinistre, le capitaine des invisibles, le chef des hommes souterrains, le maître des bois. Gauvain avait la victoire, mais Lantenac avait la liberté. Lantenac désormais avait la sécurité, la course illimitée devant lui, le choix inépuisable des asiles. Il était insaisissable, introuvable, inaccessible. Le lion avait été pris au piège, et il en était sorti.

Eh bien, il y était rentré.

Le marquis de Lantenac avait volontairement, spontanément, de sa pleine préférence, quitté la forêt, l’ombre, la sécurité, la liberté, pour rentrer dans le plus effroyable péril, intrépidement, une première fois, Gauvain l’avait vu, en se précipitant dans l’incendie au risque de s’y engouffrer, une deuxième fois, en descendant cette échelle qui le rendait à ses ennemis, et qui, échelle de sauvetage pour les autres, était pour lui échelle de perdition.

Et pourquoi avait-il fait cela ?

Pour sauver trois enfants.

Et maintenant qu’allait-on faire de cet homme ?

Le guillotiner.

Ainsi, cet homme, pour trois enfants, les siens ? non ; de sa famille ? non ; de sa caste ? non ; pour trois petits pauvres, les premiers venus, des enfants trouvés, des inconnus, des déguenillés, des va-nu-pieds, ce gentilhomme, ce prince, ce vieillard, sauvé, délivré, vainqueur, car l’évasion est un triomphe, avait tout risqué, tout compromis, tout remis en question, et, hautainement, en même temps qu’il rendait les enfants, il avait apporté sa tête, et cette tête, jusqu’alors terrible, maintenant auguste, il l’avait offerte.

Et qu’allait-on faire ?

L’accepter.

Le marquis de Lantenac avait eu le choix entre la vie d’autrui et la sienne ; dans cette option superbe, il avait choisi sa mort.

Et on allait la lui accorder.

On allait le tuer.

Quel salaire de l’héroïsme !

Répondre à un acte généreux par un acte sauvage !

Donner ce dessous à la révolution !

Quel rapetissement pour la république !

Tandis que l’homme des préjugés et des servitudes, subitement transformé, rentrait dans l’humanité, eux, les hommes de la délivrance et de l’affranchissement, ils resteraient dans la guerre civile, dans la routine du sang, dans le fratricide !

Et la haute loi divine de pardon, d’abnégation, de rédemption, de sacrifice, existerait pour les combattants de l’erreur, et n’existerait pas pour les soldats de la vérité !

Quoi ! ne pas lutter de magnanimité ! se résigner à cette défaite, étant les plus forts, d’être les plus faibles, étant les victorieux, d’être les meurtriers, et de faire dire qu’il y a, du côté de la monarchie, ceux qui sauvent les enfants, et, du côté de la république, ceux qui tuent les vieillards !

On verrait ce grand soldat, cet octogénaire puissant, ce combattant désarmé, volé plutôt que pris, saisi en pleine bonne action, garrotté avec sa permission, ayant encore au front la sueur d’un dévouement grandiose, monter les marches de l’échafaud comme on monte les degrés d’une apothéose ! Et l’on mettrait sous le couperet cette tête, autour de laquelle voleraient, suppliantes, les trois âmes des petits anges sauvés ! et, devant ce supplice infamant pour les bourreaux, on verrait le sourire sur la face de cet homme, et sur la face de la république la rougeur !

Et cela s’accomplirait en présence de Gauvain, chef !

Et, pouvant l’empêcher, il s’abstiendrait ! Et il se contenterait de ce congé altier, — Cela ne te regarde plus ! — Et il ne se dirait point qu’en pareil cas, abdication, c’est complicité ! Et il ne s’apercevrait pas que, dans une action si énorme, entre celui qui fait et celui qui laisse faire, celui qui laisse faire est le pire, étant le lâche !

Mais cette mort, ne l’avait-il pas promise ? Lui, Gauvain, l’homme clément, n’avait-il pas déclaré que Lantenac faisait exception à la clémence, et qu’il livrerait Lantenac à Cimourdain ?

Cette tête, il la devait. Eh bien, il la payait. Voilà tout.

Mais était-ce bien la même tête ?

Jusqu’ici Gauvain n’avait vu dans Lantenac que le combattant barbare, le fanatique de royauté et de féodalité, le massacreur de prisonniers, l’assassin déchaîné par la guerre, l’homme sanglant. Cet homme-là, il ne le craignait pas ; ce proscripteur, il le proscrirait ; cet implacable le trouverait implacable. Rien de plus simple, le chemin était tracé et lugubrement facile à suivre, tout était prévu, on tuera celui qui tue, on était dans la ligne droite de l’horreur. Inopinément, cette ligne droite s’était rompue, un tournant imprévu révélait un horizon nouveau, une métamorphose avait eu lieu. Un Lantenac inattendu entrait en scène. Un héros sortait du monstre ; plus qu’un héros, un homme. Plus qu’une âme, un cœur. Ce n’était plus un tueur que Gauvain avait devant lui, mais un sauveur. Gauvain était terrassé par un flot de clarté céleste. Lantenac venait de le frapper d’un coup de foudre de bonté.

Et Lantenac transfiguré ne transfigurerait pas Gauvain ! Quoi ! ce coup de lumière serait sans contre-coup ! L’homme du passé irait en avant, et l’homme de l’avenir en arrière ! L’homme des barbaries et des superstitions ouvrirait des ailes subites, et planerait, et regarderait ramper sous lui, dans de la fange et dans de la nuit, l’homme de l’idéal ! Gauvain resterait à plat ventre dans la vieille ornière féroce, tandis que Lantenac irait dans le sublime courir les aventures !

Autre chose encore.

Et la famille !

Ce sang qu’il allait répandre, — car le laisser verser, c’est le verser soi-même, — est-ce que ce n’était pas son sang, à lui Gauvain ? Son grand-père était mort, mais son grand-oncle vivait ; et ce grand-oncle, c’était le marquis de Lantenac. Est-ce que celui des deux frères qui était dans le tombeau ne se dressait pas pour empêcher l’autre d’y entrer ? Est-ce qu’il n’ordonnait pas à son petit-fils de respecter désormais cette couronne de cheveux blancs, sœur de sa propre auréole ? Est-ce qu’il n’y avait pas là, entre Gauvain et Lantenac, le regard indigné d’un spectre ?

Est-ce donc que la révolution avait pour but de dénaturer l’homme ? Est-ce pour briser la famille, est-ce pour étouffer l’humanité, qu’elle était faite ? Loin de là. C’est pour affirmer ces réalités suprêmes, et non pour les nier, que 89 avait surgi. Renverser les bastilles, c’est délivrer l’humanité ; abolir la féodalité, c’est fonder la famille. L’auteur étant le point de départ de l’autorité, et l’autorité étant incluse dans l’auteur, il n’y a point d’autre autorité que la paternité ; de là la légitimité de la reine-abeille qui crée son peuple, et qui, étant mère, est reine ; de là l’absurdité du roi-homme, qui, n’étant pas le père, ne peut être le maître ; de là la suppression du roi ; de là la république. Qu’est-ce que tout cela ? C’est la famille, c’est l’humanité, c’est la révolution. La révolution, c’est l’avènement du peuple ; et, au fond, le Peuple, c’est l’Homme.

Il s’agissait maintenant de savoir si, quand Lantenac venait de rentrer dans l’humanité, Gauvain allait, lui, rentrer dans la famille.

Il s’agissait de savoir si l’oncle et le neveu allaient se rejoindre dans la lumière supérieure, ou bien si à un progrès de l’oncle répondrait un recul du neveu.

La question, dans ce débat pathétique de Gauvain avec sa conscience, arrivait à se poser ainsi, et la solution semblait se dégager d’elle-même : sauver Lantenac.

Oui. Mais la France ?

Ici le vertigineux problème changeait de face brusquement.

Quoi ! la France était aux abois ! la France était livrée, ouverte, démantelée ! elle n’avait plus de fossé, l’Allemagne passait le Rhin ; elle n’avait plus de muraille, l’Italie enjambait les Alpes, et l’Espagne les Pyrénées. Il lui restait le grand abîme, l’Océan. Elle avait pour elle le gouffre. Elle pouvait s’y adosser, et, géante, appuyée à toute la mer, combattre toute la terre. Situation, après tout, inexpugnable. Eh bien non, cette situation allait lui manquer. Cet Océan n’était plus à elle. Dans cet Océan, il y avait l’Angleterre. L’Angleterre, il est vrai, ne savait comment passer. Eh bien, un homme allait lui jeter le pont, un homme allait lui tendre la main, un homme allait dire à Pitt, à Craig, à Cornwallis, à Dundas, aux pirates : venez ! un homme allait crier : Angleterre, prends la France ! Et cet homme était le marquis de Lantenac.

Cet homme, on le tenait. Après trois mois de chasse, de poursuite, d’acharnement, on l’avait enfin saisi. La main de la révolution venait de s’abattre sur le maudit ; le poing crispé de 93 avait pris le meurtrier royaliste au collet ; par un de ces effets de la préméditation mystérieuse qui se mêle d’en haut aux choses humaines, c’était dans son propre cachot de famille que ce parricide attendait maintenant son châtiment : l’homme féodal était dans l’oubliette féodale ; les pierres de son château se dressaient contre lui et se fermaient sur lui, et celui qui voulait livrer son pays était livré par sa maison. Dieu avait visiblement édifié tout cela. L’heure juste avait sonné ; la révolution avait fait prisonnier cet ennemi public ; il ne pouvait plus combattre, il ne pouvait plus lutter, il ne pouvait plus nuire ; dans cette Vendée où il y avait tant de bras, il était le seul cerveau ; lui fini, la guerre civile était finie ; on l’avait ; dénoûment tragique et heureux ; après tant de massacres et de carnages, il était là, l’homme qui avait tué, et c’était son tour de mourir.

Et il se trouverait quelqu’un pour le sauver !

Cimourdain, c’est-à-dire 93, tenait Lantenac, c’est-à-dire la monarchie, et il se trouverait quelqu’un pour ôter de cette serre de bronze cette proie ! Lantenac, l’homme en qui se concentrait cette gerbe de fléaux qu’on nomme le passé, le marquis de Lantenac était dans la tombe, la lourde porte éternelle s’était refermée sur lui, et quelqu’un viendrait, du dehors, tirer le verrou ! ce malfaiteur social était mort, et avec lui la révolte, la lutte fratricide, la guerre bestiale, et quelqu’un le ressusciterait !

Oh ! comme cette tête de mort rirait !

Comme ce spectre dirait : C’est bon, me voilà vivant, imbéciles !

Comme il se remettrait à son œuvre hideuse ! comme Lantenac se replongerait, implacable et joyeux, dans le gouffre de haine et de guerre ! comme on reverrait, dès le lendemain, les maisons brûlées, les prisonniers massacrés, les blessés achevés, les femmes fusillées !

Et après tout, cette action qui fascinait Gauvain, Gauvain ne se l’exagérait-il pas ?

Trois enfants étaient perdus ; Lantenac les avait sauvés.

Mais qui donc les avait perdus ?

N’était-ce pas Lantenac ?

Qui avait mis ces berceaux dans cet incendie ?

N’était-ce pas l’Imânus ?

Qu’était-ce que l’Imânus ?

Le lieutenant du marquis.

Le responsable, c’est le chef.

Donc, l’incendiaire et l’assassin, c’était Lantenac.

Qu’avait-il donc fait de si admirable ?

Il n’avait point persisté. Rien de plus.

Après avoir construit le crime, il avait reculé devant. Il s’était fait horreur à lui-même. Le cri de la mère avait réveillé en lui ce fond de vieille pitié humaine, sorte de dépôt de la vie universelle, qui est dans toutes les âmes, même les plus fatales. À ce cri, il était revenu sur ses pas. De la nuit où il s’enfonçait, il avait rétrogradé vers le jour. Après avoir fait le crime, il l’avait défait. Tout son mérite était ceci : n’avoir pas été un monstre jusqu’au bout.

Et pour si peu, lui rendre tout ! lui rendre l’espace, les champs, les plaines, l’air, le jour, lui rendre la forêt dont il userait pour le banditisme, lui rendre la liberté dont il userait pour la servitude, lui rendre la vie dont il userait pour la mort !

Quant à essayer de s’entendre avec lui, quant à vouloir traiter avec cette âme altière, quant à lui proposer sa délivrance sous condition, quant à lui demander s’il consentirait, moyennant la vie sauve, à s’abstenir désormais de toute hostilité et de toute révolte ; quelle faute ce serait qu’une telle offre, quel avantage on lui donnerait, à quel dédain on se heurterait, comme il souffletterait la question par la réponse ! comme il dirait : Gardez les hontes pour vous ! tuez-moi !

Rien à faire en effet avec un tel homme, que le tuer ou le délivrer. Cet homme était à pic ; il était toujours prêt à s’envoler ou à se sacrifier ; il était à lui-même son aigle et son précipice. Âme étrange.

Le tuer ? quelle anxiété ! le délivrer ? quelle responsabilité !

Lantenac sauvé, tout serait à recommencer avec la Vendée, comme avec l’hydre tant que la tête n’est pas coupée. En un clin d’œil, et avec une course de météore, toute la flamme, éteinte par la disparition de cet homme, se rallumerait. Lantenac ne se reposerait pas tant qu’il n’aurait point réalisé ce plan exécrable, poser, comme un couvercle de tombe, la monarchie sur la république et l’Angleterre sur la France. Sauver Lantenac, c’était sacrifier la France ; la vie de Lantenac, c’était la mort d’une foule d’êtres innocents, hommes, femmes, enfants, repris par la guerre domestique ; c’était le débarquement des anglais, le recul de la révolution, les villes saccagées, le peuple déchiré, la Bretagne sanglante, la proie rendue à la griffe. Et Gauvain, au milieu de toutes sortes de lueurs incertaines et de clartés en sens contraires, voyait vaguement s’ébaucher dans sa rêverie et se poser devant lui ce problème : la mise en liberté du tigre.

Et puis, la question reparaissait sous son premier aspect ; la pierre de Sisyphe, qui n’est pas autre chose que la querelle de l’homme avec lui-même, retombait : Lantenac, était-ce donc le tigre ?

Peut-être l’avait-il été ; mais l’était-il encore ? Gauvain subissait ces spirales vertigineuses de l’esprit revenant sur lui-même, qui font la pensée pareille à la couleuvre. Décidément, même après examen, pouvait-on nier le dévouement de Lantenac, son abnégation stoïque, son désintéressement superbe ? Quoi ! en présence de toutes les gueules de la guerre civile ouvertes, attester l’humanité ! quoi ! dans le conflit des vérités inférieures, apporter la vérité supérieure ! quoi ! prouver qu’au-dessus des royautés, au-dessus des révolutions, au-dessus des questions terrestres, il y a l’immense attendrissement de l’âme humaine, la protection due aux faibles par les forts, le salut dû à ceux qui sont perdus par ceux qui sont sauvés, la paternité due à tous les enfants par tous les vieillards ! Prouver ces choses magnifiques, et les prouver par le don de sa tête ! Quoi ! être un général, et renoncer à la stratégie, à la bataille, à la revanche ! quoi ! être un royaliste, prendre une balance, mettre dans un plateau le roi de France, une monarchie de quinze siècles, les vieilles lois à rétablir, l’antique société à restaurer, et dans l’autre trois petits paysans quelconques, et trouver le roi, le trône, le sceptre et les quinze siècles de monarchie légers, pesés à ce poids de trois innocences ! quoi ! tout cela ne serait rien ! quoi ! celui qui a fait cela resterait le tigre et devrait être traité en bête fauve ! non ! non ! non ! ce n’était pas un monstre l’homme qui venait d’illuminer de la clarté d’une action divine le précipice des guerres civiles ! Le porte-glaive s’était métamorphosé en porte-lumière. L’infernal Satan était redevenu le Lucifer céleste. Lantenac s’était racheté de toutes ses barbaries par un acte de sacrifice ; en se perdant matériellement, il s’était sauvé moralement ; il s’était refait innocent ; il avait signé sa propre grâce. Est-ce que le droit de se pardonner à soi-même n’existe pas ? Désormais il était vénérable.

Lantenac venait d’être extraordinaire. C’était maintenant le tour de Gauvain.

Gauvain était chargé de lui donner la réplique.

La lutte des passions bonnes et des passions mauvaises faisait en ce moment sur le monde le chaos ; Lantenac, dominant ce chaos, venait d’en dégager l’humanité ; c’était à Gauvain maintenant d’en dégager la famille.

Qu’allait-il faire ?

Gauvain allait-il tromper la confiance de Dieu ?

Non. Et il balbutiait en lui-même : — Sauvons Lantenac.

Alors c’est bien. Va, fais les affaires des anglais. Déserte. Passe à l’ennemi. Sauve Lantenac et trahis la France.

Et il frémissait.

Ta solution n’en est pas une, ô songeur ! — Gauvain voyait dans l’ombre le sinistre sourire du sphinx.

Cette situation était une sorte de carrefour redoutable où les vérités combattantes venaient aboutir et se confronter, et où se regardaient fixement les trois idées suprêmes de l’homme, l’humanité, la famille, la patrie.

Chacune de ces voix prenait à son tour la parole, et chacune à son tour disait vrai. Comment choisir ? Chacune à son tour semblait trouver le joint de sagesse et de justice, et disait : Fais cela. Était-ce cela qu’il fallait faire ? Oui. Non. Le raisonnement disait une chose ; le sentiment en disait une autre ; les deux conseils étaient contraires. Le raisonnement n’est que la raison, le sentiment est souvent la conscience ; l’un vient de l’homme, l’autre de plus haut.

C’est ce qui fait que le sentiment a moins de clarté et plus de puissance.

Quelle force pourtant dans la raison sévère !

Gauvain hésitait.

Perplexités farouches.

Deux abîmes s’ouvraient devant Gauvain. Perdre le marquis ? ou le sauver ? Il fallait se précipiter dans l’un ou dans l’autre.

Lequel de ces deux gouffres était le devoir ?

III

LE CAPUCHON DU CHEF.

C’est au devoir en effet qu’on avait affaire.

Ce devoir se dressait, sinistre devant Cimourdain, formidable devant Gauvain.

Simple devant l’un ; multiple, divers, tortueux, devant l’autre.

Minuit sonna, puis une heure du matin.

Gauvain s’était, sans s’en apercevoir, insensiblement rapproché de l’entrée de la brèche.

L’incendie ne jetait plus qu’une réverbération diffuse et s’éteignait.

Le plateau, de l’autre côté de la tour, en avait le reflet, et devenait visible par instants, puis s’éclipsait quand la fumée couvrait le feu. Cette lueur, ravivée par soubresauts et coupée d’obscurités subites, disproportionnait les objets et donnait aux sentinelles du camp des aspects de larves. Gauvain, à travers sa méditation, considérait vaguement ces effacements de la fumée par le flamboiement et du flamboiement par la fumée. Ces apparitions et ces disparitions de la clarté devant ses yeux avaient on ne sait quelle analogie avec les apparitions et les disparitions de la vérité dans son esprit.

Soudain, entre deux tourbillons de fumée, une flammèche envolée du brasier décroissant éclaira vivement le sommet du plateau et fit jaillir la silhouette vermeille d’une charrette. Gauvain regarda cette charrette ; elle était entourée de cavaliers qui avaient des chapeaux de gendarme. Il lui sembla que c’était la charrette que la longue-vue de Guéchamp lui avait fait voir à l’horizon, quelques heures auparavant, au moment où le soleil se couchait. Des hommes étaient sur la charrette et avaient l’air occupés à la décharger. Ce qu’ils retiraient de la charrette paraissait pesant, et rendait par instants un son de ferraille ; il eût été difficile de dire ce que c’était ; cela ressemblait à des charpentes ; deux d’entre eux descendirent et posèrent à terre une caisse qui, à en juger par sa forme, devait contenir un objet triangulaire. La flammèche s’éteignit, tout rentra dans les ténèbres ; Gauvain, l’œil fixe, demeura pensif devant ce qu’il y avait là dans l’obscurité.

Des lanternes s’étaient allumées, on allait et venait sur le plateau, mais les formes qui se mouvaient étaient confuses, et d’ailleurs Gauvain d’en bas, et de l’autre côté du ravin, ne pouvait voir que ce qui était tout à fait sur le bord du plateau.

Des voix parlaient, mais on ne percevait pas les paroles. Çà et là des chocs sonnaient sur du bois. On entendait aussi on ne sait quel grincement métallique pareil au bruit d’une faulx qu’on aiguise.

Deux heures sonnèrent.

Gauvain lentement, et comme quelqu’un qui ferait volontiers deux pas en avant et trois pas en arrière, se dirigea vers la brèche. À son approche, reconnaissant dans la pénombre le manteau et le capuchon galonné du commandant, la sentinelle présenta les armes. Gauvain pénétra dans la salle du rez-de-chaussée, transformée en corps de garde. Une lanterne était pendue à la voûte. Elle éclairait juste assez pour qu’on pût traverser la salle sans marcher sur les hommes du poste, gisant à terre sur de la paille, et la plupart endormis.

Ils étaient couchés là ; ils s’y étaient battus quelques heures auparavant ; la mitraille, éparse sous eux en grains de fer et de plomb, et mal balayée, les gênait un peu pour dormir ; mais ils étaient fatigués, et ils se reposaient. Cette salle avait été le lieu horrible ; là on avait attaqué ; là on avait rugi, hurlé, grincé, frappé, tué, expiré ; beaucoup des leurs étaient tombés morts sur ce pavé où ils se couchaient assoupis ; cette paille qui servait à leur sommeil buvait le sang de leurs camarades ; maintenant c’était fini, le sang était étanché, les sabres étaient essuyés, les morts étaient morts ; eux ils dormaient paisibles. Telle est la guerre. Et puis, demain, tout le monde aura le même sommeil.

À l’entrée de Gauvain, quelques-uns de ces hommes assoupis se levèrent, entre autres l’officier qui commandait le poste. Gauvain lui désigna la porte du cachot.

— Ouvrez-moi, dit-il.

Les verrous furent tirés, la porte s’ouvrit.

Gauvain entra dans le cachot.

La porte se referma derrière lui.