Quatre mois en Russie pendant la guerre

QUATRE MOIS EN RUSSIE
PENDANT LA GUERRE

Sur l’autre versant des tranchées : ainsi pourrait-on, d’après la carte de la guerre, définir la situation géographique de la Russie par rapport à ses alliés d’Occident, qui sont séparés d’elle par toute l’étendue de l’Empire ennemi. Un voyage compliqué, moins difficile pourtant qu’il n’en a l’air, permet de tourner le barrage que les Allemands ont établi au centre de l’Europe. En sept jours, pour peu que les circonstances s’y prêtent et que le voyageur sache s’y prendre, il est possible de se trouver transporté de Paris à Pétrograd ou inversement. On a franchi deux mers, la Grande-Bretagne jusqu’à Newcastle, la presqu’île Scandinave de bout en bout. On est passé tout près du cercle polaire arctique, dans les parages où Regnard s’émerveillait d’avoir rencontré des Lapons. On a vu les capitales de cinq États, soit neutres, soit belligérans, dans la diversité des conditions que la guerre leur a faites. Et l’on emporte de l’Europe septentrionale une image qui, malgré la rapidité de la vision, frappe l’esprit par la netteté des contrastes.

Nous débarquions à Bergen, à la fin du mois de janvier, quelques jours après qu’un incendie avait ravagé la ville. Les décombres fumaient encore. Pourtant la tristesse de cette catastrophe n’empêchait pas qu’on ressentît comme une étrange impression : celle d’entrer dans un monde qu’on aurait connu autrefois, celle de revoir des spectacles disparus. Des sensations abolies se levaient du fond de la mémoire. En vérité, c’était comme un fantastique conte du Nord… Nous commencions à oublier ce que c’est qu’un peuple qui vit en paix. En France et aux portes de la France, tout évoque la pensée de la guerre. La Suisse elle-même a mobilisé, et nous y avions retrouvé, quelques mois plus tôt, l’appareil militaire, des armes, des uniformes, la voie ferrée gardée, les frontières défendues et soumises à une stricte surveillance. Mais Londres plein de soldats, Hyde Park devenu Champ-de-Mars, la libre Angleterre au régime des passeports et de la fouille, n’était-ce pas, quand on se rappelait le passé, quelque chose de plus surprenant encore ? C’est pourquoi l’on se trouvait reporté à des temps lointains. on serait tenté de dire à un autre âge, en pénétrant dans cette laborieuse Norvège et dans son atmosphère de tranquillité et de détente. Presque seul, le royaume des fjords peut se dire à l’abri des tempêtes qui assaillent le restant du monde européen. Il n’en reçoit que les dernières ondes, celles, surtout, qui viennent émouvoir ses sympathies. A ses portes, déjà, la guerre donne un ébranlement plus fort.

Stockholm est une ville aristocratique et de haute allure ; c’est la capitale d’un pays qui unit, à un grand passé politique et militaire, une vie moderne, intense et développée : elle a des palais comme Versailles et des banques comme Berlin. La Norvège est une simple démocratie de pêcheurs et de négocians, la patrie des méditatifs « consuls » d’Ibsen. Mais Stockholm aime les arts et recherche le luxe. D’Allemagne même, en ce moment, y vient, qui le peut, jouir d’une existence confortable et manger à son appétit. Gœthe, qui connaissait les siens, leur a fait dire par la bouche du bourgeois de Faust : « Rien de meilleur, à mon sens, qu’une causerie de guerre quand les peuples là-bas s’assomment entre eux. On est à la fenêtre, on boit son petit verre, on voit les barques pavoisées filer au cours de l’eau… » Et, sans doute, cette disposition essentielle de la bourgeoisie allemande n’a pas changé. On est bien, dans la « Venise du Nord, » pour s’y donner, loin du régime Spartiate des cartes de pain et des jours sans viande, le plaisir de s’asseoir à table en sécurité. Mais, depuis Gœthe, l’Allemand a renforcé quelques-uns de ses caractères. Il a relevé la devise : Du fer, intus et extra. Le dressage national est parfait, l’esprit politique et militaire a profondément pénétré les classes moyennes elles-mêmes. Les familles allemandes qui viennent à Stockholm faire de la suralimentation font en même temps de la propagande. Cette propagande est dirigée par M. de Lucius, qui se flatte d’être le plus parisien des diplomates allemands, qui languit loin du boulevard, qui imprime ses cartes de visite en français, qui fait même des calembours dans notre langue, comme Frédéric II, toutes proportions gardées, composait des vers voltairiens, tandis qu’il se battait avec nos armées. A la tête d’une légation nombreuse, bien organisée, munie de moyens puissans, renforcée d’auxiliaires de bonne volonté qui vont porter dans tous les milieux la parole allemande, M. de Lucius a pu croire quelquefois qu’il arriverait à ses fins et qu’il convaincrait la Suède de s’allier à l’Empire allemand.

En repassant à Stockholm, à mon retour de Russie, j’ai pu porter le témoignage sincère que le prétendu danger russe était de pure imagination, qu’il était inventé par les Allemands, inventé de toutes pièces, et que personne, dans toute l’étendue de l’Empire russe, n’avait jamais songé une seconde à des difficultés avec la Suède, n’avait même eu l’idée qu’il en pût surgir. C’est de quoi est bien convaincu, d’ailleurs, M. de Wallenberg, le sage ministre des Affaires étrangères du roi Gustave V. Trop sage, cependant, au gré de certains Suédois, ceux qu’on appelle les « activistes, » ceux qui ne goûtent pas les bienfaits de la paix et qui voudraient tirer leur pays du repos, l’introduire dans la lutte glorieuse… Pour quels objets ? Ils ont du mal à le définir avec précision, et c’est justement cette absence de véritables « buts de guerre, » comme on dit chez les Allemands, qui a fait avorter leur campagne. Mais l’ « activisme » ne se rencontre pas seulement chez les officiers et chez les aristocrates. Les intellectuels, en grand nombre, en sont pareillement pénétrés. Les lettrés le propagent et il rayonne des universités : il y a un militarisme et un « activisme » de la chaire. Ainsi, par un étrange phénomène de contagion, l’appétit de la guerre s’est développé en Suède, le sentiment est né, au cœur de quelques-uns, qu’un pays qui n’aurait pas pris part à cette grande mêlée serait diminué aux yeux de l’histoire. Et puis, les souvenirs, les traditions militaires sont remontées à la tête de beaucoup de Suédois. Ce n’est pas en vain qu’ils ont dressé dans leurs cités les statues de Gustave-Adolphe et de Charles XII. Ce n’est pas en vain que leurs fantassins portent encore le même chapeau galamment retroussé que les mousquetaires de Wrangel, pendant la guerre de Trente Ans. Mais les Suédois qui rêvent d’un nouveau Lutzen voudraient le gagner avec les Impériaux et non plus contre eux.

La Suède, — en partie, du moins, — avait fini par croire, contre l’évidence et à force de se l’entendre dire, que la Russie pourrait bien méditer une agression de son côté, nourrir de noirs projets à son égard. Et la Suède a pris quelque temps des précautions militaires, de ces dangereuses précautions qui conduisent parfois à la théorie de la guerre préventive, c’est-à-dire à la tentation de se servir de l’instrument qu’on a forgé. Entre Stockholm et Haparanda, en janvier et en mai aussi, nous avons vu beaucoup de troupes suédoises, nous en avons vu beaucoup trop. Ainsi, jusqu’au seuil des régions polaires, se font sentir les effets de la guerre européenne, et la Laponie recueille encore, quoique affaiblies et presque mourantes, les ondes de cette électricité que les champs de bataille dégagent.

Entre Haparanda, dernière station suédoise, et Tornéo, ville frontière russo-finlandaise (prononcez Tornéa pour faire plaisir aux Russes), coule une large rivière, glacée pendant six mois d’hiver, également impraticable au moment où la glace n’est pas encore assez forte pour supporter les traîneaux et au moment où la débâcle commence. Sur les deux rives, la gare de Suède et la gare de Finlande se regardent sans communiquer. Jusqu’à la guerre, le trafic était si rare qu’on ne sentait pas même l’utilité d’un raccordement, qui, pour un mince profit, eût exigé la construction d’un pont coûteux. Aujourd’hui, ce pont est décidé et il sera le symbole de la paix assurée et de la confiance rétablie entre la Russie et la Suède. Cependant, sur les deux rives du fleuve, où le froid, en hiver, est cruel, où, l’été, les moustiques abondent, les voyageurs affluent, les marchandises s’entassent. Tornéo, du côté de l’Europe occidentale, est la véritable porte d’entrée de l’Empire russe, et non seulement de l’Empire russe, mais de ses énormes dépendances et des contrées de l’Extrême-Orient auxquelles elles touchent. De Londres, de Paris, même de Rome, le chemin le plus court qui conduise au Japon passe par ce Tornéo qui a tout juste les dimensions d’une de nos gares de banlieue. Dans ses bureaux de gendarmerie, où la sévère épreuve du passeport est imposée, on voit défiler toutes les races de l’Europe et de l’Asie lointaine. Tornéo est comme le goulot étroit de l’immense bouteille qui s’appelle la Russie…


Ce serait une erreur de croire que la Russie ne s’aperçût que peu de la guerre. On est tenté de se l’imaginer, en raison des colossales distances de l’Empire, qui sont toujours censées changer les proportions des choses, et de ses ressources en hommes qui sont en effet les plus vastes dont dispose aucun État. La Russie a mobilisé des millions et des millions de soldats. Il lui en faut pour mener la guerre sur trois fronts, depuis Riga jusqu’aux bords de l’Euphrate. Il lui en faut pour assurer l’ordre jusqu’en Perse, veiller sur le ruban de ses frontières asiatiques, maintenir en respect les brigands de Mongolie. Et elle en trouve, elle en trouvera longtemps dans son énorme population masculine, si vigoureuse, où l’élément rural domine plus qu’en aucun autre pays. Cet hiver, nous avons vu appeler sous les drapeaux de nombreuses catégories (étudians, fils de veuves, aînés de familles nombreuses), qui, jusqu’ici, étaient légalement dispensées de servir. C’étaient de beaux et robustes jeunes hommes, qu’on instruisait et qu’on entraînait dans les rues, sur les places de Petrograd, jusque sur la vaste Neva glacée, et dont le bon équipement, neuf et soigné dans les détails, frappait le regard : les officiers turcs, après la prise d’Erzeroum, n’ont-ils pas dit que les Russes avaient gagné la partie avec leurs bottes ?… Ce sont ces solides recrues qui viennent de renforcer les armées de Rroussilof et qui ont permis à l’armée russe de prendre sa brillante offensive d’été.

Ces levées ne se font peut-être pas sentir sur l’ensemble de la vie autant que la mobilisation l’a fait en France. Pourtant, à Pétrograd, l’isvotchik, le traditionnel cocher rembourré de plume, à la ceinture voyante, est devenu plus rare et plus exigeant aussi. L’hiver dernier, le chauffage a été un problème assez sérieux pour les habitans de la capitale : les bras ont suffi avec peine à abattre le bois nécessaire et, surtout, les moyens de communication, occupés par les exigences militaires, n’ont plus été en rapport avec les besoins d’une capitale excentrique. C’est ainsi qu’une certaine crise des approvisionnemens est survenue et qu’il a fallu recourir au moyen héroïque des jours sans viande dans un pays agricole qui produit toutes choses à foison.

La vie de société et la vie de plaisir, surtout, ont reçu des restrictions sévères. Sans doute le théâtre, le ballet, conservent leur éclat et leur attrait. Plus que n’importe quel aliment, la musique et le spectacle sont le premier besoin des Russes. Il faut penser, pour savoir la place que la danse et le chant occupent dans leur vie, à ce grand seigneur qui, durant ses séjours à l’étranger, saisi d’une nostalgie soudaine, rentrait à Pétersbourg d’une traite, se rendait droit aux Iles et, pénétrant dans un restaurant, payait royalement pour qu’on vidât le jardin et que le concert tzigane jouât pour lui seul. Ainsi, l’on ne saurait, à cet égard, apprécier l’état d’esprit des Russes pendant la guerre d’après ce que nous voyons chez nous. La vie de théâtre est restée aussi brillante que par le passé parce qu’ils n’ont pas non plus notre conception du deuil, notre idée que la perte d’un parent ou qu’une épreuve nationale doivent faire qu’on se prive de plaisirs, même de plaisirs esthétiques. Kchesinska et Chaliapine ont donc gardé leur place au milieu des préoccupations du jour. D’ailleurs, l’une danse, l’autre chante généreusement pour les blessés de la guerre, pour les veuves et pour les orphelins. Et, dans la Vie pour le tsar, dans Boris Godounof, Chaliapine touche les fibres profondes du patriotisme russe.

Cependant, la vie nocturne, d’ordinaire si animée, est à peu près suspendue. L’impossibilité de souper à Pétrograd, la fermeture des restaurans à onze heures en hiver, à une heure pendant les nuits blanches, c’est une prodigieuse nouveauté. Surtout l’interdiction du vin et de l’alcool est un signe des temps, le plus grand, peut-être, du sérieux avec lequel le gouvernement russe a conçu la guerre. La suppression de la vodka a été l’indiscutable bienfait de l’autocratie, une mesure radicale que, seul, pouvait prendre un pouvoir plus fort que toutes les résistances des intérêts privés et qui se détermine librement d’après l’intérêt général. le lecteur sait déjà ce qu’a été cette immense réforme, les conséquences économiques qu’elle a portées. Il nous suffira de dire ici que ces conséquences sautent aux yeux du voyageur, non pas seulement par la disparition des scènes d’ivresse, mais par les symptômes de richesse publique qui apparaissent de toutes parts et qui en sont la conséquence. Peu de temps après notre arrivée à Pétrograd, nous exprimions devant M. Bark notre heureuse surprise d’avoir vu, malgré la vie chère, malgré les bas cours du rouble, tant de signes d’aisance, tant d’argent circuler. Et le ministre des Finances n’hésitait pas à rapporter ces effets à l’interdiction de l’alcool qui, en libérant le monde rural d’une passion tyrannique, permettait, pour la première fois en Russie, la formation d’une épargne paysanne. Cette épargne s’est immédiatement traduite par un accroissement de l’activité commerciale. Partant d’une vue très juste et que l’événement ratifiait quelques semaines plus tard, le ministre nous annonçait même que cette épargne rustique, bien que naissante, viendrait collaborer aux emprunts de l’Etat et renforcer les finances de l’Empire…

Mais, à la suppression de la vodka populaire, devait répondre une mesure équivalente pour les classes supérieures. Il ne serait pas dit que, seul, le riche pourrait boire. De là l’interdiction des vins de luxe, du Champagne, des liqueurs de choix, interdiction appliquée et maintenue sans défaillance, en dépit des habitudes et des mœurs. On retrouve là une tradition de la Russie impériale, celle des réformes et du progrès imposés par en haut. C’est ainsi que, jadis, Pierre le Grand avait inculqué à son peuple la civilisation occidentale et fait trancher par voie d’autorité les longues barbes de ses boyards.

Il va sans dire que l’on n’a pas manqué de tricher un peu dans les restaurans de Pétrograd. Les délinquans, surveillés, ont pu s’en tirer parfois à bon compte. On se racontait l’histoire de ce traiteur qui, ayant imprudemment consenti à servir, au fond d’une tasse, de l’eau-de-vie à un fonctionnaire de la police, s’en était tiré avec de l’esprit. « Qu’est-ce que ça sent ? » avait demandé d’une voix sévère le représentant de l’autorité. Et le coupable de répondre : « Excellence, je crois que ça sent trois mille roubles d’amende. » Cependant, des récidivistes, qui ne croyaient pas que la répression pût être vraiment sérieuse, ont tâté de la prison, et l’exemple a instruit les autres. A Moscou, autrefois, les orgies étaient coutumières et célèbres. Elles faisaient partie des usages et passaient pour inoffensives. Là aussi, pourtant, elles ont disparu, ou, du moins, elles ont dû se cacher, échapper aux regards d’une autorité vigilante. En sorte que la Russie qui se bat est une Russie sobre, qui respecte sa dignité. N’oublions pas d’observer, au surplus, que l’interdiction du vin a eu pour conséquence de faire apparaître sur toutes les tables une vieille boisson russe, le kvas populaire et rustique de pain ou de pommes. Ainsi, par un curieux choc en retour, jusque dans les détails de la vie ménagère, la Russie se « renationalise. » C’est un des effets généraux les plus sensibles de la guerre. Nous en retrouverons plus d’un exemple.

C’est à un phénomène du même ordre que l’on a assisté dans la question des langues. L’interdiction de parler allemand, qui est affichée sur tous les murs, a peut-être rencontré plus de résistance que l’interdiction de boire du Champagne. L’habitude est ancienne : elle tenait, dans la capitale surtout, à de nombreuses causes, où les origines historiques et ethniques, les relations commerciales, le voisinage, une immigration qui finissait par ressembler à une colonisation véritable, multipliaient leurs influences. La langue allemande se croyait droit de cité dans la capitale de l’Empire russe. Intellectuels, gens du monde et des affaires la parlaient également, étaient également cliens des universités, des villes d’eaux ou des Bourses d’Allemagne. Mille circonstances, grandes ou petites, traduisaient ce qu’en d’autres pays on a nommé l’emprise germanique. On remarquait que, sur les bords de la Neva, les pharmaciens, pour ne parler que d’eux, portaient tous des noms allemands. La presse allemande locale, rédigée et imprimée sur place, avait un tirage considérable. Mais quoi ! Pétersbourg, Cronstadt, Péterhof, Oranienbaum, sont-ils des noms de Russie ? Contre cette invasion, une réaction énergique s’est manifestée avec la guerre. Elle a montré la nature grave, le caractère nouveau de l’ample et profond conflit. Il y a soixante ans, pendant la guerre de Crimée, le théâtre Michel n’avait pas fermé ses portes, ni cessé un seul soir de jouer le répertoire français. C’est que cette guerre franco-russe était une guerre diplomatique, on peut même dire, du moins à cet égard, une guerre de cabinets, une guerre d’ « ancien régime, » qui ne mettait pas les grandes passions nationales en action. Il n’en va pas de même du vaste choc de peuples et de nationalités d’aujourd’hui. Et voilà pourquoi le baptême nouveau de la capitale fondée par Pierre le Grand a une signification symbolique si remarquable. L’Allemagne a affecté de n’y voir qu’une passagère et naïve fantaisie du slavisme, une manifestation sans portée. Elle n’a jamais voulu croire à « Pétrograd. » Grosse erreur psychologique : ce changement d’un nom consacré a été l’expression d’un état de choses nouveau et d’un état d’esprit sérieux. Il faut s’en rendre compte, ou il le faudra tôt ou tard.

Si la guerre doit marquer, pour la Russie comme pour tous les belligérans, le commencement d’une autre ère, bien des symptômes permettent de croire que cet avenir s’ouvre sous le signe du nationalisme. La question des langues est digne d’attention à cet égard. Jadis, pour initier la Russie à la civilisation européenne, le pouvoir autocratique avait vaincu la xénophobie, brisé la haine native et atavique de l’étranger. Aujourd’hui, la Russie aurait tendance à se passer de ses éducateurs occidentaux, à concevoir ses idées, sa langue, sa littérature comme se suffisant à elles-mêmes. Ici, la guerre aura hâté une évolution qui, depuis quelques années, se laissait pressentir. L’allemand est proscrit, il ne peut plus être parlé dans les rues ni dans les boutiques. Mais voilà qu’en même temps, par mesure de sécurité générale et pour remédier à l’espionnage, l’usage des langues étrangères, celles des pays alliés eux-mêmes, a été interdit au téléphone, — et Dieu sait la place que tient le téléphone dans la vie des grandes cités de Russie : nous n’en avons en France aucune idée. Il faut donc de toute nécessité que le Français, l’Anglais qui résident là-bas, possèdent au moins les élémens de la langue russe. Ils ne peuvent plus se reposer sur le célèbre polyglottisme de leurs hôtes. Plus d’un, qui ne l’eût jamais pensé, a dû se mettre à parler le russe et ne s’en tire pas si mal. Et cela aussi est un fait qu’on ne saurait négliger parce qu’il semble accidentel. Par là, un coin de l’horizon apparaît, l’avenir dessine un trait de sa figure : la guerre de 1914 aura peut-être marqué pour la Russie le commencement d’un renouveau de vie nationale, personnelle et originale.

C’est d’ailleurs une idée qu’on entend exprimer souvent et sous des formes diverses, quelquefois très vagues, mais qui toutes reviennent à dire que la guerre de 1914 désignera en Russie la date d’une délivrance. Cette libération est conçue par rapport aux influences étrangères. Ce n’est pas, à vrai dire, que la conception philosophique du conflit soit toujours la même chez nos alliés qu’en Occident. Il faut se souvenir qu’on est de l’autre côté de l’Europe, de l’autre côté de l’Allemagne : le point de vue s’en trouve affecté. Les rapports de la Russie avec le monde germanique, au cours des âges, n’ont pas eu tout à fait le même caractère que pour nous Latins. L’Allemand n’apparaît pas comme le Barbare, dont les hordes, de siècle en siècle, ont franchi le Rhin pour conquérir et dévaster nos campagnes. Les Germains sont pour nous ce que les Tatars-Mongols ont été pour les Slaves. L’Allemand, au contraire, a été connu du peuple russe sous la forme du « colon, » du parasite exploiteur, du maître impitoyable qui traitait le moujik comme du bétail : comme les nègres d’une sorte de « planteur américain, » disait Herzen. De là est née la haine du paysan russe pour le Niemetz, l’étranger, le « muet » qui ne parle pas sa langue, qui le méprise, qui le bat et qui l’exploite. « Tout ce qui est bon pour l’Allemand est la mort du moujik, » dit un vieux proverbe de la Russie rurale. Cette idée ancienne, toujours puissante sur le peuple, a réapparu avec la guerre de 1914, mais peut-être aggravée. Par les échos qu’ils ont eus de cette guerre, les paysans russes eux-mêmes ont compris qu’il s’agissait de la plus grande entreprise d’asservissement que l’Allemagne eût jamais tentée. L’un d’eux disait à son maître, surpris de voir s’éveiller tant de raison chez le rustre : « Il faut que les Allemands soient battus, barine, sinon, vois-tu, ils nous attelleront à la charrue, toi comme moi. » C’est de ce sentiment que sont parties, l’an dernier, à Moscou, les émeutes populaires dirigées, quelquefois d’ailleurs avec une absence de discernement regrettable, contre tout ce qui était suspect de représenter encore le patronat allemand.

On pense bien que les classes cultivées partagent de plus près nos idées sur le caractère général du conflit. Là encore, pourtant, il y a eu, si je puis dire, des révélations de la dernière heure. D’une part, dans le passé, la politique russe n’a pas toujours suivi, on le sait, une ligne uniforme vis-à-vis des affaires d’Allemagne. à y a même eu longtemps une tradition d’entente entre la Russie et la Prusse qui ne pouvait manquer de laisser subsister des relations, de puissantes habitudes, des manières de voir les choses et de penser. Dans le monde de « l’intelligence, » il y avait quelquefois aussi (pas toujours) un préjugé favorable à l’Allemagne philosophique, une espèce de sympathie née de l’étude. Métaphysique allemande, musique allemande avaient créé de ces liens de la pensée souvent plus difficiles à rompre que ceux du cœur. Nous avons connu tout cela en France au milieu du XIXe siècle. Nous savons comment Michelet, comment Renan perdirent leurs illusions en 1870 et la peine qu’ils eurent à les perdre. A cet égard, la guerre de 1914 pourrait bien être capable de produire chez les intellectuels russes le même effet, d’exercer le même retentissement que la guerre de 1870 chez nous. La barbarie allemande, les cruautés allemandes ont révélé une Allemagne à laquelle on se refusait à croire. Le livre du colonel Rezanof, qui relate les atrocités commises par les armées de Guillaume II sur le front oriental, livre rempli de faits et de témoignages objectivement présentés, n’a pas pu laisser de doutes pour ceux-là mêmes qui habitaient loin des territoires envahis. L’heureuse propagande du « Comité Skobelef » a fait connaître aussi, par les preuves sans réplique de la photographie, ce que c’est que la guerre allemande : une vue de la maison de Chopin dévastée et souillée par des soldats allemands, les soldats du peuple qui passait pour incarner la Musique, aura fait mieux que tous les discours pour ruiner dans plus d’un esprit incrédule la légende d’une Allemagne artiste.

Les intelligences politiques s’élèvent plus haut encore. Devant nous, cet hiver, dans une maison de Pétrograd, la conversation s’était engagée sur les causes, les origines, la nature de la guerre européenne. Tout à coup, un témoin des événemens passés, un ancien ministre russe, M. de T., homme de haute autorité et d’expérience, laissa tomber ces paroles :

— Cette guerre, pour moi, est une guerre de rédemption : Oui, laissez-moi le dire comme je le pense, moi qui ai vécu ces temps anciens ; la Russie et l’Angleterre rachètent aujourd’hui l’erreur qu’elles ont commise en 1870, en laissant la puissance prussienne grandir sur la défaite de la France.

Quelques jours plus tard, cette mystique réaliste de la guerre, cette vue profonde sur l’enchaînement des causes historiques, devaient s’illustrer d’une manière saisissante. Nous apprenions que le petit-fils du chancelier Gortchakof venait d’être grièvement blessé sur la ligne de feu. Et nous nous souvenions alors que, douze mois auparavant, le petit-fils de Gladstone avait été tué en Artois. Ainsi, les deux hommes qui quarante-cinq ans plus tôt, avaient tenu entre leurs mains les destinées de l’Europe, ceux qui, selon l’expression de M. de T…, avaient laissé la grandeur prussienne s’élever sur la défaite de la France, Gortchakof et Gladstone se trouvaient, après deux générations, frappés par le même ennemi dans leur propre descendance, dans leur propre chair… Cette idée, qui réveille le dogme antique de la réversibilité, est aussi, en définitive, celle qui, traduite politiquement, a fondé la Triple Entente. Peut-être, comme Michelet l’a écrit dans son petit livre si curieux, daté des premiers jours de 1871, La France devant l’Europe ; quelques-uns avaient-ils cru alors que le désastre de la France serait un événement heureux, qu’il ouvrirait toute l’Europe à la Russie. Mais l’empereur Alexandre II, qui avait bu à la victoire prussienne de Wœrth, avait été le premier à revenir de cette erreur, à distinguer le péril allemand. Dès l’alerte de 1875, il avait tracé l’esquisse de la coalition anglo-franco-russe, indiqué le redressement d’équilibre que l’avenir devait imposer. A cet égard, la doctrine politique de la Russie est aujourd’hui établie avec force. La guerre l’a solidement fixée et, la presse aidant, elle l’a vulgarisée aussi. C’est pourquoi l’on peut dire que cette conception d’hommes d’Etat est devenue une idée presque populaire.

Cependant, sur trois fronts, la Russie combat trois ennemis différens. Et cette diversité même donne à sa guerre des formes, des aspects et des caractères multiples. Au Caucase, c’est avec le Turc que le soldat russe est aux prises. Et le Turc est « l’ennemi héréditaire, » celui contre lequel il a toujours fallu se battre, contre lequel le peuple nourrit des querelles et des rancunes historiques. De ce côté, les objectifs aussi sont traditionnels. Ils sont compris et sentis de tous. Il s’agit d’achever le vieux programme national, d’arriver à la mer libre, besoin vital. Il s’agit d’ouvrir à la Russie une nouvelle fenêtre, l’issue de tout temps désirée : et cette idée, cet instinct, cette espérance donnent des ailes aux armées du grand-duc Nicolas qui envahissent l’Asie Mineure… Mais, sur le front autrichien, changement de physionomie Là se trouve un adversaire bariolé, tantôt hongrois, tantôt croate, tantôt tyrolien, mais des rangs duquel sort parfois quelque Tchèque, quelque Triestin qui fraternisent. Nous avons vu, dans les rues de Kief, se promener, presque en liberté, des groupes de ces « prisonniers » volontaires qui semblaient avoir retrouvé une patrie. Sur ce front, plein de surprises, les soldats russes ressentent obscurément que la guerre qui se fait est une guerre politique, qui ne met guère en jeu les passions nationales, puisque, au contraire, il arrive que l’on se retrouve entre frères de même race. Et puis, l’armée austro-hongroise, jusque dans ses élémens solides et attachés à leur drapeau, n’est pas encore parvenue, il s’en faut de beaucoup, à ressembler à l’impitoyable machine de guerre qu’a montée la Prusse. Dans le soldat autrichien, il arrive que le soldat russe retrouve un homme. Quant au soldat allemand, c’est, comme il dit, le « diable, » c’est-à-dire un ennemi cruel, orgueilleux, entêté, fécond en maléfices et en ruses, avec qui nulle communication n’est possible. Plus d’une fois, emportant d’assaut les tranchées allemandes, les voyant aménagées avec tant de soin, avec un esprit industriel si pratique, le soldat russe s’est étonné dans son bon sens : « Puisqu’ils ont tout ce qui nous manque, disait-il des Allemands, que viennent-ils chercher parmi nous, si ce n’est la domination de nos corps et de nos âmes ? » Et c’est ainsi que le paysan russe a conçu l’Allemagne méphistophélique.


J’ai entendu en Russie, surtout pendant la première partie de mon séjour, beaucoup de plaintes au sujet de la préparation de la guerre. Il va sans dire que « le gouvernement » était, neuf fois sur dix, rendu responsable de ces lacunes et de ces insuffisances. A quoi un Français ne pouvait s’empêcher de répondre :

— Ah ! prenez garde que vous reprenez exactement, de votre point de vue libéral, les reproches que l’opposition de droite, en France, adresse au Parlement.

La vérité est que l’Allemagne, par sa guerre « préventive, » a surpris la Russie en pleine réorganisation militaire, une réorganisation qui ne devait produire ses effets que des années plus tard. Ah ! certes, non, ce n’est pas en Russie qu’il faut venir, si l’on veut découvrir les traces du prétendu complot et de l’agression dont l’Allemagne s’est dite la victime. Comme la France, comme l’Angleterre, le conflit européen a trouvé la Russie en véritable état d’innocence. On ne savait pas ce que serait cette guerre. On ne calculait pas les efforts, surtout l’effort industriel, qu’elle exigerait. On a été trop long à reconnaître l’importance des munitions. Mais cette faute, est-ce que, à des degrés divers, ce n’a pas été celle de tous les Alliés ? Les Russes ont peut-être seulement commencé à la reconnaître et à la corriger plus tard que nous.

À ce sujet, on a beaucoup parlé de trahison en Russie : il ne faudrait pas en voir plus qu’il n’y en a eu. Il est à remarquer, d’abord, que toutes celles que l’on a connues l’ont été par les châtimens exemplaires qui les ont punies. Ce n’est pas un État faible que celui où l’on sait si énergiquement réprimer et où la sanction est si près du crime. Lorsque la méfiance et le soupçon se propagent, tourmentent et troublent l’esprit public, la peine capitale est le critérium qui fait distinguer les accusations vraies des fausses. On avait répandu le bruit, cet hiver, à Pétrograd, qu’une personne fort connue, appartenant à la société, avait été arrêtée parce que son salon était un centre d’espionnage. Comme les familiers de la maison, les curieux et les journalistes avides d’informations se succédaient au téléphone : « Répondez que je suis pendue, » commanda cette femme d’esprit à ses domestiques. C’est par des pendaisons effectives et impitoyables que la Russie a appris qu’en effet il y avait eu quelques traîtres : la sévérité et la promptitude de l’exemple n’auront pas encouragé les imitateurs, Quant au général Soukhomlinof, dont on connaît la triste aventure, je n’ai pas à prendre sa défense, ni même à plaider pour lui les circonstances atténuantes. Il y a, contre cet ancien ministre de la Guerre, des chefs d’accusation dont plusieurs sont graves. Et si des faiblesses domestiques, des entraînemens du cœur les expliquent, ils ne les excusent pas. Quand on lui reproche de n’avoir pas prévu le nombre d’obus qui devait être nécessaire, d’avoir même refusé certaines offres de concours pour la fourniture des munitions, il est permis de penser qu’il a pu être commis ailleurs, — et l’Allemagne n’est pas exclue, — des erreurs équivalentes dont les auteurs n’ont jamais passé pour des traîtres. Sans compter que le général Soukhomlinof était ministre de la Guerre avant et pendant les heureuses offensives de la première partie de la campagne, en sorte que, pour tout ce qui touche à l’organisation générale, c’est à lui, en bonne justice, que le mérite de ces succès devrait revenir. Mais le fait important et qui demeure, celui sur lequel l’attention doit se fixer, c’est qu’un général, la veille encore ministre de la Guerre, ait été arrêté et déféré à la justice, dès que des accusations précises ont pesé sur lui. Au moment où nous quittions Pétrograd, le général Soukhomlinof était détenu à la forteresse Saint-Pierre et Saint-Paul, dans le même cachot de la même citadelle qui a servi jadis pour le tsarévitch Alexis, le mauvais fils de Pierre le Grand. Un système de répression qui ne recule pas devant des manifestations aussi éclatantes, qui a derrière lui des exemples historiques aussi frappans, doit nous laisser sans inquiétudes. Peut-être ce système entretient-il dans l’imagination populaire la légende des trahisons. Encore vaut-il mieux que celui qui consisterait à laisser les trahisons ignorées et impunies, quand il vient à s’en produire.

Une période heureuse, des succès comme ceux qu’a remportés le général Broussilof suffisent d’ailleurs à dissiper les méfiances et les mécontentemens presque inévitables excités par des revers passagers. Si l’offensive d’été a pu réussir, c’est justement parce que les nouvelles armées russes ont recueilli les fruits de l’expérience et du travail silencieusement accumulés pendant les quinze derniers mois.

On a beaucoup travaillé, en effet, depuis l’évacuation de la Galicie et de la Pologne. L’administration, — couramment nommée la « bureaucratie » dans le langage péjoratif de l’opposition, — a fait des efforts que le public n’apprécie pas toujours avec assez de justice, parce qu’il ne se rend pas assez compte des obstacles et des difficultés. De leur côté, les commissions de la Douma et du Conseil de l’Empire ont donné une impulsion heureuse à maints rouages de la défense nationale. On a vu surgir, aussi, de la terre et du peuple russe, des institutions originales dont l’action a été bienfaisante. Telle est l’« Union des Zemstvos et des Villes. » Cette organisation, qui, dans la Russie proprement dite, groupe les assemblées locales de la quasi-totalité des gouvernemens, n’était, à l’origine, qu’une œuvre d’assistance et de secours aux blessés. Elle a fini par compter dans ses hôpitaux plus de lits que la Croix-Rouge, plus que l’administration militaire elle-même.

Je revois encore, à Moscou, le prince Lvof, président de l’Union, m’en expliquant le mécanisme dans le bureau nu et sans luxe où il passe ses jours et ses nuits au travail : car on a peine à croire à la simplicité des Russes, à la facilité avec laquelle ils négligent l’apparat, le cérémonial, même le confort. Chez eux, le dernier souci d’un comité qui se fonde est bien de posséder un hôtel, des meubles, une livrée, un équipage… Rien de plus intéressant que la manière progressive dont l’Union est arrivée, un besoin en appelant un autre, à subvenir aux nécessités les plus diverses, équipant l’armée, lui fournissant des attelages, et, à la fin, des munitions même. On touche, par cette activité et par cette énergie, ce qu’il y a dans le peuple russe de plus décidé à vivre et à vaincre. On trouve là une haute expression du sentiment national. Pourtant, nos amis de Russie permettront-ils qu’on présente une observation et un regret ? Entre les organisations diverses qui se partagent les besognes de la guerre, il y a une émulation qui va peut-être trop loin, qui, poussée jusqu’à la rivalité, nuit à la collaboration, disperse au contraire les efforts. Certaines manifestations nous ont fait penser parfois à nos divisions gauloises, qui, au cours de l’histoire, ont été funestes à la patrie, ont fait la joie secrète de l’ennemi du dehors. M. Stürmer a été conduit, en ces derniers temps, à prendre, à l’égard de l’Union des Zemstvos et des Villes, des mesures restrictives, à interdire les congrès des divers comités de guerre. L’observateur impartial doit reconnaître qu’il se faisait à ces congrès un peu trop de politique. De même la Douma, dont la bonne volonté est certaine, qui a bien mérité de la défense nationale, n’est pas sans avoir commis quelques imprudences. Malgré l’appel patriotique d’une partie des chefs socialistes, il s’est produit, dans l’industrie de guerre, quelques grèves regrettables. N’ont-elles pas, pour une part, été la conséquence de discours que l’ouvrier russe, encore bien jeune, bien sujet aux entraînemens, est toujours disposé à prendre au pied de la lettre ? Les incidens de l’usine Poutilof ont coûté au général Polivanof le portefeuille de la Guerre. Ce n’était peut-être pas sans raison. Et le général avait-il assez calculé qu’une parole tombée de la tribune de la Douma peut avoir pour effet de ralentir la production de l’artillerie ?

Mais ces accidens sont peu de chose si on les compare à l’ensemble des résultats atteints, à la marche générale du pays vers une exploitation méthodique et une application rationnelle aux besoins de la guerre de ses immenses ressources. Les vastes proportions de la Russie, sa diversité, ses distances, la dissémination de ses centres de travail, ont alourdi, ralenti la mise en train et ne permettent pas que son effort se manifeste aux yeux aussi nettement que dans les grands pays de concentration industrielle comme la France et l’Angleterre. Qui pourrait se flatter de rassembler d’un coup d’œil le labeur de l’énorme Empire ? La guerre serait peut-être finie avant l’enquête. Tout ce qu’on peut demander au voyageur, c’est de rendre compte des signes qu’il a été à même de recueillir. En voici deux, parmi d’autres, qui expriment, d’une façon presque symbolique, la volonté de la Russie résolue à forger les instrumens de sa victoire.


Lorsque Napoléon fut arrivé en vue de Moscou, il s’arrêta longuement sur une éminence d’où la ville aux innombrables églises apparaît. Le « Mont des Moineaux » est une des promenades préférées des Moscovites. De là, quand le soir tombe et que le soleil s’incline sur les tours farouches et bizarres du Kremlin, allumant les bulbes dorés des cathédrales, la vaste cité où bat le cœur de la Russie semble encore plus mystérieuse.

Naguère, au pied de cette colline où Napoléon a médité et peut-être aperçu pour la première fois la folie de son entreprise, une usine allemande s’élevait. C’était la succursale d’une célèbre maison de Francfort, une des plus grandes fabriques de produits chimiques qui soient au monde. L’installation en était parfaite, le laboratoire peut-être le mieux monté, le plus complet qui existât en Russie. La bibliothèque était composée avec un choix excellent. Là, tout se trouvait réuni pour produire beaucoup, pour travailler vite et bien. En pleine guerre, des chimistes allemands y travaillaient même encore, lorsqu’un officier français, membre de notre mission technique en Russie, à la recherche d’ateliers pour le chargement des obus, découvrit l’an dernier cette oasis scientifique. D’abord, il fit envoyer les chimistes au fond de la Crimée. Puis, exploitant l’organisation allemande avec le réalisme de France, il adaptait, en quelques semaines, à la fabrication des munitions de guerre, les bâtimens de la société de Francfort. C’est ainsi qu’au pied du Mont des Moineaux, où le souvenir de Napoléon vit encore, l’ancienne usine de nos ennemis est devenue, par la collaboration franco-russe, un des centres d’approvisionnement les plus actifs de l’artillerie de nos alliés.

Depuis, sur un autre point de la banlieue de Moscou, une autre usine, élevée, elle aussi, par les Allemands, a été mise sous séquestre et réservée pour la préparation des explosifs. Une troisième sert à composer des gaz asphyxians. L’Allemagne n’avait pas prévu ces représailles lorsqu’elle avait installé à Moscou, avec ce coûteux déploiement de luxe scientifique, et pour mieux s’emparer du marché russe, des succursales de son industrie. C’est un acte de bonne guerre où l’on distingue un grain d’ironie française. C’est aussi un indice de l’activité, de la décision, de l’esprit pratique avec lequel notre mission militaire a aidé la Russie à résoudre le problème des munitions. D’autre part, du côté russe, il a fallu une intelligence élevée de la situation pour adopter les procédés de nos spécialistes, se mettre à leur école, suivre leurs conseils et s’en rapporter à leur expérience : il s’est formé une collaboration que les Russes ont eux-mêmes appelée « fraternelle. »

Nos officiers étaient arrivés avec des méthodes nouvelles et aussi avec des habitudes, une façon de voir les choses qui risquaient de ne pas s’accorder avec les habitudes et les idées de la Russie. Pourtant, il n’y a eu ni heurts, ni sérieuses difficultés. Après les hésitations inévitables de la mise en train ; tout a marché à souhait. M. Albert Thomas, pendant son voyage d’études, a pu encore constater l’importance des résultats obtenus. ; La mission, dès l’origine, ne comprenait pas moins de vingt-quatre officiers, techniciens remarquables, dont le Chef, le colonel P…, est une des autorités de nos arsenaux. Ces officiers français, que d’autres, peu à peu sont venus rejoindre, demandés par les autorités russes elles-mêmes, on les trouverait à l’œuvre sur les points les plus divers de l’Empire. On ne les rencontre pas seulement à Moscou, à Pétrograd, dans les grandes usines métallurgiques du Donetz. Il y en a jusqu’au Caucase, jusque dans le lointain Oural. Quelle grande idée donne de lui-même notre pays quand on le voit assez riche en talens et en hommes, assez généreux, assez intelligent des nécessités d’une guerre de coalition pour se priver de pareilles forces, ou plutôt pour comprendre qu’en les prêtant à ses alliés, qu’en aidant ses alliés à développer leurs moyens d’action, il avance le succès de la cause commune ! Tel est l’esprit qui vivifie les alliances. En même temps, ce sont des germes semés pour l’avenir. Aux industries de guerre créées sur son propre sol, la Russie devra, à la paix, de pouvoir se passer de l’Allemagne, dont elle était tributaire pour les produits chimiques. Ce sont même, en partie, des chimistes alsaciens, engagés volontaires ou officiers de notre armée, qui auront apporté à l’industrie russe le moyen de s’affranchir des Chimistes allemands. Tels sont les fruits que la Russie tirera de cette collaboration qui fait également honneur aux deux pays alliés. Mais cela, ce ne sont pas seulement les autorités militaires impériales qui l’ont compris. L’initiative privée s’en est aussi mêlée. Je sais tel riche marchand de Moscou, un de ces kouptzi dont l’audace dépasse souvent celle des hommes d’affaires américains, qui a fourni des fonds considérables pour l’installation d’une usine de guerre conforme au plan français, et la hardiesse de ce négociant moscovite a permis de réaliser d’un seul coup ce qui, sans lui, eût demandé des formalités, peut-être de longs délais.

Le koupetz, qui avance plusieurs millions de roubles pour la fabrication des explosifs selon la formule française, fait peut-être une affaire. Pourtant, il a confiance dans son pays, un sentiment national l’anime, il désire, il veut aider la victoire. La même passion, la même volonté se retrouvent dans une tout autre sphère. Deux moines, l’an dernier, deux dignitaires du clergé noir, se présentaient au colonel P… « Nous avons dans notre monastère, dirent-ils au chef de la mission française, des tours, de la main-d’œuvre. Nous pouvons produire tant d’obus par jour. Nous venons nous mettre à votre disposition. »

Ces moines étaient les supérieurs du couvent fameux de Serghiévo-Troïtsa (on dirait, à peu près, en français, la Trinité-Saint-Serge), qui se trouve à soixante verstes de Moscou. La « laure » de Troïtsa est assurément pour le voyageur une des plus remarquables curiosités de l’Empire, quelque chose de plus frappant que la laure de Saint-Alexandre Nevsky ou que celle de Kief, quelque chose, peut-être, de plus étrange encore que le Kremlin lui-même. Illustre à travers la Russie orthodoxe, ce monastère est une ville. Il est même une citadelle. Sans doute, ses tours et ses murailles ne tiendraient pas longtemps contre l’artillerie de notre siècle. Mais, au temps des faux Démétrius, les Polonais l’ont vainement assiégé. En 1812, les Français, dit-on, se seraient mis en marche pour s’emparer de ses richesses, et la légende veut qu’une intervention miraculeuse les ait égarés dans les forêts voisines. « En sorte, disait avec énergie le successeur des moines militans qui nous montrait l’étrange forteresse, en sorte que jamais l’étranger n’a foulé ce sol sacré. Depuis l’expulsion des Tartares, cette terre a toujours été russe, ces sanctuaires n’ont jamais été profanés. » Par-là, Saint-Serge est un lieu d’élection et de privilège, et c’est ce qui le désigne entre tous à la vénération des pèlerinages. Dans ce réduit national, les empereurs de Russie ont trouvé parfois un refuge, toujours une retraite pour la méditation. On voit, sur les remparts, les dalles qui marquaient la promenade de Pierre le Grand, et c’est là que le fondateur de la Russie moderne a médité son œuvre. A son tour, trois fois en trois années historiques, Nicolas II sera venu se recueillir, sera venu écouter « la voix de la terre russe » dans l’ermitage impérial qu’enferme Troïtsa : en 1912, après les cérémonies du centenaire de l’invasion napoléonienne, en 1913, pour le troisième centenaire de l’avènement des Romanof, — et enfin, au mois d’août 1914, quelques jours après la déclaration de guerre de l’Allemagne à la Russie.

Avec ses souvenirs, ses reliques, ses miracles, ses richesses, Troïtsa est un des points vitaux de la religion orthodoxe, un des lieux sacrés du patriotisme et de la foi russes. Quand on découvre l’amas de ses constructions multicolores, ses dômes et ses clochers inimitables, on serait tenté de se croire en face d’une ville chinoise. Quand on voit ses cloîtres et ses thébaïdes répandues aux solitudes d’alentour, on se trouve reporté à l’ascétisme des antiques églises d’Orient. Or, cette cité de moines, de théologiens et d’ermites est, en même temps, une grande cité industrielle. Qui croirait que, près de la châsse et des restes de Saint Serge, deux mille ouvriers travaillent pour la guerre ? Derrière les murs qui ont résisté aux Polonais et abrité Pierre le Grand contre les Strélitz en révolte, grâce aux richesses accumulées au cours des âges et qui, plus d’une fois, déjà, ont aidé à sauver l’Empire, on tourne aujourd’hui des obus qui serviront contre un envahisseur nouveau, contre l’envahisseur allemand. Serghiévo-Troïtsa remplit encore son rôle historique. Ainsi continuent de s’allier dans la guerre présente ces traditions nationales et ces traditions religieuses dont l’union fait comprendre ce que les Russes veulent dire quand ils parlent de la « Sainte Russie… »


La Sainte Russie a trouvé la Russie libérale à ses côtés dans la guerre, comme les « deux Frances » dont a parlé un jour un écrivain suisse, s’y sont rassemblées. Un fils de M. Milioukof, l’homme peut-être le plus « représentatif » du parti constitutionnel-démocrate, a été tué sur le front : ce sang aura scellé entre Russes un nouveau pacte. Et c’est un autre chef cadet qui a prononcé ce mot qui est plus qu’un mot d’esprit, qui est peut-être un mot historique : « Trois choses ont sauvé L’Europe : la France en gagnant la bataille de la Marne ; l’Angleterre en assurant la liberté des mers ; les libéraux russes en ne faisant pas de révolution. »

Cependant, il arrive en Russie que l’on entende encore parler de révolution. C’est même un propos de conversation courante. Il impressionne d’abord. Très vite, on s’aperçoit mieux qu’il ne correspond guère à la pensée des classes les plus éclairées ni des personnes les plus influentes. On remarque aussi que, là même où l’on parait appeler un profond changement politique, on ajoute toujours que le moment serait mal choisi, que les circonstances ordonnent la tranquillité et l’union à l’intérieur. Quiconque envisage une révolution ne conçoit jamais qu’une révolution « à terme, » une révolution qui devra être, à tout le moins, reportée après la guerre. A la longue, l’observateur est tenté de conclure que l’idée de révolution, en Russie, pourrait bien se survivre à elle-même, être en voie de passer à l’état d’habitude verbale. Il évoque même quelquefois le « mythe révolutionnaire, » dont la théorie a été faite par un sociologue français. Selon la nature des esprits, selon le degré de culture ou les intérêts des classes, selon les points de vue régionaux, toujours importuns en Russie, le mythe conserve plus ou moins de netteté et d’action, il subsiste à l’état plus ou moins pur. On peut constater qu’il s’altère davantage chez les hommes que leur situation ou leurs fonctions ont mis à même d’apercevoir les réalités et les difficultés des problèmes politiques nationaux. Le mot, digne d’un esprit véritablement politique, que nous citions tout à l’heure, montre qu’un certain nombre de réflexions ont fait leur chemin. Quoi ! l’absence de révolution en Russie a sauvé l’Europe au même titre que notre victoire de la Marne ? Mais comment une révolution qui ne serait pas bonne pour la Russie pendant la guerre le deviendrait-elle après ? Et l’idée, passant de l’absolu au relatif, le prestige n’en est-il pas atteint ?… Voilà ce que l’on peut se demander.

L’esprit de modération et d’opportunisme qui se manifeste chez les hommes les plus distingués parmi ceux qui représentent les idées libérales est assurément l’une des choses qui nous ont le plus vivement frappé. Un véritable esprit gouvernemental parait vouloir se former là. On en est déjà à « sérier les questions. » C’est que, en Russie comme ailleurs, la guerre a déterminé bien des réflexions, corrigé bien des points de vue. A la Douma, la constitution du bloc progressiste, qui exclut seulement l’extrême-droite et l’extrême-gauche socialiste, a eu pour effet de former une sorte d’opinion moyenne. Cette opinion s’exprime par des formules dont la bénignité surprend, indigne quelquefois les libéraux de l’âge héroïque, ceux qui en sont restés au programme des revendications intégrales. Un cadet comme M. Milioukof, par exemple, a renoncé pour le moment au principe du ministère responsable devant la Douma. Partisan du possible, il se contente de la formule du Bloc : « Un ministère composé d’hommes jouissant de la confiance publique. » Lorsque M. Milioukof est venu à Paris, au mois de mai, il a beaucoup surpris le rédacteur d’un de nos journaux socialistes en manifestant cette modération. Mais, parmi les Russes eux-mêmes, l’étonnement n’avait pas été moins vif. Et, dans l’opinion radicale, les troupes sont peut-être restées plus intransigeantes que les états-majors. Même il m’est arrivé d’entendre tels grands seigneurs un peu anarchistes, — et lorsque le grand seigneur incline vers l’anarchie, il n’est pas rare qu’il y verse, — se plaindre des professeurs et des avocats, traîtres à l’idéal de la liberté. Ces professeurs, ces avocats, ont seulement acquis de l’expérience, ce qui jusqu’ici manquait le plus au monde brillant de l’ « intelligentsia. » J’ai été frappé de la simplicité et du naturel avec lesquels un des députés les plus remarquables du parti cadet me dit un jour qu’il s’était trompé pendant toute une partie de sa vie en admettant que l’ère belliqueuse fût close pour l’humanité et qu’il regrettait amèrement son erreur. Rien dans notre conversation ne sollicitait un aveu de cette nature. Ce qu’il y avait de spontané, de libre, de sincère dans ces paroles, ce dédain de toute tricherie, de toute explication avantageuse, me donnèrent l’impression rare de la virilité et de la maturité intellectuelle. Le même levait les bras au ciel en parlant de ceux qui croient pouvoir, en Russie, négliger le fait monarchique, négliger aussi la puissance de sentiment, l’immense pouvoir de suggestion historique que le nom seul de l’Empereur représente… A notre avis, le nombre des partisans de l’idée constitutionnelle qui commencent à accepter l’idée d’une évolution régulière dans le cadre des institutions de l’Empire, peut être, en définitive, regardé comme accru et comme renforcé par les événemens de la guerre. Chez les « progressistes » eux-mêmes, doctrinaires plus entiers, théoriciens sévères, j’ai distingué quelquefois une hésitation. Oh ! sans doute, ils gardent une foi, une confiance inébranlable dans la vertu des institutions libres. Tout s’arrangera par la liberté, tous les problèmes seront résolus par elle, même les plus difficiles qui se posent à la Russie, celui des nationalités et des « allogènes » par exemple. De quel ton j’aurai entendu parler de donner « un Home rule à la Pologne ! » Cette admiration de la Constitution britannique, cette ardeur à l’imiter vont si loin qu’on serait parfois tenté de se demander si, pour achever la ressemblance avec le modèle anglais, il ne faudrait pas encore de l’eau tout autour de la Russie. Mais l’ironie ne serait pas de mise. On ne la comprendrait pas. Et les progressistes sont bien loin d’être seuls à rendre ce culte à la « Mère des Parlemens. » Peut-être justement ce culte, en dépit du caractère théorique de leur opposition, serait-il capable de les incliner, à la longue, à admettre la possibilité d’un accommodement aux institutions existantes. J’ai retenu la netteté avec laquelle M. E…, un des chefs les plus écoutés du progressisme, me dit un jour que, tout en n’étant pas certain que l’avenir dût voir cette évolution paisible sur laquelle d’autres comptent, il tenait au moins pour exclue l’hypothèse d’une « révolution sérieuse. »

Au fond, quel est le grand débat politique de la Russie d’aujourd’hui ? Il semble que, là-dessus, la guerre ait produit quelque clarté. S’agit-il d’obtenir le régime parlementaire intégral, avec ministère responsable ? Nous avons vu que, dans la gauche elle-même, les hommes politiques les plus clairvoyans ont rejeté au second plan cette partie de leur programme. Le « Bloc progressiste » est d’accord pour se borner à demander la présence au pouvoir d’hommes qui jouissent de la confiance de la nation. La formule est séduisante peut-être. Elle est assez captieuse aussi. Mais où sont ces hommes ? Qu’est-ce qui les désigne ? A quelles marques les reconnaître ? Et puis, des personnalités assez populaires auprès de tant de millions de Russes pour posséder leur confiance existent-elles ? Peuvent-elles même exister ? C’est, dit-on, l’objection qui s’est élevée jusqu’ici dans les cercles du pouvoir contre cet article fondamental du Bloc. Et l’objection n’est pas sans force. En réalité, la vraie question est une question de contrôle, et c’est à cela que se ramènent la plupart des conflits véritablement sérieux qui surgissent entre la Douma et le gouvernement.

Il est de mode d’accabler la bureaucratie russe, de la rendre responsable de tous les mécomptes et de tous les maux du pays. Il est vrai qu’elle a eu, qu’elle a encore à remplir une tâche immense et qu’elle se refuse à partager. Il est vrai qu’elle n’est pas infaillible, qu’elle a ses défauts, après avoir eu jadis ses tares. Mais pourrait-on se passer d’elle ? Et par quoi la remplacerait-on dans sa fonction historique ? Voilà peut-être le vrai problème. On devine ce que peut peser aux administrés l’omnipotente hiérarchie instituée par Pierre le Grand. Mais que deviendrait l’Etat russe privé de l’épine dorsale que son créateur lui a donnée ? On doit se le demander aussi et il serait imprudent de répondre à la légère. « Ne médis pas du tchine, il n’y a que cela de bien fait en Russie : » ce sont des paroles que Dostoïevski a mises dans la bouche d’un de ses personnages. Elles font réfléchir autant que ces suggestions d’un observateur attentif de la vie russe : « Avant de médire des tchinovniki, pensez au succès de l’œuvre énorme d’administration qu’ils ont réalisée et qu’ils continuent. Ces incommensurables pays soudés les uns aux autres, sans doute, à certains points de vue, il était plus aisé de les embrasser que s’il se fût agi de colonies éparses. Mais il faut dire qu’à d’autres égards leur juxtaposition rendait leur résistance plus périlleuse et que le frémissement de l’un d’eux menaçait toujours de se propager parmi tous. A travers cet immense Empire, un peu grâce à l’effort ininterrompu des tchinovniki aux casquettes multicolores, règne, analogue à la paix romaine, la paix russe[1]. »

On est sensible aux abus, aux lacunes du système. On néglige les services rendus. C’est une disposition d’esprit assez générale en Russie et nous avons longtemps connu la même en France. Nos penseurs, nos intellectuels, au XIXe siècle, ont commencé à réhabiliter l’Etat et ses organes du jour où ils ont été plus frappés de la protection et des avantages que la nation en retire que de la discipline à laquelle l’individu est astreint. Telle a été, chez nous, la leçon philosophique de 1810. La Russie n’a encore trouvé ni son Renan ni son Taine. Et nous savons bien qu’on reproche justement à la bureaucratie ce qu’elle n’a pas fait dans la guerre de 1914. Mais quel esprit dressé aux bonnes méthodes voudrait faire l’expérience de ce qui se fût passé si la Russie, au moment où elle devait affronter cette tourmente, eût été privée d’un des instrumens historiques de sa vie, de son développement et de son expansion nationale ?

Nous avons beaucoup entendu dire qu’on verrait « du nouveau » en Russie après la guerre. « Du nouveau, » c’est un mot qui se prête à bien des interprétations. Une rénovation peut se concevoir de bien des manières. Et souvent nous avons pensé au grand patriote russe qui, au commencement du XXe siècle, avait entrepris de rénover son pays et de réformer au lieu de révolutionner. Stolypine avait prévu les orages européens. Il avait voulu mettre la Russie en état de résistance et, pour cela, il l’avait réorganisée et fortifiée à l’intérieur. Avant lui, la Russie avait eu un empereur à l’esprit vaste et au cœur généreux, qui avait commencé une œuvre semblable à la sienne : Alexandre II a été assassiné. Avec Stolypine, la Russie a eu un ministre qui, ainsi que le proclame, à Kief, l’inscription de sa statue, a mérité la reconnaissance de la nation russe : il a été assassiné encore… Contre Stolypine, dont on oublie les services, et qu’on accuse d’avoir « consolidé la réaction, » il subsiste des rancunes qui n’ont pas désarmé. Ce serait à désespérer de la raison et du progrès, si cet homme d’Etat n’avait laissé aussi des admirateurs et des élèves. Et nous avons été frappés de voir son portrait à la place d’honneur dans bien des maisons : chez un octobriste comme M. Goutchkof ou chez un nationaliste comme le comte Bobrinski. Son école est celle de la politique nationale et du bon sens. Ceux qui la représentent, c’est par exemple M. Sazonof qui vient de quitter, vaincu par la fatigue, un poste où il s’est montré à la fois patriote russe, fidèle ami de la France et bon Européen. C’est encore M. Krivochéine qui a été au pouvoir et qui sans doute y reviendra. Il semble qu’il y ait là une précieuse réserve pour la nation.

Les Russes aiment citer ce mot d’un de leurs poètes : « Avec l’esprit, on ne comprend pas la Russie. Avec une archine on ne la mesure pas. Pour connaître la Russie, il faut croire et avoir la foi. » Plus qu’aucun autre, la Russie est le pays des surprises. On en éprouve à chaque pas, et de tous les genres. On y rencontre des : libertés, qui étonnent d’abord sur cette terre de l’autocratie, qui choquent même un peu les Français accoutumés à la centralisation et à l’omnipotence de l’Etat. C’est ainsi qu’il existe à Pétrograd une vaste et riche Université réservée aux femmes. C’est une institution privée, dont le conseil d’administration est indépendant. Pourtant, le recteur choisi par le conseil reçoit des appointemens de l’Etat. Les diplômes obtenus par les étudiantes de cette Université libre ont la même valeur que ceux de L’Etat. Le professeur qui me montrait les salles de cours et les bibliothèques était un vieux libéral, un élu de la première Douma, et qui jadis avait fait de la prison pour la cause : je pus lui dire qu’en France on ne concevait pas la liberté d’enseignement poussée à ce point. S’agit-il d’institutions populaires ? Notre démocratie n’a pas l’idée de ce qui a été tenté, — à quelques pas de la célèbre forteresse de Pierre et Paul, — par un membre de la famille impériale, et avec quel succès ! Le Narodni Dom, la maison du peuple, a été fondée par le grand-duc d’Oldenbourg pour donner à la population modeste et ouvrière de Pétrograd un lieu de réunion et des récréations artistiques. C’est aujourd’hui un palais, qui renferme plusieurs théâtres, où, pour quelques kopeks, trente mille personnes peuvent chaque soir entendre l’opéra, le drame, la comédie, où les plus illustres chanteurs, ceux dont le cachet se paye plusieurs milliers de roubles, ne dédaignent pas de se faire entendre. On mange aussi, au Narodni Dom, et des cuisines gigantesques y préparent des repas appétissans, quoique économiques. M. Poincaré, à l’un de ses voyages officiels en Russie, a visité ce palais du peuple. C’est en effet une des curiosités de la Russie contemporaine qu’une pareille institution, dont l’équivalent n’existe pas ou bien végète dans les pays de démocratie à tendance socialiste, et qui prospère dans l’Empire des tsars. Mais la Russie n’est-elle pas la terre de ces apparentes contradictions ? N’a-t-elle pas la République et le régime des assemblées à ses origines et dans son passé, avec Monseigneur Novgorod la Grande et la Vetché ? Est-ce que le servage, au lieu d’être une survivance, n’a pas été chez elle une fondation des temps relativement modernes ? Est-ce qu’elle n’a pas pratiqué le communisme bien avant qu’il eut été prêché en France et en Allemagne ? Est-ce qu’enfin la hardiesse de ses législateurs n’a pas étonné bien souvent, au point qu’on a pu dire du code de Catherine II qu’il contenait des axiomes « à renverser des murailles ? »

Je n’ai jamais eu l’impression que la Russie pouvait se définir le pays de l’inattendu autant que le jour du mois de février 1916 où l’Empereur est venu « prier avec la Douma. » C’était un coup de théâtre, en effet : pour la première fois depuis que l’institution existe, le souverain paraissait au palais de Tauride. L’assemblée, prorogée, puis convoquée de nouveau, revenait en session d’assez mauvaise humeur. Une heure à peine avant la séance de rentrée, le président était officiellement averti que Sa Majesté en personne allait venir. J’étais dans la salle des Pas-perdus du palais jadis construit pour Potemkine, et où se réunissent aujourd’hui les représentans du peuple russe, lorsque cette nouvelle imprévue se répandit. Elle illumina aussitôt les visages, et si quelques démocrates notoires s’éclipsèrent, ce fut pour aller revêtir la redingote qui leur paraissait convenir à la solennité de la circonstance. Bientôt, Nicolas II, sans apparat, en simple uniforme de campagne, avec une suite peu nombreuse, entrait au milieu d’une double haie de députés dont beaucoup portaient la chemise paysanne et qui acclamaient avec enthousiasme le Gossoudar Imperator. Pour le témoin étranger, il y avait là une inestimable manifestation de loyalisme et d’union nationale, qui détruisait les spéculations intéressées que l’ennemi de Berlin fondait de longue date sur les divisions de la Russie. On lisait la satisfaction du patriotisme sur le visage rayonnant du président Rodzianko qui, dans son incarnation nouvelle, garde sa belle prestance de colonel de cavalerie. Quelques instans plus tard, l’assistance entière s’agenouillait, priait avec les prêtres devant les saintes images, pour le tsar, pour la famille impériale, pour la Russie, remerciait Dieu pour les succès que les armées russes venaient, peu de jours auparavant, de remporter sur les Turcs. La voix puissante du président de la Douma dominait les autres, donnait le ton à ce chœur des classes et des partis. Et ce qui frappait peut-être le plus vivement le spectateur venu d’Occident, c’était ce mélange des pompes religieuses à la vie politique. Des chants sacrés dans cette Douma dont l’esprit est si libre ! C’était pour nous comme un paradoxe. C’est un fait, pourtant, que l’anticléricalisme, en Russie, n’est pas une opinion politique et que l’on voit, — sauf chez les progressistes et à l’extrême gauche, — des popes siéger parmi les groupes les plus avancés… A part les socialistes, dont les bancs d’ailleurs étaient vides, tous les députés, debout, chantèrent l’hymne national, tandis que l’Empereur, affable et grave à la fois, traversait la salle des séances. Parmi les circonstances tragiques qu’a déjà connues son règne, au milieu d’événemens nouveaux dans l’histoire de Russie, de problèmes que n’ont pas eu à résoudre ses prédécesseurs, Nicolas II a toujours su prendre les décisions et les initiatives nécessaires. Nous avons, pendant cette journée du palais de Tauride, suivi avec un intérêt puissant l’expression, les regards, les mouvemens de ce souverain qui commande à 175 millions d’hommes. Sur son visage, avec quelle rapidité succédaient, aux signes d’une émotion contenue, ceux d’une attention clairvoyante appliquée aux moindres détails de cette scène historique ! On sentait que, parmi les dons qui aident l’Empereur à venir à bout de sa tâche, il possède ceux de l’observation, du jugement et de la mémoire. Il a aussi la volonté. Au cours de cette guerre contre l’Allemagne, Nicolas II, invariable dans ses résolutions, aura été le centre vivant de la résistance de l’Empire. Par son ferme propos de vaincre Guillaume II, à qui il ne pardonnera ni ses outrages, ni sa félonie, il fait penser à ce qu’un historien russe a écrit d’Alexandre Ier. « Convaincu par l’expérience de longues années que ni les pertes infligées à Napoléon ni les traités conclus avec lui ne pourraient arrêter son ambition, Alexandre résolut de poursuivre la guerre jusqu’au renversement de son ennemi. » Ce qu’a fait le tsar de 1814, le tsar de 1914 le recommence, mais contre l’héritier de celui que ses prédécesseurs du XVIIIe siècle avaient nommé « l’outrecuidant voisin. » Et si les Hohenzollern ont été le « rocher de bronze » de l’Etat prussien à travers les péripéties de l’histoire, le granit des Romanof n’est pas moins dur. Le sentiment de l’intérêt national et la tradition dynastique s’unissent chez Nicolas II pour le déterminer à conduire la guerre jusqu’au bout. Quand il n’y aurait pas sa parole loyale donnée aux Alliés, sa conscience lui interdirait encore de laisser à son fils un Empire plus petit que celui qu’il a reçu de son père. Partie du trône, cette inébranlable volonté anime les ressorts de l’État, se propage aux extrémités de la nation. Elle est, pour la Russie en guerre, une de ses plus grande forces, une de ses sécurités.


L’Allemagne, pourtant, a pu croire qu’elle trouverait en Russie des influences favorables et qui agiraient pour elle. Elle espérait, par exemple, avoir convaincu une partie de l’opinion conservatrice que l’Empire allemand représentait à travers le monde les principes de l’ordre et de l’autorité. S’il existe des conservateurs, en Russie, qui nourrissent une illusion pareille, il faut croire qu’ils évitent la société des Français, car je n’en ai pas rencontré. Au surplus, il est notoire que l’Allemagne souhaitait à ses adversaires de l’Est une révolution qui les eût affaiblis, voués au désordre et à la défaite. Longtemps, ses journaux ont eu une rubrique de « la fermentation en Russie » qui, depuis quelques mois, a disparu faute d’alimens. Car l’Allemand est conservateur pour lui-même et révolutionnaire à l’usage des autres. C’est une vérité d’expérience qu’a encore démontrée la machination allemande de Dublin et la tentative de « République irlandaise. » La Russie conservatrice a été sensible à cette preuve. Il n’en est pas moins vrai que la propagande allemande sait très bien souffler le chaud et le froid et, quand l’extrême droite lui manque, se rabattre sur l’extrême gauche. Ainsi, une partie du monde socialiste russe s’est germanisée par l’influence de Karl Marx. Par lui, a été acquise l’indulgence a tout ce qui était allemand et, jusque dans la guerre, c’est la monarchie autoritaire et militaire des Hohenzollern qu’i aura bénéficié des doctrines marxistes chez leurs dociles élèves de la démocratie sociale russe. Il est à remarquer que les groupes libertaires ont réagi tout différemment. Indépendans par les idées, ils sont même, on peut le dire sans raillerie ni paradoxe, les héritiers d’une certaine tradition nationale : la passion des peuples slaves pour la liberté, leur goût pour l’égalité de partage n’a cessé de se manifester au cours de l’histoire… Du fond de l’exil même, les libertaires les plus illustres ont élevé la voix contre l’Allemagne. Leur protestation a été comme l’écho de celle que Bakounine, adversaire de Karl Marx, avait fournie dès 1871 : « L’Empire knoulo-germanique, écrivait Bakounine, que le patriotisme allemand élève aujourd’hui sur les ruines de la France, promet de surpasser en horreur l’Empire de toutes les Russies. Voyons, l’Empire russe, tout détestable qu’il est, a-t-il jamais fait à l’Allemagne, à l’Europe, la centième partie du mal que l’Allemagne fait aujourd’hui à la France et qu’elle menace de faire à l’Europe tout entière ? » Il y avait du prophétisme dans ces paroles d’un révolutionnaire qui avait déjà soutenu contre les socialistes allemands des luttes pénibles. Et l’on y découvrirait aussi, peut-être, les traces d’un nationalisme nouveau, qui, conjugué avec l’idée libérale et appuyé sur elle, commençait du temps de Bakounine, à se répandre en Russie.

L’école historique contemporaine, dont Albert Sorel aura été l’un des maîtres, a fait une découverte qui, dans le domaine de la politique et de la sociologie, peut être regardée comme équivalant à celles de la science dans le monde physique. Grâce à cette découverte, nous pouvons comprendre aujourd’hui les formidables mouvemens dont l’Europe a été agitée au cours du XIXe siècle. Tour à tour, en s’éclairant, en se libérant, en prenant conscience d’eux-mêmes, les peuples contemporains se sont élevés à l’idée de nationalité et à l’idée de race. Un instinct puissant les a poussés à rompre l’ancienne organisation de l’Europe pour s’agglomérer selon leurs affinités. De là, les guerres pour l’indépendance et pour l’unité que l’Allemagne, l’Italie, puis les populations balkaniques, auront successivement entreprises. Et puis, un jour est arrivé où les États formés, comme l’Empire allemand, au nom du principe des nationalités, se sont sentis à l’étroit entre leurs frontières. L’expansion est devenue pour eux un besoin. Le droit des nationalités voisines a été méconnu. Il a même commencé à leur apparaître comme une menace. Alors naît la tentation de briser par la force les aspirations à l’indépendance et à l’unité de ces races, détestables rivales, qui veulent s’affranchir et vivre leur vie à leur tour : telle a été la cause profonde de la guerre de 1914, l’existence de la Serbie faisant obstacle à l’expansion allemande. Ainsi s’est produit le choc du monde germanique et du monde slave que Renan avait annoncé, où la fatalité devait entraîner la France. En Russie et dans les pays balkaniques, l’opinion publique se sera éveillée plus tard qu’en Italie et en Allemagne à la conception des nationalités. Elle s’est passionnée pourtant, à son heure, pour le principe idéal qui a déterminé de nos jours les grandes luttes des peuples. Eh bien ! la guerre de 1914 aura-t-elle eu le même caractère de croisade que la guerre de 1877, la guerre sainte du slavisme pour la délivrance des frères opprimés ? C’est un des points que, pendant notre voyage, nous avons cherché à éclaircir.

Il est bien remarquable que le règne d’Alexandre II, rempli par tant de réformes généreuses à l’intérieur, ait été marqué à l’extérieur par une grande tentative pour réaliser le programme slavophile. L’affranchissement des paysans au dedans avait ainsi pour corollaire au dehors la libération des chrétiens encore soumis au joug des Turcs. Dans une certaine mesure et sous une forme nouvelle, ce parallélisme se sera revu de nos jours. Assoupi depuis les déceptions du congrès de Berlin, remplacé par l’attrait des conquêtes d’Extrême-Orient, le mouvement slave n’a repris de vigueur qu’à partir de 1905. Il a accompagné le renouveau libéral, suivi les premiers pas de la vie constitutionnelle. En même temps que la Douma, ont reparu les congrès du slavisme. On les a appelés « néo-slaves. » C’était une renaissance, en effet, à laquelle manquaient seulement peut-être les apôtres, les excitateurs et les poètes de l’école primitive, une renaissance qui n’aura trouvé ni un Kalkof ni un Ignatief. Plutôt qu’une doctrine, c’était une opinion diffuse qui s’exprimait par des désirs ou par des doléances, et non pas par un programme. Le gouvernement russe, profondément attaché à la paix, soucieux de ne pas troubler l’Europe, de ne soulever aucune cause de conflit, sachant surtout très bien que c’était par l’Orient que viendraient les complications redoutables, s’appliquait à apaiser les esprits, à atténuer les chocs. Il écartait les excitations, et, d’autre part, il s’abstenait de relever les provocations des deux Empires germaniques. Non seulement dans les comités slaves, mais dans la presse, dans le grand public, cette attitude n’était pas toujours approuvée ou, en tout cas, n’était pas comprise. Cette prudence paraissait de l’effacement. Plus d’une fois, la Douma a demandé que la Russie suivît, en Orient surtout, une politique plus résolue et plus active. En 1909, lorsque, pour éviter la guerre, le gouvernement russe, quoi qu’il lui en coûtât, reconnut l’annexion de la Bosnie, l’opinion publique fut certainement froissée dans une fibre profonde. Aurait-il été possible, en 1914, d’aller plus loin dans la voie des concessions, de laisser tomber le nouveau défi de l’Empire allemand et de livrer aux Puissances germaniques, avec les Serbes, tout l’Orient chrétien ? En admettant même que, par ce moyen, on eût évité la guerre, détourné l’agression préméditée de l’Allemagne, qu’eût pensé cette fois le peuple russe de cet abandon sans retour de ses frères de race ? Il y aurait eu un mécontentement profond, des manifestations populaires, qui sait ? peut-être des émeutes, ont répondu plusieurs députés libéraux à la question que je leur posais sur ce point. L’un d’eux me dit même ce mot qui, semble-t-il, éclaire beaucoup de choses : « En politique étrangère, le parti libéral n’a pas de doctrine. Mais il a des sentimens. »

C’est un sentiment, en effet, et un sentiment presque irrésistible, qui a poussé la Russie à prendre la défense des Slaves de l’Orient contre l’Allemagne, comme elle l’avait prise autrefois contre les Turcs. Mais c’est un sentiment populaire, un instinct confus des masses, qui n’aura pas trouvé de doctrinaires dans les partis. Jadis, le slavisme n’avait été pour le peuple russe qu’un des aspects de sa tradition nationale, monarchique et religieuse. Il semble que, de nos jours, il ait trouvé pour se réveiller, un autre levain. Libéralisme et nationalités : un demi-siècle avant, ces deux élémens réunis avaient travaillé l’Italie et l’Allemagne, où le patriotisme unitaire, le patriotisme de race, avait commencé par être libéral et, comme disait Metternich, jacobin. Sous une forme nouvelle, sans doute, plutôt comme une association de forces que comme une association d’idées, la rencontre des deux principes se sera reproduite de nos jours dans le monde russe. En tout cas, le problème des nationalités slaves de l’Orient se sera posé pour lui dans la première phase de sa vie constitutionnelle, et il l’aura résolu par l’intervention. Telle est la comparaison que l’on peut faire de ce mouvement national avec les grands mouvemens nationaux du XIXe siècle qui, eux aussi, avaient eu pour conséquence de vastes guerres. En tenant compte de la différence considérable des situations, il est possible, à l’aide de ce rapprochement, de commencer à comprendre la marche des esprits dans la Russie contemporaine.

Cependant, l’idée slave a subi une déception arrière. La trahison bulgare a profondément troublé les cœurs. La Bulgarie, fille chérie du slavisme, où tant de Russes avaient des amitiés, des liens, des sympathies, à qui, souvent, allaient même leurs préférences, avait déjà désobéi bien des fois, manqué gravement à l’union de race, laissé pressentir son ingratitude. En 1913, en se livrant, malgré l’avertissement solennel du Tsar, à sa passion de vendetta, elle avait annoncé la rupture. Cette fois, elle l’a consommée. Ses plus fidèles amis, ceux qui avaient encore voulu excuser la « nuit perfide » du 17/30 juin 1913, ont dû se détourner d’elle. Le coup a été douloureux pour les slavophiles. Il rappelle la première désillusion que les précurseurs du slavisme avaient ressentie lorsque, au congrès de 1867, ils avaient dû s’apercevoir que la langue, la religion, les mœurs, les intérêts nationaux divisaient les Slaves, empêchaient de concevoir non seulement l’espérance d’une unité à peu près comparable à celle des peuples italiens et des peuples germaniques, mais l’espoir d’une simple fédération. L’irréparable rupture de la Bulgarie aura définitivement conduit à reconnaître que cette triste réalité, vaguement entrevue en 1867, gouvernait la politique balkanique. C’est pourquoi elle aura engendré peut-être plus de tristesse que de colère.

L’expérience pourrait bien avoir refroidi, chez les Russes, le sentiment de la fraternité slave. Elle n’a rien changé, pourtant, à leur haute estime ni à leurs sympathies pour les Tchèques, dont le sort futur les intéresse vivement. Elle a renforcé leur amitié pour les Serbes et leur détermination de rétablir la Serbie dans ses droits. Plus d’un slavophile, au nom du principe des nationalités, avait admis, jusqu’à la défection des Bulgares, la thèse des théoriciens et des politiques de Sofia quant à la Macédoine. Aujourd’hui, leur point de vue est retourné. Le président du plus important des comités slaves nous disait qu’il avait longtemps jugé que, selon l’ethnographie et le droit, la Macédoine devait appartenir aux Bulgares, mais que, maintenant, il pensait résolument qu’en vertu de l’histoire et de la justice de la guerre, elle devait faire retour aux Serbes. Enfin, la Pologne elle-même a bénéficié de cette révision générale des idées. A la faveur des événemens, bien des souvenirs irritans sont tombés. Un rapprochement s’est fait, précisément, sur le terrain commun de la lutte contre le germanisme. Il m’a été donné, par exemple, de voir l’accueil empressé que l’aristocratie moscovite réserve aux réfugiés polonais. C’est par milliers que les Polonais du royaume sont venus chercher un asile à Moscou, où le consul général de France à Varsovie les a accompagnés. La Pologne aura encore, dans cet exode, au milieu d’épreuves nouvelles, montré sa vitalité, attesté sa volonté de renaître. A Moscou, l’élite polonaise, qui entretient la tradition et le feu sacré de la nationalité, a reconstitué ses œuvres, réouvert ses cercles, où le Français de passage est toujours cordialement reçu. Aux vœux et aux espérances des Polonais, que fortifient les déclarations de l’empereur Nicolas II, le voyageur français, en 1916, peut répondre que jamais, depuis les partages, l’horizon de la Pologne n’a été si clair. La Prusse elle-même n’a-t-elle pas rompu le vieux pacte des trois Cours qui, si longtemps, avait réduit à l’impuissance le bon vouloir de la Russie ? C’est pourquoi l’avenir de la nationalité polonaise se trouve lié à la défaite du germanisme et à la victoire des Alliés.


La guerre a produit à peu près les mêmes effets chez tous les peuples qu’a surpris l’agression de l’Allemagne. Menacés dans leur indépendance et dans leur être, ils se sont repliés sur eux-mêmes. Ils ont soumis à un sévère examen leurs idées anciennes. Ils ont attaché plus de valeur à leurs intérêts nationaux. La Russie n’a pas échappé à cette règle. La guerre, en particulier, a éveillé son attention sur les dangers que la pénétration et la colonisation allemandes présentaient à l’intérieur. De là sont parties les campagnes d’épuration du Novoie Vremia, qui, à la Douma, ont trouvé leur écho. Quant au dehors, la Russie s’est mise à désirer une politique active et positive, propre à lui apporter les réalisations que les efforts et les sacrifices qu’elle a faits dans la guerre lui permettent d’espérer.

Ici encore, il est bien remarquable que le programme maximum de la politique étrangère russe soit le plus souvent présenté par les élémens libéraux. M. Milioukof, par exemple, qui est, pour les questions extérieures, le spécialiste le plus distingué et le porte-parole ordinaire des partis de gauche, a témoigné, en plusieurs occasions, ses tendances à une sorte d’impérialisme radical. Sur maints sujets, ses idées paraissent aller beaucoup plus loin que celles du gouvernement russe, telles que les exprimait en particulier M. Sazonof. à y a là, pour l’historien, quelque chose d’assez semblable au nationalisme qui se développait dans le libéralisme français sous la monarchie de Juillet et en opposition avec elle.

Il pourra devenir important d’observer de très près le caractère, les manifestations et le développement de ce nationalisme libéral. Nous ne pensons pas qu’il doive se former une Russie des Jeunes-Russes. Et l’on s’avancerait peut-être avec imprudence dans les voies de l’analogie, en affirmant que des Jeunes-Russes apporteraient nécessairement à la France la même désillusion que les Jeunes-Turcs lui ont ménagée. On s’étonne cependant, on éprouve un certain malaise chaque fois que l’on découvre dans les milieux de gauche les traces d’une rancune inapaisée contre la France. Cette rancune, on en connaît l’origine. On sait de quelle erreur d’optique, de quelle injustice elle procède. Beaucoup de libéraux russes reprochent à la démocratie française d’avoir manqué à ses principes et à ses devoirs en se désintéressant de la politique intérieure de la Russie, en ne les appuyant pas contre le gouvernement qu’ils combattaient. Seuls, parmi eux, les esprits politiques consentent à reconnaître que la France devait se faire scrupule, s’interdire même d’intervenir dans les affaires intérieures de son alliée, que les convenances et les usages le voulaient, que, sans cette condition essentielle du « chacun maître chez soi, » l’alliance n’eût pas duré. Mais le propre de l’esprit de parti est d’étouffer les autres sentimens. En Russie, il a conduit souvent les milieux radicaux à l’iniquité vis-à-vis de la France. C’est ainsi que les journaux avancés ont parfois tenu un langage peu sympathique à l’égard de notre pays, attaqué des personnalités françaises. L’organe des Cadets, la Retch, pendant les jours décisifs de la fatale semaine de juillet 1914, est allé jusqu’à insinuer que la France hésitait à remplir les obligations de l’alliance. Sans doute, la communauté des batailles a chassé ces mauvais souvenirs et renouvelé l’atmosphère. Mais les partis ont quelquefois, comme les nations, des rancunes traditionnelles plus fortes que la raison elle-même. On peut espérer que, chez les libéraux-russes, la tradition changera de nature et de place. Pour le moment, il faut bien tenir compte d’un préjugé que j’ai encore entendu exprimer, toujours avec courtoisie, mais pourtant avec force.

Cette observation doit nous rappeler que, si l’alliance franco-russe s’est nouée par l’accord réciproque et la convenance des intérêts, un autre élément y a eu sa part. C’étaient les liens de la civilisation et de la langue. Il serait enfantin de s’imaginer que Russes et Français fussent nés et dussent toujours naître doués d’amour les uns pour les autres. L’histoire est là pour montrer que cet attrait mutuel ne s’est manifesté qu’à la longue. En dehors des nécessités d’Etat, des lois de l’équilibre européen, et peut-être, si l’on y tient, de la ressemblance de quelques traits superficiels du caractère, ce qui a servi au plus haut point le rapprochement franco-russe, c’est que, depuis au moins un siècle, l’élite de la Russie était devenue française de langage et de mœurs. Cela n’empêchait pas qu’on se battit. Mais cela formait comme un pont, même en cas de bataille. Dans la grande cour du Kremlin, on est surpris de voir l’inscription qui commémore la prise des canons de l’armée napoléonienne rédigée d’un côté en russe, de l’autre en français. Cette vieille et forte habitude a puissamment agi pour nouer l’alliance. Les hommes qui l’ont faite, du côté russe, empereurs, ministres, aristocrates, possédaient notre langue et nos usages, connaissaient et aimaient nos lettres et nos arts. C’est par-là qu’ils étaient surtout nos parens. L’alliance franco-russe n’aurait jamais été si intime, si elle n’avait bénéficié de ce qui subsistait en Russie de la société de l’ancienne Europe, fondée sur l’universalité de notre langue et la prééminence de notre civilisation.

Dans la Dame de Pique, nouvelle de Pouchkine dont l’action se passe à la fin du XVIIIe siècle, et d’où l’on a tiré un des opéras les plus populaires du répertoire russe, on voit une gouvernante reprocher à des jeunes filles de bonne éducation de danser « comme des servantes » des danses de leur pays. Danse, costume, idiome national : c’étaient alors, ce furent longtemps des choses qu’il convenait de laisser aux paysans. Mais, au cours des années, on a vu se réhabiliter ce qui était proprement russe. La Russie s’est créé une littérature, un art, les instrumens d’une éducation capable de se suffire à elle-même. Un observateur renseigné comme M. Emile Haumant, dans son bel ouvrage sur la Culture française en Russie, a pu noter que l’étudiant russe perdait de son aptitude célèbre au polyglottisme à mesure qu’il sentait moins vivement, pour le développement de son esprit, le besoin de posséder à fond les langues étrangères. Quant au français, en particulier, indépendamment de la concurrence que l’allemand a pu lui créer parmi les marchands comme chez les intellectuels, il reste une distinction de la naissance, le signe d’une éducation supérieure, en un mot une marque aristocratique. Presque tous les libéraux auxquels nous faisions allusion tout à l’heure le parlent à la perfection. Beaucoup ont étudié en France. Toutefois, ils représentent des élusses qui sont russes et ne sont que russes. Mandataires, ils ne pourront manquer de subir à la longue l’influence de leurs mandans. Leur personnel même ne se recrutera peut-être pas toujours dans la même élite. Si une classe nouvelle se développait, si des élémens, qui, jusqu’ici, se tenaient à un niveau intellectuel et social trop bas pour prendre part aux affaires, y apparaissaient, y faisaient sentir leur influence, il faudrait évidemment compter avec la possibilité d’un changement d’esprit, et les relations dont la fréquentation d’une Russie francisée nous a fait prendre l’habitude pourraient revêtir alors un caractère différent.

Ce sont d’ailleurs les vues d’un avenir lointain. Les vraies préoccupations du jour sont et doivent aller à la guerre, la guerre qui, selon la parole énergique de sir Edward Carson, « avale tout. » Et la guerre aura très certainement pour effet de précipiter et de cristalliser les tendances nationalistes qui, en Russie comme dans la plupart des pays européens, s’annonçaient déjà si nettement depuis quelques années. Ce nationalisme, nous croyons en avoir montré les formes et les manifestations diverses. Il représente, à coup sûr, dans la lutte que la Russie soutient en ce moment contre trois adversaires, un élément qui, joint à ses forces traditionnelles, constitue pour l’Empire un gage d’endurance et, par conséquent, de victoire.


JACQUES BAINVILLE.

  1. Louis Arqué, Les modifications dans l’équilibre des classes sociales en Russie.