Quatre dialogues sur la peinture/Dialogue II

Traduction par Léo Rouanet.
Librairie Honoré Champion (p. 5-40).



DIALOGUE PREMIER


Mon intention en allant en Italie, où je fus envoyé par mon Roi, n’était pas de chercher d’autre profit ni d’autre honneur que de bien faire. Je n’avais en vue nul autre intérêt, tel que les bonnes grâces du pape ou des cardinaux de sa cour.

Et pourtant, Dieu le sait et Rome le sait, si j’avais voulu demeurer en cette ville, les facilités ne m’eussent sans doute pas manqué, tant par moi-même que par la protection de personnes haut placées dans la maison du pape. Mais toutes ces pensées étaient en moi si amorties que d’autres, plus nobles et plus de mon goût, ne les laissaient même pas traverser mon imagination ; lesquelles pouvaient sur moi beaucoup plus qu’aucune convoitise de bénéfices ou d’expectatives, que j’aurais au moins pu emporter avec moi, comme font ceux qui vont à Rome. La seule chose que j’eusse toujours présente, c’était en quoi je pourrais servir par mon art le Roi, notre maître, qui m’avait envoyé en ce pays ; cherchant toujours en moi-même comment je pourrais dérober et emporter en Portugal les gentils chefs d’œuvre de l’Italie, pour le plus grand plaisir du Roi, des infants, et du sérénissime seigneur l’infant Dom Luiz2.

Je me disais : « Quelles forteresses ou cités étrangères n’ai-je pas encore en mon livre ? Quels édifices éternels, quelles pesantes statues y a-t-il encore en cette ville, que je n’aie dérobés et que je n’emporte, sans charrettes ni navires, sur de légers feuillets ? Quelle peinture en stuc ou grotesque découvre-t-on dans les excavations et les ruines tant de Rome que de Baies ou de Pouzzoles, dont le plus curieux ne se trouve esquissé sur mes cahiers3 ? »

Et je ne savais œuvre antique ou moderne de peinture, sculpture, ou architecture, du meilleur de laquelle je n’eusse pris quelque souvenir. Car il me semblait que c’étaient là les plus excellentes prébendes et expectatives que je pusse emporter avec moi, les plus glorieuses et les plus profitables pour le service de mon roi, et les plus de mon goût. Et, en cela, je ne pense pas m’être trompé, encore que d’aucuns me le disent.

En sorte que, comme c’étaient là tous mes soins et mes seules requêtes et sollicitations, je n’avais d’autre cardinal Farnèse4 à accompagner, ni d’autre Dataire à me rendre favorable que d’aller visiter un jour Don Giulio de Macédoine5, enlumineur des plus célèbres ; un autre, maître Michel-Ange ; aujourd’hui, le noble sculpteur Baccio6; demain, maître Perino7, ou Sébastien de Venise8; et, parfois, Valerio de Vicence9, ou Jacopo Mellequino10 l’architecte, ou Lattanzio Tolomei11. La connaissance et l’amitié de pareils hommes m’étaient beaucoup plus précieuses que celles de n’importe quels autres plus éminents ou plus illustres, s’il en pouvait être en ce monde. Et Rome les tient en la même estime. De leurs personnes et de leurs œuvres je recueillais pour mon art quelque fruit et enseignement, et je me récréais à deviser avec eux de maintes choses excellentes et nobles ou l’antiquité aussi bien que des temps nouveaux. Et principalement je prisais si fort maître Michel-Ange que si je le rencontrais, soit chez le pape, soit dans la rue, nous ne consentions à nous séparer que les étoiles ne nous signifiassent la retraite. Et Dom Pedro Mascarenhas12 l’ambassadeur peut être bon témoin combien c’était chose étonnante et difficile, comme aussi des mensonges13 que certain jour, à l’issue de vêpres, Michel-Ange dit à lui et au cardinal Santiquattro14, au sujet de moi et d’un mien livre où j’avais dessiné les choses de Rome et d’Italie.

En effet, je ne dirigeais mes pas et mon chemin autre part que vers le temple majestueux du Panthéon15, dont je faisais le tour pour en noter toutes les colonnes et les membres ; vers les mausolées d’Hadrien et d’Auguste, le Colisée, les thermes d’Antonin et de Dioclétien, les arcs de Titus et de Sévère, le Capitole, le théâtre de Marcellus, et vers tous les autres monuments remarquables de cette ville, dont je ne me rappelle plus les noms. Parfois aussi, on ne pouvait m’arracher des magnifiques Chambres du pape, où j’allais seulement parce qu’elles sont peintes de la noble main de Raphaël d’Urbin. Et je préférais de beaucoup les antiques hommes de pierre sculptés sur les arcs et les colonnes des vieux édifices à ceux, plus changeants, qui nous importunent de toute part. Et j’apprenais davantage d’eux et de leur muette gravité.

Or, entre temps que je passais ainsi à Rome, je dus certain dimanche, comme j’avais accoutumé ce jour-là, aller faire visite a messer Lattanzio Tolomei. C’était lui qui, avec l’aide de messer Blosio, secrétaire du pape, m’avait procuré l’amitié de Michel-Ange. Et ledit messer Lattanzio était un personnage très considérable, tant par la noblesse de son esprit et de son sang (il était neveu du cardinal de Sienne16) que par sa connaissance des lettres latines, grecques et hébraïques, et par l’autorité de son âge et de ses mœurs. Mais je trouvai avis en sa maison qu’il était, avec madame la marquise de Pescara, en l’église de Saint-Sylvestre17, à Monte Cavallo, à entendre une lecture des Épîtres de saint Paul. ]’allai donc à Saint-Sylvestre de Monte Cavallo. Madame Vittoria Colonna, marquise de Pescara et sœur de monseigneur Ascanio Colonna, est une des femmes illustres et renommées qu’il y ait en Italie et dans l’Europe entière, c’est-à-dire au monde. Chaste et encore belle, latiniste, éclairée, elle possède toutes les vertus et qualités qu’on puisse louer en une femme. Après la mort de son très noble mari, renonçant à vivre plus longtemps selon sa condition, elle adopta une vie simple et retirée. Maintenant elle n’aime plus que ]ésus-Christ et les bonnes œuvres ; elle fait beaucoup de bien aux femmes pauvres, et donne fruit de véritable catholique.

Je devais la connaissance de cette noble dame à l’amitié du même messer Lattanzio, lequel était le plus familier et le meilleur de ses amis.

Elle me lit asseoir, et lorsqu’eurent pris fin la lecture et les louanges qu’on lui donna, elle se mit a dire en dirigeant son regard vers moi et vers messer Lattanzio :

— « Si je ne me trompe, Francisco de Hollanda écouterait de meilleur gré un sermon de Michel-Ange sur la peinture que cette lecture de frère Ambrosio18. »

A cela je répondis, presque offensé :

— « Eh quoi ! madame, Votre Excellence supposerait-elle que je ne suis apte et accessible qu’à la peinture seulement ? J’aurai, j’en conviens, toujours plaisir à entendre Michel-Ange ; mais, dès qu’il s’agit des Épîtres de saint Paul, j’aime mieux entendre frère Ambrosio. »

— « Ne vous fâchez pas, maître Francisco, dit alors messer Lattanzio. Madame la marquise est loin de croire qu’un homme apte à la peinture ne le soit pas à toute chose. Nous avons pour cela, en Italie, une trop haute opinion de la peinture ! Mais peut-être a-t-elle ainsi parlé pour vous donner, outre le plaisir que vous avez déjà eu, celui de voir Michel-Ange. »

Je répondis aussitôt :

— « A ce compte, Son Excellence ne fera pour moi rien de nouveau et qu’elle n’ait accoutumé ; car elle accorde toujours plus de grâces qu’on n’oserait lui en demander. » Devinant mon intention, la marquise appela un sien serviteur, et dit en souriant : — « A qui sait se montrer reconnaissant il faut savoir donner ; d’autant plus que ma part, à moi qui donne, restera aussi grande que celle de Francisco de Hollanda, qui reçoit. — Un tel !... Va au logis de Michel-Ange, et lui dis que je suis avec messer Lattanzio dans cette chapelle fraîchement arrosée et dans cette église close et agréable. Demandelui s’il veut venir perdre en notre compagnie quelques heures du jour, afin que nous les gagnions en la sienne. Mais ne lui dis pas que Francisco de Hollanda l’Espagnol est avec nous. » Comme je louais à l’oreille de Lattanzio la délicatesse que mettait en tout la marquise, elle voulut savoir de quoi je parlais. — « Il me disait, répondit Lattanzio, combien Votre Excellence sait observer la bienséance en toute chose, et jusques en un message. Car, Michel-Ange étant à présent plus son ami que le mien, il fait, dit-il, avant de se rencontrer avec lui, tout son possible pour le fuir et pour éviter cette rencontre, parce que, une fois réunis, ils ne savent plus se séparer. »

— « Je connais trop bien maître Michel-Ange, répliqua-t-elle, pour ne pas connaître ce sentiment. Aussi ne sais-je comment nous nous y prendrons pour l’amener habilement a parler de peinture. » Frère Ambrosio de Sienne, un des prédicateurs les plus renommés du pape, ne s’en était pas encore allé.

— « ]e ne crois pas, dit-il, que Michel-Ange, s’il sait que l’Espagnol est peintre, consente en aucune manière à parler de peinture... Aussi devriez-vous vous cacher, si vous voulez l’entendre. »

— « Le Portugais que je suis, répondis-je rudement au moine, n’est peut-être pas si facile à cacher aux yeux de Michel-Ange. Tout caché que je sois, il saura mieux me connaître que Votre Révérence, devant qui je me tiens, mît-elle même des lunettes. Qu’il vienne seulement, et vous verrez qu’il me verra beaucoup moins bien si je reste là où je suis. »

A ces mots la marquise et Lattanzio se prirent à rire. Il n’en fut pas de même de moi, ni du moine, lequel entendit en outre la marquise lui affirmer qu’il trouverait en moi plus qu’un peintre.

Étant restés quelque temps sans parler, nous entendîmes heurter à la porte, et nous commençâmes tous à exprimer notre crainte que Michel-Ange ne vînt pas, puisqu’on rapportait si vite la réponse. Mais ma bonne fortune voulut que Michel-Ange, lequel logeait au pied du Monte Cavallo, se dirigeât avec son fidèle Urbino19 du côté de Saint-Sylvestre, faisant route vers les Thermes, tout en philosophant le long de la Voie Esquiline. Il se trouvait donc si proche de notre rendez-vous qu’il ne put nous échapper ; et ce n’était autre que lui qui heurtait ai la porte.

La marquise se leva pour le recevoir et se tint debout un bon moment avant de le faire asseoir entre elle et messer Lattanzio. Pour moi, je m’assis un peu à l’écart.

Après être restée quelques instants sans parler, la marquise ne voulut pas manquer plus longtemps à la coutume qu’elle avait d’ennoblir toujours ceux qui s’entretenaient avec elle et le lieu où elle se trouvait. Elle se mit donc, avec un art que je ne saurais décrire, à tenir maints propos bien dits, judicieux et courtois, sans faire la moindre allusion à la peinture, pour ne pas effaroucher le grand peintre. Je la voyais se comporter comme qui veut combattre avec ruse et circonspection une citadelle inexpugnable. Et de même, comme s’il eût été l’assiégé, nous voyions le peintre se tenir alerte et faire vigilance. Il posait ici des sentinelles ; là, faisait lever les ponts, pratiquait des mines, et ne négligeait dans ses rondes ni un mur, ni une tour.

Mais il fallut, à la fin, que victoire restât à la marquise. Et je ne sais vraiment qui pourrait lui résister.

— « Chacun le sait, disait-elle. Quiconque voudrait avec Michel-Ange en venir aux prises sur son métier, qui est la sagesse et la prudence, ne pourrait jamais qu’être vaincu. Aussi nous faut-il, messer Lattanzio, lui parler de requêtes, de brefs, ou... de peinture, pour le rendre muet et triompher de lui. »

— « Ou plutôt, dis-je alors, je ne vois rien de mieux pour mettre Michel-Ange à quia que de lui faire savoir que je suis ici, puisqu’il ne m’a pas encore aperçu. Quoique je sache déjà que le meilleur moyen de ne pas voir une personne c’est de l’avoir sous les yeux. »

Vous eussiez vu, à ces mots, avec quel étonnement Michel-Ange se tourna vers moi, et me dit :

— « Pardonnez-moi, messer Francisco. Je ne vous avais pas aperçu parce que je ne voyais que madame la marquise. Mais puisque Dieu veut que vous soyez la, venez, en compagnon, à mon aide et à mon secours. »

— « Pour ce seul mot je vous pardonnerai ce que vous venez de dire. Mais il me semble que madame la marquise (tel le soleil, dont les rayons dissolvent et durcissent à la fois) produit avec une seule lumière deux effets contraires : vous, sa vue vous a aveuglé ; et moi, c’est seulement parce que je la vois que je vous vois et vous entends. Je sais aussi combien Son Excellence peut captiver l’attention de l'homme le plus averti, sans lui laisser le temps de s’occuper de personne autre ; c’est pourquoi je prends mal parfois les conseils de certains moines. »

À ces mots, la marquise se mit a rire derechef. Alors frère Ambrosio se leva, prit congé d’elle et de nous, et s’en fut. Dorénavant il me resta fort ami.

— « Sa Sainteté, reprit la marquise, m’a accordé en grâce la permission de bâtir un nouveau monastère de femmes ici proche, sur le versant du Monte Cavallo, à l’endroit où s’élève le portique en ruine20 du haut duquel Néron contempla, dit-on, l’incendie de Rome ; et cela, afin que les traces d’un homme si criminel soient effacées sous les pas de pieuses femmes. Mais je ne sais, Michel-Ange, quelle forme ni quelles proportions donner à l’édifice. De quel côté placer la porte ? Quelque partie de l’œuvre antique pourra-t-elle s’adapter à la nouvelle ? »

— « Sans doute, madame, dit Michel-Ange. Le portique en ruine pourra servir de clocher. »

Et cette plaisanterie fut dite avec tant de sérieux et de malice que messer Lattanzio ne put s’empêcher de la rappeler21. Le grand peintre ajouta :

— « Ce monastère, il me semble que Votre Excellence le peut parfaitement bâtir. Et, en sortant d’ici, je puis très bien, si tel est votre bon plaisir, y jeter un coup d’œil pour vous donner en cela quelque idée. »

— « Je n’osais, dit-elle, vous en demander autant. Mais je sais déjà que vous observez en toute chose le précepte du Seigneur : Deposuit patentes, axaltavit humiles. Et c’est en quoi vous êtes excellent, parce que vous faites preuve d’une libéralité éclairée, et non d’une prodigalité ignorante. Aussi, à Rome, ceux qui vous connaissent vous estiment-ils plus que vos œuvres ; et ceux qui ne vous connaissent pas estiment de vous ce qui est le moindre, c’est-a-dire les œuvres sorties de vos mains. Et je ne donne certes pas moins d’éloges à votre faculté de vous retirer en vous-même pour fuir nos vaines conversations et à votre refus de peindre tous les princes qui vous en prient, qu’à votre résolution de ne peindre en toute votre vie qu’une œuvre unique, comme vous l’avez fait. »

— « Madame, dit Michel-Ange, vous voulez d’aventure m’attribuer plus de mérite que je n’en ai.

« Mais je veux, à ce propos, me plaindre à vous de bien des gens, en mon propre nom et en celui de quelques peintres de mon humeur, comme aussi au nom de messer Francisco, que voici.

« Bien des gens affirment cent mensonges, entre autres que les peintres éminents sont étranges et d’un commerce insupportable et difficile, alors qu’ils n’ont rien de contraire à la nature de l’homme. Aussi les sots, mais nullement les esprits raisonnables, les tiennent-ils pour capricieux et fantasques, er ont-ils grand peine à souffrir pareille humeur en un peintre. Il est vrai que pareille humeur en un peintre ne se trouve que là où il existe des peintres, c’est-à-dire en de rares endroits, tels que l’Italie, où les choses sont en leur perfection. Mais ils sont loin d’avoir raison les oisifs imparfaits qui, d’un travailleur parfait, exigent tant de cérémonies ; car il est peu de mortels qui fassent bien leur métier ; et nul de ceux-là ne fait le sien qui blâment ceux qui font le leur.

« Quant aux vaillants peintres22, s’ils sont insociables, ce n’est en aucune façon par orgueil, mais parce qu’ils trouvent peu d’esprits dignes de la peinture ; ou pour ne pas se corrompre dans la vaine conversation des oisifs, et pour ne pas rabaisser leur intelligence en l’arrachant aux hautes imaginations qui les tiennent dans un continuel ravissement23.

« Et j’affirme à Votre Excellence que Sa Sainteté elle-même m’ennuie et m’importune parfois quand elle me parle et s’informe avec tant d’insistance pourquoi je ne ne vais pas la voir. Et je me dis parfois que je sers mieux le pape en ne me rendant pas à son appel et en ne cherchant pas mon intérêt, que lorsque je cherche à le servir de mon mieux en ma maison. Et je lui dis que, ce faisant, je le sers bien plus comme il convient à Michel-Ange qu’en me tenant debout toute la journée devant lui, comme tant d’autres. »

— « Oh ! heureux Michel-Ange, m’écriai-je à ces mots. Un prince autre que le pape pourrait-il pardonner semblable péché ? »

— « Ces péchés-là, messer Francisco, sont précisément ceux que les rois doivent pardonner », répondit-il.

Puis, il ajouta :

— « Parfois même, vous dirai-je, ma lourde charge me donne telle licence que, étant à m’entretenir avec le pape, j’ai avec lui mon franc parler, et je mets par inadvertance sur ma tête ce chapeau de feutre. Néanmoins il ne me fait pas mettre à mort pour cela ; c’est lui, au contraire, qui me donne la vie. Et, comme je vous l’ai dit, j'ai en ce cas plus d’égards pour son service, auquel ils sont nécessaires, que pour sa personne, à laquelle ils sont superflus.

« S’il se trouvait d’aventure un homme assez aveugle pour affecter un commerce aussi peu avantageux que de vivre à l’écart et de se suffire a soi-même, au point de perdre ses amis et de s’aliéner tout le monde, il n’y aurait pas grand mal à le lui reprocher. Mais, celui qui tient cette humeur tant de la rigidité de sa discipline qui l’exige, que de ce qu’il lui est inné de faire peu de façons et d’affectations exagérées, ne serait-il pas très déraisonnable de l’empêcher de vivre a sa guise ? Et, si cet homme à la modération de ne rien exiger de vous, que prétendez-vous exiger de lui ? Pourquoi vouloir le plier à ces vaines convenances auxquelles sa quiétude ne cadre pas ? Ne savez-vous pas que certaines sciences demandent l’homme tout entier, sans lui laisser le moindre loisir pour vos oisivetés ? Lorsqu’il sera inoccupé autant que vous l’êtes, tuez-le, s’il ne fait mieux que vous votre métier et vos cérémonies. Mais vous ne connaissez cet homme et ne lui accordez vos louanges que pour vous honorer vous-mêmes ; voilà pourquoi vous êtes si heureux qu’il soit digne de s’entretenir avec un pape ou un empereur. Et, à ce propos, j'oserais soutenir qu’il ne saurait avoir grand mérite l’homme qui satisfait les ignorants et non ceux de sa profession, pas plus que celui qu’on ne taxe pas de « singulier », d’ «insociable », ou comme il vous plaira de le nommer ; car les autres esprits, domestiques et vulgaires, on les trouve sans chandelle sur les places du monde entier. »

Sur ce, Michel-Ange se fut, et, peu après, la marquise reprit :

— « Si ces amis dont vous parlez se montraient, en revanche, aussi généreux que ceux de l’antiquité, moindre serait le mal. Archésilas, étant un jour allé voir Apelle qui se trouvait malade et dans le besoin, lui fit soulever la tête sous prétexte d’arranger son oreiller, et, sous cet oreiller, il glissa une somme d’argent pour les soins qui lui étaient nécessaires. La vieille femme qui était au service du peintre ayant trouvé cette somme et s’étonnant de son importance, le malade lui dit en riant : « Ne t’étonne pas ; c’est Archésilas qui est l’auteur de ce vol. » Lattanzio, à son tour, exprima son opinion en ces termes :

— « Les vaillants dessinateurs sont tellement jaloux de certains privilèges procédant de leur art qu’ils ne consentiraient à se troquer contre aucune autre espèce d’hommes, si grands soient-ils. Mais au moins leur conseillerais-je d’échanger leur sort contre celui des heureux, si je pensais qu’ils y voulussent consentir ou qu’ils ne s’estimassent les plus heureux des mortels.

« Un esprit capable d’exceller en la peinture sait bien où tendent et en quoi consistent la vie et les joies des hommes présomptueux ; comment ils meurent sans laisser de nom et sans avoir connu les choses dignes d’être connues et estimées en ce monde ; comment, enfin, de tels hommes ne peuvent se flatter d’être nés, pour tant d’argent qu’ils aient amassé en leurs coffres. Ainsi en arrive-t-il à comprendre qu’en une belle œuvre et en un renom de vertu immortel réside la félicité de cette vie, et que tout le reste n’est guère à souhaiter.

« C’est pourquoi le peintre, en passe de pouvoir obtenir cette gloire, s’estime au-dessus de qui ne connaît et ne sut jamais désirer rien de tel ; de qui se contente d’un empire bien moindre que d’imiter par la peinture une des œuvres de Dieu ; de qui ne conquit jamais une province aussi vaste que la satisfaction de soi-même en des œuvres plus malaisées et plus hasardeuses que l’asservissement du pays entre les Colonnes d’Hercule et le Gange indien ; de qui ne mit jamais a mort cet ennemi, le plus difficile à vaincre : la conformité de l’œuvre avec le désir ou l’idéal d’un grand peintre ; de qui ne fut jamais aussi satisfait, buvant dans un vase d’or, qu’il ne l’est lui-même, buvant dans un vase d’argile.

« Et l’empereur Maximilien n’avait pas tort de dire qu’il lui était bien possible de faire un duc ou un comte, mais qu’un peintre excellent, Dieu seul le pouvait faire, quand bon lui semble. C’est la raison pour laquelle il fit grâce à l’un d’eux qui avait mérité la mort. »

— « Que me conseillez-vous, messer Lattanzio ? dit ensuite la marquise. Soumettrai-je à Michel-Ange un doute que j’ai sur la peinture ? Ne va-t-il pas à présent, pour soutenir que les manières des grands hommes sont justifiées et nullement étranges, en user envers moi avec ce même emportement qui lui est familier envers d’autres ? »

Et Lattanzio :

— « Michel-Ange, madame, peut-il faire autrement que de se contraindre en faveur de Votre Excellence, et que de laisser échapper ici ce qu’il est fort bien qu’il garde secret partout ailleurs ? »

Michel-Ange ajouta :

— « Que Votre Excellence me demande seulement une chose que je puisse lui donner, et cette chose sera sienne. »

Et elle, avec un sourire :

— « Je désire beaucoup savoir, puisque nous sommes sur ce chapitre, ce qu’est la peinture flamande et quels sont les gens qu’elle satisfait ; car elle me semble plus dévote que la manière italienne. »

— « Madame, répondit posément le peintre, la peinture flamande satisfera en général un dévot quelconque plus qu’aucune peinture d’Italie. Celle-ci ne lui fera jamais verser une seule larme ; celle de Flandre, au contraire, lui en fera verser beaucoup. Et cela ne tient pas à la vigueur et à la bonté de cette peinture, mais à la bonté du dévot en question. Elle plaira aux femmes, principalement aux plus vieilles et aux plus jeunes, comme aussi aux moines, aux nonnes, et à certains gentils hommes privés du sens musical de la véritable harmonie24.

« On peint en Flandre, à vrai dire, pour tromper la vue extérieure, soit des choses agréables à voir, soit des choses dont on ne puisse dire du mal, comme par exemple des saints et des prophètes. Cette peinture n’est que chiffons, masures, verdures de champs, ombres d’arbres, et ponts, et rivières, qu’ils nomment paysages, et maintes figures par-ci, et maintes figures par-là. Et tout cela, encore que pouvant passer pour bon à certains yeux, est fait en réalité sans raison ni art, sans symétrie ni proportions, sans discernement, ni choix, ni aisance, en un mot, sans aucune substance et sans nerf.

« Il est néanmoins d’autres pays où l’on peint plus mal qu’en Flandre. Et si je dis tant de mal de la peinture flamande, ce n’est pas qu’elle soit toute mauvaise ; c’est que les peintres de ce pays veulent faire bien tant de choses, dont une seule serait suffisamment difficile, qu’ils n’en font aucune de bien.

« Les œuvres qui se font en Italie sont presque les seules auxquelles on puisse vraiment donner le nom de peinture. C’est pourquoi nous appelons italienne la bonne peinture. Que si on en faisait de telle en un autre pays, nous lui donnerions le nom de ce pays ou de cette province. Et il n’est rien de plus noble ni de plus dévot que la bonne peinture, parce que rien n’évoque et ne suscite davantage la dévotion dans les esprits éclairés que la difficulté de la perfection qui va s’unir et se joindre à Dieu. Car la bonne peinture n’est autre chose qu’une copie des perfections de Dieu et une réminiscence de sa propre peinture ; une musique et une mélodie, en un mot, que seule l’intelligence peut percevoir non sans grande difficulté. Aussi cette peinture est-elle si rare que presque personne ne sait la faire ni ne s’y peut hausser.

« Je prétends en outre (et quiconque réfléchira à ce que j'avance en tiendra grannd compte) que, de tous les climats ou pays qu’éclairent le soleil et la lune, on ne peut bien peindre en aucun autre qu’en Italie. C’est une chose qu’on ne peut en quelque sorte faire bien qu’ici, y eût-il dans les autres contrées des esprits supérieurs aux nôtres, s’il en peut exister. Et cela, pour les raisons que je vais vous dire.

« Prenez un grand peintre d’une autre nation ; dites-lui de peindre ce qu’il voudra et ce qu’il saura le mieux faire, et qu’il le fasse. Prenez, d’autre part, un méchant élève italien ; demandez-lui de tracer une esquisse ou de peindre ce que vous voudrez, et qu'il le fasse. Vous trouverez, si vous êtes bon juge, que l'esquisse de cet apprenti contient, pour ce qui est de l'art, plus de substance que l'œuvre de ce maître ; et ce qu'il aura cherché à faire l'emportera sur tout ce que l'autre aura fait. Demandez, en revanche, à un grand maître qui ne soit pas italien, fût-ce même à Albert Dürer, homme délicat en sa manière, soit Francisco de Hollanda, contrefaire ou imiter une œuvre de peinture qui paraisse italienne ; et, si elle ne peut être des meilleures, qu'elle soit médiocre, ou même mauvaise. On reconnaîtra sur-le-champ, je vous le certifie, que ladite œuvre n'a été faite ni en Italie, ni par la main d'un Italien.

« Aussi affirmé-je que nulle nation, nul peuple (un ou deux Espagnols exceptés25), ne peut imiter ni s'approprier la manière de peindre de l'Italie (qui est celle de la Grèce antique) avec assez de perfection pour n'être pas aussitôt et facilement reconnu comme Page:Francisco de Holanda - Quatre dialogues sur la peinture - 1548-1911.djvu/76 Page:Francisco de Holanda - Quatre dialogues sur la peinture - 1548-1911.djvu/77 Page:Francisco de Holanda - Quatre dialogues sur la peinture - 1548-1911.djvu/78 Page:Francisco de Holanda - Quatre dialogues sur la peinture - 1548-1911.djvu/79 Page:Francisco de Holanda - Quatre dialogues sur la peinture - 1548-1911.djvu/80 Page:Francisco de Holanda - Quatre dialogues sur la peinture - 1548-1911.djvu/81 Page:Francisco de Holanda - Quatre dialogues sur la peinture - 1548-1911.djvu/82 Page:Francisco de Holanda - Quatre dialogues sur la peinture - 1548-1911.djvu/83 Page:Francisco de Holanda - Quatre dialogues sur la peinture - 1548-1911.djvu/84