Quand on voyage/Course de taureaux à Saint-Esprit

Michel Lévy frères (p. 85-110).


COURSE DE TAUREAUX
À SAINT-ESPRIT


I


Ceux qui nous font l’honneur d’une visite auront sans doute remarqué au mur de l’antichambre de notre humble logis un bucrâne aux immenses cornes colorées d’une teinte rougeâtre et placé au-dessous d’une lithographie enluminée représentant le cirque de Madrid. Une cocarde de satin, présent de Cucharès, enjolivée de roses et de paillon d’argent, d’où pendent de longs rubans verts, une divisa violette arrachée en notre honneur par Cayetano Sanz aux courses de Bilbao, un éventail rapporté de Malaga et orné du portrait de Montès, complètent cette espèce de trophée tauromachique, auquel vient de s’ajouter récemment une photographie de torero saluant d’une main avec sa montera, et tenant de l’autre la muleta et l’épée.

Les cornes nous ont été envoyées de Séville : ce sont celles d’un taureau nommé Gaudul, tué le 17 mai de cette année par Manuel Dominguez, une épée dont la réputation commence à se répandre en Espagne, et qui sera bientôt aussi célèbre dans l’ancien monde que dans le nouveau, d’où il arrive. La photographie est son portrait.

Nous avons connu toutes les célébrités du cirque espagnol depuis 1840, le grand Montès, Paquiro, comme l’appellent familièrement les Andalous, les Chiclanero, Cucharès, et Salamanquino, Labi, el Barbero, Cayetano Sanz, el Tato ; mais nous n’avions jamais vu Dominguez, et, en apprenant qu’il allait figurer aux courses de taureaux de Saint-Esprit, il nous a été impossible de résister à la tentation de prendre la route de Bayonne.

Le temps ni l’espace n’existent plus aujourd’hui, grâce aux chemins de fer ; aussi, deux jours après, étions-nous installé sur le toril même, dans le cirque de bois élevé à Saint-Esprit, de l’autre côté de l’Adour, en face de Bayonne.

Une course de taureaux est une solennité qui met en rumeur une ville méridionale. Tout, ce jour-là, a un air de fête ; une animation insolite agite les rues, ordinairement si paisibles. Les voitures de toute forme sont mises en réquisition ; des calèches centenaires, des berlingots antédiluviens oubliés sous leurs remises poudreuses, voient le jour étonné, pour cette fois seulement ; les omnibus, chargés de monde, courent au galop et multiplient leurs voyages. Dès midi, quoique la course ne commence qu’à trois heures, la haie des curieux est formée.

Ceux qui n’ont pu trouver place regardent passer les privilégiés ; c’est déjà un spectacle. Quelques Espagnoles d’une beauté étrange et splendide, drapées de la mantille nationale, manégeant l’éventail, lançant sur la foule les rapides éclairs de leurs yeux noirs, s’étalent en calèche découverte et soutiennent avantageusement la lutte contre les élégantes Françaises qu’emportent les coupés et les landaus : sur les bords de la chaussée il y a aussi de jolies Basquaises coiffées d’un mouchoir roulé en forme de taktikos et que le crayon de l’artiste ne dédaignerait pas.

Un mouvement d’ondulation se produit dans la cohue ; des pieds de chevaux résonnent sur le pavé, des paillettes scintillent dans un rayon : ce sont les picadores qui se rendent à la place armés déjà de leur longue lance ; puis arrive grand train une voiture chargée de la cuadrilla, dont les riches costumes reluisent comme des ventres de poisson au soleil. C’est un fourmillement indistinct d’argent et d’or au milieu duquel l’œil ébloui démêle vaguement des visages mâles et basanés. Ces acteurs ne mettent pour fard que du sang. Le cortége est fermé par trois vigoureuses mules noires dont la tête disparaît sous des multitudes de houppes versicolores et qui secouent des grappes de grelots ; trois ou quatre muchachos pendus aux mors peuvent à peine les contenir : c’est l’attelage destiné à enlever de la place les taureaux et les chevaux tués.

Hâtons le pas, pour avoir le temps de vous décrire le cirque avant que la course commence.

La plaza de toros de Saint-Esprit n’a rien de monumental : c’est une construction en poutres et en planches qu’on a revêtue d’étoffes pour en dissimuler la nudité. Tels sont les cirques des petites villes d’Espagne.

L’arène proprement dite est circulaire ; une barrière en planches, haute de cinq pieds environ, l’entoure. Cette barrière s’appelle en espagnol las tablas ou el olivo. Un rebord saillant en charpente, à deux pieds et demi de terre, que sa couleur blanche fait distinguer aisément du fond rouge des planches, règne intérieurement tout à l’entour : c’est l’étrier (el estribo) ; les toreros poursuivis trop vivement par la bête posent le pied sur ce rebord pour franchir la barrière et sauter dans le couloir qui sépare du public le terrain des courses ; — l’autre paroi du couloir est formée par une forte cloison haute de huit pieds, garnie de barres de fer scellées de distance en distance, et soutenant une corde transversale où s’appuient les spectateurs du premier rang. À partir de là, les gradins s’élèvent circulairement sur une pente assez inclinée pour permettre de voir l’arène de toutes les places ; les loges, dessinées par les poteaux soutenant le toit des places couvertes, sont pratiquées derrière ces gradins qu’elles dominent.

Quatre portes s’ouvrent dans la circonférence de la place ; par l’une, s’élancent les taureaux ; par l’autre, débouche la cuadrilla : par la troisième, sortent les chevaux de remonte ; par la quatrième, on entraîne les victimes.

Nous demandons pardon à nos lecteurs de ces détails ; on a tant de fois raconté les courses de taureaux, que c’est presque aujourd’hui tomber dans le lieu commun que d’en parler ; mais peut-être cette courte description ne sera-t-elle pas inutile ; elle ravivera les souvenirs de ceux qui ont assisté à des courses, et fera plus aisément comprendre le récit des divers incidents du combat à ceux qui n’en ont point vu.

La place regorge de monde. Les aficionados (amateurs) font un joyeux vacarme au moyen de trompes, de cornets, de sifflets, de crécelles ; un ouragan de bruit plane au-dessus de l’arène, que dore un rayon de soleil inespéré, car il avait plu la veille, et le ciel est du bleu le plus pur. En attendant l’ouverture de la course, placé comme nous l’avons dit plus haut, sur le toril, nous regardons, dans la cour palissadée qui les renferme, les acteurs à cornes de la représentation. Ils ont assez bonne mine. Deux ou trois poutres, formant pont au-dessus, d’eux, permettent aux vaqueros de les surveiller et de les pousser vers les loges du toril. Dans la plate-forme que nous occupons, et dont le bord est garni de fauteuils, sont coupées trois trappes qu’on lève pour irriter le taureau, lui planter sur le garrot la devise de sa ganaderia, et le déterminer à s’élancer vers la place. On nous recommande de ne pas reculer trop notre siége, sous peine de tomber sur les cornes de la bête dans sa logette obscure : recommandation inutile, assurément, car les coups furieux qu’elle donnait contre les cloisons et qui ébranlaient la charpente nous ôtaient toute envie de nous trouver en tête-à-tête avec elle. Nous examinons aussi les physionomies farouches des vaqueros, presque aussi sauvages que les dangereux troupeaux qu’ils conduisent.

Ces hommes ont la tête serrée par un mouchoir roulé en corde ; un gilet de drap bleu, des culottes de velours verdâtre écrasé et miroité à tous les plis, une large ceinture rouge enveloppant les hanches, des bas de laine coupés à la cheville et des alpargatas composent leur costume. Les traits de leur figure, brunie par cent couches de haie, semblent sculptés dans l’acajou, Les soleils de l’Amérique ne doivent pas brûler davantage les chasseurs des pampas.

La musique sonne une marche : tous les regards se fixent sur l’arène ; l’alguacil, tout de noir vêtu, va demander la permission de présenter la quadrille qui défile sur la place, et salue la loge impériale en fléchissant le genou. Picadores, chulos, banderilleros, espadas, se dispersent et vont chacun à son poste ; les trois picadores s’espacent à la gauche du toril, s’affermissent sur leurs arçons, et mettent leur lance en arrêt ; les chulos et les banderilleros papillonnent, faisant briller leurs capes roses, vertes ou bleues ; l’épée se tient à quelque distance de la barrière pour diriger la lutte, qu’il doit seul terminer.

Nous saisissons cet instant d’inaction pour regarder tout à notre aise Dominguez, avec les traits duquel nous étions déjà familiarisé par sa photographie : c’est un homme de trente-cinq ans environ, de haute stature, d’apparence vigoureuse ; d’épais favoris noirs, partant des coins de la bouche, encadrent sa figure empreinte d’une expression de courage inébranlable. Il porte un superbe costume bleu, si chargé de broderies d’or, de passequilles et de fanfreluches étincelantes, qu’on a peine à en distinguer l’étoffe.

À première vue, il nous semble un peu trop herculéen pour une épée ; mais il pratique, dit-on, à la rigueur ce précepte du grand Romero : « En face de l’animal, le torero doit mettre sa confiance, non dans ses jambes, mais dans ses mains ; il doit clouer ses pieds au sol, et, lorsque le taureau arrive directement sur lui, le tuer ou succomber. »

La clef du toril, ornée d’une touffe de rubans, est jetée à l’alguacil, qui la remet au belluaire et se sauve de toute la vitesse de sa monture. Aussitôt le battant de la porte se renverse, et le premier taureau se précipite en bondissant dans l’arène.

Manteo, tel est le nom de l’animal, a d’abord vagué au milieu de la place, étonné du bruit et de la lumière ; mais les chulos, en agitant leurs capes, l’ont amené du côté des picadores, qu’il n’apercevait pas ou qu’il craignait ; trois fois il a fondu sur les chevaux ; mais le bras de fer des picadores et la pointe des varas l’ont maintenu. Ne se souciant plus de ces attaques inutiles, il s’est remis à poursuivre les chulos qui l’agaçaient de leurs mantes brillantes ; puis la trompette a sonné.

Le drame du taureau a invariablement trois actes, comme les comédies de cape et d’épée : les piques, les banderilles et le glaive, qui forment l’exposition, le nœud, le dénoûment. — C’était le second acte ; quatre paires de banderilles furent très-prestement posées à l’animal, dont les hameçons qui arment ces sortes de flèches enjolivées de découpures en papier de couleur, parvinrent enfin à exciter la colère ; le clairon fit entendre une fanfare, et Dominguez, après le salut d’usage, s’avança vers son adversaire cornu, l’épée d’une main et la muleta de l’autre. La muleta est un morceau d’étoffe rouge qui pend à un bâton tenu transversalement, seul bouclier de l’homme attaquant en veste de satin, en culotte et en bas de soie, une bête formidable et furieuse. Au bout de quelques passes faites avec beaucoup de grâce et d’adresse, Dominguez se piéta, laissa fondre le taureau sur lui et le mit à mort d’un mete y saca admirablement porté et digne de l’illustre Montés de Chiclana lui-même. — L’estocade à mete y saca est un coup d’épée raccourci qui consiste à ramener le fer immédiatement après l’avoir enfoncé à demi entre les épaules du taureau ; — ce coup est si rapide, qu’à peine l’œil a le temps de le saisir ; on douterait qu’il eût été porté si le taureau, après avoir vacillé quelques instants sur ses jambes, ne roulait, les quatre sabots en l’air.

Les mules, excitées à grands coups de bâton, entraînent le taureau hors du cirque. La fanfare résonne une autre fois, et le second taureau, nommé Suavo, fait son entrée. Le nom de Suavo pouvait être une antiphrase ; mais l’animal qui le portait justifiait cette douce appellation ; il renonça tout de suite à charger les picadores, et, pour l’exciter, on fut obligé de lui planter des banderilles d’artifice, dont les détonations finirent par l’exaspérer et le mettre en état de se présenter à la mort. El Panadero, la seconde épée, le tua d’un bon vuela-pies. Cette estocade s’emploie avec les taureaux alourdis et qui ne foncent pas franchement sur l’homme : le torero leur fait baisser le mufle avec la muleta, et plante l’épée lorsqu’ils ont la tête basse.

Biscaino, le troisième taureau, était d’un caractère plus décidé : il reçut des picadores cinq coups de lance, des banderilleros trois paires de banderilles, dont une s’est détachée ; il sauta par-dessus la barrière et fut tué par Dominguez d’une fausse et d’une seconde estocade lendido.

Quatre coups de pique, quatre paires de banderilles, une fausse estocade et un descabellado donné par la seconde épée ont eu raison de Numantino, un taureau assez faible ; descabellar un taureau, c’est, en termes de l’art, lui enfoncer la pointe du fer entre les deux cornes, juste dans la partie vitale du cerveau ; ce coup, lorsqu’il est bien réussi, détermine une mort instantanée.

Quant à Malos-Ayres, le cinquième taureau, il fondit assez bravement sur les picadores à sept reprises différentes, et reçut deux paires de banderilles. Il se présentait mal, et Dominguez le tua difficilement de cinq coups de vuela-pies.

Le héros de la course a été el Almirante, grand et beau taureau d’une vigueur remarquable, qui se précipita neuf fois sur les picadores, blessa plusieurs chevaux, secoua avec rage ses quatre paires de banderilles, et mourut noblement d’une estocade en os et de deux vuela-pies, portés par el Panadero. Ce courageux animal eût figuré avec honneur dans les places de Madrid et de Séville.

À ce compte rendu technique de la première course, ajoutez l’effet pittoresque des costumes si lestes et si pimpants des chulos et des banderilleros, la richesse massive des picadores, dont les vestes sont presque des cuirasses d’argent et d’or, la variété des groupes, les rayons de lumière, l’animation tumultueuse du public, l’éclat des toilettes espagnoles et françaises, et vous aurez un spectacle d’une originalité extrême, que les amateurs de la couleur locale étaient obligés jusqu’ici d’aller chercher en Espagne.

Quelques chevaux furent blessés, mais aucun ne resta sur la place. Les picadores, pour ménager les susceptibilités d’un public en partie novice, tenaient la lance longue malgré les cris : Mas corta la vara, poussés par les aficionados exaltés. Un chulo poursuivi lit une chute ; mais, en rampant à la manière d’un Indien, il se mit bientôt hors de portée du taureau et échappa au coup de corne qui le menaçait.

La seconde course a eu lieu le lendemain. Nous passerons légèrement sur les exploits de Borracho et de Gavilan, qui se comportèrent pourtant assez bien, pour arriver tout de suite à Capitan, un taureau borgne très-farouche et très-dangereux, piqué à dix reprises, et qui avait conservé toute sa vigueur après tant d’attaques. Les toreros se tenaient sur leurs gardes, redoutant quelque accident, et Dominguez avait déjà porté à la terrible bête une estocade de vuela-pies, lorsqu’un coup de corne aussi rapide que la foudre le souleva de terre, et, pénétrant sa culotte de soie à la hauteur de l’aine, le tint suspendu quelques secondes longues comme des siècles. Chulos, banderillos, se précipitèrent sur le taureau, le tirèrent par la queue, le saisirent par la corne restée libre, au risque de se faire embrocher, et délivrèrent leur chef de cette situation horrible. — Une angoisse affreuse opprimait toutes les poitrines ; mais l’homme qu’on croyait mort se releva avec un mouvement d’une fierté superbe, reprit son épée, et, en dépit des spectateurs, qui lui criaient de toutes parts de se retirer, marcha intrépidement contre le monstre, qu’il tua, après quelques passes, d’un magnifique coup d’épée : l’homme s’était vengé de la bête ; la force morale l’avait emporté sur la force brutale ; l’âme avait vaincu la matière ! La tête basanée et pâle de Dominguez en ce moment suprême resplendissait d’une beauté héroïque : la volonté, le courage, l’orgueil, le stoïcisme y brillaient d’un éclat sublime. Lorsque la bête eut roulé à ses pieds comme reconnaissant la supériorité humaine, Dominguez se retira à pas lents, car la blessure de sa cuisse devait commencer à le faire souffrir, se drapant de sa muleta comme un empereur romain de sa pourpre, avec un air de majesté incomparable, au milieu des acclamations et des applaudissements frénétiques des spectateurs enthousiasmés.

Après une telle émotion, le reste de la course devient nécessairement bien pâle ; Tambor, Trabuco, Alevoso furent dépêchés avec plus ou moins de bonheur par el Panedero, la seconde épée, et tout le monde en se retirant exaltait la bravoure de Dominguez, et s’informait des suites de sa blessure, qui n’a rien de dangereux, à ce qu’affirment les médecins.

Leurs Majestés Impériales honoraient les deux courses de leur présence.


II


Quand on est à Bayonne et que l’on voit se découper à l’horizon la crête bleuâtre des Pyrénées, on se dit : « L’Espagne est là derrière ; en quelques tours de roue, nous y serons ! » Et l’on oublie qu’à Paris la tragédie déclame, le drame rugit, le vaudeville chantonne, et que les premières représentations se succèdent. Aussi avons-nous cédé tout de suite à la tentation, ce qui est encore le meilleur moyen de s’en débarrasser, et l’arène avait à peine bu le sang du dernier taureau, qu’une large calèche, attelée de trois chevaux, nous emportait, nous et nos compagnons, sur la route d’Irun.

Nous avons revu en passant l’église d’Urrugne et l’inscription mélancolique de son cadran : Vulnerant omnes, ultima necat, qui nous avait inspiré, il y a bien des années déjà, une pièce de vers où la funèbre pensée était commentée à notre façon :

La voiture fit halte à l’église d’Urrugne,
Nom rauque dont le son à la rime répugne,
Mais qui n’en est pas moins un village charmant
Sur un sol montueux, perché bizarrement.
C’est un bâtiment pauvre, en grosses pierres grises,
Sans archanges sculptés, sans nervures ni frises,
Qui n’a pour ornement que le fer de sa croix,
Une horloge rustique et son cadran de bois,
Dont les chiffres romains, épongés par la pluie,
Ont coulé sur le fond que nul pinceau n’essuie.
Mais sur l’humble cadran regardé par hasard,
Comme les mots de flamme au mur de Balthasar,
Comme l’inscription de la porte maudite,
En caractères noirs une phrase est écrite ;
Quatre mots solennels, quatre mots de latin,
Ou tout homme en passant peut lire son destin :

« Chaque heure fait sa plaie, et la dernière achève. »
Oui, c’est bien vrai, la vie est un combat sans trêve,
Un combat inégal contre un lutteur caché,
Qui d’aucun de nos coups ne peut être touché ;
Et, dans nos cœurs criblés, comme dans une cible,
Tremblent les traits lancés par l’archer invisible.
Nous sommes condamnés, nous devons tous périr ;
Naître, c’est seulement commencer à mourir,
Et l’enfant, hier encor, chérubin chez les anges,
Par le ver du linceul est piqué sous ses langes.
Le disque de l’horloge est le champ du combat
Où la Mort de sa faux par milliers nous abat ;
La Mort, rude jouteur qui suffit pour défendre
L’éternité de Dieu qu’on voudrait bien lui prendre.
Sur le grand cheval pâle entrevu par saint Jean,
Les Heures, sans repos, parcourent le cadran ;
Comme ces inconnus des chants du moyen âge,
Leurs casques sont fermés sur leur sombre visage.
Et leurs armes d’acier deviennent tour à tour
Noires comme la nuit, blanches comme le jour.
Chaque sœur à l’appel de la cloche s’élance,
Prend aussitôt l’aiguille ouvrée en fer de lance,
Et toutes sans pitié nous piquent en passant,
Pour nous tirer du cœur une perle de sang,
Jusqu’au jour d’épouvante où parait la dernière
Avec le sablier et la noire bannière ;
Celle qu’on n’attend pas, celle qui vient toujours,
Et qui se met en marche au premier de vos jours.
Elle va droit à vous, et, d’une main trop sûre,
Vous porte dans le flanc la suprême blessure,
Et remonte à cheval, après avoir jeté
Le cadavre au néant, l’âme à l’éternité !

Qu’on nous pardonne de remplacer quelques lignes de prose par ces vers assez anciens pour paraître nouveaux. Depuis ce premier voyage, que de blessures nous ont faites les Heures cruelles ! que de tristesses et d’agonies elles ont sonnées pour nous ! — et pour les autres, hélas ! car, en ce monde, on ne possède même pas l’originalité de sa douleur ; voir disparaître les chers cercueils sous la terre brune, enfouir soi-même les têtes aimées, pleurer ses espérances à jamais perdues, sentir diminuer jour par jour le trésor de sa jeunesse, cela est tout simple et tout naturel.

Le cimetière de l’église d’Urrugne ne ressemble à aucun autre. On dirait le champ de repos d’une race disparue. Les tombes en pierre grisâtre affectent des formes étranges, celtiques, phéniciennes, Scandinaves, et d’un archaïsme qui fait remonter à l’imagination le courant des âges ; tantôt ce sont des dalles élargies au sommet et qui figurent vaguement les épaules du mort, comme des boîtes de momie, tantôt des disques à piédouche fichés en terre comme les pieux de marbre terminés en turban des cimetières turcs, et où la croix grossièrement gravée s’inscrit dans un cercle. — Vous écartez les herbes qui entourent ces tombes, dont vous essayez de déchiffrer les inscriptions sculptées en relief. Ce sont des noms inusités, des configurations de syllabes singulières, n’appartenant à aucun idiome connu, — des épitaphes en basque, une langue que, selon les savants, Adam parlait en paradis ; à des dates toutes récentes, 1852, 1854, vous vous apercevez que ces monuments d’une rudesse si primitive, d’une apparence si antédiluvienne, ont été élevés hier. — Sans doute ce peuple à part, que nous appelons Basque, et qui se nomme lui-même Escualvanac, est fidèle à ses vieilles formes tumulaires comme à sa langue antique, dont nul ne connaît l’origine.

Des tribunes à claire-voie en charpente et un retable doré à la mode espagnole donnent à l’intérieur de l’église d’Urrugne une physionomie exotique. On comprend que l’on approche des frontières.

Saint-Jean-de-Luz, avec ses façades dont les volets, les poutres, les chevrons se détachent en rouge d’un fond de blancheur, ne ressemble à aucune autre ville. Là encore, nous entrâmes dans l’église, où l’ardente et sombre dévotion espagnole se fait déjà sentir. Comme à Urrugne, plusieurs étages de tribunes en bois régnent autour de la nef, et les retables des chapelles, ornés de colonnes salomoniques, sont richement dorés. À l’une d’elles on disait une messe de de bout de l’an. Des carrés de drap noir étaient étendus à terre. Des femmes vieilles et jeunes ensevelies dans des manteaux noirs, dont le capuchon rabattu laissait à peine entrevoir le profil pâle, priaient agenouillées, et gardaient une immobilité complète, qui les faisait ressembler à des statues funèbres placés sur des tombeaux. Du haut de l’autel, une sainte Vierge revêtue d’habits de deuil, comme si, pensée délicate et d’une tendresse toute catholique, elle faisait elle-même partie de la famille du mort pour lequel on célébrait la messe, semblait pencher ses regards compatissants sur le groupe affligé. Un reflet vague baignait sa figure coloriée d’une teinte de chair, et lui prêtait une apparence de vie morte tout à fait en harmonie avec la scène.

Ce groupe était d’un aussi beau caractère que celui des femmes dans le Trentain de Berthal de Haze, du peintre belge Leys, tant admiré à l’Exposition universelle. Espérons que le grand artiste qui nous accompagnait s’en souviendra, et que nous verrons cette messe de bout de l’an à Saint-Jean-de-Luz reproduite quelque jour, avec toute son onction religieuse, dans un ces dessins colorés comme des tableaux qu’il prodigue si insouciamment.

À Behobie, nous frétâmes une barque pour descendre la Bidassoa jusqu’à Fontarabie — un desideratum à remplir dans notre vie de voyages. — Trois fois nous sommes allé en Espagne, et trois fois des exigences de temps et de route nous ont écarté impitoyablement de ce but souhaité. Un charmant tableau de Haffner représentant une rue de Fontarabie avait encore exalté noire désir, qui s’est réalisé enfin. Tout arrive.

Notre embarcation n’avait rien de particulièrement somptueux : c’était un bateau plat à tirer le sable où l’on avait installé des chaises, et que deux jeunes gaillards poussaient à la perche sur l’eau basse du fleuve.

On longea d’abord l’île des Faisans ou de la Conférence, où fut conclu le traité des Pyrénées en 1659. Il ne restera bientôt plus rien de ce morceau de terre historique ; chaque marée en emporte une parcelle.

Les rives du fleuve sont plates et laissent apercevoir dans le lointain les ondulations des montagnes. À mesure que l’on descend, la Bidassoa s’élargit, et l’eau amère se mêle à l’eau douce dans une plus forte proportion. Déjà Fontarabie dessine sa silhouette pittoresquement découpée au sommet de l’éminence qu’elle couvre. Le clocheton bizarre de son église pyramide au-dessus de ses toits de tuile désordonnés et de ses maisons qu’étreignent de hauts remparts ébréchés par plusieurs siéges.

Nous avons à peine mis le pied sur la jetée, que déjà la mendicité espagnole nous tend la main en psalmodiant sa litanie plaintive, et nous donne l’occasion d’exercer la plus belle des vertus chrétiennes, la charité. Une foule de petits Murillos en haillons nous suivent, se poussant, se culbutant ; des fillettes de sept ou huit ans se joignent à la troupe et nous débarrassent en un clin d’œil de ce que nous possédions de cuivre. La baguette de l’alguacil, qui nous attendait à la porte de ville, eut bientôt dissipé cette marmaille, dont l’avidité naïve nous amusait plus qu’elle ne nous importunait. Il y avait, parmi cette bande déguenillée, des teints couleur de cigare, des yeux de braise brillant à travers des cheveux incultes, des physionomies charmantes sous leur masque de crasse dont un peintre eût fait son profit. — Une des petites filles, convenablement débarbouillée et vêtue, eût figuré avec avantage sur le devant d’une calèche, à côté d’un king’s-charles de duchesse.

D’immenses pans de muraille de vingt pieds d’épaisseur, détachés par la mina, ont roulé dans les fossés de la ville démantelée, où ils reprennent peu à peu l’apparence de rochers, grâce aux plantes pariétaires qui s’y accrochent. La nature aime à parer les ruines. — Où le canon a fait un trou, elle met une touffe de fleurs.

La grande rue de Fontarabie aboutit à une porte, autrefois fortifiée, par où nous entrâmes, et s’élève, en suivant une pente assez rapide, jusqu’au palais du gouverneur. Cette inclinaison qu’évitent avec soin les édilités modernes, a presque toujours pour résultat une perspective d’un effet pittoresque.

Les maisons s’étagent avec une variété de lignes charmante, et semblent s’arranger à souhait pour l’aquarelle ou le décor d’opéra. Cette rue de Fontarabie nous restera longtemps dans la mémoire : figurez-vous des façades, les unes blanchies à la chaux, les autres noircies par le temps ; des toits saillants soutenus par des poutres sculptées ; des balcons surplombants, d’une serrurerie digne de Biscornete ; des blasons déroulant leurs lambrequins au-dessus des portes ; des palais aux planchers effondrés, aux fenêtres veuves de carreaux, faits pour loger des princes ou des artistes, et n’abritant plus que des chauves-souris. — Splendeurs disparues, gloires évanouies ! — Où sont les nobles hôtes qui animaient ces superbes demeures ? L’ortie pousse au foyer, et la couleuvre se glisse parmi les pierres. Les villes meurent comme les hommes, et Fontarabie est une ville morte. Seule, la maison de Dieu est restée debout ; l’or brille au sanctuaire d’un éclat tout neuf ; et la cité à moitié déserte, qui ne peut soutenir ses toits, a élevé récemment un magnifique retable dans son église.

En quittant la rue principale, où s’est réfugié un reste de vie, on passe par des ruelles à moitié écroulées, où le pas d’un vivant sonne comme dans une nécropole. Ces rues feraient le désespoir d’un philistin ; mais ce ne sont pas les moins belles pour l’artiste. Les anciennes formes des temps qui ne sont plus y subsistent intactes à travers les dégradations et les ruines. L’affreuse maçonnerie moderne ne s’y montre nulle part, et au moins nul guide du voyageur, nul dictionnaire géographique ne dira de Fontarabie : « Jolie petite ville propre, bien bâtie, bien pavée, tirée au cordeau. »

Du haut des remparts, on découvre le golfe de Gascogne, la grande mer où quelques chevaux d’écume secouent leur crinière d’argent. — Là-bas, au delà de ce bleu infini, est l’Amérique, le nouveau monde d’où jadis les galions apportaient l’or des Incas aux rois d’Espagne. Une dizaine de barques de pêcheurs tirées sur le sable attendent l’heure de la marée pour aller prendre des sardines.

Ne croyez pas, d’après cette rédaction mélancolique, que nous ayons envie d’ajouter un chapitre aux Ruines de Volney ; nous ne sommes pas déclamateur de notre nature, et la tristesse que tant de solitude et d’abandon avait pu nous inspirer fut bientôt dissipée.

Attirés par le passage assez rare d’une bande de voyageurs dans cette ville éloignée de la route que suivent les diligences, quelques visages de femme d’une beauté radieuse se montraient aux miradores des maisons les moins détruites, avec toute la grâce et toute la coquetterie espagnoles. C’étaient des têtes pâles aux lèvres rouges, aux dents étincelantes, aux yeux de velours noir, d’un calme brûlant, d’une passion endormie comme en ont peint Murillo, Velasquez et Goya. — Deux ou trois paires d’yeux comme celles-là suffisent à ressusciter une ville défunte, et à faire de Fontarabie le plus agréable séjour du monde. — Quelques instants, nous eûmes l’idée d’abandonner le feuilleton à tout jamais, et de finir nos jours dans une maison sans plancher en face de l’un de ces balcons.

… Nous saluâmes de la main Andaye, assise sur l’autre rive, en regrettant de ne pas pouvoir boire à sa santé quelques larmes d’or de l’eau-de-vie qui l’a rendue célèbre.

Notre barque nous déposa à Irun. Si jamais vous passez par là, allez à l’église voir un Christ de bois colorié d’une expression vraiment sublime, et regardez, dans un bas-relief assez barbare, du reste, la tête de la sainte Vierge tendant son scapulaire aux âmes du Purgatoire. Par un hasard heureux, l’artiste catholique a rencontré au bout de son ciseau la pure beauté antique. Ce bois peint vaut un marbre grec. Admirez aussi l’éclat sombre du retable tout d’or au fond de l’église obscure. Quand il s’agit de Dieu, l’Espagnol, si avare pour lui-même, est d’une magnificence folle.