Heures du soir/Quand même !…

Heures du soirUrbain Canel ; Adolphe Guyot3 (p. 183-242).


QUAND MÊME !…

PAR

Mme ANNA KLEBER.


QUAND MÊME !…





C’était un homme à la mode, bien fait, spirituel, et fatigué de bonnes fortunes, que Théodore ; de sorte qu’il était ou paraissait être un des heureux de la terre. Il avait dépassé de quelques mois la trentaine, et sa famille le pressait de se marier ; mais toutes ces instances, il les repoussait. Il était à cet âge où le célibat présente les plus grandes chances de réussite auprès des femmes, et il le savait : on compte sur votre discrétion, et c’est beaucoup ; on compte sur votre attachement. parce que c’est l’âge où l’on se fixe : votre expérience fait le reste.

Une jolie femme voulut le marier à une de ses amies. Ce fut elle qu’il accusa de son amour du célibat. « Oh ! si vous n’étiez pas mariée, » lui disait-il ; et l’imprudente, au lieu de donner un époux à son amie, imposa un amant à sa conscience.

Cependant, au milieu de ces plaisirs et de ces succès, Théodore voyait diminuer insensiblement le nombre de ses amis. Ce n’était pas que la mort les lui enlevât ; c’était pis, disait-il : c’était le mariage ; et un ami marié est si différent d’un ami célibataire qu’il ne pouvait pas se cacher que ce n’était même plus un ami. On le recevait encore quelquefois, mais en grande cérémonie ; mais la maîtresse de la maison était toujours encadrée dans une société nombreuse ; c’était à travers un rempart de grands parens que son mari la laissait entrevoir, et ce jour-là il retrouvait toute son amitié pour Théodore, à tel point qu’il ne le quittait pas un instant et que Théodore ne pouvait plus s’en débarrasser. D’autres avaient l’extrême attention d’inviter en même temps que lui la femme qui, dans le monde, passait pour être l’objet de ses vœux.

C’était une attention on ne peut plus délicate, dont il eut été très-reconnaissant s’il n’eût pas deviné que c’était une ruse de guerre, un stratagème à l’aide duquel on espérait tenir l’ennemi occupé, et lui ôter la pensée de porter ailleurs ses batteries. Cet intérêt personnel, qui perçait partout, l’ennuyait, le fatiguait, le dégoûtait.

Impatienté de ces méfiances ridicules, Théodore commença par s’en indigner, puis il s’en moqua cruellement ; par vengeance il devint médisant.

Jugez des nouveaux succès de Théodore : il médisait ! Dire du mal des femmes absentes, c’est dire du bien de celles qui sont là. Décidément Théodore devint l’être indispensable des salons.

Mais il ne se mariait pas.

Il en vint bientôt à se lasser de cette absurde vie où il avait été poussé malgré lui. Cette confusion de cheveux blonds et noirs, de billets parfumés, qui jonchaient sa cassette ; ces bourses, ces bagues qui se promenaient sur sa cheminée ; tous ces amours, enfin, qui n’étaient pas l’amour, pouvaient bien amuser sa vanité, mais ne remplissaient pas son cœur : et si par hasard il avait un instant pour réfléchir, et c’était surtout quand un miroir lui montrait en relief quelques cheveux blancs qui se croisaient en fils argentés sur ses cheveux déjà rares ; alors il maudissait presque la vie de garçon ; il aurait voulu se marier…

Il n’osait plus !

Aussi devint-il capricieux et fantasque comme une vieille fille…

Ce fut à cette époque qu’un événement singulier vint changer sa vie et bouleverser son imagination.

Il avait trois maîtresses (le malheureux ! il y en a tant qui n’en ont pas ). Il avait trois maîtresses, et toutes trois le gênaient. Il eut, pour les congédier, une idée infernale…

Il écrivit à chacune d’elles de se rendre dans son appartement, séjour délicieux ignoré de tous, excepté d’un petit nombre d’élus ; séjour mystérieux des parties fines et des rendez-vous ; vraie petite maison du temps de Louis XV. Il leur donna rendez-vous le même jour à la même heure, avec la recommandation la plus aimable d’être exactes. Quant au style des billets, il était fort galant ; mais c’était une circulaire.

Ces trois femmes l’aimaient d’une manière toute différente :

L’une l’aimait par amour du plaisir et par étourderie ; Théodore était fort gai, et Clémentine aimait à rire.

La seconde l’aimait par amour propre ; elle l’avait enlevé à une femme qui s’était vantée de le tenir enchaîné pour toujours. Clotilde se serait presque fait un honneur de son déshonneur.

La troisième s’appelait Emma. Elle l’aimait tout naturellement ; c’était celle qui l’embarrassait le plus.

Théodore se tint dans un cabinet à côté du salon ; il ne voulait paraître que lorsqu’elles seraient toutes réunies. Son discours était fait et commençait ainsi :

« C’est pour m’éviter trois scènes que j’en affronte une terrible ; je le sais ! etc., etc. »

Je ne chercherai pas à vous peindre la surprise de ces trois jeunes femmes quand elles se trouvèrent vis-à-vis les unes des autres ; il y avait de la honte encore plus que de la colère sur leur front. Emma fut la dernière à comprendre ; mais enfin, toutes avaient déjà deviné le perfide complot, lorsque Théodore ouvrit la porte et parut.

Les paroles se glacèrent sur sa bouche, lorsqu’il vit ces trois figures pâles de jalousie, de vanité blessée, d’orgueil désappointé. Il fut vaincu. Il venait leur jeter un insultant congé : c’était lui qui semblait, là, recevoir le sien. Il resta confus, et prononçait à peine quelques paroles qui, rassemblées, auraient pu passer pour des excuses.

Clémentine prit son parti la première ; elle lui lança un regard plein de raillerie et d’amertume. « Je devine, dit-elle ; c’est que Monsieur se marie : quant à moi, je lui souhaite une bossue ; » et cette idée la faisant rire malgré son dépit, elle sortit.

Clotilde ne le regarda même pas. Elle dirigea ses yeux vers la glace, contracta un sourire sur ses lèvres, et partit en disant : « Ah ! si Monsieur se marie, c’est différent ; mais je parie que sa femme sera boiteuse. » Clotilde avait la plus jolie jambe du monde.

Il n’y avait plus qu’Emma. Elle lui vit l’air si malheureux, et elle l’aimait tant, qu’il y eut plus de pitié que de ressentiment dans le long et dernier regard qu’elle détacha de ses yeux sur les siens.

« Théodore, lui dit-elle, je souhaite que la femme que vous aimerez, vous aime autant que je vous aimais. Adieu. »

Et le pauvre Théodore resta seul.

Ce dernier vœu laissait au moins une lueur d’espoir dans l’avenir ; mais pour lui ce ne fut rien, à peine avait-il entendu ces dernières paroles. Ce qui l’avait frappé, consterné, accablé, c’était le sort qu’avaient semblé lui jeter pour adieu Clémentine et Clotilde ; il n’avait de souvenir que pour cette prédiction. Il semblait que leurs voix avaient emprunté un accent prophétique ; il semblait qu’elles avaient été chargées par le destin lui-même de le châtier de sa vie passée, et de cette dernière et lâche trahison.

Il était comme un criminel qui vient d’entendre sa condamnation… il était épouvanté.

Sa tête s’affaiblit tout à-coup ; son bon sens semblait usé par l’activité de son imagination. Il ne doutait pas qu’il ne fût victime de quelque charme. Il croyait que son avenir était écrit, et qu’il lui faudrait subir un mariage horriblement contrefait. Alors il voulut se roidir contre sa destinée, et commença à mener la vie la plus singulière du monde.

Dans la société, on le trouva bientôt d’une méfiance ridicule : une femme lui adressait-elle la parole, il tournait autour d’elle plutôt dix fois qu’une, se fiant à peine à ses yeux ; ou bien il ne manquait pas de lui offrir son bras pour lui faire traverser le salon. Alors, tout en la conduisant, il était bien moins attentif à écouter ce qu’elle lui disait qu’à examiner sa démarche, à étudier les mouvemens de son bras sur le sien. Pour peu qu’ils fussent saccadés, pour peu que l’équilibre ne fût pas d’une exactitude géométrique, il n’y avait plus de conversation intéressante qui le retînt ; elle eût été la plus belle femme de Berlin, qu’il ne s’en souciait guère. En dépit de toutes les convenances, il la reconduisait, le moins brusquement qu’il était possible, à sa place, trouvait moyen de trancher la conversation, faisait une pirouette et disparaissait.

« D’autant plus qu’elle m’aimerait ! » s’écriait-il en se rappelant le vœu d’Emma, que maintenant il regardait comme le plus satanique des trois.

Quand on lui parlait de la beauté d’une femme, malgré lui il émettait toujours quelque doute. « Je ne sais pas trop, disait-il, si sa taille est bien droite ! » tant il craignait que ses yeux ne fussent ensorcelés et ne le trompassent.

« Mais il voit des bossus partout, » lui répondait-on ; et ces mots enfonçaient le poignard dans son cœur ; il se croyait deviné.

Il vit une fois Clémentine à l’Opéra. Leurs regards se rencontrèrent, et il crut la voir sourire. Au même instant il aperçut, dans la loge voisine de la sienne, une femme dont la bosse était évidente… Il se sauva.

Un autre jour ce fut Clotilde qu’il rencontra au bal ; auprès de sa taille svelte et légère se trouvait une femme dont la démarche était plus que douteuse. Clotilde semblait la lui désigner… Il se sauva.

Quant à Emma, il ne la rencontra pas une seule fois.

Théodore était donc devenu l’homme le plus malheureux de la terre. Il était bien sévèrement puni ; il dormait à peine, et son sommeil était troublé par des rêves affreux ; il se dégoûta du monde et de ses plaisirs : c’est à peine si on le voyait quelquefois au bal.

Sa famille crut le moment favorable pour le marier. On lui fit de nouvelles offres ; mais lui parler mariage c’était verser de l’huile sur le feu, c’était retourner le poignard dans la plaie. Ces terribles prophéties lui tintaient toujours dans les oreilles : « Elle sera bossue, elle sera boiteuse, et elle t’aimera, et tu l’aimeras. »

Et, plus que jamais, il reculait devant les liens du mariage.

Il n’avait raconté son aventure à personne ; de sorte que, ne pouvant assigner aucun motif raisonnable à un changement si subit, on commença à penser qu’il était atteint de quelque monomanie.

Sa santé se ressentit de toutes ces secousses de son imagination. Il était fatigué de cette vie où rien ne l’attachait ; il maigrissait à vue d’œil.

Un de ses amis mariés, à qui son originalité avait fini par rendre la confiance, lui proposa de passer la belle saison à la campagne, dans un château situé dans un pays délicieux. Il accepta ; mais ce ne fut qu’après s’être bien assuré à plusieurs fois différentes que sa femme n’était ni bossue ni boiteuse. C’était là qu’il devait retrouver à la fois et la santé et la raison. Quand il se vit seul, tranquille, il se crut échappé à son mauvais génie : ce fut une vraie guérison, car il avait été malade, et il venait d’avoir, pendant trois mois, le plus épouvantable cauchemar qui eût jamais étreint une poitrine humaine ; cauchemar de femmes bossues et boiteuses, dont il lui fallait détacher la ceinture et le bouquet d’oranger.

Et maintenant l’air pur de la campagne, le repos de l’esprit, la solitude même qui l’environnait, et qui n’était interrompue que par les soins affectueux de ses hôtes, avaient éclairci son cerveau et l’avaient arraché à cet horrible rêve.

L’ouverture des chasses amena au château une nombreuse compagnie. Il se retrouva au milieu de la société comme il y avait toujours été avant l’événement qui avait troublé sa raison. Chacun le félicita sur le retour de sa bonne santé ; et c’était sans danger maintenant qu’il pourrait retourner au sein des plaisirs.

Un jour que la chasse les avait éloignés de trois lieues aux environs, ils passaient dans une petite vallée au fond de laquelle coulait un ruisseau bordé de saules. Des coteaux de vigne la dominaient de chaque côté. Au bout d’une longue prairie, dont une ceinture de peupliers ondoyans dessinait le contour, apparaissait un joli château coquettement assis à mi-côte, et ne laissant voir son toit et ses vertes persiennes qu’au travers de magnifiques ombrages.

On demanda bientôt quel était l’heureux propriétaire de cette charmante demeure.

« Messieurs, c’est une histoire, » dit M. de Gernac.

On écouta religieusement.

« Le propriétaire du château de Kosemberg ne venait que rarement ici, et toujours seul ; on ne connaissait de lui que son nom et ses bienfaits. Il est mort il y a quatre ans, et depuis sa mort, mademoiselle de Rosemberg est venue habiter le château : du moins on le croit ; car ici le mystère commence. On ne sait si elle est jeune, fille ou mariée. Personne ne peut se vanter de le savoir ; car elle ne reçoit personne, et vit dans la plus complète ignorance du monde. J’ai essayé de me faire introduire, on m’a refusé poliment ; ma femme n’a pas été plus heureuse, et personne, oui, messieurs, personne n’est entré dans cette demeure depuis que mademoiselle de Rosemberg y a mis les pieds.

— Et le régisseur ? et les domestiques ? interrompit un des chasseurs.

— Le régisseur ne l’a jamais vue, et parmi les nombreuses personnes qui habitent le château, une seule est admise à l’honneur de la voir : cette femme est sa nourrice ; elle est secrète comme la tombe. Les autres domestiques se contentent de la servir de loin. La vieille nourrice n’a pas même poussé l’indiscrétion jusqu’à laisser percer son opinion sur la figure de mademoiselle de Rosemberg : aussi, j’en conclus qu’elle est laide.

— Peut-être, s’écria Théodore.

— Au reste, qu’elle soit laide ou jolie, ce qu’on sait, c’est qu’elle est bonne, reprit M. de ***, car sa bonté se fait sentir partout ; et on la bénit, sans la voir, comme une divinité : divinité qui, ce me semble, doit s’ennuyer horriblement.

— Peut-être, » dit encore Théodore.

On allait sans doute faire encore questions sur questions à M. de Gernac, lorsque le cor de chasse, résonnant dans les bois, annonça à haute et intelligible voix que les chiens avaient retrouvé la trace du cerf qu’ils avaient un instant perdue. Les chasseurs se séparèrent.

Théodore ne fut plus à la chasse ; il était maîtrisé par une impérieuse curiosité, et ne rêva plus qu’au moyen de la satisfaire.

« N’avoir vu personne depuis quatre ans ! se disait Théodore ; c’est une obstination rare dans une femme. Est-ce un chagrin d’amour ? et vient-elle ici pleurer éternellement une faute dont le complice est peut-être encore trop aimé ? ou bien est-ce une monomanie ? Je le saurai. »

Le lendemain matin il sortit du château sans faire part de son projet ; il monta à cheval et se dirigea vers l’habitation de mademoiselle de Rosemberg. Mille réflexions se disputaient sa pensée pendant qu’il cheminait ; et il était loin d’être fixé sur ce qu’il ferait lorsqu’il entra dans la cour du château. Il descendit de cheval, le remit aux mains de quelqu’un qui s’en chargea, pénétra dans une salle basse, et au domestique qui lui disait que le régisseur, à qui sans doute il avait affaire, ne tarderait pas à venir, il répondit que ce n’était pas au régisseur, mais à mademoiselle de Rosemberg qu’il voulait parler. Le domestique le regarda fixement, d’un air fort étonné ; car, depuis trois ans, on avait perdu l’espoir d’être introduit auprès d’elle et l’habitude de le demander : de sorte que cette nouvelle prétention lui paraissait extraordinaire.

« Mais monsieur ne sait donc pas…

— Je veux parler à mademoiselle de Rosemberg…

— Que mademoiselle ne voit personne ?

— Je veux parler à mademoiselle de Rosemberg…

— Monsieur, il est inutile d’insister, mademoiselle ne voit personne ; c’est une chose connue dans le pays, et je suis étonné que vous soyez venu jusqu’ici…

— Je te dis, malheureux, que je veux parler à mademoiselle de Rosemberg, entends-tu ? (Et il le secouait assez brutalement par le collet de son habit.)

— C’est différent, monsieur. »

Il se sauva, et Théodore s’assit dans un large fauteuil.

Un quart-d’heure après, la porte s’ouvrit et laissa passer une vieille, grande et sèche femme, qui vint à lui avec une démarche pleine de gravité et si lente, qu’il eut le temps et de craindre que ce ne fût la châtelaine elle-même qui venait mettre fin à l’espoir d’une agréable aventure, et de se ranimer en se rappelant que ce devait être la nourrice de mademoiselle de Rosemberg, dont M. de Gernac lui avait parlé.

Lorsqu’enfin elle arriva près de lui, elle le fixa et lui dit : « Monsieur, les manières de ma maîtresse peuvent vous paraître extraordinaires ; mais elles sont ainsi, et vous devez vous y conformer. Mademoiselle de Rosemberg ne reçoit personne, et vous pouvez…

— Je veux parler à mademoiselle de Rosemberg.

— Monsieur, vous ne lui parlerez pas. Pendant un an bien des personnes ont eu la même idée que vous et n’ont pas mieux réussi que vous ne réussirez. Depuis trois ans nous n’avions plus aucune interruption dans notre solitude ; je suis étonnée, monsieur, qu’aux environs vous n’ayez pas su…

— Je veux parler à mademoiselle de Rosemberg, » s’écria Théodore d’une voix de tonnerre ; et il se cramponnait sur son fauteuil, et il prit une chaise sur laquelle il étendit ses jambes.

Comme la nourrice paraissait épouvantée, il reprit d’un ton résolu : « Oui, madame la nourrice, je veux parler à mademoiselle de Rosemberg, et je ne sors pas de ce château que je n’aie, je le répète, parlé à mademoiselle de Rosemberg. »

Brigitte s’en alla. Théodore resta deux grandes heures sans réponse ; il commençait à s’impatienter, lorsqu’enfin la porte s’ouvrit de nouveau : il se leva avec empressement. Sans doute la maîtresse du logis, courroucée de son impertinente obstination, venait le congédier elle-même.

C’était ce qu’il voulait : la voir et lui parler ! il n’en demandait pas davantage.

Il se trompait ; c’était encore la vieille nourrice… il se rassit désappointé.

« Monsieur, lui dit-elle, mademoiselle ne veut pas vous voir.

— Je veux parler… » allait encore dire Théodore poursuivi par son idée fixe ; mais la nourrice continua :

« Ma maîtresse ne veut pas vous voir.

— Je reste. — Oui, monsieur, restez ; ma maîtresse vous offre l’hospitalité, si ce château vous plaît, et j’ai l’ordre, si vous voulez me suivre, de vous conduire à l’appartement qui vous est destiné.

— À la bonne heure, dit Théodore ; mais cela commence à devenir original ! »

Voilà donc Théodore installé dans le château de Rosemberg, dont il connut bientôt tous les habitans, sauf la seule personne qu’il désirait voir, dont l’influence se faisait partout sentir, mais qui restait invisible. Sa curiosité n’en devenait que plus insurmontable, el huit jours se passèrent sans qu’il pût trouver à la satisfaire. Il avait fait des questions au régisseur, qui lui avait juré n’avoir jamais vu sa maîtresse ; il avait interrogé les domestiques, qui auraient parlé, mais ils ne savaient rien. Quant à la nourrice, elle se montrait rarement, et il n’osa même pas lui adresser un mot, tant il lisait clairement sur cette figure grave et solennelle, que tout ce qu’elle avait de secret dans sa vieille tête était fermé à double et triple tour, comme dans une cassette.

Du reste, il passait sa vie à se promener dans le parc ; il avait en vain cherché des yeux la chambre où pouvait habiter cette femme extraordinaire ; mais, à l’exception de celle qu’il occupait, toutes les autres semblaient aussi discrètes que les habitans de ce château, et les persiennes ne s’ouvraient jamais.

« Elle ne prend donc jamais l’air ? se disait-il ; singulière femme ! Mais il y a de belles fleurs même en serre, » ajoutait-il ; et la curiosité le torturait.

Une fois, par une belle nuit qu’éclairait un beau clair de lune, il se promenait dans le parc, sur les onze heures du soir ; il aperçut une lumière à une croisée dont il n’avait pas encore vu les persiennes ouvertes. Était-ce le hasard qui les avait fait ouvrir ce jour-là ? ou bien était-ce le besoin de voir aussi le clair de lune ? Il l’ignorait ; mais il ne doutait pas que ce ne fût la chambre de mademoiselle de Rosemberg. Alors il étudia le moyen d’y parvenir ; il se dirigea à tâtons, au milieu des escaliers, jusqu’à la porte qui devait mener dans cette chambre, dont les fenêtres lui avaient paru éclairées. Quand il fut arrivé, il prêta l’oreille et entendit une voix de femme qui chantait : jamais voix plus douce et plus pure n’avait ainsi chanté. La musique était triste et mélancolique ; les paroles semblaient s’échapper lentement une à une, tant chacune d’elles prenait d’expression et de mélodie au passage. Il fut émerveillé. Bientôt il entendit une porte s’ouvrir, puis se fermer, et tout tomba dans un profond silence.

Théodore rentra chez lui amoureux de cette belle voix naïve, douce, sublime, qui avait réveillé toutes les cordes de son âme.

Et ne pas lui parler ! et partir sans la voir ! pouvait-il s’y résoudre ?

Ce qui l’étonnait, c’est qu’on ne lui parlait pas de quitter le château ; on le laissait libre ; on ne s’occupait pas plus de lui que s’il n’y eût pas été.

Il fallait en finir. Il prit un parti décisif, et écrivit le billet suivant à l’invisible.


« Madame, je viens vous remercier de votre aimable hospitalité. J’aurais voulu vous en remercier de vive voix ; mais vous me le défendez ! Soyez tranquille ; je ne chercherai pas plus long-temps à percer le voile derrière lequel vous vous retranchez, et je vous en dirai franchement la raison : c’est que je suis persuadé maintenant que vous êtes horriblement laide !

» Agréez, etc., etc. »


Il remit cette lettre à Brigitte, en lui disant qu’elle avait pour but de prendre congé de mademoiselle de Rosemberg.

Un quart-d’heure ne se passa pas sans qu’il eût une réponse. L’écriture en était presque illisible, le papier mal plié, tout chiffonné : on voyait que le billet avait été écrit à la hâte, et sous quelque inspiration subite.


« Monsieur, vous êtes un impertinent ! Vous ferez très-bien de partir, et je vous souhaite bon voyage ; seulement, avant que vous quittiez ce château, je vous attends chez moi. Ne croyez pas au moins que ce soit une concession que je veuille vous faire : c’est moi qui suis curieuse de voir la figure d’un original tel que vous. »


Théodore était au comble de la joie : son stratagème avait réussi.

Cependant il trembla comme la feuille en suivant la nourrice, qui n’avait pas dit un mot, mais qui le conduisit lentement à la chambre de sa maîtresse. Il entra dans un délicieux salon de musique ; un piano ouvert, une guitare, un chevalet, des pinceaux, quelques livres épars, peu de meubles (à qui eussent-ils servi ?) ; ajoutez à cela un certain désordre élégant, qui trahissait l’artiste, et vous aurez la chambre où Théodore pénétrait enfin en triomphateur.

Les persiennes étaient fermées ; il y avait ce demi-jour si favorable à la beauté des femmes.

« Elle sera bien laide, » disait-il en entrant ; « ce serait bien dommage ! » ajoutait-il.

Sur une ottomane bleue de ciel, une femme était nonchalamment étendue ; elle était appuyé sur son bras droit et lisait.

Il fallait traverser le salon presque entier pour arriver jusqu’à elle. Mademoiselle de Rosemberg ne fit pas un mouvement pour le recevoir ; seulement elle leva les yeux de dessus son livre. La coquette voulait sans doute jouir de sa surprise : elle fut immense !

Il voyait devant lui la plus jolie figure de femme qu’il eût non-seulement rencontrée dans le monde, mais qu’il eût jamais rêvée dans ses extases d’amour.

De beaux cheveux noirs de jais, au milieu desquels se balançait une rose naturelle qui semblait n’avoir pas quitté sa tige. Ses yeux, grands, noirs, ouverts, devaient souvent lancer des éclairs ; maintenant ils laissaient tomber l’ironie sur les regards de Théodore stupéfait. Elle avait une bouche délicieusement petite, mais qu’elle savait rendre assez grande pour découvrir des dents fort blanches. C’était une figure parfaite ; et que de coquetterie dans tout le reste de sa personne ! dans cette position voluptueuse, dans ce petit pied, si petit au milieu de tous ces plis de robe qui semblaient l’encombrer !

Elle lui montra du doigt une chaise qui n’était pas loin de l’ottomane. Théodore était plutôt prêt à se jeter à ses genoux qu’à s’asseoir. C’était à cette femme qu’il avait écrit qu’elle devait être horriblement laide. Il était confus : enfin il s’assit.

« Ah ! mademoiselle, que je suis coupable !…

— C’est en effet, monsieur, bien mal reconnaître l’hospitalité qu’une pauvre demoiselle vous donne, que de l’appeler laide.

— Mais pouvais-je penser qu’une figure aussi divine pût se cacher au monde, et…

— Trêve de complimens, monsieur ! je vous ai vu, vous m’avez vue : notre mutuelle curiosité est satisfaite, et nous pouvons nous quitter.

— Oh ! non, pas aussi promptement, » s’écria Théodore, qui ne pouvait se lasser de l’admirer ; et la conversation continua, mais froide et décolorée, tant mademoiselle de Rosemberg y mettait de réserve et d’indifférence.

Au bout d’un quart-d’heure Théodore prit congé. Rentré dans sa chambre, il appuya ses mains sur son front pour y ramener ses pensées qui semblaient égarées. Enfin, il l’avait vue ; enfin, il lui avait parlé : mais, était-ce fini ? devait-il la quitter et ne plus la revoir ? Il sentait que cela lui était désormais devenu impossible.

« Il faut, se disait-il, que je l’entende encore chanter ; il faut que je sache les motifs de cette réclusion sévère ! » et il se créait mille raisons de rester, tandis qu’il en était une plus puissante que toutes les autres, et qu’il cherchait à se dissimuler à lui-même.

Il passa la nuit au château ; il y passa la journée du lendemain : pourtant il voulait partir. Il sentait le danger de rester : ce sentiment d’intérêt et de curiosité, il sentait qu’il était bien près de l’amour. Enfin, il ne voyait de ressource que dans une fuite prompte, et il ne fuyait pas !

Il était en proie à cette incertitude et à cette indécision qui ne manquent jamais de nous prendre lorsque nous ne résistons que pour la forme, tandis que nous ne demandons qu’à céder, lorsqu’il vit entrer chez lui la vieille nourrice. Il y avait sur cette figure sévère, raide et empesée, une hésitation et une émotion qu’elle cachait mal ; elle marchait plus vite qu’à l’ordinaire, ce qui n’était pas un moindre signe de dérangement dans ses idées. Brigitte venait d’apprendre que Théodore avait donné l’ordre de seller son cheval, ordre qu’il avait donné et retiré dix fois depuis deux jours ; mais c’était la première fois qu’elle l’apprenait. « Monsieur, lui dit-elle avec un léger tremblement dans la voix, vous nous quittez donc ? — Hélas ! oui, bonne Brigitte. — Est-ce que vous n’étiez pas bien ici ? — Si fait, très-bien ; mais que voulez-vous, Brigitte ? il faut fuir un ennemi auquel on ne peut faire face : il y a pour moi trop de danger à rester ici. » Brigitte le regardait avec attention et avec intérêt ; elle lui prit la main et lui dit, avec cet épanchement qui déborde d’un cœur plein jusqu’au bord :

« Tenez, monsieur, il faut que je vous parle ; vous paraissez un bon jeune homme, et je vous ai aimé du moment où je vous ai vu ; il faut que je vous dise, monsieur, que j’ai compté sur vous pour enlever ma maîtresse à cette solitude où elle s’enterre toute vivante. Ma maîtresse est tout ce que j’aime au monde ; mais je ne veux pas qu’elle reste ici ; elle mourrait trop jeune, voyez-vous : la mélancolie la tuerait. Et que je vous dise, c’est peut-être une indiscrétion, mais c’est pour son bien que je le dis : eh bien, elle a soupiré après que vous l’avez eu quittée ; oui, monsieur, elle a soupiré… Vous ne l’aimez peut-être pas encore, vous ; mais à la deuxième fois que vous la verrez, vous l’aimerez, c’est sûr. Vous la trouvez bien jolie, n’est-ce pas ? eh bien, elle est meilleure qu’elle n’est belle ! Allez, monsieur, ce sera une bonne œuvre que d’aimer une femme comme celle-là.

— Il est plus facile, Brigitte, de l’aimer que de s’en faire aimer.

— Qui sait ? qui sait ? monsieur, ne désespérez pas ; la solitude éveille souvent des regrets : puis dans la solitude toutes les paroles ont de l’écho. Ce n’est pas là votre grand monde qui brouille tout dans ses tourbillons, et dans lequel un souvenir ne vient jamais sans que mille autres ne l’effacent. Oh ! monsieur, enlevez ma maîtresse à cette vie monotone qui la mine lentement ; aimez-la, monsieur, c’est le meilleur moyen ! aimez mon enfant et elle vous aimera, je vous en réponds, moi, sa nourrice, qui la connais bien : elle aime tout ce qui l’aime…

— Savez vous, Brigitte, que je suis tout surpris de vous entendre parler ainsi ?

— Je le crois, monsieur ; oh ! je me serais tue, si vous n’aviez pas réussi, par je ne sais quel moyen, à pénétrer chez ma maîtresse. Cependant j’ai eu plus d’une fois l’envie de vous encourager ; je me disais : Il a du bon ; il est entêté ; il réussira. Et vous avez réussi ; et le jour où je vous ai mené dans la chambre de mademoiselle de Rosemberg, j’étais si contente que je vous aurais embrassé !

— Mais, Brigitte, je ne vois plus de prétexte pour faire une deuxième visite.

— Bah ! monsieur, vous savez le chemin, entrez de vive force ; elle se fâchera non pas contre vous, mais contre moi, et moi je puis tout supporter, puisque c’est pour son bien. Allez, allez, monsieur. »

Théodore suivit l’avis de Brigitte ; il monta directement chez mademoiselle de Rosemberg. Elle était exactement dans la même position que la veille : aussi jolie, aussi harmonieuse dans tout l’ensemble de sa personne ; telle enfin que depuis deux jours elle n’avait pas cessé de se présenter à son imagination. Il y eut dans toute sa figure une émotion visible quand elle aperçut Théodore au lieu de Brigitte qu’elle attendait ; c’était de la colère, c’était de l’inquiétude. Elle jeta un coup d’œil sur toute sa personne et se remit.

Théodore chercha à s’excuser comme il put de cette entrée subite. La première fois, c’était par curiosité qu’il avait voulu la voir ; mais aujourd’hui, c’était l’intérêt qu’elle lui avait inspiré qui lui avait fait braver sa défense. Il venait comme un ami lui demander les motifs de cette solitude où elle s’était condamnée : pourquoi ravir tant de charmes à la société, qui réclamait les grâces de sa personne et celles de son esprit ? c’était un crime de les lui dérober comme elle le faisait.

Lucie répondit qu’elle avait lieu d’être mécontente de ce nouveau désir de pénétrer un secret qui devait peu lui importer, puisqu’il ne la connaissait pas ; mais que cette fois ce désir ne serait pas rempli ; que ce secret, il ne le saurait jamais que malgré elle ; qu’enfin il était de sa délicatesse de ne pas la presser davantage.

La conversation changea donc de sujet. Ils avaient de l’esprit tous deux. Les heures s’écoulaient, qu’ils ne songeaient pas à se séparer. À cinq heures, Brigitte entra ; son regard se promenait avec satisfaction de Lucie à Théodore. Elle demanda haut à mademoiselle de Rosemberg si elle voulait dîner. Lucie lui jeta un coup d’œil de colère :

« Vous êtes une étourdie, Brigitte ; ne faut-il pas que je dîne avec monsieur, peut-être ? »

Brigitte, qui se croyait bien vieille pour être encore une étourdie, secoua la tête et sortit sans répondre.

« Monsieur, je ne vous retiens pas, » ajouta Lucie.

C’était un ordre, et Théodore sortit. Il avait un instant espéré un dîner en tête à tête… Cependant il sortit content ; c’était une bonne journée pour lui : décidément il l’aimait. Elle était charmante, pleine d’esprit et de bonté, peignait parfaitement ; sa voix était délicieuse : ce serait l’ange d’un ménage. Cette nonchalance elle-même, cette passion qu’elle semblait avoir de rester toute la journée étendue sur un canapé, ne lui déplaisait pas ; il savait qu’il y a plus d’amour et plus de grâce dans une femme faible et délicate que dans ces femmes robustes, dont la santé vous fait honte, et qui vous dépassent de la tête.

Il lui restait à percer le mystère de la solitude dont elle était environnée ; mais il espérait se le faire expliquer plus tard.

Il retourna le lendemain chez Lucie. Il vit clairement qu’il était attendu ; il en fut enchanté Pour la première fois, le sentiment prit un peu plus de place dans la conversation ; Théodore hasarda quelques mots tendres qui semblaient glisser inaperçus, mais qui ne s’égaraient pas, et il vit bien que ce que Brigitte avait dit de la solitude pourrait bien arriver.

Je ne suivrai pas Théodore dans toutes ses visites. Ils étaient ensemble une partie de la journée ; mais aux heures des repas il était toujours congédié. Quand il ne la voyait pas, c’était l’espoir de la voir qui le faisait vivre ; aussi ce n’était que la nuit qu’il pouvait résumer, analyser son bonheur, et le savourer à son aise. Lorsque le sommeil fermait sa paupière, c’était encore le même rêve que son rêve du jour ; la conversation de la veille se reproduisait de nouveau avec plus de vague peut-être, mais aussi quelquefois avec un abandon plus doux et plus confiant.

Je n’aurai pas l’indiscrétion de vous introduire dans le sanctuaire où reposait Lucie. Cependant il y avait là aussi des pensées d’amour, des espérances d’avenir. Elle s’endormait doucement bercée par de vagues souvenirs dont Théodore n’était pas absent ; mais pourquoi révéler à présent un secret qu’elle ignorait ou voulait ignorer encore ? Laissons la seule, et ne la faisons pas rougir en lui disant que si Théodore l’aimait, elle, de son côté, ne l’aimait pas moins.

Pourtant il y avait dans cette jeune demoiselle une coquetterie incorrigible : c’était de vouloir toujours rester étendue sur son ottomane. Elle était, il est juste de le dire, charmante ainsi, et Théodore ne s’en ennuyait pas ; mais il me semble qu’un peu de variété n’aurait pas nui. Toutefois chaque femme a sa coquetterie de prédilection, et celle-ci en valait bien une autre, puisqu’elle enchaînait Théodore à ses pieds.

Brigitte était enchantée des progrès qu’elle voyait faire à son protégé. « Monsieur, elle vous aime, lui dit-elle un jour.

— Dieu le veuille ! répondait-il : il serait trop tard pour ne plus l’aimer. »

C’est ainsi que se passait l’hiver.

Un soir, le temps était froid et sombre, la neige tapissait les campagnes et surchargeait, de sa mousse blanche et légère, les branches desséchées des arbres. Il était minuit ; l’on n’entendait plus dans la plaine que les hurlemens de quelques chiens égarés, et les cris funèbres du chat-huant, qui se mêlaient au sifflement aigu des vents. De quart-d’heure en quart-d’heure, l’horloge du village sonnait et semblait annoncer à la nature endormie que le temps ne dormait pas, et qu’il marchait toujours. Bien des yeux étaient fermés ; la plupart des mortels reposaient sur l’oreiller dur et moelleux que la fortune avait mis sous leurs têtes ; mais deux personnes veillaient encore au château de Rosemberg. Il y avait eu ce soir-là une conversation plus douce et plus tendre qu’à l’ordinaire. Quand le temps est mauvais, on s’approche plus près l’un de l’autre ; quand il fait froid au dehors, il y a moins de place au coin du feu au dedans. Cette influence avait mis plus de confiance et d’abandon dans les causeries de Lucie et de Théodore ; enfin, notre héros (il mérite, je pense, que nous le nommions ainsi) avait fait l’aveu d’un amour qui n’était plus un secret, et cet aveu n’avait pas excité de colère. Elle avait répondu en lui tendant la main qu’il avait couverte de baisers ; puis ils avaient continué cette conversation à demi-voix, où les paroles qui se disent semblent craindre de se trahir, où l’on ne cause que pour soi.

« Oh ! vous ne savez pas qui vous aimez, Lucie, disait Théodore ; oh ! je suis si peu digne de vous ! Si vous saviez ma vie passée, vous me condamneriez sans m’entendre. Cependant j’ai été puni si cruellement dans une des aventures de ma vie, que celle-là du moins inspirerait votre pitié plutôt que votre colère. »

Ces paroles avaient éveillé la curiosité de Lucie, qui lui demanda quelle avait été cette aventure et quelle avait été cette punition si cruelle.

« Vous vous moquerez de moi, Lucie, j’en suis sûr ; mais je veux tout vous apprendre, car je suis curieux aussi, et il est un secret…

— Il faudra bien vous le dire, » interrompit Lucie d’une voix mélancolique.

Et Théodore commença à conter l’étrange événement qui avait occupé trois mois de sa vie et qui avait été jusqu’à troubler sa raison.

Lucie l’écoutait en le regardant avec amour.

Quand il vint à parler des vœux prophétiques que lui avaient lancés, en parlant, Clémentine, Clotilde et Emma, mademoiselle de Rosemberg pâlit, et, prête à se trouver mal, elle sonna fortement, et dit à Théodore :

« Sortez, monsieur. »

Il allait se précipiter pour lui porter secours, lorsque Brigitte à son tour le repoussa, et lui dit tout bas : « Sortez, monsieur, vous aurez commis quelque imprudence ! »

Théodore quitta la chambre de Lucie, désolé ; il se reprochait cette malheureuse histoire qui avait été la cause singulière de cet événement imprévu. Ah ! sans doute, elle s’indignait d’aimer un homme qui avait été si cruel envers des femmes qu’il aurait dû aimer, ou bien sa folie était l’objet de son mépris !

Puis, grâce à cette somnolence qui mêle toutes vos pensées et ne vous permet d’en approfondir aucune, il oubliait cette circonstance pour se rappeler avec ivresse les doux instans qui avaient précédé.

Le matin, à huit heures, Brigitte entra ; elle avait repris toute la réserve, toute la dignité, toute la pédanterie qui l’avaient frappé la première fois qu’il l’avait vue. Elle lui remit une lettre, ne le regarda même pas, se retourna sans dire un seul mot, et partit, mais sans pouvoir dissimuler un long soupir qui se fit jour malgré toute sa diplomatie.

Théodore décacheta la lettre, et lut :


« Pourquoi êtes-vous venu dans cette solitude ? La tranquillité y régnait, et vous y avez apporté le trouble ! Lorsque partout, aux environs de ce château, on a dû vous dire que je ne voyais personne, que je ne voulais voir personne, pourquoi êtes-vous venu ? Et ici, lorsque mes domestiques, lorsque Brigitte vous ont répété ma volonté, pourquoi êtes-vous resté ? Êtes-vous donc un démon attaché à ma destinée, pour la flétrir et l’empoisonner ? Partez, monsieur ! depuis que vous êtes ici, je ne suis plus la même ; du jour même où vous avez paru dans ce château, j’ai senti l’influence de votre présence comme celle d’un astre ennemi ! Partez, partez, oubliez-moi, oubliez ma figure, oubliez ce que vous m’avez juré, et que le parjure ne retombe pas sur votre tête, mais sur la mienne ; oubliez surtout notre conversation d’hier, et partez. Ah ! sans doute, il vous sera facile d’obéir à cet ordre ; le monde, le tourbillon d’une société étourdissante auront bientôt chassé de votre imagination le souvenir d’une pauvre femme qui vous aura occupé huit jours. Mais elle ! songez, monsieur, qu’elle restera seule ici, seule avec elle-même, et ayez pitié d’elle ; car elle aura plus de peine que vous à oublier un rêve qu’elle avait accueilli comme venant du ciel ; un rêve aux bras duquel elle s’était jetée Oh ! combien une seconde de plus ou de moins dans notre vie peut en changer la destinée ! Hier, si la seconde qui a précédé votre récit avait été la dernière de ma vie, que de souffrances la mort m’aurait évitées ! mais je vis, et votre bouche elle-même a prononcé ma condamnation ; aussi, il faut que vous vous en alliez : partez, partez, monsieur, je ne veux plus vous voir. »


« P. S. C’est hier, lorsque vous m’avez quittée, que j’ai écrit les lignes qui précèdent ; mais suffiront elles pour décider votre départ, et ne tenterez-vous pas de vous justifier ? Il faut donc que je vous ôte tout espoir, en vous révélant le secret de cette réclusion que je m’étais imposée dans ce château ; ah ! j’ai trop tardé à vous le révéler : vous le saurez aujourd’hui.

» Je n’ai que vingt-et-un ans, monsieur, et c’est à dix-sept ans que j’ai pris la résolution de venir ici m’enfermer loin du monde. Je venais de perdre mon père ; j’étais orpheline et maîtresse d’une grande fortune : je restais sans soutien. Le monde m’attendait, mais qu’attendais-je du monde ? Je me sentais un cœur facile aux douces émotions, un cœur tendre où l’amour pouvait naître, et je sentais qu’une fois là, il en serait le maître absolu, éternel… Eh bien, je me vis telle que j’étais, et j’eus la certitude que je ne serais jamais aimée ; que je ne pourrais jamais l’être ; que ma destinée ne le voulait pas. Ainsi, le monde ne pouvait m’offrir que d’horribles souffrances ; j’y vivrais dédaignée ; mon cœur n’aurait pas où se répandre ; il lui faudrait étouffer tous les germes que l’amour pourrait y jeter, sous peine d’un éternel malheur. Alors j’ai préféré cette solitude à celle où il m’aurait fallu vivre au milieu même de la société ; du moins, ici, je n’aurais pas de dangers à craindre : j’aimerais ma nourrice qui m’aime, mes oiseaux qui me connaissent, mes fleurs que je cultive, et qui m’envoient leurs parfums en retour de mes soins. Telle était ma vie, monsieur, et je bénissais le ciel tous les jours, et je le remerciais de cette inspiration qu’il avait fait descendre dans mon âme… Mais vous êtes venu, vous m’avez forcée de vous voir… hélas ! vous voir et désirer vous revoir devait être la même chose ! Que ma vie fut changée alors ! Elle redeviendra peut-être aussi calme qu’elle l’était avant votre arrivée ici. Priez Dieu, monsieur, qu’il en soit ainsi, pour le repos de votre conscience. Je ne vous en veux pas, et je vous pardonne. Adieu ; soyez heureux. »

« 2e P. S. Je ne vous ai pourtant pas encore dit tout ce que je voulais vous dire : que je suis enfant, mon Dieu ! et quelle vanité mal placée ! Pardonnez-moi, Théodore ; je croyais, folle que j’étais, que vous ne vous en seriez jamais aperçu… Eh bien… je suis bossue et je boite.

» Lucie. »


Théodore lisait avec émotion la lettre de Lucie, et il ne comprenait rien à ce caprice cruel qui le rejetait du paradis en enfer ; mais lorsqu’il arriva à ces deux derniers mots, le voile tomba de ses yeux : il vit clair. Ainsi, cette habitude d’être toujours couchée sur son ottomane, ce soin avec lequel elle ne montrait jamais que son pied droit, qui était, il faut l’avouer, admirablement petit ; cette position molle et voluptueuse qui lui servait à dissimuler sa taille ; tout cela avait été un manège pour le tromper, lui, lui prédestiné ! lui, dont Clémentine, Clotilde, Emma, avaient prophétisé le sort ! N’y avait-il pas de quoi devenir fou une seconde fois ? Il descendit et s’enfonça dans le parc ; il courait çà et là, se jetait sur le gazon, arrachait des fleurs pour donner de l’occupation à sa rage : puis il versait des larmes comme un enfant. Quand il eut assez de calme pour réfléchir, il songea à fuir, à quitter l’Allemagne, l’Europe s’il le fallait. Jamais, jamais on ne le forcerait à épouser une femme contrefaite. Il vaincrait sa destinée ! Mais il sentait qu’il y avait un obstacle qui l’arrêtait, si sa pensée le décidait à fuir ; il sentait ses jambes clouées à terre : oh ! c’est que son amour plaidait la cause de cette pauvre femme ; c’est que son amour était plus puissant que son dépit. D’ailleurs elle était si jolie, qu’il avait beau se monter l’imagination, il ne pouvait se la figurer bossue et boiteuse ; il la voyait toujours couchée sur son ottomane, et elle était si gracieuse ainsi, que, malgré lui, il jurait de rester à ses pieds toute sa vie.

Il faut avouer qu’il était dans la plus grande perplexité du monde.

Il s’était jeté de désespoir sur un banc, et il était presque anéanti dans ce chaos de pensées, quand il entendit le sable craquer sous des pas qui s’approchaient de son côté. Il tressaillit ; il lui semblait que ce devait être une personne qui boitait. Il se trompait : c’était la raide et guindée Brigitte, qui faisait tous ses efforts pour avoir l’air de se promener indifférente, et qui pourtant le cherchait avec inquiétude.

« Ah ! c’est vous, monsieur, lui dit-elle ; je ne vous croyais pas là. » Il ne répondit rien.

« À propos, monsieur n’a pas de réponse à me remettre ?

— À quoi donc, Brigitte ?

— Mais à la lettre que ce matin j’ai remise entre vos mains.

— Que voulez-vous que je dise, Brigitte ? on me congédie.

— Qu’avez-vous donc fait ? car, sur l’honneur, ma maîtresse vous aime bien.

— Oh ! je l’ai offensée mortellement.

— N’y a-t-il plus de remède, mon cher monsieur ?

— Plus de remède ! J’ai dit que j’avais juré que jamais je n’épouserais femme qui fût bossue et boiteuse, et je ne savais pas…

— Comment ?

— Quoi ! ne savez-vous pas vous-même, et faut-il vous apprendre que votre maîtresse a ces deux horribles défauts, Brigitte ? et c’est là mon malheur.

— Ma fille, mon enfant que j’ai nourrie de mon lait, ma petite Lucie, une bossue ! c’est une infâme calomnie ; c’est une méchanceté : vous êtes un homme affreux. Lucie bossue ! ah ! monsieur, parce qu’elle n’a pas la taille aussi fine que vos sauterelles de Berlin, vous appellerez mon enfant bossue. Bossu vous-même, monsieur. Ah ! pauvre enfant ! que de chagrins tu vas avoir ! Maudit étranger ! Et c’est moi qui suis cause… oh ! oh ! oh ! »

Et Brigitte pleurait. Théodore lui dit doucement :

« Mais ce n’est pas moi, Brigitte, qui ai accusé votre maîtresse d’être…

— Taisez-vous, monsieur, ne prononcez pas ce mot là devant moi ; c’est infâme de lui avoir fait ce reproche.

— Mais, Brigitte…

— Voyez-vous, monsieur, quand elle aurait une montagne sur le dos, quand elle boiterait tout bas, tout bas, tandis qu’elle ne fait que boitiller ; quand elle serait louche et brèche-dents, ce dont vous n’irez pas l’accuser, peut-être, eh bien, moi, Brigitte, je l’aimerais toujours ; pourquoi ne l’aimeriez-vous pas, vous ? Ah ! voilà bien vos amours à vous autres : de la vanité, de la vanité ! des femmes pour en faire parade, pour les montrer à vos amis, qui vous les prennent et qui font bien. Ah ! pauvre enfant, que de chagrins tu vas avoir ! mon Dieu, mon Dieu ! tu l’aimes tant cet ingrat !

— Vous croyez qu’elle m’aime, Brigitte ?

— Ah ! oui, elle vous aime ! ce n’est pas si difficile à voir ; et puis, ne dit-elle pas tout à sa nourrice. Tenez, une preuve : elle a coutume de m’embrasser tous les soirs, et depuis cinq jours elle ne l’a pas fait ; et je ne lui en veux pas, la chère enfant… ne sais je pas pourquoi !

— Allons, Brigitte, allons voir Lucie.

— Ah ! j’étais bien sûre que vous ne voudriez pas la faire mourir ; allons, allons vite. »

Et Brigitte allait devant ; elle allait vite, la vieille nourrice de Lucie ; elle semblait redevenir jeune ; elle sautait presque de joie, tant elle était heureuse !

Théodore se sentait soulagé d’un poids énorme. Le doute, l’hésitation ne l’oppressaient plus ; il s’abandonnait à son amour, et ne voyait plus qu’un horizon clair et brillant tout autour de sa vie. Il se précipita dans le salon de Lucie, qu’il trouva pâle, morne et silencieuse, toujours dans la même position où il l’avait vue la première fois. Théodore se jeta à ses pieds, et couvrit ses mains de baisers.

Il n’y eut pas un mot de prononcé ; il y eut un pardon muet qui passa d’une bouche à l’autre par un baiser ; il y eut un instant admirable de honte, de confusion, d’amour et de volupté. Il y avait un avenir de bonheur dans cette scène délicieuse.

Brigitte était à la porte et elle sanglotait de joie, elle qui n’avait fait que pleurer de chagrin.

Le mariage ne tarda pas long-temps. Deux jours après un curé de village bénit l’union de Théodore et de Lucie. Brigitte fut l’intendante de la fête, et je vous laisse à penser quelle gravité elle mit dans toute la cérémonie. Ce fut la première fois que les habitans du château virent leur jeune maitresse. C’était leur bienfaitrice, c’était la fille de leur ancien maître ; elle était aimée de loin, et leur amour prit une voix, et leurs acclamations éveillèrent de nouvelles sensations de plaisir dans le cœur de mademoiselle de Rosemberg.

Théodore était heureux ; il donna ce jour là une dernière pensée au passé ; il se rappela avec émotion ce vœu d’une femme qu’il n’avait pas assez aimée :

« Je souhaite, avait-elle dit, que celle que vous aimerez vous aime autant que je vous aimais. »

Et ce vœu était accompli. Il aimait, il se voyait aimé ; il appela sur Emma les bénédictions du ciel !




Quelques semaines après son mariage, Théodore écrivait à un de ses amis de la capitale : « … Ma femme n’est pas précisément bossue ; seulement elle a la taille un peu courte. Elle n’a pas la démarche égale, mais ce n’est pas là boiter. Du reste, elle est si jolie qu’on n’aperçoit rien de tout cela ; mais, fût-elle bossue, boiteuse et louche, je l’aimerais quand même !… Elle est bonne… »


— fin. —