Quand j’étais enfant en Chine
La Revue blancheTome XXIII (p. 450-454).

Quand j’étais enfant en Chine


VI
Écoles et vie scolaire

Les écoles, en Chine, sont généralement dirigées par des personnalités privées. Le gouvernement ne s’occupe que des étudiants déjà avancés dans leurs études. Mais, comme le savoir est le seul titre aux emplois et que l’accès aux distinctions littéraires et aux honneurs publics dépend des examens et des concours, il n’est pas étonnant que l’on trouve des écoles dans les plus petits hameaux comme dans les grandes villes. Quoique le gouvernement ne fournisse aucune subvention pour l’établissement d’écoles et quoiqu’on n’ait aucune idée de l’enseignement obligatoire, le désir est général, même dans les classes pauvres, de donner aux enfants une éducation élémentaire.

Les écoliers de rang inférieur n’ont jamais plus d’un maître.

En Chine, le système qui combine un maître et plusieurs adjoints, n’a pas de bons résultats. Le maître y est donc souverain absolu dans son école. Il est le roi de tous ceux qu’il élève et, dans sa sphère, nul ne lui dispute ses droits.

Vous pouvez entre mille le reconnaître à sa longue robe d’étudiant, à son regard sévère, à son dos voûté par l’assiduité à l’étude. Généralement il a la vue courte, et une énorme paire de lunettes indique en lui l’éducateur des intelligences.

Son école, je l’ai dit, est une entreprise privée et sa propriété, car il n’y a rien en Chine qui rappelle l’école publique ; en outre, s’il à une plume élégante, il grossira sa bourse en écrivant des billets ; s’il est artiste, il peindra des éventails.

S’il n’a pas pris ses grades, il sera candidat perpétuel aux honneurs académiques que le gouvernement seul a le droit de lui conférer.

Les honoraires d’un instituteur varient en Chine selon l’habileté et la réputation du maître. Ils varient aussi d’après l’âge et le degré de progrès de l’élève. Plus celui-ci est grand garçon, plus il paiera.

Un précepteur est bien payé. D’ordinaire il est logé dans la maison de l’élève riche, mais il est autorisé à recevoir quelques pupilles du dehors.

Lors des fêtes, et aux solennités familiales, ses élèves gratifient le précepteur de cadeaux en argent et aussi en aliments. Tous, surtout les parents des pupilles, le traitent avec grand honneur, car la carrière de leurs enfants peut, en un sens, être entre ses mains.

Un maître qui a de trente à quarante élèves qui lui paient une pension de vingt francs, vit assez à l’aise en Chine, car on y peut acheter, pour une même somme, cinq à six fois plus de provisions ou de vêtements qu’en Amérique.

D’ordinaire les écoles s’ouvrent après le nouvel an et les cours se continuent jusqu’au milieu du douzième mois avec çà et là quelques jours de vacances. Cependant, si le maître est candidat à quelque degré littéraire, il est d’usage que les élèves aient en été un congé de six semaines.

Au moment des fêtes du nouvel an, un mois est consacré aux plaisirs et au repos. Le pupille chinois n’a pas, comme les garçons et les filles d’Amérique, vacances et congé le samedi et le dimanche.

L’école ouvre tous les jours de six à dix heures du matin, heure où l’on va déjeuner chez soi. À onze heures, on retourne à l’école ; à une heure, repos d’une heure pour le goûter. De deux à quatre heures, c’est la classe de l’après-midi. À vrai dire, tout ceci est approximatif, car aucun maître n’est tenu à l’observance d’aucune règle absolue.

Il a la liberté de régler ses heures comme il lui convient.

À quatre heures l’école ferme jusqu’au lendemain.

Les écoles se tiennent tantôt dans une maison privée et tantôt dans la grande salle d’un temple. D’habitude, on choisit pour en faire une école le temple qui contient les tablettes des ancêtres, parce que ces temples sont sans usage, qu’ils sont plus ou moins solitaires et généralement vastes. Dans une grande salle ouverte par côté sur une cour et ayant un haut plafond, vous pouvez voir tout à fait à droite, dans une encoignure, une table de bois, carrée, derrière laquelle est placée une chaise. C’est le trône de sa majesté le maître d’école.

Sur cette table, il y a tout ce qu’il faut pour écrire, c’est-à-dire des pinceaux, un bâton d’encre et des godets d’ardoise. On verse un peu d’eau dans un de ces godets, on frotte la tablette d’encre jusqu’à ce que l’encre, ayant une certaine épaisseur, soit propre à son emploi. On tient le pinceau comme pour peindre.

Les objets servant à infliger les punitions sont placés à un endroit apparent : une règle de bois dont on frappe la tête du coupable et parfois ses mains, puis une canne de rotin pour lui administrer une volée sur le corps. Être fouetté avec ce rotin est la plus lourde des punitions ; pour de petites fautes, le maître frappe sur les doigts ; quand on récite mal, sur la tête.

La salle est toute pleine des tables et des tabourets des élèves. Les chaises sont réservées aux supérieurs.

Les élèves s’assoient, soit en face du maître, soit à angle droit avec lui. Leurs tables sont de forme oblongue : quand elles ont un long usage, elles sont une démonstration des habitudes et du talent de découpage de leurs occupants.

Les élèves sont d’ordinaire tous des garçons, car les filles suivent rarement d’autre école que celle de la famille.

J’ai commencé à aller à l’école à six ans. D’abord, j’étudiai les ouvrages élémentaires : les Trois maîtres des classes, les Mille mots des classes et l’Encouragement à l’étude. Ce sont des livres versifiés et rythmés et vous pourrez croire, dès lors, qu’il est facile de les apprendre par cœur.

Eh ! bien, pas du tout, c’est très difficile. Comme le chinois n’a pas d’alphabet, chaque mot doit être appris isolément. D’abord, ce qu’on exigeait de moi, c’est que j’apprisse le nom du caractère et qu’ensuite je le reconnusse.

J’apprenais à écrire en copiant la forme écrite par le maître, le modèle demeurant placé sous le papier mince sur lequel la copie devait être faite. Mon travail, c’était de calquer exactement tous les traits qu’avait tracés le maître. C’est une besogne vraiment ennuyeuse.

Au bout d’un an, j’avais terminé les trois livres élémentaires sans savoir ce que j’étudiais. La langue parlée de la Chine a pris les devants sur la langue écrite, c’est-à-dire que nous ne parlons plus depuis longtemps comme nous écrivons. Il y a la même différence qu’entre l’anglais d’aujourd’hui et celui du temps de Chaucer.

Alors je pris le Grand enseignement, écrit par un disciple de Confucius. Puis la Doctrine du milieu, du petit-fils de Confucius. Parfois ces textes sont difficiles à comprendre, même pour des gens d’âge, car ce sont des traités sur la morale et la philosophie. J’arrivai ensuite à la Vie et aux Dires de Confucius, puis vinrent la Vie et les dires de Mencius, et les cinq Kings, les cinq classiques, c’est-à-dire l’histoire, la divination, l’étiquette universelle, les odes et le printemps et l’automne, « une brève et abstraite chronique des temps », par Confucius[1].

Il me fallait apprendre toutes mes leçons par cœur, afin de pouvoir les réciter le lendemain.

La lecture commençait à droite des pages et se suivait de haut en bas, puis on allait à la ligne suivante en commençant du haut de la page et ainsi de suite. D’autre part, nous lisions en partant de ce qui est pour vous la fin du livre.

Toute étude doit être faite à haute voix. Plus haut vous parlez, plus haut vous criez, plus vous êtes estimé comme élève. C’est la seule façon qu’aient les maîtres chinois de s’assurer que leurs élèves ne pensent pas à autre chose et ne jouent pas sous les pupitres.

Maintenant, permettez-moi de vous introduire dans l’école où j’ai lutté avec la langue écrite chinoise pendant trois ans. Ah ! les terribles caractères qui se refusaient à me livrer leur signification ! Cependant, petit à petit, j’appris à dessiner et à reconnaître leur forme en même temps que leur nom.

Cette école était dans le temple des ancêtres de mon clan et ressemblait à celle que j’ai décrite.

Nous étions seulement une douzaine de jouvenceaux placés, aux heures de classe, sous la coupe d’un vieux monsieur de soixante-six ans. Il avait tout l’extérieur d’un lettré et, en outre, il louchait, ce qui mettait une certaine incertitude dans nos projets de niches, car nous aimions à mettre dedans le vieux monsieur et il y avait toujours quelques-uns de nous prêts à quelque escapade.

Il est six heures du matin. Tous les garçons crient de toute leur voix, à pleins poumons. Parfois l’un d’eux s’arrête et parle à son plus proche voisin. Deux des plus insouciants « devinent » des taëls et à tout instant une dispute s’élève entre deux écoliers au sujet de la précellence de l’un sur l’autre. L’un croit savoir sa leçon : il a donné son livre à un autre et il la lui récite pour faire l’expérience.

Puis soudain, bavardage, jeux, cris, cessent. Une silhouette voûtée se dessine lentement sur l’ouverture de la cour. Les élèves se dressent sur leurs pieds. Une salutation simultanée jaillit d’une douzaine de lèvres. Tous crient : « Lao-Sé ! » (Vénérable maître).

Quand il s’assied tous l’imitent.

Il n’y a pas d’appel.

Alors l’un des écoliers place son livre sur le pupitre du maître, lui tourne le dos et récite. Mais voyez, bientôt il hésite. Le maître lui souffle, et l’élève arrive de la sorte victorieusement à la fin et retourne à sa place en jetant à la ronde un regard de triomphe. Un second écolier s’approche, mais le pauvre garçon bronche par trois fois.

À la troisième, le maître est à bout de patience et, pan, pan ! le rotin tombe sur la tête. Portant une main à l’endroit qui lui fait mal et de l’autre soutenant son livre, l’écolier déconfit retourne à son pupitre apprendre sa leçon.

Cela continue de la sorte jusqu’à ce que tous aient récité.

L’élève, dès qu’il a regagné sa place, se met à sa leçon d’écriture. Il doit tenir son pinceau dans une certaine position, verticalement, et plus raide il le tient, plus nette sera son écriture. Le maître d’école fait sa tournée et voit s’il écrit correctement.

Écrire est en Chine un aussi grand art que peindre ou dessiner dans d’autres pays et l’on y prise autant de beaux spécimens d’écriture, qu’ici de belle peinture.

Après la leçon d’écriture, il est temps de congédier l’école pour le déjeuner. À la reprise de la classe, chacun séparément explique la leçon du lendemain. Le maître la lit et l’élève la répète après lui plusieurs fois jusqu’à ce qu’il sache la plupart des mots. Alors il retourne à son pupitre et ânonne de nouveau la leçon pour la fixer dans sa mémoire.

Les écoliers plus avancés interprètent ensuite la Vie et les dires de Confucius et quelques essais littéraires. Après que le maître a conclu, il indique à chacun un passage de texte à expliquer. De cette façon, la signification des mots et des phrases s’apprend et devient familière.

La classe du soir est employée par les élèves âgés à écrire des compositions en prose et en vers, et par les petits à lire la leçon du lendemain.

Telle est la routine habituelle, l’ordre des exercices dans les écoles chinoises.

On n’apprend pas la grammaire comme une science et l’on n’apprend pas non plus les mathématiques.

La langue et la littérature, comme je l’ai dit, occupent l’attention de l’enfant cinq ou six ans. Ensuite on y joint des essais en prose et en vers. Des prix publics sont accordés pour la réussite dans ces deux branches par le sous-chancelier littéraire, mais il n’y a ni examens publics ni déclamation, bien que les pères chinois visitent parfois les écoles.

Les relations des deux sexes sont telles qu’une mère chinoise n’aurait jamais la présomption de passer le seuil de la porte de la salle d’étude pour s’informer des progrès de l’instruction de son fils.

Les parents fournissent les livres de texte, qui sont reliés ensemble et imprimés d’ordinaire avec un caractère stéréotypé.

D’ordinaire, les élèves se conduisent bien, sinon le rotin entre bien vite en jeu. Les maîtres chinois ont une méthode spéciale de punir.

Je me souviens d’un épisode de ma vie d’écolier qui éclairera ce fait.

Un soir, comme le maître était plus en retard que d’habitude après la pause de midi, quelques écoliers commencèrent à en prendre à leur aise. Ils poussèrent la plaisanterie jusqu’à faire éclater des pétards. Comme ils étaient en plein jeu, faisant retentir la salle de leur tapage, le maître arriva tout indigné.

Ses yeux louches dardaient et plongeaient çà et là, cherchant le coupable, mais il n’arrivait pas à le placer dans la ligne de son rayon visuel. Sans qu’il le vît, le polisson s’enfuit à son banc en passant sous les pupitres.

Le vieux monsieur saisit alors le rotin, et d’un ton retentissant demanda qui avait mis le feu aux pétards. Comme bien vous pensez, nul ne répondit. Alors il nous battit tous disant qu’il était sûr de la sorte de frapper le coupable et que, d’ailleurs, nous méritions tous le fouet pour ne l’avoir pas dénoncé.

Vraiment, de mon temps, les sentiers de la science chinoise étaient semés de ronces et d’épines.

Yan-Fou-Li

Traduction L. Charpentier.


  1. On donne généralement ce nom « les cinq Kings » (les cinq classiques) aux ouvrages suivants : le Yik-King ou le Livre des Changements, le Shoo-King ou Livre du gouvernement, le She-King ou Livre des odes, le Choan-King ou Livre des rites et le Hiaou-King ou Livre de la piété filiale.

    Souvent on ajoute un sixième King, c’est Le Printemps et l’Automne de Koung-Fou-Tsen (Confucius).