Quand chantait la cigale/Le doux printemps

Édition Privée (p. 15-18).


LE DOUX PRINTEMPS


Mon premier voyage de l’année à Chateauguay m’a laissé une impression ineffaçable. C’était deux semaines après Pâques, par une belle matinée ensoleillée. Dans cet admirable jour de printemps, le train filait à travers la campagne et je sentais une douceur infinie me pénétrer. Par la fenêtre du wagon, les arbres, les guérets, les coteaux verdissants, les taillis déjà colorés par la sève montante, défilaient à mes regards comme le spectacle d’un cinéma, mais tout cela était vivant, éclatant, parfumé. Il me semblait que j’avais les sens rajeunis, aiguisés d’un malade qui fait sa première sortie. J’éprouvais une délicieuse sensation de repos, comme un homme qui se laisse doucement flotter sur l’eau, et par moments, j’étais tout vibrant d’une vie intense.

Je revis ces minutes précieuses.

À la petite station où je débarque, les voyageurs s’entassent avec leurs valises, leurs paquets, leurs sacoches, dans l’autobus qui conduit au village. Moi, je vais à pieds. Dans l’immense azur du ciel, de blancs nuages partent en caravanes heureuses. Au bord de la route, les rameaux des érables et des platanes couverts d’une rouge floraison qui fera bientôt place au feuillage, baignent dans l’air tiède et lumineux. Dans un peuplier, j’entends la voix familière d’un étourneau, une voix qui me ramène quarante ans en arrière, à la vieille maison paternelle où, chaque printemps, une foule de ces oiseaux faisaient leurs nids dans les grands arbres. Dans la haie d’un verger, je vois, avec quelle allégresse, les gros bourgeons verts des lilas. Déjà, il me semble respirer l’arôme puissant de leurs fleurs, des fleurs qui s’épanouiront en grappes dans six ou sept semaines.

Me voici arrivé. Rapidement, je traverse le jardin, et j’aperçois tante Eulalie qui, à côté de la laiterie, donne à manger à ses poules, leur jetant de grandes poignées de sarrasin. Sous la remise, l’oncle Moïse répare un harnais.

Nous entrons dans la cuisine de la vieille maison et je m’assieds près de l’antique cheminée dans laquelle mes ancêtres faisaient cuire leur frugal repas.

Tante Eulalie descend à la cave et remonte avec une assiettée de pommes d’une nuance rouge fané et jaune crème.

— Elles ne sont pas mangeables à l’automne, mais au printemps, elles sont un peu passables, dit-elle en m’en offrant.

Avant de mordre dans le fruit que je viens de prendre, je respire son odeur pénétrante, un peu musquée. J’y enfonce les dents et je goûte avec délices sa saveur acide. Manger une pomme sauvage dans cette calme cuisine de campagne où tout respire la paix, me semble en ce moment la chose la plus agréable au monde.

L’oncle Moïse me relate les nouvelles locales. Il m’annonce la mort de deux fermiers : André le Salaud et le Grand Toine. Le Grand Toine car il y a le P’tit Toine, le Grand Baptiste et le P’tit Baptiste, la Grosse Catherine et la P’tite Catherine. Le Grand Toine, je n’ai jamais su son vrai nom, mais c’était un brave homme. Il laisse une belle fortune, cinquante mille piastres environ. Sûr, qu’il ne l’a pas gagnée à flâner. Il est mort à soixante-neuf ans et il n’a jamais eu une journée de repos. L’été, il se levait à trois heures du matin et il travaillait jusqu’à neuf heures et demie et même dix heures du soir. Sa pauvre femme et les aînés de ses enfants étaient comme lui, acharnés à la tâche. Ils peinaient plus que des mercenaires, plus que des esclaves. Le fermier cultivait quatre cents arpents au moins et il fallait se hâter, se hâter toujours, faire toute chose au galop, car un ouvrage n’attendait pas l’autre. Une besogne à peine terminée, il fallait en recommencer une nouvelle et cela ne finissait jamais. Et la vie du laboureur s’est ainsi écoulée.

Le plus triste en l’occurrence était qu’il travaillait pour les autres, afin de payer de lourds intérêts à des rentiers oisifs qui s’engraissaient à en devenir apoplectiques, se tenaient à l’ombre en été, et les pieds sur le devant du poêle en hiver.

À force de courage, d’énergie, de privations, de persévérance et de dur labeur, il s’est libéré ; il a payé et les intérêts et le capital qu’il devait. Lentement, il acquit l’aisance, puis la forte somme. Il s’est usé cependant. Il est devenu presque sourd et, ayant eu un pied écrasé accidentellement dans une presse à foin, il boitait légèrement.

Maintenant, avec l’âge et l’argent, il aspirait au repos.

— J’ai bien travaillé, mais je vais me reposer, disait-il. Je vais me faire construire une maison soit sur ma « terre », soit au village. Je me mettrai la patte sur une chaise, je lirai la gazette et je vivrai de mes rentes.

La mort n’a pas attendu la réalisation de ses projets. Une pneumonie a emporté le dur travailleur en moins d’une semaine.

Par la fenêtre de la petite cuisine, je vois dans l’azur infini du ciel les nuages blancs qui planent bien haut au-dessus des misères et des tragédies humaines. En face de la maison, les érables couverts d’une rouge frondaison qui fera bientôt place au feuillage baignent béatement leurs rameaux dans l’air ensoleillé, et un coq lance ses notes claironnantes.

L’Oncle Moïse continue son récit.

L’autre fermier, André le Salaud, du rang des Estropiés, a laissé quarante mille piastres à sa mort. C’était un homme d’une malpropreté si répugnante, si repoussante que, d’un commun accord, ses voisins d’abord, et toute la paroisse ensuite, lui avaient donné ce surnom de Salaud qui, à la longue, avait fini par remplacer son nom véritable. Jamais on ne le désignait autrement que par ce sobriquet.

André le Salaud demeurait seul sur sa ferme, aucun de ses enfants ne voulant rester avec lui, car sa maison était plus sale qu’une porcherie. Des poules, des porcs l’occupaient avec lui et l’on y respirait une atmosphère fétide, insupportable.

Sa camisole, sa chemise, étaient d’une malpropreté sans nom. Son habit et son gilet étaient tellement crasseux qu’ils étaient devenus imperméables comme le cuir, la toile cirée. Et lui-même, était enduit d’une crasse ignoble. André le Salaud a vécu dans la crasse, le fumier et les immondices. Il y a vécu des années et des années, mais amassant de l’argent et le faisant fructifier.

Maintenant, il est mort. Lui aussi est parti en quelques jours, sans avoir jamais connu le moindre confort, mais il laisse une fortune de quarante mille piastres.

J’ai besoin d’air. Nous sortons.

Dans un arbre, un oiseau chante avec ivresse. Les gros bourgeons verts des lilas mûrissent au soleil ; un platane aux pousses ambrées donne l’impression d’être chargé de millions et de millions de blondes abeilles, et très haut au-dessus de nous, la caravane des nuages blancs s’éloigne dans le bleu infini du ciel. De l’autre côté de la rivière, le rideau de saules a pris une belle nuance jaune, caressante et, au bord de l’eau, les arbustes sont tellement rouges qu’on dirait que c’est un sang clair qui suinte à travers leur écorce.

À côté de la remise, des chaudières de ferblanc accrochées aux érables lancent des reflets aveuglants. L’oncle Moïse en prend une et me la tend :

— Goûte à ça, dit-il.

Et je bois la sève légèrement sucrée, odorante. Je bois, et il me semble qu’elle me parfume la bouche. Je la bois avec délices. Je n’ai jamais rien bu d’aussi bon, d’aussi frais. Après moi, l’oncle Moïse prend le vaisseau à son tour et, de ses mains tremblantes, le porte à ses lèvres.

Et je songe à la vie bonne, simple et fraternelle que les hommes pourraient vivre.

La fenêtre de la petite maison où j’ai déjà passé quelques étés et où je voudrais revenir encore, est ouverte afin de laisser entrer l’air tiède et chasser l’humidité de l’hiver.

— Oui, me dit l’oncle Moïse, tu pourras l’avoir encore cet été. Ce sera peut-être le dernier cependant, car si mon fils se marie, je lui abandonnerai mon logis et je viendrai demeurer de ce côté-ci.

Sa voix s’est un peu étranglée en prononçant ces dernières paroles. Ses mains ont tremblé plus fort que d’habitude et, dans ses yeux gris, j’ai vu passer quelque chose de sombre comme le nuage qui obscurcit le ciel un moment.

Lui aussi, l’oncle Moïse, après une vie de travail il souhaite plus de repos qu’il en a à présent. Il ne dit plus rien, mais par la fenêtre ouverte, ses regards plongent dans la maison où son père et sa mère ont vécu leurs dernières années, où ils sont morts.

Je vois qu’il rumine des choses graves, plutôt tristes.

Et silencieusement, je lui serre la main et je cours prendre le train qui vient d’apparaître là-bas et qui, dans deux minutes, sera à la gare.