Qu’est ce que la propriété ?/Chapitre 1

Garnier frères (p. 1-28).

Chapitre premier.


Méthode suivie dans cet ouvrage. — Idée d’une révolution.

Si j’avais à répondre à la question suivante : Qu’est-ce que l’esclavage ? et que d’un seul mot je répondisse, C’est l’assassinat, ma pensée serait d’abord comprise. Je n’aurais pas besoin d’un long discours pour montrer que le pouvoir d’ôter à l’homme la pensée, la volonté, la personnalité, est un pouvoir de vie et de mort, et que faire un homme esclave, c’est l’assassiner. Pourquoi donc à cette autre demande, Qu’est-ce que la propriété ? ne puis-je répondre de même, C’est le vol, sans avoir la certitude de n’être pas entendu, bien que cette seconde proposition ne soit que la première transformée ?

J’entreprends de discuter le principe même de notre gouvernement et de nos institutions, la propriété ; je suis dans mon droit : je puis me tromper dans la conclusion qui ressortira de mes recherches ; je suis dans mon droit : il me plaît de mettre la dernière pensée de mon livre au commencement ; je suis toujours dans mon droit.

Tel auteur enseigne que la propriété est un droit civil, né de l’occupation et sanctionné par la loi ; tel autre soutient qu’elle est un droit naturel, ayant sa source dans le travail : et ces doctrines, tout opposées qu’elles semblent, sont encouragées, applaudies. Je prétends que ni le travail, ni l’occupation, ni la loi, ne peuvent créer la propriété ; qu’elle est un effet sans cause : suis-je répréhensible ?

Que de murmures s’élèvent !

La propriété, c’est le vol ! Voici le tocsin de 93 ! voici le branle-bas des révolutions !…

— Lecteur, rassurez-vous : je ne suis point un agent de discorde, un boute-feu de sédition. J’anticipe de quelques jours sur l’histoire ; j’expose une vérité dont nous tâchons en vain d’arrêter le dégagement ; j’écris le préambule de notre future constitution. Ce serait le fer conjurateur de la foudre que cette définition qui vous paraît blasphématoire, la propriété, c’est le vol, si nos préoccupations nous permettaient de l’entendre ; mais que d’intérêts, que de préjugés s’y opposent !… La philosophie ne changera point, hélas ! le cours des événements : les destinées s’accompliront indépendamment de la prophétie : d’ailleurs, ne faut-il pas que justice se fasse, et que notre éducation s’achève ?

La propriété, c’est le vol !… Quel renversement des idées humaines ! Propriétaire et voleur furent de tout temps expressions contradictoires autant que les êtres qu’elles désignent sont antipathiques ; toutes les langues ont consacré cette antilogie. Sur quelle autorité pourriez-vous donc attaquer le consentement universel et donner le démenti au genre humain ? qui êtes-vous, pour nier la raison des peuples et des âges ?

— Que vous importe, lecteur, ma chétive individualité ? Je suis, comme vous, d’un siècle où la raison ne se soumet qu’au fait et à la preuve ; mon nom, aussi bien que le vôtre, est chercheur de vérité[1] ; ma mission est écrite dans ces paroles de la loi : Parle sans haine et sans crainte ; dis ce que tu sais. L’œuvre de notre espèce est de bâtir le temple de la science, et cette science embrasse l’homme et la nature. Or, la vérité se révèle à tous, aujourd’hui à Newton et à Pascal, demain au pâtre dans la vallée, au compagnon dans l’atelier. Chacun apporte sa pierre à l’édifice, et, sa tâche faite, il disparaît. L’éternité nous précède, l’éternité nous suit : entre deux infinis, qu’est-ce que la place d’un mortel, pour que le siècle s’en informe ?

Laissez donc, lecteur, mon titre et mon caractère, et ne vous occupez que de mes raisons. C’est d’après le consentement universel que je prétends redresser l’erreur universelle ; c’est à la foi du genre humain que j’appelle de l’opinion du genre humain. Ayez le courage de me suivre, et, si votre volonté est franche, si votre conscience est libre, si votre esprit sait unir deux propositions pour en extraire une troisième, mes idées deviendront infailliblement les vôtres. En débutant par vous jeter mon dernier mot, j’ai voulu vous avertir, non vous braver : car, j’en ai la certitude, si vous me lisez, je forcerai votre assentiment. Les choses dont j’ai à vous parler sont si simples, si palpables, que vous serez étonné de ne les avoir point aperçues, et que vous vous direz : « Je n’y avais point réfléchi. » D’autres vous offriront le spectacle du génie forçant les secrets de la nature, et répandant de sublimes oracles ; vous ne trouverez ici qu’une série d’expériences sur le juste et sur le droit, une sorte de vérification des poids et mesures de votre conscience. Les opérations se feront sous vos yeux ; et c’est vous-même qui apprécierez le résultat.

Du reste, je ne fais pas de système : je demande la fin du privilége, l’abolition de l’esclavage, l’égalité des droits, le règne de la loi. Justice, rien que justice ; tel est le résumé de mon discours ; je laisse à d’autres le soin de discipliner le monde.

Je me suis dit un jour : Pourquoi, dans la société, tant de douleur et de misère ? L’homme doit-il être éternellement malheureux ? Et, sans m’arrêter aux explications à toute fin des entrepreneurs de réformes, accusant de la détresse générale, ceux-ci la lâcheté et l’impéritie du pouvoir, ceux-là les conspirateurs et les émeutes, d’autres l’ignorance et la corruption générale ; fatigué des interminables combats de la tribune et de la presse, j’ai voulu moi-même approfondir la chose. J’ai consulté les maîtres de la science, j’ai lu cent volumes de philosophie, de droit, d’économie politique et d’histoire : et plût à Dieu que j’eusse vécu dans un siècle où tant de lecture m’eût été inutile ! J’ai fait tous mes efforts pour obtenir des informations exactes, comparant les doctrines, opposant aux objections les réponses, faisant, sans cesse des équations et des réductions d’arguments, pesant des milliers de syllogismes au trébuchet de la logique la plus scrupuleuse. Dans cette pénible route, j’ai recueilli plusieurs faits intéressants, dont je ferai part à mes amis et au public aussitôt que je serai de loisir. Mais, il faut que je le dise, je crus d’abord reconnaître que nous n’avions jamais compris le sens de ces mots si vulgaires et si sacrés : Justice, équité, liberté ; que sur chacune de ces choses nos idées étaient profondément obscures ; et qu’enfin cette ignorance était la cause unique et du paupérisme qui nous dévore, et de toutes les calamités qui ont affligé l’espèce humaine.

À cet étrange résultat mon esprit fut épouvanté : je doutai de ma raison. Quoi ! disais-je, ce que l’œil n’a point vu, ni l’oreille entendu, ni l’intelligence pénétré, tu l’aurais découvert ! Tremble, malheureux, de prendre les visions de ton cerveau malade pour les clartés de la science ! Ne sais-tu pas, de grands philosophes l’ont dit, qu’en fait de morale pratique l’erreur universelle est contradiction ?

Je résolus donc de faire une contre-épreuve de mes jugements, et voici quelles furent les conditions que je posai moi-même à ce nouveau travail : Est-il possible que sur l’application des principes de la morale, l’humanité se soit si longtemps et si universellement trompée ? Comment et pourquoi se serait-elle trompée ? Comment son erreur, étant universelle, ne serait-elle pas invincible ?

Ces questions, de la solution desquelles je faisais dépendre la certitude de mes observations, ne résistèrent pas longtemps à l’analyse. On verra au chapitre V de ce mémoire, qu’en morale, de même qu’en tout autre objet de la connaissance, les plus graves erreurs sont pour nous les degrés de la science, que jusque dans les œuvres de justice, se tromper est un privilége qui ennoblit l’homme ; et quant au mérite philosophique qui peut me revenir, que ce mérite est un infiniment petit. Ce n’est rien de nommer les choses ; le merveilleux serait de les connaître avant leur apparition. En exprimant une idée parvenue à son terme, une idée qui possède toutes les intelligences, qui demain sera proclamée par un autre si je ne l’annonce aujourd’hui, je n’ai pour moi que la priorité de la formule. Donne-t-on des éloges à celui qui le premier voit poindre le jour ?

Oui, tous les hommes croient et répètent que l’égalité des conditions est identique à l’égalité des droits ; que propriété et vol sont termes synonymes ; que toute prééminence sociale, accordée ou pour mieux dire usurpée sous prétexte de supériorité de talent et de service, est iniquité et brigandage : tous les hommes, dis-je, attestent ces vérités sur leur âme ; il ne s’agit que de le leur faire apercevoir.

Avant d’entrer en matière, il est nécessaire que je dise un mot de la route que je vais suivre. Quand Pascal abordait un problème de géométrie, il se créait une méthode de solution ; pour résoudre un problème de philosophie, il faut aussi une méthode. Eh ! combien les problèmes que la philosophie agite ne l’emportent-ils pas, par la gravité de leurs conséquences, sur ceux de la géométrie ! Combien, par conséquent, pour être résolus, n’appellent-ils pas plus impérieusement une analyse profonde et sévère ?

C’est un fait désormais placé hors de doute, disent les modernes psychologues, que toute perception reçue dans l’esprit s’y détermine d’après certaines lois générales de ce même esprit ; s’y moule, pour ainsi dire, sur certains types préexistants dans notre entendement et qui en sont comme la condition formelle. En sorte, disent-ils, que si l’esprit n’a point d’idées innées, il a du moins des formes innées. Ainsi, par exemple, tout phénomène est nécessairement conçu par nous dans le temps et dans l’espace ; tout ce qui nous fait supposer une cause par laquelle il arrive ; tout ce qui existe implique les idées de substance, de mode, de nombre, de relation, etc. ; en un mot, nous ne formons aucune pensée qui ne se rapporte à quelqu’un des principes généraux de la raison, au delà desquels il n’y a rien.

Ces axiomes de l’entendement, ajoutent les psychologues, ces types fondamentaux, auxquels se ramènent fatalement tous nos jugements et toutes nos idées, et que nos sensations ne font que mettre en lumière, sont connus dans l’école sous le nom de catégories. Leur existence primordiale dans l’esprit est aujourd’hui démontrée ; il ne s’agit plus que d’en donner le système et d’en faire le dénombrement. Aristote en comptait dix ; Kant en porta le nombre à quinze ; M. Cousin les a réduites à trois, à deux, à une ; et l’incontestable gloire de ce professeur sera d’avoir, sinon découvert la théorie vraie des catégories, du moins compris mieux que personne la haute importance de cette question, la plus grande et peut-être la seule de toute la métaphysique.

Je ne crois pas, je l’avoue, à l’innéité non-seulement des idées, mais même des formes ou lois de notre entendement, et je tiens la métaphysique de Reid et de Kant encore plus éloignée de la vérité que celle d’Aristote. Cependant, comme je ne veux point ici faire une critique de la raison, chose qui demanderait un long travail et dont le public ne se soucie guère, je regarderai, par hypothèse, nos idées les plus générales et les plus nécessaires, telles que celles de temps, d’espace, de substance et de cause, comme existant primordialement dans l’esprit, ou du moins, comme dérivant immédiatement de sa constitution.

Mais un fait psychologique non moins vrai, et que les philosophes ont peut-être trop négligé d’étudier, c’est que l’habitude, comme une seconde nature, a le pouvoir d’imprimer à l’entendement de nouvelles formes catégoriques, prises sur les apparences qui nous frappent, et par là même dénuées le plus souvent de réalité objective, mais dont l’influence sur nos jugements n’est pas moins prédéterminante que celle des premières catégories. En sorte que nous raisonnons tout à la fois, et d’après les lois éternelles et absolues de notre raison, et d’après les règles secondaires, ordinairement fautives, que l’observation incomplète des choses nous suggère. Telle est la source la plus féconde des faux préjugés, et la cause permanente et souvent invincible d’une multitude d’erreurs. La préoccupation qui résulte pour nous de ces préjugés est si forte que souvent, alors même que nous combattons un principe que notre esprit juge faux, que notre raison repousse, que notre conscience réprouve, nous le défendons sans nous en apercevoir, nous raisonnons d’après lui, nous lui obéissons en l’attaquant. Enfermé comme dans un cercle, notre esprit tourbillonne sur lui-même, jusqu’à ce qu’une observation nouvelle, suscitant en nous de nouvelles idées, nous fasse découvrir un principe extérieur qui nous délivre du fantôme dont notre imagination est obsédée.

Ainsi, nous savons aujourd’hui que par les lois d’un magnétisme universel dont la cause reste inconnue, deux corps, que nul obstacle n’arrête, tendent à se réunir par une force d’impulsion accélérée que l’on appelle gravitation. C’est la gravitation qui fait tomber vers la terre les corps qui manquent d’appui, qui les fait peser dans la balance, et qui nous attache nous-mêmes au sol que nous habitons. L’ignorance de cette cause fut l’unique raison qui empêcha les anciens de croire aux antipodes. « Comment ne voyez-vous pas, disait après Lactance, saint Augustin, que s’il y avait des hommes sous nos pieds, ils auraient la tête en bas, et tomberaient dans le ciel ? » L’évêque d’Hippone, qui croyait la terre plate, parce qu’il lui semblait la voir telle, supposait en conséquence que, si du zénith au nadir de différents lieux on conduisait autant de lignes droites, ces lignes seraient parallèles entre elles ; et c’était dans la direction de ces lignes qu’il plaçait tout mouvement de haut en bas. De là il devait naturellement conclure que les étoiles sont attachées comme des flambeaux roulants à la voûte du ciel ; que, si elles étaient abandonnées à elles-mêmes, elles tomberaient sur terre comme une pluie de feu ; que la terre est une table immense, formant la partie inférieure du monde, etc. Si on lui eût demandé sur quoi la terre elle-même est soutenue, il aurait répondu qu’il ne le savait pas, mais qu’à Dieu rien n’est impossible. Telles étaient, relativement à l’espace et au mouvement, les idées de saint Augustin, idées que lui imposait un préjugé donné par l’apparence, et devenu pour lui une règle générale et catégorique du jugement. Quant à la cause même de la chute des corps, son esprit était vide ; il n’en pouvait dire autre chose, sinon qu’un corps tombe parce qu’il tombe.

Pour nous, l’idée de chute est plus complexe : aux idées générales d’espace et de mouvement qu’elle implique, nous joignons celle d’attraction ou de direction vers un centre, laquelle relève de l’idée supérieure de cause. Mais si la physique a pleinement redressé notre jugement à cet égard, nous n’en conservons pas moins dans l’usage le préjugé de saint Augustin ; et quand nous disons qu’une chose est tombée, nous n’entendons pas simplement et en général qu’un effet de gravitation a eu lieu, mais spécialement et en particulier que c’est vers la terre, et de haut en bas, que ce mouvement s’est opéré. Notre raison a beau être éclairée, l’imagination l’emporte, et notre langage reste à jamais incorrigible. Descendre du ciel, n’est pas une expression plus vraie que monter au ciel ; et cependant cette expression se conservera aussi longtemps que les hommes se serviront de langage.

Toutes ces façons de parler, de haut en bas, descendre du ciel, tomber des nues, etc., sont désormais sans danger, parce que nous savons les rectifier dans la pratique ; mais que l’on daigne considérer un moment combien elles ont dû retarder les progrès de la science. S’il importe assez peu, en effet, à la statistique, à la mécanique, à l’hydrodynamique, à la balistique, que la véritable cause de la chute des corps soit connue, et que les idées soient exactes sur la direction générale de l’espace, il en va tout autrement dès qu’il s’agit d’expliquer le système du monde, la cause des marées, la figure de la terre et sa position dans les cieux : pour toutes ces choses il faut sortir du cercle des apparences. Dès la plus haute antiquité l’on a vu d’ingénieux mécaniciens, d’excellents architectes, d’habiles artilleurs ; l’erreur dans laquelle ils pouvaient être relativement à la rondeur de la terre et à la gravitation, ne nuisait point au développement de leur art ; la solidité des édifices et la justesse du tir n’y perdaient rien. Mais tôt ou tard il devait se présenter des phénomènes que le parallélisme supposé de toutes les perpendiculaires élevées de la surface terrestre rendrait inexplicables : alors aussi devait commencer une lutte entre des préjugés qui depuis des siècles suffisaient à la pratique journalière, et des opinions inouïes que le témoignage des yeux semblait contredire.

Ainsi, d’une part, les jugements les plus faux, quand ils ont pour base des faits isolés ou seulement des apparences, embrassent toujours une somme de réalités dont la sphère plus ou moins large suffit à un certain nombre d’inductions, au delà desquelles nous tombons dans l’absurde : il y avait, par exemple, cela de vrai dans les idées de saint Augustin, que les corps tombent vers la terre, que la chute se fait en ligne droite, que le soleil ou la terre se meut, que le ciel ou la terre tourne, etc. Ces faits généraux ont toujours été vrais ; notre science n’y a rien ajouté. Mais, d’autre part, la nécessité de nous rendre compte de tout nous oblige à chercher des principes de plus en plus compréhensifs : c’est pourquoi il a fallu abandonner successivement, d’abord l’opinion que la terre est plate, puis la théorie qui la fait immobile au centre du monde, etc.

Si nous passons maintenant de la nature physique au monde moral, ici encore nous nous trouvons assujettis aux mêmes déceptions de l’apparence, aux mêmes influences de la spontanéité et de l’habitude. Mais ce qui distingue cette seconde partie du système de nos connaissances, c’est, d’un côté, le bien ou le mal qui résulte pour nous de nos opinions ; de l’autre, l’obstination avec laquelle nous défendons le préjugé qui nous tourmente et nous tue.

Quelque système que nous embrassions sur la cause de la pesanteur et sur la figure de la terre, la physique du globe n’en souffre pas ; et quant à nous, notre économie sociale n’en peut retirer ni profit ni dommage. Mais c’est en nous et par nous que s’accomplissent les lois de notre nature morale : or, ces lois ne peuvent s’exécuter sans notre participation réfléchie, partant, sans que nous les connaissions. Si donc notre science des lois morales est fausse, il est évident que tout en voulant notre bien nous ferons notre mal ; si elle n’est qu’incomplète, elle pourra suffire quelque temps à notre progrès social, mais à la longue elle nous fera faire fausse route, et enfin nous précipitera dans un abîme de calamités.

C’est alors que de plus hautes connaissances nous deviennent indispensables, et, il faut le dire à notre gloire, il est sans exemple qu’elles aient jamais fait défaut ; mais c’est alors aussi que commence une lutte acharnée entre les vieux préjugés et les idées nouvelles. Jours de conflagration et d’angoisse ! On se reporte aux temps où, avec les mêmes croyances, avec les mêmes institutions, tout le monde semblait heureux : comment accuser ces croyances, comment proscrire ces institutions ? On ne veut pas comprendre que cette période fortunée servit précisément à développer le principe de mal que la société recélait ; on accuse les hommes et les dieux, les puissants de la terre et les forces de la nature. Au lieu de chercher la cause du mal dans sa raison et dans son cœur, l’homme s’en prend à ses maîtres, à ses rivaux, à ses voisins, à lui-même ; les nations s’arment, s’égorgent, s’exterminent, jusqu’à ce que, par une large dépopulation, l’équilibre se rétablisse, et que la paix renaisse des cendres des combattants. Tant il répugne à l’humanité de toucher aux coutumes des ancêtres, de changer les lois données par les fondateurs des cités, et confirmées par la fidélité des siècles.

Nihil motum ex antiquo probabile est : Défiez-vous de toute innovation, s’écriait Tite-Live. Sans doute il vaudrait mieux pour l’homme n’avoir jamais à changer : mais quoi ! s’il est né ignorant, si sa condition est de s’instruire par degrés, faut-il pour cela qu’il renie la lumière, qu’il abdique sa raison et s’abandonne à la fortune ? Santé parfaite est meilleure que convalescence : est-ce un motif pour que le malade refuse de guérir ? Réforme ! réforme ! crièrent autrefois Jean-Baptiste et Jésus-Christ ; réforme, réforme ! criaient nos pères il y a cinquante ans, et nous crierons longtemps encore : réforme ! réforme !

Témoin des douleurs de mon siècle, je me suis dit : Parmi les principes sur lesquels la société repose, il y en a un qu’elle ne comprend pas, que son ignorance a vicié, et qui cause tout le mal. Ce principe est le plus ancien de tous, car il est de l’essence des révolutions d’emporter les principes les plus modernes et de respecter les anciens ; or le mal qui nous tourmente est antérieur à toutes les révolutions. Ce principe, tel que notre ignorance l’a fait, est honoré et voulu ; car s’il n’était pas voulu il n’abuserait personne, il serait sans influence.

Mais ce principe, vrai dans son objet, faux quant à notre manière de l’entendre, ce principe, aussi vieux que l’humanité, quel est-il ? serait-ce la religion ?

Tous les hommes croient en Dieu : ce dogme appartient tout à la fois à leur conscience et à leur raison. Dieu est pour l’humanité un fait aussi primitif, une idée aussi fatale, un principe aussi nécessaire que le sont pour notre entendement les idées catégoriques de cause, de substance, de temps et d’espace. Dieu nous est attesté par la conscience antérieurement à toute induction de l’esprit, comme le soleil nous est prouvé par le témoignage des sens avant tous les raisonnements de la physique. L’observation et l’expérience nous découvrent les phénomènes et les lois, le sens intime seul nous révèle les existences. L’humanité croit que Dieu est ; mais que croit-elle en croyant en Dieu ? en un mot, qu’est-ce que Dieu ?

Cette notion de la Divinité, notion primitive, unanime, innée dans notre espèce, la raison humaine n’est pas encore parvenue à la déterminer. À chaque pas que nous faisons dans la connaissance de la nature et des causes, l’idée de Dieu s’étend et s’élève : plus notre science avance, plus Dieu semble grandir et reculer. L’anthropomorphisme et l’idolâtrie furent une conséquence nécessaire de la jeunesse des esprits, une théologie d’enfants et de poètes. Erreur innocente, si l’on n’eût pas voulu en faire un principe de conduite, et si l’on avait su respecter la liberté des opinions. Mais, après avoir fait Dieu à son image, l’homme voulut encore se l’approprier ; non content de défigurer le grand Être, il le traita comme son patrimoine, son bien, sa chose : Dieu, représenté sous des formes monstrueuses, devint partout propriété de l’homme et de l’État. Telle fut l’origine de la corruption des mœurs par la religion, et la source des haines pieuses et des guerres sacrées. Grâce au ciel, nous avons appris à laisser chacun dans sa croyance ; nous cherchons la règle des mœurs en dehors du culte ; nous attendons sagement, pour statuer sur la nature et les attributs de Dieu, sur les dogmes de la théologie, sur la destinée de nos âmes, que la science nous apprenne ce que nous devons rejeter et ce que nous devons croire. Dieu, âme, religion, objets éternels de nos méditations infatigables et de nos plus funestes égarements, problèmes terribles, dont la solution, toujours essayée, reste toujours incomplète : sur toutes ces choses nous pouvons encore nous tromper, mais du moins notre erreur est sans influence. Avec la liberté des cultes et la séparation du spirituel et du temporel, l’influence des idées religieuses sur la marche de la société est purement négative, aucune loi, aucune institution politique et civile ne relevant de la religion. L’oubli des devoirs que la religion impose peut favoriser la corruption générale, mais il n’en est pas la cause nécessitante, il n’en est que l’auxiliaire ou la suite. Surtout, et dans la question qui nous occupe, cette observation est décisive, la cause de l’inégalité des conditions parmi les hommes ; du paupérisme, de la souffrance universelle, des embarras des gouvernements, ne peut plus être rapportée à la religion : il faut remonter plus haut, et creuser plus avant.

Mais qu’y a-t-il dans l’homme de plus ancien et de plus profond que le sentiment religieux ?

Il y a l’homme même, c’est-à-dire, la volonté et la conscience, le libre arbitre et la loi, opposés dans un antagonisme perpétuel. L’homme est en guerre avec lui-même : Pourquoi ?

« L’homme, disent les théologiens, a péché au commencement ; notre espèce est coupable d’une antique prévarication. Pour ce péché, l’humanité est déchue : l’erreur et l’ignorance sont devenues son apanage. Lisez les histoires, vous trouverez partout la preuve de cette nécessité du mal, dans la permanente misère des nations. L’homme souffre, et toujours souffrira : sa maladie est héréditaire et constitutionnelle. Usez de palliatifs, employez les émollients : il n’y a point de remède. »

Ce discours n’est pas propre aux seuls théologiens ; on le retrouve en termes équivalents dans les écrits des philosophes matérialistes, partisans d’une indéfinie perfectibilité. Destutt de Tracy enseigne formellement que le paupérisme, les crimes, la guerre, sont la condition inévitable de notre état social, un mal nécessaire, contre lequel ce serait folie de se révolter. Ainsi, nécessité du mal, ou perversité originelle, c’est au fond la même philosophie.

« Le premier homme a péché. » Si les sectateurs de la Bible interprétaient fidèlement, ils diraient : L’homme premièrement pèche, c’est-à-dire, se trompe ; car pécher, faillir, se tromper, c’est même chose.

« Les suites du péché d’Adam sont héréditaires dans sa race ; c’est, en premier lieu, l’ignorance. » En effet, l’ignorance est originelle dans l’espèce comme dans l’individu ; mais, sur une foule de questions, même de l’ordre moral et politique, cette ignorance de l’espèce a été guérie : qui nous dit qu’elle ne cessera pas tout à fait ? Il y a progrès continuel du genre humain vers la vérité, et triomphe incessant de la lumière sur les ténèbres. Notre mal n’est donc pas absolument incurable, et l’explication des théologiens est plus qu’insuffisante ; elle est ridicule, puisqu’elle se réduit à cette tautologie : « L’homme se trompe, parce qu’il se trompe. » Tandis qu’il faut dire : « L’homme se trompe parce qu’il apprend. » Or, si l’homme parvient à savoir tout ce qu’il a besoin de connaître, il y a lieu de croire que ne se trompant plus, il cessera de souffrir.

Que si nous interrogeons les docteurs de cette loi que l’on nous dit gravée au cœur de l’homme, nous reconnaîtrons bientôt qu’ils en disputent sans savoir ce qu’elle est : que sur les questions les plus capitales, il y a presque autant d’opinions que d’auteurs ; qu’on n’en trouve pas deux qui soient d’accord sur la meilleure forme de gouvernement, sur le principe de l’autorité, sur la nature du droit ; que tous voguent au hasard sur une mer sans fond ni rive, abandonnés à l’inspiration de leur sens privé, que modestement ils prennent pour la droite raison. Et, à la vue de ce pêle-mêle d’opinions qui se contredisent, nous dirons : « L’objet de nos recherches est la loi, la détermination du principe social ; or, les politiques, c’est-à-dire les hommes de la science sociale, ne s’entendent pas ; donc c’est en eux qu’est l’erreur ; et comme toute erreur a une réalité pour objet, c’est dans leurs livres que doit se trouver la vérité, qu’à leur insu ils auront mise. »

Or, de quoi s’entretiennent les jurisconsultes et les publicistes ? De justice, d’équité, de liberté, de loi naturelle, de lois civiles, etc. Mais qu’est-ce que la justice ? Quel en est le principe, le caractère, la formule ? À cette question, il est évident que nos docteurs n’ont rien à répondre : car autrement leur science, partant d’un principe clair et certain, sortirait de son éternel probabilisme, et toutes les disputes finiraient.

Qu’est-ce que la justice ? Les théologiens répondent : Toute justice vient de Dieu. Cela est vrai, mais n’apprend rien.

Les philosophes devraient être mieux instruits : ils ont tant disputé sur le juste et l’injuste ! Malheureusement l’examen prouve que leur savoir se réduit à rien, et qu’il en est d’eux comme de ces Sauvages qui disaient au soleil pour toute prière : Ô ! — Ô ! est un cri d’admiration, d’amour, d’enthousiasme : mais qui voudrait savoir ce que c’est que le soleil, tirerait peu de lumière de l’interjection Ô ! C’est précisément le cas où nous sommes avec les philosophes, par rapport à la justice. La justice, disent-ils, est une fille du ciel, une lumière qui éclaire tout homme venant au monde, la plus belle prérogative de notre nature, ce qui nous distingue des bêtes et nous rend semblables à Dieu, et mille autres choses semblables. À quoi se réduit, je le demande, cette pieuse litanie ? À la prière des sauvages : Ô !

Tout ce que la sagesse humaine a enseigné de plus raisonnable concernant la justice, est renfermé dans cet adage fameux : Fais aux autres ce que tu veux qu’on te fasse ; Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qui te soit fait. Mais cette règle de morale pratique est nulle pour la science : qu’ai-je droit de vouloir qu’on me fasse ou qu’on ne me fasse pas ? Ce n’est rien de dire que mon devoir est égal à mon droit, si l’on n’explique en même temps quel est ce droit.

Essayons d’arriver à quelque chose de plus précis et de plus positif.

La justice est l’astre central qui gouverne les sociétés, le pôle sur lequel tourne le monde politique, le principe et la règle de toutes les transactions. Rien ne se fait entre les hommes qu’en vertu du droit ; rien sans l’invocation de la justice. La justice n’est point l’œuvre de la loi : au contraire, la loi n’est jamais qu’une déclaration et une application du juste, dans toutes les circonstances où les hommes peuvent se trouver en rapport d’intérêts. Si donc l’idée que nous nous faisons du juste et du droit était mal déterminée, si elle était incomplète ou même fausse, il est évident que toutes nos applications législatives seraient mauvaises, nos institutions vicieuses, notre politique erronée : partant, qu’il y aurait désordre et mal social.

Cette hypothèse de la perversion de la justice dans notre entendement, et par une conséquence nécessaire dans nos actes, serait un fait démontré, si les opinions des hommes, relativement au concept de justice et à ses applications, n’avaient point été constantes ; si, à diverses époques, elles avaient éprouvé des modifications ; en un mot, s’il y avait eu progrès dans les idées. Or, c’est ce que l’histoire nous atteste par les plus éclatants témoignages.

Il y a dix-huit cents ans, le monde, sous la protection des Césars, se consumait dans l’esclavage, la superstition et la volupté. Le peuple, enivré et comme étourdi par de longues bacchanales, avait perdu jusqu’à la notion du droit et du devoir : la guerre et l’orgie le décimaient tour à tour ; l’usure et le travail des machines, c’est-à-dire des esclaves, en lui ôtant les moyens de subsister, l’empêchaient de se reproduire. La barbarie renaissait, hideuse, de cette immense corruption, et s’étendait comme une lèpre dévorante sur les provinces dépeuplées. Les sages prévoyaient la fin de l’empire, mais n’y savaient point de remède. Que pouvaient-ils imaginer, en effet ? Pour sauver cette société vieillie il eût fallu changer les objets de l’estime et de la vénération publique, abolir des droits consacrés par une justice dix fois séculaire : On disait : « Rome a vaincu par sa politique et ses dieux ; toute réforme dans le culte et l’esprit public serait folie et sacrilège. Rome, clémente envers les nations vaincues, en leur donnant des chaînes, leur fait grâce de la vie ; les esclaves sont la source la plus féconde de ses richesses ; l’affranchissement des peuples serait la négation de ses droits et la ruine de ses finances. Rome enfin, plongée dans les délices et gorgée des dépouilles de l’univers, use de la victoire et du gouvernement ; son luxe et ses voluptés sont le prix de ses conquêtes : elle ne peut abdiquer ni se dessaisir. » Ainsi Rome avait pour elle le fait et le droit. Ses prétentions étaient justifiées par toutes les coutumes et par le droit des gens. L’idolâtrie dans la religion, l’esclavage dans l’État, l’épicurisme dans la vie privée, formaient la base des institutions ; y toucher, ç’aurait été ébranler la société jusqu’en ses fondements, et, selon notre expression moderne, ouvrir l’abîme des révolutions. Aussi l’idée n’en venait-elle à personne ; et cependant l’humanité se mourait dans le sang et la luxure.

Tout à coup un homme parut, se disant Parole de Dieu : on ne sait pas encore aujourd’hui ce qu’il était, ni d’où il venait, ni qui avait pu lui suggérer ses idées. Il allait annonçant partout que la société avait fait son temps, que le monde allait être renouvelé ; que les prêtres étaient des vipères, les avocats des ignorants, les philosophes des hypocrites et des menteurs ; que le maître et l’esclave sont égaux, que l’usure et tout ce qui lui ressemble est un vol, que les propriétaires et les hommes de plaisir brûleront un jour, tandis que les pauvres de cœur et les purs habiteront un lieu de repos. Il ajoutait beaucoup d’autres choses non moins extraordinaires.

Cet homme, Parole de Dieu, fut dénoncé et arrêté comme ennemi public par les prêtres et les gens de loi, qui eurent même le secret de faire demander sa mort par le peuple. Mais cet assassinat juridique, en combattant la mesure de leurs crimes, n’étouffa pas la doctrine que Parole de Dieu avait semée. Après lui, ses premiers prosélytes se répandirent de tous côtés, prêchant ce qu’ils nommaient la bonne nouvelle, formant à leur tour des millions de missionnaires, et quand il semblait que leur tâche fût accomplie, mourant par le glaive de la justice romaine. Cette propagande obstinée, guerre de bourreaux et de martyrs, dura près de trois cents ans, au bout desquels le monde se trouva converti. L’idolâtrie fut détruite, l’esclavage aboli, la dissolution fit place à des mœurs plus austères, le mépris des richesses fut poussé quelquefois jusqu’au dépouillement. La société fut sauvée par la négation de ses principes, par le renversement de la religion, et la violation des droits les plus sacrés. L’idée du juste acquit dans cette révolution une étendue que jusqu’alors on n’avait pas soupçonnée, et sur laquelle les esprits ne sont jamais revenus. La justice n’avait existé que pour les maîtres[2] ; elle commença dès lors à exister pour les serviteurs.

Cependant la nouvelle religion fut loin de porter tous ses fruits. Il y eut bien quelque amélioration dans les mœurs publiques, quelque relâche dans l’oppression ; mais, du reste, la semence du Fils de l’homme, tombée en des cœurs idolâtres, ne produisit qu’une mythologie quasi-poétique et d’innombrables discordes. Au lieu de s’attacher aux conséquences pratiques des principes de morale et de gouvernement que Parole de Dieu avait posés, on se livra à des spéculations sur sa naissance, son origine, sa personne et ses actions ; on épilogua sur ses paraboles, et du conflit des opinions les plus extravagantes sur des questions insolubles, sur des textes que l’on n’entendait pas, naquit la théologie, science qu’on peut définir science de l’infiniment absurde.

La vérité chrétienne ne passa guère l’âge des apôtres ; L’Évangile, commenté et symbolisé par les Grecs et les Latins, chargé de fables païennes, devint à la lettre un signe de contradiction ; et jusqu’à ce jour le règne de l’Église infaillible n’a présenté qu’un long obscurcissement. On dit que les portes d’enfer ne prévaudront pas toujours, que la Parole de Dieu reviendra, et qu’enfin les hommes connaîtront la vérité et la justice : mais alors ce sera fait du catholicisme grec et romain, de même qu’à la clarté de la science disparaissent les fantômes de l’opinion.

Les monstres que les successeurs des apôtres avaient eu pour mission de détruire, un instant effrayés, reparurent peu à peu, grâce au fanatisme imbécile, et quelquefois aussi à la connivence réfléchie des prêtres et des théologiens. L’histoire de l’affranchissement des communes, en France, présente constamment la justice et la liberté se déterminant dans le peuple, malgré les efforts conjurés des rois, de la noblesse et du clergé. En l’année 1789, depuis la naissance du Christ, la nation française, divisée par castes, pauvre et opprimée, se débattait sous le triple réseau de l’absolutisme royal, de la tyrannie des seigneurs et des parlements, et de l’intolérance sacerdotale. Il y avait le droit du roi et le droit du prêtre, le droit du noble et le droit du roturier ; il y avait des priviléges de naissance, de province, de communes, de corporations et de métiers : au fond de tout cela, la violence, l’immoralité, la misère. Depuis quelque temps, on parlait de réforme ; ceux qui la souhaitaient le plus en apparence ne l’appelant que pour en profiter, et le peuple qui devait tout y gagner, n’en attendant pas grand’chose, et ne disant mot. Longtemps ce pauvre peuple, soit défiance, soit incrédulité, soit désespoir, hésita sur ses droits : on eût dit que l’habitude de servir avait ôté le courage à ces vieilles communes, si fières au moyen-âge.

Un livre parut enfin, se résumant tout entier dans ces deux propositions : Qu’est-ce que ce tiers-état ? rien. — Que doit-il être ? tout. Quelqu’un ajouta par forme de commentaire : Qu’est-ce que le roi ? — c’est le mandataire du peuple.

Ce fut comme une révélation subite : un voile immense se déchira, un épais bandeau tomba de tous les yeux. Le peuple se mit à raisonner :

Si le roi est notre mandataire, il doit rendre des comptes ;

S’il doit rendre des comptes, il est sujet à contrôle ;

S’il peut être contrôlé, il est responsable ;

S’il est responsable, il est punissable ;

S’il est punissable, il l’est selon ses mérites ;

S’il doit être puni selon ses mérites, il peut être puni de mort.

Cinq ans après la publication de la brochure de Sieyès, le tiers-état était tout : le roi, la noblesse, le clergé, n’étaient plus. En 1793, le peuple, sans s’arrêter à la fiction constitutionnelle de l’inviolabilité du souverain, conduisit Louis XVI à l’échafaud ; en 1830, il accompagna Charles X à Cherbourg. Que dans l’un et l’autre cas il ait pu se tromper sur l’appréciation du délit, ce serait une erreur de fait ; mais en droit la logique qui le fit agir est irréprochable. Le peuple, en punissant le souverain, fait précisément ce que l’on a tant reproché au gouvernement de juillet de n’avoir point exécuté, après l’échauffourée de Strasbourg, sur la personne de Louis Bonaparte : il atteint le vrai coupable. C’est une application du droit commun, une détermination solennelle de la justice en matière de pénalité[3].

L’esprit qui produisit le mouvement de 1789 fut un esprit de contradiction ; cela suffit pour démontrer que l’ordre de choses qui fut substitué à l’ancien n’eut rien en soi de méthodique et de réfléchi ; que, né de la colère et de la haine, il ne pouvait avoir l’effet d’une science fondée sur l’observation et l’étude ; que les bases, en un mot, n’en furent pas déduites de la connaissance approfondie des lois de la nature et de la société. Aussi trouve-t-on dans les institutions soi-disant nouvelles que la république se donna les principes mêmes contre lesquels on avait combattu, et l’influence de tous les préjugés qu’on avait eu dessein de proscrire. On s’entretient, avec un enthousiasme peu réfléchi, de la glorieuse révolution française, de la régénération de 1789, des grandes réformes qui furent opérées, du changement des institutions : mensonge ! mensonge !

Lorsque sur un fait physique, intellectuel ou social, nos idées, par suite des observations que nous avons faites, changent du tout au tout, j’appelle ce mouvement de l’esprit révolution. S’il y a seulement extension ou modification dans nos idées, c’est progrès. Ainsi le système de Ptolémée fut un progrès en astronomie, celui de Copernic fit révolution. De même, en 1789, il y eut bataille et progrès ; de révolution, il n’y en eut pas. L’examen des réformes qui furent essayées le démontre.

Le peuple, si longtemps victime de l’égoïsme monarchique, crut s’en délivrer à jamais en déclarant que lui seul était souverain. Mais qu’était-ce que la monarchie ? la souveraineté d’un homme. Qu’est-ce que la démocratie ? la souveraineté du peuple, ou, pour mieux dire, de la majorité nationale. Mais c’est toujours la souveraineté de l’homme mise à la place de la souveraineté de la loi, la souveraineté de la volonté mise à la place de la souveraineté de la raison, en un mot, les passions à la place du droit. Sans doute, lorsqu’un peuple passe de l’état monarchique au démocratique il y a progrès, parce qu’en multipliant le souverain on offre plus de chances à la raison de se substituer à la volonté ; mais enfin il n’y a pas révolution dans le gouvernement, puisque le principe est resté le même. Or nous avons la preuve aujourd’hui qu’avec la démocratie la plus parfaite on peut n’être pas libre[4].

Ce n’est pas tout : le peuple-roi ne peut exercer la souveraineté par lui-même ; il est obligé de la déléguer à des fondés de pouvoir : C’est ce qu’ont soin de lui répéter assidûment ceux qui cherchent à capter ses bonnes grâces. Que ces fondés de pouvoir soient cinq, dix, cent, mille, qu’importe le nombre et que fait le nom ? c’est toujours le gouvernement de l’homme, le règne de la volonté et du bon plaisir. Je demande ce que la prétendue révolution a révolutionné ?

On sait, au reste, comment cette souveraineté fut exercée, d’abord par la Convention, puis par le Directoire, plus tard confisquée par le consul. Pour l’empereur, l’homme fort tant adoré et tant regretté du peuple, il ne voulut jamais relever de lui : mais comme s’il eût eu dessein de le narguer sur sa souveraineté, il osa lui demander son suffrage, c’est-à-dire son abdication, l’abdication de cette inaliénable liberté, et il l’obtint.

Mais enfin, qu’est-ce que la souveraineté ? C’est, dit-on, le pouvoir de faire des lois[5]. Autre absurdité, renouvelée du despotisme. Le peuple avait vu les rois motiver leurs ordonnances par la formule : car tel est notre plaisir ; il voulut à son tour goûter le plaisir de faire des lois. Depuis cinquante ans il en a enfanté des myriades, toujours, bien entendu, par l’opération des représentants. Le divertissement n’est pas près de finir.

Au reste, la définition de la souveraineté dérivait elle-même de la définition de la loi. La loi, disait-on, est l’expression de la volonté du souverain : donc, sous une monarchie la loi est l’expression de la volonté du roi ; dans une république, la loi est l’expression de la volonté du peuple. À part la différence dans le nombre des volontés, les deux systèmes sont parfaitement identiques : de part et d’autre l’erreur est égale, savoir que la loi est l’expression d’une volonté, tandis qu’elle doit être l’expression d’un fait. Pourtant, on suivait de bons guides : on avait pris le citoyen de Genève pour prophète, et le Contrat social pour Alcoran.

La préoccupation et le préjugé se montrent à chaque pas sous la rhétorique des nouveaux législateurs. Le peuple avait souffert d’une multitude d’exclusions et de priviléges ; ses représentants firent pour lui la déclaration suivante : Tous les hommes sont égaux par la nature et devant la loi ; déclaration ambiguë et redondante. Les hommes sont égaux par la nature : est-ce à dire qu’ils ont tous même taille, même beauté, même génie, même vertu ? Non : c’est donc l’égalité politique et civile qu’on a voulu désigner. Alors il suffisait de dire : Tous les hommes sont égaux devant la loi.

Mais qu’est-ce que l’égalité devant la loi ? Ni la constitution de 1790 ni celle de 1793, ni la charte octroyée, ni la charte acceptée, n’ont su la définir. Toutes supposent une inégalité de fortunes et de rangs à côté de laquelle il est impossible de trouver l’ombre d’une égalité de droits. À cet égard on peut dire que toutes nos constitutions ont été l’expression fidèle de la volonté populaire : je vais en donner la preuve.

Autrefois le peuple était exclu des emplois civils et militaires : on crut faire merveille en insérant dans la Déclaration des droits cet article ronflant : « Tous les citoyens sont également admissibles aux emplois ; les peuples libres ne connaissent d’autre motif de préférence dans leurs élections que les vertus et les talents. »

Certes, on dut admirer une si belle chose ; on admira une sottise. Quoi ! le peuple souverain, législateur et réformateur, ne voit dans les emplois publics que des gratifications, tranchons le mot, des aubaines ! Et c’est parce qu’il les regarde comme une source de profit, qu’il statue sur l’admissibilité des citoyens ! Car à quoi bon cette précaution, s’il n’y avait rien à gagner ? on ne s’avise guère d’ordonner que nul ne sera pilote, s’il n’est astronome et géographe, ni de défendre à un bègue de jouer la tragédie et l’opéra. Le peuple fut encore ici le singe des rois : comme eux il voulut disposer des places lucratives en faveur de ses amis et de ses flatteurs ; malheureusement, et ce dernier trait complète la ressemblance, le peuple ne tient pas la feuille des bénéfices, ce sont ses mandataires et représentants. Aussi n’eurent-ils garde de contrarier la volonté de leur débonnaire souverain.

Cet édifiant article de la Déclaration des droits, conservé par les Chartes de 1814 et de 1830, suppose plusieurs sortes d’inégalités civiles, ce qui revient à dire d’inégalités devant la loi : inégalité de rangs, puisque les fonctions publiques ne sont recherchées que pour la considération et les émoluments qu’elles confèrent ; inégalité de fortunes, puisque si l’on avait voulu que les fortunes fussent égales, les emplois publics eussent été des devoirs, non des récompenses ; inégalité de faveur, la loi ne définissant pas ce qu’elle entend par talents et vertus. Sous l’Empire, la vertu et le talent n’étaient guère autre chose que le courage militaire et le dévouement à l’empereur : il y parut, quand Napoléon créa sa noblesse et qu’il essaya de l’accoupler avec l’ancienne. Aujourd’hui l’homme qui paie 200 fr. d’impositions est vertueux ; l’homme habile est un honnête coupeur de bourses ; ce sont désormais des vérités triviales.

Le peuple enfin consacra la propriété… Dieu lui pardonne, car il n’a su ce qu’il faisait. Voilà cinquante ans qu’il expie une misérable équivoque. Mais comment le peuple, dont la voix, dit-on, est la voix de Dieu, et dont la conscience ne saurait faillir, comment le peuple s’est-il trompé ? comment, cherchant la liberté et l’égalité, est-il retombé dans le privilége et la servitude ? Toujours par imitation de l’ancien régime.

Autrefois la noblesse et le clergé ne contribuaient aux charges de l’État qu’à titre de secours volontaires et de dons gratuits ; leurs biens étaient insaisissables même pour dettes : tandis que le roturier, accablé de tailles et de corvées, était harcelé sans relâche tantôt par les percepteurs du roi, tantôt par ceux des seigneurs et du clergé. Le mainmortable, placé au rang des choses, ne pouvait ni tester ni devenir héritier ; il était de lui comme des animaux, dont les services et le croît appartiennent au maître par droit d’accession. Le peuple voulut que la condition de propriétaire fût la même pour tous ; que chacun pût jouir et disposer librement de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. Le peuple n’inventa pas la propriété ; mais comme elle n’existait pas pour lui au même titre que pour les nobles et les tonsurés, il décréta l’uniformité de ce droit. Les formes acerbes de la propriété, la corvée, la mainmorte, la maîtrise, l’exclusion des emplois ont disparu ; le mode de jouissance a été modifié : le fond de la chose est demeuré le même. Il y a eu progrès dans l’attribution du droit ; il n’y a pas eu de révolution.

Voilà donc trois principes fondamentaux de la société moderne, que le mouvement de 1789 et celui de 1830 ont tour à tour consacrés : 1o Souveraineté dans la volonté de l’homme, et, en réduisant l’expression, despotisme ; 2o Inégalité des fortunes et des rangs ; 3o Propriété : au-dessus de la Justice, toujours et par tous invoquée comme le génie tutélaire des souverains, des nobles et des propriétaires ; la Justice, loi générale, primitive, catégorique, de toute société.

Il s’agit de savoir si les concepts de despotisme, d’inégalité civile et de propriété, sont ou ne sont pas conformes à la notion primitive du juste, s’ils en sont une déduction nécessaire, manifestée diversement selon le cas, le lieu et le rapport des personnes ; ou bien s’ils ne seraient pas plutôt le produit illégitime d’une confusion de choses différentes, d’une fatale association d’idées. Et puisque la justice se détermine surtout dans le gouvernement, dans l’état des personnes et dans la possession des choses, il faut chercher, d’après le consentement de tous les hommes et les progrès de l’esprit humain, à quelles conditions le gouvernement est juste ; la condition des citoyens, juste ; la possession des choses, juste ; puis, élimination faite de tout ce qui ne remplira pas ces conditions, le résultat indiquera tout à la fois, et quel est le gouvernement légitime, et quelle est la condition légitime des citoyens, et quelle est la possession légitime des choses ; enfin, et comme dernière expression de l’analyse, quelle est la Justice.

L’autorité de l’homme sur l’homme est-elle juste ?

Tout le monde répond : Non ; l’autorité de l’homme n’est que l’autorité de la loi, laquelle doit être justice et vérité. La volonté privée ne compte pour rien dans le gouvernement, qui se réduit d’une part, à découvrir ce qui est vrai et juste pour en faire la loi ; d’autre part, à surveiller l’exécution de cette loi. — Je n’examine pas en ce moment si notre forme de gouvernement constitutionnel remplit ces conditions : si, par exemple, la volonté des ministres ne se mêle jamais à la déclaration et à l’interprétation de la loi ; si nos députés, dans leurs débats, sont plus occupés à vaincre par la raison que par le nombre : il me suffit que l’idée avouée d’un bon gouvernement soit telle que je la définis. Cette idée est exacte : cependant nous voyons que rien ne semble plus juste aux peuples orientaux que le despotisme de leurs souverains ; que chez les anciens, et dans l’opinion des philosophes eux-mêmes, l’esclavage était juste ; qu’au moyen-âge, les nobles, les abbés et les évêques trouvaient juste d’avoir des serfs ; que Louis XIV pensait être dans le vrai lorsqu’il tenait ce propos : l’État, c’est moi ; que Napoléon regardait comme un crime d’État de désobéir à ses volontés. L’idée de juste, appliquée au souverain et au gouvernement, n’a donc pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui ; elle est allée se développant sans cesse et se précisant de plus en plus, tant qu’enfin elle s’est arrêtée au point où nous la voyons. Mais est-elle arrivée à sa phase dernière ? Je ne le pense pas : seulement comme le dernier obstacle qui lui reste à vaincre vient uniquement de l’institution du domaine de propriété que nous avons conservée, pour achever la réforme dans le gouvernement et consommer la révolution, c’est cette institution même que nous devons attaquer.

L’inégalité politique et civile est-elle juste ?

Les uns répondent : oui ; les autres : non. Aux premiers je rappellerai que, lorsque le peuple abolit tous les priviléges de naissance et de caste, cela leur parut bon, probablement parce qu’ils en profitaient ; pourquoi donc ne veulent-ils pas que les priviléges de la fortune disparaissent comme les priviléges de rang et de race ? c’est, disent-ils, que l’inégalité politique est inhérente à la propriété, et que sans la propriété il n’y a pas de société possible. Ainsi la question que nous venons d’élever se résout dans celle de la propriété. — Aux seconds, je me contente de faire cette observation : Si vous voulez jouir de l’égalité politique, abolissez la propriété, sinon de quoi vous plaignez-vous ?

La propriété est-elle juste ?

Tout le monde répond sans hésiter : oui, la propriété est juste. Je dis tout le monde, car personne jusqu’à présent ne me paraît avoir répondu avec pleine connaissance : non. Aussi une réponse motivée n’était-elle point chose facile ; le temps seul et l’expérience pouvaient amener une solution. Actuellement cette solution est donnée ; c’est à nous de l’entendre. J’essaie de la démontrer.

Voici de quelle manière nous allons procéder à cette démonstration.

I. Nous ne disputons pas, nous ne réfutons personne, nous ne contestons rien ; nous acceptons comme bonnes toutes les raisons alléguées en faveur de la propriété, et nous nous bornons à en chercher le principe, afin de vérifier ensuite si ce principe est fidèlement exprimé par la propriété. En effet, la propriété ne pouvant être défendue que comme juste, l’idée, ou du moins l’intention de justice doit nécessairement se retrouver au fond de tous les arguments qu’on a faits pour la propriété : et comme d’un autre côté la propriété ne s’exerce que sur des choses matériellement appréciables, la justice s’objectivant elle-même, pour ainsi dire, secrètement, doit paraître sous une formule tout algébrique. Par cette méthode d’examen, nous arrivons bientôt à reconnaître que tous les raisonnements que l’on a imaginés pour défendre la propriété, quels qu’ils soient, concluent toujours et nécessairement à l’égalité, c’est-à-dire, à la négation de la propriété.

Cette première partie comprend deux chapitres : l’un, relatif à l’occupation, fondement de notre droit ; l’autre relatif au travail et au talent, considérés comme causes de propriété et d’inégalité sociale.

La conclusion de ces deux chapitres sera, d’une part, que le droit d’occupation empêche la propriété ; de l’autre, que le droit du travail la détruit.

II. La propriété étant donc conçue nécessairement sous la raison catégorique d’égalité, nous avons à chercher pourquoi, malgré cette nécessité de logique, l’égalité n’existe pas. Cette nouvelle recherche comprend aussi deux chapitres : dans le premier, considérant le fait de la propriété en lui-même, nous cherchons si ce fait est réel, s’il existe, s’il est possible ; car il impliquerait contradiction que deux formes socialistes opposées, l’égalité et l’inégalité, fussent l’une et l’autre possibles. C’est alors que nous découvrons, chose singulière, qu’à la vérité la propriété peut se manifester comme accident, mais que, comme institution et principe, elle est impossible mathématiquement. En sorte que l’axiome de l’école, ab actu ad posse valet consecutio, du fait à la possibilité la conséquence est bonne, se trouve démenti en ce qui concerne la propriété.

Enfin, dans le dernier chapitre, appelant à notre aide la psychologie, et pénétrant à fond dans la nature de l’homme, nous exposerons le principe du juste, sa formule, son caractère ; nous préciserons la loi organique de la société ; nous expliquerons l’origine de la propriété, les causes de son établissement, de sa longue durée, et de sa prochaine disparition ; nous faiblirons définitivement son identité avec le vol ; et, après avoir montré que ces trois préjugés, souveraineté de l’homme, inégalité des conditions, propriété, n’en font qu’un, qu’ils se peuvent prendre l’un pour l’autre et sont réciproquement convertibles, nous n’aurons pas de peine à en déduire, par le principe de contradiction, la base du gouvernement et du droit. Là s’arrêteront nos recherches, nous réservant d’y donner suite dans de nouveaux mémoires.

L’importance du sujet qui nous occupe saisit tous les esprits.

« La propriété, dit M. Hennequin, est le principe créateur et conservateur de la société civile… La propriété est l’une de ces thèses fondamentales sur lesquelles les explications qui se prétendent nouvelles ne sauraient trop tôt se produire ; car il ne faudrait jamais l’oublier ; et il importe que le publiciste, que l’homme d’État en soient bien convaincus ; c’est de la question de savoir si la propriété est le principe ou le résultat de l’ordre social, s’il faut la considérer comme cause ou comme effet, que dépend toute la moralité, et par cela même toute l’autorité des institutions humaines. »

Ces paroles sont un défi porté à tous les hommes d’espérance et de foi : mais, quoique la cause de l’égalité soit belle, personne n’a encore relevé le gant jeté par les avocats de la propriété, personne ne s’est senti le cœur assez ferme pour accepter le combat. Le faux savoir d’une orgueilleuse jurisprudence, et les absurdes aphorismes de l’économie politique telle que la propriété l’a faite, ont porté le trouble dans les intelligences les plus généreuses ; c’est une sorte de mot d’ordre convenu entre les amis les plus influents de la liberté et des intérêts du peuple, que l’égalité est une chimère ! tant les théories les plus fausses et les analogies les plus vaines exercent d’empire sur des esprits d’ailleurs excellents, mais subjugués à leur insu par le préjugé populaire. L’égalité vient tous les jours, fit æqualitas ; soldats de la liberté, déserterons-nous notre drapeau la veille du triomphe ?

Défenseur de l’égalité, je parlerai sans haine et sans colère, avec l’indépendance qui sied au philosophe, avec le calme et la fermeté de l’homme libre. Puissé-je, dans cette lutte solennelle, porter dans tous les cœurs la lumière dont je suis pénétré, et montrer, par le succès de mon discours, que si l’égalité n’a pu vaincre par l’épée, c’est qu’elle devait vaincre par la parole !

  1. En grec sheptikos, examinateur, philosophe qui fait profession de chercher le vrai.
  2. La religion, les lois, le mariage étaient les priviléges des hommes libres, et dans les commencements, des seuls nobles. Dii majorum gentium, dieux des familles patriciennes ; jus gentium, droit des gens, c’est-à-dire des familles ou des nobles. L’esclave et le plébéien ne formaient pas de famille ; leurs enfants étaient considérés comme je crois des animaux. Bêtes ils naissaient, bêtes ils devaient vivre.
  3. Si le chef du pouvoir exécutif est responsable, les députés doivent l’être aussi. Il est étonnant que cette idée ne soit jamais venue à personne ; ce serait le sujet d’une thèse intéressante. Mais je déclare que pour rien au monde je ne voudrais la soutenir ; le peuple est encore trop fort logicien pour que je lui fournisse matière à tirer certaines conséquences.
  4. Voyez Tocqueville, de la Démocratie aux États-Unis, et Michel Chevalier, Lettres sur l’Amérique du Nord. On voit dans Plutarque, Vie de Périclès, qu’à Athènes les honnêtes gens étaient obligés de se cacher pour s’instruire, de peur de paraître aspirer à la tyrannie.
  5. « La souveraineté, selon Toullier, est la toute-puissance humaine. » Définition matérialiste : si la souveraineté est quelque chose, elle est un droit, non une force ou faculté. Et qu’est-ce que la toute-puissance humaine ?