Qu’est-ce que la caricature ?
Revue des Deux Mondes4e période, tome 149 (p. 595-630).




QU’EST-CE QUE LA CARICATURE ?


À PROPOS DE MM. FORAIN ET CARAN D’ACHE


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On raconte qu’au XVIIe siècle un roi d’Espagne vit, de la fenêtre de son palais, un homme qui riait. Comme il n’apercevait pas ce qui, dans le triste état du royaume, pouvait donner lieu à rire pour un homme sensé, il dit : « Ou cet homme est fou, ou il lit le Don Quichotte. » — On dirait aujourd’hui : «… ou il regarde les dessins de MM. Forain et Caran d’Ache. » Car il est généralement entendu que la caricature est chose plaisante, comme on l’entend aussi du Don Quichotte, et si cela était vrai, les ouvrages des deux grands catagraphistes de l’heure présente seraient l’unique objet de gaieté fourni par nos tristesses nationales. Leurs bonshommes nous consoleraient des hommes, et leurs « légendes » de l’Histoire. Telle est la première idée qu’on se fait ordinairement des caricaturistes : ce sont des amuseurs.

La seconde est celle-ci : ce sont des philosophes. On a fini par trouver les noms des deux amis observateurs et malcontens qui se tiennent debout dans un coin des Romains de la décadence. Ce sont MM. Forain et Caran d’Ache. L’atrium où Couture fit papillonner ses joyeux mondains et mondaines est devenu le salon « modern style » où les deux caricaturistes, côte à côte, dans l’embrasure d’une porte, observent comment finit un monde. En vérité, l’orgie est plus discrète. Il y a moins de superbe insolence dans les gestes et l’on ne voit point les jeunes gens grimper aux statues des aïeux pour leur offrir, en manière de dérision, le vin spumante qu’ont vomi les cratères. L’orgie de cette sorte, ce sont les aïeux qui en eussent été capables, non pas les descendans. Ceux-ci n’offriraient guère aux statues que des tasses de lait ou des verres d’eau minérale, boissons stomachiques qui conviennent à une génération dégénérée, et les effigies des vainqueurs d’Austerlitz n’auraient pas d’attitudes assez indignées pour repousser nos pâles breuvages ! Mais, à part quelques détails, le tableau de Couture pourrait encore servir à symboliser notre société, et l’on se figure assez bien ces deux philosophes sous les traits de nos deux dessinateurs.

Sont-ce réellement des philosophes ? Sont-ce des amuseurs ? Ne serait-ce pas surtout des artistes ? Il y a beaucoup de gens capables de ressentir devant notre société ce que ressentent MM. Forain et Caran d’Ache, mais seuls, ils savent le rendre. Leur puissance de synthèse est telle que bien des événemens contemporains resteront marqués dans nos mémoires au sceau que leurs légendes leur ont donné.

Tout le secret de la guerre gréco-turque est dans cette réflexion d’un reporter assis à la table des officiers du Calife : « Tiens ! la bière aussi est allemande ! » et toute sa morale dans ce mot en face des ruines, des cadavres, des orphelins : « Tout cela finira par deux emprunts… » Quel long rapport sur les affaires coloniales vaudrait cette vision : Deux petits soldats viennent d’entrer, vainqueurs, à Tananarive. Les discours officiels diront qu’ils ont ouvert la route au commerce français, à l’expansion coloniale. Bien. En attendant, il leur faut des chaussettes, car leurs pieds sont meurtris par la longue marche à travers l’Émyrne. Un magasin est là, au plus bel endroit. Ils entrent, ouvrent leur pauvre petite bourse, mal munie d’argent français et demandent le prix : « Deux shillings, six pence, » leur répond un gentleman qui est frais, dispos, a un monocle à l’œil, une fleur à la boutonnière, et une parfaite indifférence pour la France dans son cœur. Le spectacle enfin que nous a donné trop longtemps une certaine « Affaire, » est résumé pour toujours dans une double page fameuse de M. Caran d’Ache : celle où l’on se met à table et où le chef de la famille, en s’asseyant, dit à tous ses invités : « Surtout n’en parlons pas ! » et celle où l’on voit, hélas ! qu’ « ils en ont parlé ! » et que les convives viennent, par des bris de vaisselle et la transformation des ustensiles de bouche en armes offensives, de témoigner énergiquement de leur attachement aux garanties de la Défense ou à l’Autorité de la Chose jugée… Depuis les beaux jours de Daumier et de Gavarni, l’on n’avait jamais eu d’aussi parfaits microcosmes pour observer les mœurs et les mouvemens de la vie.

Le moment semble donc venu d’étudier, à propos de nos deux grands caricaturistes, l’art même de la Caricature. Existe-t-il depuis longtemps et a-t-il toujours été ce que nous le voyons aujourd’hui ? S’il a évolué, quelle fut cette évolution et où l’a-t-elle mené ? Quel est maintenant le rôle de la Caricature ? Est-ce, comme on est tenté de le croire d’abord, un art du rire, ou est-ce vraiment une leçon de philosophie, ou une arme politique ? ou si ce ne serait pas, tout simplement, une forme d’art mineur, un petit art synthétique, plus apte à fixer certains côtés de la nature que les autres arts, sans tant d’intentions comiques, ni beaucoup de philosophie ? C’est ce que nous voulons examiner.


I

Si, dans cet art vieux comme le monde et international comme l’océan, quelque chose a changé, ce ne sont pas les procédés caricaturaux. Grandville a paru nouveau en montrant les puissans de ce monde sous la forme d’hôtes de basse-cour ou de pillards de garenne, mais déjà les caricaturistes de la Révolution : Duhaulchoy et l’auteur de la célèbre planche : « Comment voulez-vous être mangés ? » l’avaient fait ; et avant Duhaulchoy, en 1685, les Anglais figuraient le Père Pètre, confessant la reine Marie de Modène, sous forme d’un loup dans la bergerie ; et avant les Anglais, au moment de la Satire Ménippée, en 1593, on avait ri du duc de Mayenne en singe, dans l’estampe intitulée la Singerie des États de la Ligue ; et bien des siècles avant cette singerie, on avait fabriqué dans la Gaule romaine des singes en terre cuite, portant camail et capuchon ; et avant ces singes, les Latins avaient gravé sur leurs pierres fines des sauterelles faisant office de portefaix, portant l’assilla et les corbes ; et avant les Latins, les Grecs avaient tourné bien des bêtes à la ressemblance de l’homme, et les Égyptiens figuré Ramsès II à la tête de son armée, sous les espèces et apparences d’un rat, conduisant une légion de rongeurs à l’assaut d’un château fort de Grippeminauds.

Même quelques-unes de ces caricatures faites dans les temps les plus différens semblent inspirées les unes des autres. Ainsi l’artiste du XIIe siècle qui a figuré sur une poutre de la maison des Templiers, à Metz, un renard, debout, s’avançant, un bâton de voyage à la patte, et un paquet au dos, paraît avoir pris pour modèle un autre renard, avec le même bâton et le même paquet, dans une même procession d’animaux, qu’on trouve sur un papyrus du temps des Ptolémées, 250 ans avant J.-C.

Depuis l’invention de l’image imprimée, les mêmes procédés servent indéfiniment. Quand M. Léandre dessine l’ogre Mac Kinley, cuirassé de tourelles de fer, et considérant avec curiosité, du bout de sa lorgnette, un petit soldat espagnol en se riant de ses coups inoffensifs, il imite Gillray et son géant Georges III examinant, avec sa lorgnette, le lilliputien Bonaparte qu’il a pris dans sa main. — Quand M. Caran d’Ache imagine le chef de l’État sous l’aspect d’un coq se promenant, avec le Tsar, dans la galerie des Bustes, il imite le Kladderadatsch qui donnait cette apparence à Napoléon III en 1860, ou Romain de Hoogh qui, dès 1706, figurait Louis XIV comme un coq auquel la reine Anne rogne les ailes. Ainsi donc, à ne considérer que les formules les plus générales, celles dont on peut donner les recettes, il n’y aurait aucune évolution à noter dans l’histoire de cet art singulier. Elle est pourtant capitale et très perceptible, sinon chez tous les médiocres, du moins chez les maîtres de la Caricature, c’est-à-dire chez ceux qui donnèrent à cet art, dans tous les temps, sa plus haute expression.

Dans son évolution, la Caricature a eu trois grandes époques, et elle entre dans une quatrième qui n’est qu’un retour à la première. Elle a d’abord été symboliste. Elle a ensuite et pendant le plus grand nombre de siècles été grotesque. Elle est devenue de nos jours caractériste. Elle tend enfin à redevenir symboliste, à peu près, dans le même sens qu’à ses origines. Dans son trait, elle a eu également trois périodes : la période linéaire, la période plastique et la période clair-obscuriste. Elle a recommencé depuis peu à être simplement linéaire, comme à ses débuts.

La caricature a été symboliste avec les Égyptiens. Quand on se promène dans un musée d’égyptologie, on voit une femme à tête de chatte : c’est Isis ; un homme à tête d’épervier : c’est Horus ; un autre à tête d’une : c’est Set ; une femme à tête de lionne : c’est Sekhet, la gardienne ; un poussah ventripotent : c’est le dieu Bès, tous gravement assis, les mains rivées aux genoux, tenant la clef de l’immortalité, ou debout, levant un bâton. Ces personnages très dignes n’en ont pas moins des têtes de bêtes sur les épaules. Ce sont des caricatures gigantesques, immortelles et sacrées. Dira-t-on peut-être qu’on ne saurait leur donner ce nom parce que les auteurs avaient l’intention de bien signifier le caractère de ces rois ou de ces déesses et non de les ridiculiser ? Mais alors il faut renoncer à appeler « caricature » bien des dessins de M. Caran d’Ache. Car ce n’est assurément pas pour ridiculiser le tsar Nicolas II que l’artiste Fa représenté, se promenant avec le président de la République, sous la forme d’un aigle à deux têtes ! Ce n’est pas avec une intention railleuse que les caricaturistes français représentent la France sous la forme d’un coq, ou Menelik sous celle d’un lion, ou la Russie sous celle d’un ours, ni que le Melbourne Punch figure le président Kruger sous celle d’un kangourou lutteur… La figuration d’un souverain ou d’un pays par un animal peut être dans la pensée du figurateur un symbole — et c’est précisément ce que nous voulons dire ici, — mais n’en demeure pas moins, dans la forme, une caricature. C’est la Caricature symbolique.

Quand on refuserait ce nom aux statues des dieux de l’Égypte, on ne le pourrait, en tout cas, contester aux papyrus du musée de Turin ou du Musée britannique où l’on voit des lions jouant aux échecs avec des antilopes, des hyènes faisant des offrandes à des ourses, ou des rats à une chatte ou encore des lions, des crocodiles, des marsouins, des ânes jouant du téorbe. Qu’il y ait là des symboles des différentes contrées de l’Egypte ou des figures de souverains, ces scènes d’animaux faisant fonctions d’hommes signifient quelque chose d’autre qu’un amusement du pinceau. La caricature a commencé par le Symbole.

Elle a continué par la déformation. Toute la caricature antique, sauf en Égypte, est fondée sur l’idée de disproportion, — soit disproportion entre les traits du visage, comme dans les figurines comiques du Louvre où Cyrano eût pu trouver quelques magistrales inspirations pour sa tirade sur le nez ; soit disproportion entre la tête et les membres, comme dans les combats de Pygmées contre les grues qu’on voit à Pompéi et les têtes de Gorgone que portaient les antéfixes grecs. Le déséquilibre entre la tête et le corps fut le grand moyen caricatural des faiseurs de Pygmées. Le déséquilibre entre les différens traits du visage fut le moyen des faiseurs de « masques » et de « mimes. » Les deux disproportions réunies furent le thème des meilleures caricatures antiques, comme on le peut voir dans la vieille buveuse de Vichy, récemment trouvée et mise au Louvre. C’est la déformation délibérément voulue, obstinément cherchée, non pour symboliser quelque idée, mais simplement pour réaliser la laideur et par là exciter le rire.

Car l’antiquité tout entière a ri de la laideur. Figurines en terre cuite, en bronze, traits des cornalines, peintures de fresques, de vases, qui ressemblent à des ventres, ou de rhytons qui ressemblent à des têtes d’animaux décapités, portraits de Pappus et de Maccus, monstres des pays lointains : Acéphales, Macrocrânes, Hèmantocèles, Tétrapodes, Monocoles, Cynocéphales, Monotocèles, Astomes, Thibiens, qu’on reconnaît, dit Pline, à ce qu’ils ont dans un œil une pupille double et dans l’autre une effigie de cheval, ne suggèrent qu’une idée : le mépris de la laideur et, par contre-suggestion, le culte de la Beauté. Aucune psychologie, aucun comique sous-cutané. Tout ridicule est à fleur de peau. Les figures mêmes ne font pas de mouvemens : ce sont des masques, c’est la persona, c’est-à-dire l’immuable dans la laideur. L’auteur dramatique peut, — même avec ces figures, — faire œuvre de psychologue en disant ce qui s’agite sous le masque :


Heredis fletus sub persona risus est.


Mais le dessinateur ne le peut pas. Il ne saurait indiquer la variété des impressions que par la variété des expressions, et la particularité de l’âme que par la particularité des gestes. Or, dans la caricature antique, le geste est banal, l’expression absente ! La laideur seule est visible, immobile et bafouée.

Au moyen âge, elle s’anime et devient le Grotesque. Une âme s’est glissée dans le corps contrefait. Le Pygmée stupide est devenu le rusé kobold ou le nain. Le sot dieu Bès est devenu l’esprit malin. Le masque s’est détendu et fait des grimaces. Le singe immobile des terres cuites gallo-romaines se met à courir et à gambader sur les frises. En même temps que la feuille d’acanthe sèche, écartelée, collée sous l’abaque grec, s’assouplit, se déroule, renaît à la vie, les Gorgones pétrifiées des antéfixes se prennent à hideusement sourire, et les bêtes fantastiques qui tournaient en rond autour des cratères comme des prisonniers dans un préau se mettent à grimper et à sauter le long des colonnes, à danser sur les frises, à s’accouder sur les balcons et à se pencher sur les gargouilles, dans le vide, le bec ouvert, pour regarder les passans. À l’art de la caricature comme à tous les arts, le moyen âge a rendu la liberté. Jamais on ne vit plus indépendante fantaisie chez l’artiste, plus de bonhomie chez le censeur. C’est l’époque de la raillerie sculpturale. Au moyen âge, la caricature s’est faite statue. Cette statuette-charge, qui ne fut avec Dantan et Daumier au XIXe siècle qu’un accident, occupa pendant plusieurs siècles les loisirs de tous les « tailleurs de pierres vives » ou « maistres huchiers » qui décoraient les cathédrales. Ces maîtres caricaturistes étaient ordinairement Flamands. Ils décoraient chaires et stalles pour 25 sols par figure. On connaît peu leurs noms. Cependant on sait que l’un d’eux s’appelait Syrlin et si vous visitez l’admirable chœur de la cathédrale d’Amiens, vous verrez le nom d’un autre sculpté sous sa propre charge, faite par lui-même, le fameux Trupin. Regardez alors cette figurine accroupie, le marteau en main. C’est le Forain du moyen âge. Son rire froid glapit encore dans l’immense dentelle de cette féerique œuvre de hucherie et résonne mieux que les frêles colonnettes pincées par le custode qui s’attarde puérilement à jouer <le la harpe avec cette architecture.

Ces pieux railleurs chantournaient, selon toutes sortes de formes étranges, les pendentifs des plafonds des stalles et ces petits sièges sournois où les prélats se prélassent pendant l’office, mi-assis, mi-debout, conciliant leurs aises avec les prescriptions canoniques, sièges qui, en raison de leur tolérant usage, ont reçu le nom de miséricordes. Là, sont caricaturés tous les métiers et tous les types : l’apothicaire, le porteur de bois, le boulanger, le maréchal-ferrant qui ferre une oie, le tonnelier attentif à ses cercles, et surtout le moine, le beau et gras moine, moinant de moinerie des fabliaux, « bien fendu de gueule, bien advantagé en nez, beau despescheur d’heures, beau desbrideur de messes, beau descroteur de vigiles ; » puis le bourgeois ventripotent et émerillonné dans les soucis les plus temporels, « considérant le branlement des broches, l’harmonie des contre-hastiers, la position des lardons, et la température des potaiges ; » ou roulant un barillet sur son ventre et plongeant sa langue à même « l’eau bénite de cave, » vilains et clercs humant le piot, débondant la futaille, lutinant des bacchantes, têtes grimaçantes dans leurs coqueluchons, corps se permettant d’indescriptibles incongruités, truies qui filent, évêques qui tiennent d’une main la marotte des fous et qui bénissent de l’autre, polissons qui se divertissent au jeu du « pet-en-gueule, » renards vêtus du froc et prêchant à des poules, s’encapuchonnant pour faire des grimaces aux passans, singeant l’office, bénisseurs et dérobeurs, ayant toujours quelque volaille sous leur cagoule, maîtres goupils dont les queues serviront de goupillons, fous de cour dégainant leur marotte, « monochordisant » des doigts et « diabliculant » de cent manières, cerfs et ânes disant la messe avec le ciboire et l’évangile, ménestrels viellistes, truies flûtistes, ours cornemusards, sirènes violonistes, ânes harpistes, ramassis rampant et grouillant, parmi des luths, des rebecs, des cloches qu’ils trinqueballent, de marmiteux, de gastrolâtres et de « poivrots » « escorchant le regnard, » dans une basse-cour des Miracles où il semble qu’on ait voulu traduire les remontrances des Conciles par des figures du Bestiaire d’Amour

Ces poupées appartiennent encore à la caricature grotesque. Mais depuis l’Antiquité la pensée du grotesque a changé. Tout à fait inconvenantes par leurs aspects, ces satires sont morales par leur but. Si on fait les gens laids et ridicules, c’est pour leur apprendre à être bons. On enlaidit le diable et ses dupes pour les punir. On sculpte au coin du jubé de Notre-Dame la caricature de l’avocat général Pierre de Cugnières, ennemi de l’Eglise, et les clercs brûlent avec leurs cierges le nez de cette petite figure hideuse de damné. La caricature comprise ainsi ne fait rire que pour faire peur. Elle ne déforme que pour réformer. C’est la risée employée comme moyen de répression. Les grands caricaturent les petits. Les juges condamnent les criminels à la fois à mort et au ridicule. Ainsi, les victimes de l’Inquisition montaient sur le bûcher, affligées de bonnets pointus, et du san benito, espèce de chape peinte de grotesques, afin que leur apparition fît rire la pieuse foule. On sait comment, à Florence, on peignait les conspirateurs la tête en bas, et comment, à Venise, au XIVe siècle, lors du jugement de Marino Faliero, le Sénat proposa de modifier son portrait de façon à le montrer décapité. C’est la caricature pénale.

Cette idée de punir par le ridicule s’est perpétuée jusqu’à nos jours et l’on retrouve un bénin souvenir du san benito des autodafés, dans le bonnet d’âne de nos écoles primaires. Elle hante encore certains esprits. Dernièrement un sociologue, justement préoccupé de la diminution de la natalité en France, a proposé des châtimens contre les célibataires. Or celui qu’il avait imaginé n’était-il point de les obliger à ne se montrer que revêtus d’une robe couleur feuille morte, — costume qui nous semble, en vérité, magnifique, — et, après deux ans d’endurcissement, d’un costume tacheté imitant la peau de tigre ? Il ne doutait pas que la crainte du ridicule ne précipitât nos célibataires dans les liens de l’Hyménée, afin d’être autorisés à revêtir, de nouveau, l’habit à élytres noires qui fait notre orgueil. Son invention n’était qu’un retour à la caricature déformante et pénale.

Déformante elle reste à la Renaissance, mais elle n’a plus d’intention pénale. Elle ne châtie plus rien que la laideur. Toutes les époques de Beau plastique et non psychologique sont des époques de caricature plastique et non psychologique. Toutes les fois qu’on a prétendu au Beau idéal, on a imaginé, en contraste, un laid idéal. À la vérité, la Renaissance italienne connut peu la caricature. Si Léonard de Vinci dessina les fameuses têtes monstrueuses conservées à Windsor, c’est, comme le savant historien de la Renaissance, M. Eugène Müntz, l’a très bien vu, à titre de curiosités. C’est comme phrénologue et comme physiognomoniste, en appuyant très lourdement sur les signes de maladie ou de caducité, sur les mentons qui rejoignent le nez en casse-noix ou sur les rides qui se réunissent au coin de la bouche comme rayons de roue au moyeu. Cette insistance brutale montre ce que les Maîtres pensaient de la caricature. Ils la considéraient comme une simple notation infamante de la laideur. Et la laideur était, pour eux, la grande ennemie. Dès que la figure observée se trouvait au-delà de cette limite précise où toute idéalisation échoue, ils ne daignaient point se rabattre sur l’indulgente ironie que professent nos artistes en face de la laideur. Ils « chargeaient, » lourdement, violemment, sans quartier, — caricare, — disaient-ils. Dans tous les temps, les idéalistes ont fait de même. Qu’on regarde les caricatures de Prud’hon, de Delacroix ou de M. Puvis de Chavannes. Ces grands artistes descendus dans le domaine comique sont lourds, gauches, comme les oiseaux grands voiliers quand ils se posent à terre. C’est le comique de Wagner. C’est l’ironie de Victor Hugo. On y sent la fatigue d’être sublime bien plus que la joie d’être plaisant. Et toute fatigue, chez l’artiste, est fatigante pour le regardant. D’autant que, si un grand passionné, comme Delacroix, caricature quelque chose, c’est la musculature d’un bonhomme, jamais sa passion. Si un idéaliste, comme Léonard, caricature quelque chose, c’est la bête humaine, jamais l’esprit. Un idéaliste peut s’abaisser à ridiculiser le corps : jamais il ne ridiculise l’âme. Et c’est, quand il caricature, le secret de sa pesanteur.

Dès la fin de la Renaissance, le grotesque diminue dans les formes humaines, et le comique s’introduit davantage dans les gestes et les aventures des héros. Chez Breughel le Drôle au XVIe siècle, la transformation se prépare. Chez Callot, au XVIIe, elle s’opère. Chez Hogarth, au XVIIIe, elle est opérée. La caricature ne détruit plus les proportions fondamentales du corps. Elle le tourne seulement en des postures comiques. Elle ne construit plus un visage monstrueux ; elle lui fait seulement subir de monstrueuses-expressions. C’est l’époque de la grimace, qui déforme les traits, mais pour un instant. On sent qu’au repos les traits sont à peu près réguliers et les membres quasi bien faits. Les figures tirent encore la langue, mais on calcule que la langue pourra rentrer dans la bouche d’où elle est inconsidérément sortie. Le fantastique risible et le surnaturel caricatural des Tentations de saint Antoine s’en va rejoindre, dans l’ombre, les incubes, les succubes et les gastrolâtres. Le diable est en pleine décadence : on regarde de plus près l’homme. Le masque antique, si figé autrefois, déjà déridé par le moyen âge, boursouflé par la Renaissance, devient de plus en plus sensible à la moindre émotion, expressif du plus fugitif sentiment. Nous touchons à l’époque de la Physiognomonie de Lavater. Von Göz et Chodowiecki l’illustrent ou s’en inspirent à la fin du XVIIIe siècle. Au commencement du XIXe, Boilly tire et pétrit en tous sens les muscles faciaux. Ses figures sont de caoutchouc. C’est la déformation encore, mais pétillante d’intelligence, de malice, d’intention. L’époque du grotesque est passée.

Avec les grands maîtres de la caricature moderne, Daumier et Gavarni, celle du caractérisme est venue. La « charge » a aujourd’hui quasi disparu. Elle fut triomphante encore avec Dantan et voulut l’être avec Gill. Sous l’Empire, à l’époque où l’autorisation du caricaturé au caricaturiste était nécessaire, on se moqua beaucoup de la réponse de Lamartine à un journal qui, le voulant « charger, » sollicitait son consentement. Au lieu d’écrire, comme Gustave Aymard : « Tu veux ma tête, Hanneton, prends-la, ne la scalpe pas ; » ou comme Strauss : « Je vous autorise à faire ma charge… en trois temps, » — il répondit que défigurer l’homme, c’était « insulter à la Divinité » qui l’avait fait à son image, mais que d’ailleurs on fît de lui ce qu’on voudrait, sa physionomie « appartenant au ruisseau comme au soleil. » — On fit, de cette réponse solennelle, des gorges chaudes. Les années ont passé. Les « charges » d’alors sont les plus piteuses tératologies qu’on puisse imaginer. Le mot de Lamartine demeure — et, en fait, nos grands caricaturistes d’aujourd’hui lui donnent raison, car ils ne « défigurent » plus l’homme. Le public applaudit MM. Willette, Ibels, Forain, Caran d’Ache, là surtout où ils ne « chargent » pas. Si le goût public était encore favorable à la « charge, » nul n’aurait recueilli jamais autant d’applaudissemens que M. Léandre, l’auteur de Ma Normandie et du Musée des Souverains, car il y est incomparable. Quand on regarde son Musée des Souverains, on demeure persuadé que chaque nation a choisi, pour son chef, l’être le plus monstrueux qu’elle a trouvé parmi ses habitans. Et cependant les « charges » de M. Léandre ne retiennent pas longtemps notre attention. Elles viennent trop tard pour amuser un monde trop vieux. Elles visent à faire rire, par un grossissement systématique et banal, une génération inquiète, avide de « sincérité, » curieuse d’observation exacte, de caractérisme, — ou de symboles qui aient l’air d’une pensée.

Caractériser, tel a été, en effet, le but de nos grands caricaturistes modernes. La troisième époque de la caricature, l’époque caractériste a commencé quand de vrais artistes se sont adonnés uniquement à la caricature. Car un véritable artiste ne caricature pas pour railler un homme, encore moins pour déformer le type humain. Il caricature pour caractériser, pour souligner quelque geste, pour noter quelque jeu de physionomie, pour serrer de si près tous les aspects inattendus, inédits, de la machine humaine, que l’enveloppe de chair et d’os lui livre tous les secrets. On prête à Ingres ce mot : « Il faut caractériser jusqu’à la caricature, » et Gavarni ne se croyait pas un caricaturiste, car il rehaussait la caricature jusqu’à la caractérisation. Il ne l’était pas, en effet, au sens ancien du mot : il l’était au sens nouveau. On ne trouve presque pas une déformation dans ses figures. On en trouve peu chez Henry Monnier et Traviès, moins chez Daumier que chez tous ses prédécesseurs, moins encore chez Cham, chez Grévin et pas du tout chez M. Forain.

À l’Étranger, il en est de même. Les trois grands dessinateurs du Punch, Tenniel, Leech et du Maurier, caractérisent sans déformer. En Allemagne, Lœffler dessine comme Gavarni, puis Harburger, Steub, Schlittgen, Schliessmann, Grœgler donnent à leurs figures de très exactes proportions. Le grotesque s’est évanoui depuis longtemps. La fantaisie furieuse et diabolique des grands bouffons du rêve ne s’est plus retrouvée que chez Tony Johannot et chez Félicien Rops, deux caricaturistes de second plan. Dorénavant, un artiste fait une caricature comme un causeur fait un « mot », — pour résumer une situation, clarifier une idée, déterminer une attitude. Le « mot » outrepasse ordinairement la chose, en quelque manière, et cependant mieux qu’un long discours, il la caractérise. Il vise non à faire rire par la satire, mais à frapper par la vérité.

La caricature, en effet, s’est à ce point rapprochée de l’observation exacte de la vie qu’on ne perçoit plus bien la ligne de démarcation qui sépare nos modernistes de nos caricaturistes. En quoi un dessin de M. Forain est-il une caricature, et un autre de M. Raffaelli ne l’est-il pas ? Quand M. Renouard trace ses admirables types d’anarchistes barbus avec un sourire d’ange qui disent : « Imbéciles de bourgeois, mais l’anarchie, c’est le ciel ! » pourquoi ne l’appelle-t-on pas un caricaturiste et donne-t-on ce nom à M. Steinlen ? Pourquoi les synthèses en jaune et noir de M. Nicholson sont-elles des caricatures et les Harmonies de M. Whistler n’en sont-elles pas ? Y a-t-il plus d’ironie dans les dessins de M. Ibels que dans les tableaux de M. Frappa ou de M. Vibert ? Si M. Béraud nous peint la Salle Graffard et si M. Willette nous dessine de délicieux pierrots descendant, bras dessus, bras dessous, avec de gentils petits croque-morts, la pente du moulin de la Galette, quel est donc le caricaturiste ici — et quel est le poète ? Le caricaturiste sera-t-il M. Willette parce que son œuvre est une pensée, en même temps qu’un dessin, et que sous sa forme individuelle et superficielle, on devine quelque symbole universel et profond ?

Peut-être… et ceci nous marque assez ce que sera la caricature de l’avenir. De toutes parts, voici qu’après cinquante ou soixante ans de caractérisme, elle évolue vers un rôle plus idéaliste et plus généralisateur. Elle ne caractérise plus seulement un individu, mais un peuple, ni seulement une petite passion, un léger ridicule, mais un sentiment profond, une poignante inquiétude, une ironie secrète de la destinée. Telle est la caricature que M. Charles Dana Gibson a créée aux États-Unis. La forme en est d’un galbe pur, ironiquement folâtre par endroits, grave et sévère par d’autres, vastes planches dignes des plus grands maîtres du dessin. Le thème en est habituellement l’amour dans la vie américaine, la vie élégante et somptueuse des jeunes héritières dont les yeux se tournent vers la vieille Europe. De cette vieille Europe viennent des jeunes gens tous laids, tous titrés, tous pauvres. L’Américaine qui est toujours, par une hypothèse hardie de caricaturiste, belle comme le jour, rêve inquiète et dédaigneuse de cet avenir misérable qu’on lui prépare, et même « entre deux duchesses authentiques » — elle ne se sent pas heureuse. Qu’a donc cette Europe méprisée pour prétendre à ses regards et les attirer ? Elle a ce qui ne se fait pas en un jour : une histoire, et ce qui ne se fait pas à soi tout seul : des patries. Elle vient donc, la vieille Europe, sous l’aspect du lion héraldique de l’Angleterre, la couronne sur la tête, rugissant dans sa crinière, et se dresse dans le cirque où les jeunes Américaines, en robes à traînes, se tiennent effarées. Le lion héraldique réclame sa proie : d’un pas lent et superbe il avance, cependant qu’un petit Amour anacréontique s’en va, boudant, se désintéressant d’un drame où il n’est pour rien…

Pareillement, de ce côté-ci de l’Atlantique, la caricature nouvelle joint la pitié à l’ironie. Les choses de ce monde ne se partagent plus en choses qui font rire et en choses qui font pleurer. Les mêmes font rire et pleurer tour à tour. Dans l’invalide perclus qui s’en va boitillant, le caricaturiste voit le poussah, mais il voit aussi le héros,


Car l’eau d’une larme est un prisme
Qui transfigure l’univers…


Le rêve et l’ironie de M. Willette pleurent ensemble. Pierrot regarde un berceau fait d’une barque, ombragé d’une mousseline accrochée à un croissant de lune, dressé sur des roseaux de Jésus-Christ. Il y a là l’Enfant divin qui dort à poings fermés. — « Veinard ! » dit Pierrot. Ailleurs, nous voyons passer des masques, des figures de carnaval, mais leur paysage est de Corot, leur démarche est de Watteau ; s’ils chantent, c’est la complainte mélancolique de « Marlborough s’en va-t-en guerre. » Nous ne les entendons pas rire. Ils paraissent se demander s’il ne faut pas plutôt pleurer devant Don Quichotte bafoué, Picwick condamné, Cyrano méconnu, et semblent


                                                       …quasi
Tristes sous leurs déguisemens fantasques.


Leurs formes se perdent peu à peu dans le rêve et grandissent. Le crayon de M. Willette donne à tous ses fantoches une poésie que la Réalité n’avait pas. Bien loin de souligner seulement en elle ce qui est ridicule, il aggrave ce qui est touchant. En caricaturant, il idéalise. C’est la dernière évolution de la caricature.

On peut toutes les représenter par ceci. Un homme se promène dans un salon et dans un parc où se trouvent une boule-panorama, une psyché et un étang. S’il s’arrête successivement devant ces trois surfaces réfléchissantes, il aura de lui trois images très différentes. La boule-panorama lui enfle le nez, les joues, ramasse son estomac, vide ses bras et ses jambes qui diminuent en s’enroulant sous la sphère. Il se voit, tout convexe, ogre par la tête et insecte par les pieds. C’est la caricature déformante.

Il passe ensuite devant un grand miroir. Il se voit comme il est, mais s’il est un pauvre homme, entrepris dans sa redingote ou rechigné dans son veston, si sa « dégaine » est inélégante, ce portrait trop exact risque fort de sembler une caricature, d’autant que qui se regarde avec complaisance dans une glace a grande chance d’y voir un sot. C’est la caricature caractériste.

Enfin, il s’arrête devant l’étang, et, là, fût-il le plus banal des êtres, le reflet saisit sa figure, la renverse, la balafre des stries horizontales que fait le vent sur l’eau, l’allonge d’autant, fait flageoler ses jambes et baller ses bras, lui donne l’allure d’un fantôme, mêle à sa substance la substance du corps impalpable où elle s’abîme, enfonce enfin toute cette forme dans une atmosphère de ciel, de feuilles, de bois et de nuées qui la grandit et qui l’efface, — comme le symbole grandit et efface la réalité.

Cette promenade d’un bonhomme dans un jardin, c’est celle de l’Humanité devant la caricature, qui fut d’abord déformante comme une boule-panorama, ensuite fidèle comme un miroir, enfin profonde comme un reflet. Elle a d’abord fait rire ; elle a ensuite fait voir ; elle a enfin fait penser.

L’évolution dans le trait caricatural n’est pas moins sensible. D’abord immatériel comme un hiéroglyphe, il se matérialisa ensuite jusqu’au trompe-l’œil et redevient de nos jours immatériel autant qu’une écriture. Cette évolution a été dictée par les procédés mêmes de facture dont usait l’artiste et plus tard par les procédés de reproduction. Au temps des Ptolémées, ce que l’artiste cherchait dans la caricature, c’est la silhouette, — silhouette profilée au pinceau sur le papyrus ou entaillée dans la pierre sur les murs. Ses outils ne lui permettaient guère de donner du modelé, ni dans l’un ni dans l’autre cas. Il était donc réduit à une ligne synthétique délimitant le corps dans l’espace et exprimant d’un seul coup le symbole ironique ou terrifiant. Cette pauvreté était sa force. Elle l’obligeait à choisir, dans l’amas des lignes, les seules parlantes, les seules vivantes, les seules symboliques. D’ailleurs, il ne cherchait point à donner l’illusion d’une réalité. Il avait quelque chose à dire, et, pourvu qu’on le comprît, il se tenait pour satisfait. C’est la période linéaire.

Avec la caricature gréco-latine, il n’a plus rien à dire et il cherche à dire mieux. Les traits se compliquent ; les couleurs se multiplient ; le bronze ou la terre coulent dans des moules plus variés. Les Pygmées des fresques sont modelés comme les figures mêmes des Dieux. Les singes qui se dressent en terre cuite ou en métal, vêtus de la toge, sont de vraies petites statues. De même, dans les statuettes caricaturales gauloises, représentant des singes en camail et en capuchon, l’effort tend toujours vers une réalisation plus complète. On vise au trompe-l’œil. C’est la période plastique qui commence.

Au moyen âge, la caricature étant taillée à grands coups de ciseau dans la pierre des portails d’églises ou chantournée en plein bois dans le corps des stalles, elle comporte nécessairement un modelé assez compliqué. De plus, c’est un motif de décoration. Il faut donc qu’elle s’accommode de l’ordonnance générale de l’édifice et qu’elle y entre comme elle peut. De là, le ramassement des figures qui fait tout le grotesque du moyen âge ; de là, les grosses têtes sur les petits corps, les membres repliés, reniasses sous le menton. C’est la période plastique et décorative.

A ce rôle décoratif qui parfois la gênait, la statuette grotesque de nos cathédrales doit d’être restée un objet plaisant aux yeux, tandis que, séparée d’un ensemble d’art, elle devient un objet de dégoût. Il est impossible de garder longtemps sous les yeux une statuette de Dantan ou de tout autre caricaturiste. On ressent, par un confus malaise, que la sculpture caricaturale est un genre faux, lourd et rebutant. C’est d’abord que la caricature étant une synthèse, elle devient beaucoup plus difficile à réaliser dans une matière où tous les plans doivent être figurés et toute la surface matériellement reproduite, comme dans une sculpture. Et c’est ensuite que le buste ou la statuette ont toujours l’aspect d’un trompe-l’œil, tandis que le trait sur du papier est, de sa nature, un simple signe. Or la laideur peut être signifiée, mais elle ne doit pas être matérialisée jusqu’au trompe-l’œil. L’impression doit passer vite. On peut évoquer un monstre : on ne doit pas le montrer.

Il se montre pourtant avec tous ses détails, tout son modelé, toutes ses rides et ses ombres, dans la caricature de la Renaissance. Breughel le Drôle, puis Callot et Romain de Hoogh, et Bosse, et les caricaturistes qui se sont succédé jusqu’au XVIIIe siècle ont cherché à modeler leurs figures grotesques en la perfection. Ils ont cru, en accumulant les traits, fortifier le comique. Ils ont visé l’effet par la masse et l’accumulation des touches, — le procédé caricatural de Rabelais, — au lieu de l’atteindre par le trait unique, sobre et juste, le procédé caricatural de La Bruyère ou de La Fontaine. À mesure que la gravure se perfectionne, le trait caricatural se multiplie et s’alourdit. Ce sont au XVIIIe siècle de véritables dessins en clair-obscur, jusqu’à ce qu’Hogarth en fasse des tableaux à l’huile, ou toutes les ressources techniques du grand art sont employées à faire rire sottement un libertin, un marié à la mode ou un agent d’élections. C’est la période clair-obscuriste.

Les tableaux d’Hogarth en ont marqué l’apogée : aussitôt après, le modelé s’aplatit, les traits se dévident et se raréfient. En 1774, paraît, en Allemagne, le « dessin d’ombre, » c’est-à-dire la silhouette profilée en noir, plate, l’ombre chinoise où l’on ne perçoit que le contour. En France, pendant longtemps encore, les caricaturistes veulent profiter des facilités que leur donnent la gravure, puis la lithographie, pour charger leurs esquisses d’ombres lourdes, épaisses, comme en de vrais tableaux. On trouve encore cette préoccupation chez Bosio, Carle Vernet, Pigal, Debucourt, Gaudissart et Boilly. Mais avec Philipon, déjà le tableau redevient esquisse. Avec Bellangé, les ombres disparaissent un peu et certains traits s’accentuent en manière de synthèse. Avec Decamps, l’effort synthétique est plus visible encore. Chez Daumier, il reste quelques ombres, mais fort rarement la composition d’un tableau. Chez Traviès, cette composition se simplifie encore et le trait domine. Chez Guillaume-Sulpice Chevallier, plus connu sous le nom de Gavarni, la composition est tout à fait simplifiée, réduite à un ou deux personnages et le trait simple résume, exprime, suggère, et remplit tout le dessin. On pressent le retour de la caricature linéaire. Elle triomphe déjà avec Grandville, plus encore avec Cham, tout à fait avec Busch, Crafty et Grévin dans sa seconde manière. Celui-ci clarifie son dessin d’abord très chargé jusqu’à la plus simple synthèse. À mesure que la caricature s’introduit dans le journal quotidien, dont le papier est médiocre et le tirage rapide, elle se fait plus rudimentaire. Nous revenons peu à peu à la silhouette toute nue des cratères antiques ou des papyrus égyptiens. Regardons plutôt les dessins de MM. Forain et Caran d’Ache.


II

M. Forain a quelque chose du détective et quelque chose du chirurgien. Pour trouver dans l’amas des chairs et des vêtemens le trait-armature qui détermine une attitude, il lui faut avoir des rayons Rœntgen dans les yeux. Pour fixer ce trait, du premier coup, à l’encre de Chine, sur du papier blanc, sans le confort d’une esquisse ni l’espoir d’une retouche, il lui faut une preste dextérité. Tout compte et pas une goutte d’encre ne doit quitter le pinceau hors de propos. Aussi, avant de tracer sa ligne, l’artiste fait-il aller et venir son pinceau, au-dessus du papier, sans le toucher, comme s’il voulait y déposer seulement des passes magnétiques. Puis le pinceau se pose : il touche, tantôt de sa panse écrasée, — et le trait se rende, tantôt de son bout pointu et un fil se déroule. Puis il se relève. Ce qu’il a laissé là, c’est le dos du héros : la ligne de l’épaule, la plus forte, la plus liée, la plus vivante du dessin de M. Forain. Cette ligne est la seule, d’ordinaire, qui soit courbe, onduleuse et suivie. Après cela, ce ne sont plus que barres droites qui se croisent, se suivent à bâtons rompus, en lignes brisées, se cassent, se brouillent comme jonchets. Les cercles mêmes sont exprimés par des séries de traits droits — ce qui est très visible quand M. Forain entreprend de dessiner un carton à chapeau. La figure même est taillée par éclats secs et en angles comme silex. La bouche est sabrée d’un coup, quelquefois avec un retour en boucle ; l’oreille tient toute dans l’ourlet supérieur. Les mains sont suggérées par des quadrilatères. Un coup de banderole, — et voici le revers de l’habit qui descend et le bord de la redingote qui flotte. Une échelle de petites virgules le long du bord de cette redingote et du pantalon — et ce sont les ombres. Quant au décor, une ligne fuyante de plinthe, un angle de table, un semis de trois fleurs de tapisserie, un bout de balcon feront l’affaire. Il s’agit maintenant d’ombrer. Les passes magnétiques recommencent. Puis on voit tomber, çà et là, la pluie oblique des hachures. Les figures secondaires sont fouettées d’ombres. On songe aux vers chinois :


Le pinceau rempli d’encre est un nuage noir chargé de pluie,
La main agile semble poursuivre les traits qu’elle vient de former…


En vingt secondes, l’artiste a réalisé une figure à laquelle il songe depuis vingt années.

Cette figure est, paraît-il, la figure type de notre génération. Il est impossible d’en imaginer une pire. Tout s’y affaisse, les épaules qui se voûtent, les bras qui ballent, les genoux qui cèdent, les babines qui pendent, les paletots qui font des grimaces d’avoir à loger des corps tors et les mains gourdes qui ne savent rien manier. Ce que disent ces gens aggrave encore ce qu’ils font. Ils ne sont ni enthousiastes, ni joyeux, ni haineux, ni terribles, ni même ahuris. Ils sont neutres et veules. Ils appartiennent à ce grand parti des Indifférens qui, dans le désarroi où se trouvent tous les autres, fait chaque jour des recrues et menace de devenir le vrai parti national. Ils constatent le crime sans s’indigner ; ils épuisent le plaisir sans en jouir ; ils décèlent leur cynisme sans l’afficher. Viennent les « Temps difficiles, » ils ne s’émeuvent pas, ayant cette opinion de la vie qu’elle n’est même pas chose mauvaise, mais chose indifférente. S’ils sont arrêtés par les agens, ils leur « refilent un bon tuyau. » S’ils sont mis au « bloc, » ils conseillent le garde de service sur le cheval qu’il faut prendre « placé. » Si les juges sont accommodans, quand ces gens rentrent à leur tripot, en signe de réjouissance, ils autorisent pendant un quart d’heure « la poussette. » Ils se valent tous. « Les petits mordent. » Leur face a des sourires bas. Les grands ont traîné dans les cabarets de nuit et dormi aux tables de baccarat, ou de rédaction, parmi « le bouillon ; » leurs cheveux n’ont pu résister à la haute température, sous les lustres. Ils croient que Fragonard est de leur cercle, mais on ne leur apprend pas quand le « biscuit » est prêt et qu’on peut venir « tailler. » Ils ont des Watteau, mais pour eux c’est « de l’archent qui dort. » Ils ont voyagé. Ils connaissent quelque chose de Bayreuth et n’ignorent pas tout de Mazas. Ils sont lourds, avachis, toujours dans « l’année où l’on n’est pas en train. » Aucun coup de fouet de la critique ne les a réveillés. Ils ne s’inquiètent ni de la dépopulation, ni du péril anglo-saxon, ni du prolétariat, ni de rien. Ils n’iront pas aux colonies : le bénéfice n’est point assez sûr. Chez eux, l’esprit n’est jamais la dupe du cœur. Ils n’ont pas de cœur, — et c’est M. Forain qui a de l’esprit.

Mais voici les cliens de M. Caran d’Ache et, trompettes au vent, une autre France entre en ligne. Ces gens sont vifs, prestes, propres, « rondouillards » et rient tout le temps, ou se fâchent pour un rien. Ils roulent des yeux furieux dans les circonstances les plus bénignes de la vie, et, au contraire, les aventures les plus extravagantes ne les troublent pas. Ce sont des « gabeurs » et des « gobeurs, » grands batteurs de records et figurans de manifestations, gobe-mouches et avale-charrettes, doués de doubles muscles et d’une fameuse descente de gosier. Oh ! les gentils petits bedaults ! dirait Panurge. Ils trouvent la vie bonne, prodigieuse, amusante et multiforme. Ils chantent au dessert. Ils pleurent devant un « enfant martyr » qui meurt ou un oncle à héritage qui revient à la vie. Ils ne savent rien cacher de leurs impressions. S’ils lisent une « histoire à faire dresser les cheveux sur la tête, » les leurs se dressent si bien, que trois frisures, chez le coiffeur, sont impuissantes à les reboucler. Autant les cliens de M. Forain sont secrets, autant ceux-ci sont démonstratifs. On les croirait tous félibres. Ils ont régalé les marins russes et ils rendent les portefeuilles trouvés dans les fiacres. C’est d’eux que se compose la foule qui s’accumule sur un pont pour voir passer un chien mort ou qui embarrasse la marche d’un régiment, oubliant dans la poche le télégramme qui vieillit ou sur la tête le pâté chaud qui devient froid.

Si les bonshommes de M. Forain ont rencontré, dans la vie, ceux de M. Caran d’Ache, ils les ont sûrement dupés. Mais les dupeurs sont demeurés tristes et les dupés joyeux. Leur physionomie ouverte, éveillée, falote, fait plaisir à voir. On se dit qu’il n’y a pas en France des gens habiles seulement, mais qu’il reste encore des naïfs, dont le cœur nous sauvera de l’esprit des autres…

Et dont la gaieté nous consolera.

Car M. Forain est né pour nous attrister. Il a l’œil du basilic ou la jettatura. Tout ce qu’il regarde, il le flétrit. Nous avions une vision de M. Puvis de Chavannes, merveilleuse et bénie, qu’il avait appelée : Doux pays. C’était le bord d’une côte. Il y avait des troncs frêles et des ombrages lourds. Des femmes s’étendaient, après la cueillette, et regardaient des hommes revenir de la poche et, au loin, des voiles qui passaient. Les mains de femmes avaient tiré les fruits qui se balancent dans l’air bleu, et les mains des hommes les poissons qui errent dans l’eau bleue. Deux enfans s’étreignaient, jouant à la lutte. Les paniers étaient gonflés de fruits, les regards de rêve, le ciel de soleil, les âmes de paix. C’était un tableau de piété patriotique. — M. Forain passe par-là et, aussitôt, tout se gâte. Les femmes qui causaient s’injurient en l’honneur du Panama. Les deux enfans se battent pour de bon, n’étant pas du même avis sur l’ « Affaire. » Les pêcheurs jettent leurs filets sur des actionnaires. Au large, le ciel s’est chargé, la mer s’est soulevée en tempête, le bateau qui apparaît comme le navire de l’État, chavire sous les paquets d’eau qui balayent le pont, tandis que Marianne échevelée, accrochée près d’un hublot où paraît une figure d’homme, crie : « Est-ce que vous attendez que le bateau coule pour monter sur la passerelle, mon Président ? » — Voilà ce que du Doux Pays de M. Puvis de Chavannes a fait, dans nos imaginations, le Doux Pays de M. Forain…

Au rebours, M. Caran d’Ache est si bénévole, si gai, si gemüthlich, que même ses adversaires deviennent plaisans et ses criminels sympathiques. Il a créé un type d’officier prussien délicieux. Il aime tant l’uniforme que, jusque chez l’ennemi, il l’astique et le fourbit de son mieux. Nous ne voyons plus le Poméranien barbu ou ce fat junker des caricaturistes de 1870, qui brûlaient les églises chez M. de Neuville, ou débarrassaient les cheminées de leurs vains ornemens. Le Prussien de M. Caran d’Ache est élégant, circonspect et poli, — et s’il regarde vers les pendules françaises, c’est avec une terreur, sous son sourcil, d’y voir marquer l’heure de la restitution. De même, le Cosaque de jadis, le croquemitaine broussailleux, graisseux et guenilleux, mangeur de suif et de chandelles, le cosaque de Vernet, de Grandville et de Daumier, voyez ce qu’il est devenu chez M. Caran d’Ache ! Il a laissé son masque hirsute et s’est transformé en un Amour, et non pas de ces « Amours » barbares, armés de flèches, qu’ont connus les traînards de la Grande Armée en 1812, mais un compagnon rieur et rêveur, qui illuminera Saint-Pétersbourg, et qui ne brûlera plus Moscou.

Même ses anarchistes, ses panamistes, pots-de-viniers, courtiers véreux et maîtres chanteurs, rastaquouères de tripots et escarpes des fortifs ne sont pas repoussans. M. Caran a beau les faire terribles, joindre leurs sourcils en accens circonflexes et recourber leurs bouches en arche de pont, ils n’excitent pas plus d’horreur que le Karakouche d’Alger ou le Karagueuz de Constantinople, ou le père assassin de la princesse Maleine ou Ubu Roi. Ce sont des marionnettes interloquées, des guignols soupçonneux, des fantoches atrabilaires. Seul, don Quichotte aurait l’idée de tirer l’épée et de fondre sur eux. En les pourfendant, on ne ferait couler que du son.

Mais tandis qu’il poursuit un but nettement chauvin et qu’il livre les étrangers, les intrus, les cosmopolites à la risée de ses compatriotes, M. Caran d’Ache emploie des moyens d’expression tout à fait cosmopolites eux-mêmes. Ce sont visiblement les caricaturistes d’outre-Rhin qui lui ont fourni les meilleurs de ses thèmes, et s’il caricature les Américains, il ne leur emprunte pas moins des formules. Ses histoires sans paroles sont renouvelées de Wilhelm Busch ; les aventures comiques de ses lions et de ses serpens font suite à celle des lions et des serpens d’Adolf Oberlaender ; les têtes si expressives de ses bouledogues rappellent les petits chiots d’Emil Reinicke et aussi ceux du xylographe Hans Schliessmann. Les attitudes et les gestes de ses figurans de théâtre dans sa Cavalleria corsicana, par exemple, évoquent les figurans d’opéra d’Oberlaender des Fliegende Blaetter. Les savans découpages de son Épopée ressemblent aux dessins d’ombre de Schulz. Son goût du comique dans le détail et l’infiniment petit fait songer à Lothar Meggendorfer ; la complication de ses grandes allégories aux planches immenses et touffues de Carl Reinhardt et de Moritz von Schwind. Enfin, si l’on compare certains dessins, par exemple, sa flottille de fiancés européens arrivant en Amérique (Lundis du Figaro, 1898) à la planche de M. Dana Gibson : Cheer up girls ! they are coming (Pictures of People, 1896), on demeure convaincu qu’il y a beaucoup d’affinité entre les conceptions du dessinateur américain et celles de l’adversaire résolu des intrusions étrangères. Et ceci n’ôte rien au mérite de M. Caran d’Ache, dont la personnalité enjouée renouvelle entièrement ce qu’elle s’assimile, et prête aux étrangers plus encore qu’elle ne leur emprunte, mais on voit par-là combien il est plus facile de combattre aujourd’hui le cosmopolitisme que de lui échapper. On peut rompre avec son temps par la pensée qu’on exprime. Il vous ressaisit par l’expression.

Aussi bien son esprit est-il moins parisien que son crayon.. La plume de M. Caran d’Ache, légère quand elle dessine, devient lourde quand elle écrit. S’il veut éclaircir, il complique : il met des notes à ses éclaircissemens, des explications à ses notes, multiplie les parenthèses, déroule des lèvres de ses figures les philactères qu’on n’avait guère revus depuis Fra Angelico. Mais s’il n’écrit rien, tout est clair. Car il répand dans les accessoires des détails menus et significatifs qui multiplient le sens du dessin et amusent par le jeu puéril des devinettes. Il fait jaser les infiniment petits. Et tous ses myrmidons se mettent à rire comme un tas de mouches.

C’est ici qu’on voit surtout par où diffèrent les deux grands caricaturistes. Il faut des légendes aux dessins de M. Forain, qui sont beaucoup plus artistiques qu’idéographiques. Il n’en faut guère aux dessins de M. Caran d’Ache, qui sont surtout idéographiques. Et, d’autre part, comme ceux-ci disent déjà par eux-mêmes beaucoup de ce qu’ils veulent dire, il leur faut des légendes très appropriées. Le texte est expressément lié au dessin, comme l’âme au corps. Il n’en va pas du tout ainsi avec M. Forain. Si l’on mettait dans un sac tous ses corps, je veux dire ses dessins, et, dans l’autre, toutes ses âmes, je veux dire ses légendes, le diable même ne saurait les réunir. Ce que M. Forain fait dire à ses bonshommes n’a aucun rapport avec ce qu’il leur fait faire. Il ne leur fait rien faire. Leurs gestes ne sont pas du tout indicatifs de leurs sentimens. Généralement ils émettent leurs réflexions philosophiques sur l’amour ou l’argent en vaquant au nœud de leur cravate. Mais ils pourraient les émettre toutes différentes sans faire différemment leur nœud. Son trait est suggestif de formes, non d’idées. Une seule ligne lui suffit à faire deviner le jeu complet de l’ossature et de la musculature d’un bookmaker. Si l’on voulait télégraphier un dessin, avec le minimum de traits, il faudrait s’adresser à M. Forain. Mais ce qui est ainsi signifié, ce sont des formes, non des idées ; des corps, non des âmes. Il réalise le vœu d’Hokou-Saï : « Quand j’aurai cent dix ans, chez moi, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant. » Mais rien n’est parlant.

Au contraire, chez M. Caran d’Ache, tout parle. Ses personnages abondent en gestes : on dirait des sourds-muets. Leurs mains ont une éloquence extraordinaire. Elles repoussent, acceptent, menacent, agréent, s’étonnent, déplorent, font fi. Leurs yeux, figurés par un simple point sous un sourcil, — un point d’orgue, — témoignent clairement de toutes leurs impressions. La légende n’est pas encore écrite, qu’on l’a déjà comprise. Car les actes s’expriment surtout par les mains et les âmes par les yeux. M. Forain ne fait ni mains, ni yeux. Ses mains sont des énigmes. Celles qu’il a pourvues de cinq doigts sont fort rares. Si on les séparait du corps qui les explique, personne ne s’aviserait d’y reconnaître des mains. Quant aux yeux, il les rend par une poche sous le sourcil ou par rien. Nombre de ses figures sont absentes, plongées dans le collet du paletot ou noyées d’ombres. On dirait qu’il a, comme Hokou-Saï le fit une fois, tenu le pari d’exprimer les têtes par le simple contour, sans rien mettre dedans. Non qu’il ne puisse, mais il ne daigne. Son dessin est comme son esprit : il emporte le morceau et il ne le rapporte pas toujours. Et ce qu’il oublie, c’est justement ce qui tiendrait lieu de légende ou la ferait prévoir. Son trait n’a pas plus de psychologie que s’il était d’un impressionniste.

Impressionniste, il le fut autrefois ; et, de cette école qui « mène à tout, à condition qu’on en sorte, » il en est sorti. Ce qu’il en a gardé était bon à prendre : c’est le trait haché, les petits coups prestes, sursautans qui font papilloter une silhouette. Il divise une ligne comme ses confrères divisent une couleur. De là, un brio, un mouvement qu’on n’obtient jamais avec de longues lignes suivies. Même quand ses traits se suivent exactement, il se garde de les faire se toucher. Entre eux, reste un jour qui suffit à rompre la monotonie. C’est là, souvent, la seule différence qu’aient le trait de M. Forain et celui d’Henry Monnier. Et combien pourtant moins vibrant et moins « coloriste, » si l’on pourrait ainsi dire, — est Henry Monnier ! M. Caran d’Ache, au contraire, n’a rien pris aux impressionnistes. S’il vient de quelque école, c’est assurément d’une école classique. Sa ligne est longue, suivie, souvent et plus que de raison, serpentine, selon le précepte d’Hogarth. Toute forme est définie. Tout geste est achevé. Son trait est de l’Ingres comique, et rien, en lui, n’annonce le temps qui a vu paraître M. Renouard, M. Renoir, M. Caillebotte et M. Degas.

Tous les deux pourtant se ressemblent en ce qu’ils ont réduit au minimum les signes nécessaires à l’expression : l’un des altitudes simples, l’autre des gestes compliqués. Ce sont les virtuoses de la synthèse et les maîtres de la suggestivité. Au point de vue du grand art, il leur faut savoir gré d’avoir remis en honneur la synthèse en remettant la ligne en honneur. Sans doute, on peut prétendre qu’il n’y a pas de ligne proprement dite dans la Nature. La succession infinie des différens plans rend toute ligne une chose fausse. Il n’y a en réalité que des points. Les relier entre eux est arbitraire, comme relier entre elles des idées particulières pour en faire une idée générale. Supprimer ce qui est à droite ou à gauche de la ligne, c’est supprimer des parts de vérité ; comme dans une synthèse, supprimer des détails. Mais si aucun point n’est exact, l’ensemble est vrai, et, si la ligne manque la vérité du détail, il faut se souvenir que seule une ligne peut donner l’idée du mouvement, c’est-à-dire l’idée de la vie. Or la Nature est vivante, et rien ne ressemble, en définitive, autant à la vie que la vie même.

Le point, c’est l’analyse. La ligne, c’est la synthèse. Aussi voyons-nous triompher en même temps l’analyse dans la philosophie et le « pointillisme » dans la peinture. Il était bon de restituer au trait son rôle, — rôle très grand et très complexe. Car le trait synthétique a une double saveur : la saveur de la révélation, en ce qu’il montre mieux quelque chose qu’on n’apercevait pas ; et la saveur de l’énigme, parce qu’il supprime une foule de choses qu’il faut deviner. Ce qu’il ne montre pas, il le suggère. Parce qu’il fait disparaître l’inutile, il fait paraître mieux le principal. En supprimant, il exprime. Et parce qu’il fait paraître le principal, il permet de conjecturer le reste. En résumant, il présume. Si nous considérons avec attention les meilleurs dessins de MM. Forain et Caran d’Ache, nous trouverons ce double but de la synthèse atteint au suprême degré.


III

Au point où nous sommes arrivés, qu’est-ce donc que la caricature, et quel rôle joue-t-elle dans la vie contemporaine ? Est-il vrai que ce soit l’art d’exciter le rire et de renverser par ce moyen les puissances ridiculisées ?

Pour cela il faudrait d’abord que la caricature fît rire. Or les meilleures qu’on connaisse n’ont eu ni ce but, ni ce résultat. Qui pourrait rire devant l’Ordre règne à Varsovie, chez Grandville, ou, chez Daumier, devant les cadavres de la Rue Transnonain ? Qu’ont de risible la figure ou le mot de la Lorette vieillie de Gavarni, au passant qui lui fait l’aumône : « Dieu garde vos fils de mes filles ! » — ou la réflexion du Parisien de Cham à son petit garçon, pendant le bombardement du siège : « Ce sont les dernières fusées du 15 août ? » Si deux enfans de mineurs, durant la grève de Carmaux, s’arrêtent devant la vitrine d’un boulanger, pâles, hâves, mais extasiés à la vue de deux pains, et si M. Forain écrit, au-dessous : « Boutique de curiosités à Carmaux, » est-ce pour vous faire rire ? Et si le directeur d’hôpital qui vient de recevoir la visite de son ministre, et n’a pu être décoré, se précipite, éclatant de rage en son habit noir, poings fermés, vers un vieillard agonisant et lui dit : « Stupides moribonds ! avec vos chapelets et vos scapulaires, vous me faites rater ma croix !… » y a-t-il là de quoi rire plus qu’on ne riait, à Venise, devant la tête de Marino Faliero décapité ?

Est-il rien de plus tragique, dans l’art anglais, que la célèbre caricature de John Leech, General Fevrier turned traitor, donnée par le Punch, le 10 février 4855, à la nouvelle de la mort du tsar Nicolas ? On se rappelle l’atroce ironie de ce bois digne d’Holbein. C’était pendant la guerre de Crimée. Les troupes russes ayant le dessous, Nicolas avait dit : « Patience ! les deux grands généraux de la Russie ne sont pas encore arrivés. — Et quels sont ces deux généraux, Sire ? — Ils se nomment Janvier et Février. » La guerre traîna en longueur. Le mois de février vint enfin, mais comme il apparaissait, le Tsar mourut. Alors dans le Punch on vit ceci : un squelette casqué, cuirassé, botté comme un général russe, entre avec une rafale de neige dans la chambre d’un malade, écarte le rideau du lit, pose les os de son métacarpe sur la poitrine de l’Empereur étendu, et au-dessous ces mots : « Le général Février devenu traître. » L’impression fut profonde on Angleterre, si profonde qu’on la put comparer à celle produite par la Chanson de la chemise. Que peut-on trouver à rire là-dedans ?

Si l’on passe à la caricature individuelle, rien de plus suggestif, mais rien de plus triste que de tirer du magasin des accessoires, les uns après les autres, tous les masques donnés à un grand homme d’État durant sa longue carrière, — comme M. M. H. Spielmann l’a fait pour Gladstone et Disraeli, dans son History of Punch, et comme M. Grand-Carteret l’a fait pour Bismarck et pour Wagner, dans les ouvrages qu’il leur a consacrés. En suivant l’ordre chronologique des caricatures, on voit le masque devenir plus grimaçant, plus ridé, plus desséché, plus tors. C’est que l’âge vient tracer, à côté du crayon, son trait sur le visage d’où aucune censure ne l’effacera. On voit ainsi Bismarck vieillir à mesure qu’il se transforme. C’est d’abord un Egisthe, un « chand d’habits, » un chemineau, un Gessler, un vétérinaire, un Cosaque, un chat, une ballerine, un Amour avec Psyché, un garçon : de restaurant, un Dieu Terme, une bouteille de Champagne, une Parque, un lutteur de foire, une statue du commandeur, une lune, un jésuite, un cuisinier, un caviste, un épicier, un dogue, un escamoteur, un équilibriste, un ange, un aiguilleur de trains, un berger ; puis c’est, hélas ! un pilote qu’on congédia, un chien de garde qu’on chasse, un boutiquier qui met les volets à sa devanture, un Napoléon qui rêve à Sainte-Hélène, un géant qui rentre à son village, avec sa massue, la journée finie… C’est aussi un saint de vitrail, une Marguerite de Faust, effeuillant dans le jardin de la Triple Alliance une marguerite dont les pétales ont la forme de délicats petits canons Krupp.

On suit, dans les journaux, ces déformations successives de la même figure, jusqu’à ce qu’un matin, on apprenne que le grand caricaturé a succombé à une congestion ou à quelque autre accident qui supprime la vie… Le portrait est achevé. Bientôt il reposera sur un lit de parade. Le dernier trait vient d’être donné par la Mort, caricaturiste suprême, sur qui nul n’ose renchérir !… On raconte qu’un jour Disraeli, las des attaques du Punch, voulut en rencontrer les rédacteurs dans un dîner de corps qu’il présidait et se fit présenter Leech, afin de le désarmer par son amabilité. Il causa joyeusement, nonchalamment, demeurant à table bien après la fin du repas, et proposa, en manière de divertissement, la santé d’un ami absent qui s’appelait M. Punch. L’éditeur du journal, Mark Lemon se leva et remercia au nom de l’ami absent. On se sépara fort tard dans la nuit. Mais durant cette soirée où Disraeli arrêta les crayons des caricaturistes, celui du Temps poursuivait son œuvre, sur la vieille figure de l’homme d’État, trouvant des traits ironiques dont Leech lui-même ne se serait pas avisé. Chaque minute qui s’écoule ajoute un point caricatural au plus beau visage. Ceux qui meurent jeunes sont aimés des Dieux…

Tous les maîtres nous donnent cette sensation de tristesse. Ni la Danse des Morts d’Holbein, ni les Misères de la Guerre de Callot, ni les Scènes d’invasion de Goya, ni les Propos de Thomas Vireloque de Gavarni, ni le Doux Pays de M. Forain, ni la mort de Hoche de Gillray, où le héros s’élève dans les airs jouant d’une lyre qui est une petite guillotine, ni le Bonaparte de Rowlandson causant avec la Mort, assise sur un affût, ne prêtent à rire. Ni M. Willette en France, ni M. Walter Crane en Angleterre, ni M. Dana Gibson en Amérique n’ont fait rire personne. Les caricaturistes ne sont pas des amuseurs ; ce ne furent pas des amusés. Quand on feuillette l’histoire de ces contemplateurs ironiques de la vie, on croit lire un drame, bien loin de découvrir une source intarissable de gaieté. La gaieté, elle, logea chez les grands idéalistes, chez les créateurs de rêves fleuris ou d’épopées furibondes, comme elle loge le plus souvent chez les moines. Quant à ceux que leur profession oblige d’étudier de près le monde où l’on s’amuse, ils en reviennent quelquefois philosophes : ils n’en reviennent jamais gais. Gavarni s’ennuyait mortellement : « Ce que je fais, écrivait-il à un ami : les Masques et Visages par métier, et, par partie de plaisir, je travaille à faire rentrer le calcul infinitésimal dans la géométrie pure. » Daumier eut une vieillesse ombrageuse. Hogarth mourut de chagrin ; Traviès, dans le désespoir. James Gillray mourut fou. André Gill mourut fou. Robert Seymour se suicida.

Si elle n’est point fait du rire, la caricature est-elle donc l’art de la haine, de l’invective et du dédain ? Les belles œuvres qu’on lui doit sont-elles nées d’une violente indignation patriotique ou morale, devant l’oppression, l’injustice ou le vice triomphans ? — Pas davantage. Il n’y eut jamais plus d’indignation patriotique qu’en 1793, ni de plus mauvaises caricatures. Les seules bonnes qu’on connaisse contre la Révolution française sont de Gillray, qui était spectateur fort désintéressé de la bataille, étant Anglais, et de plus libéral au fond et admirateur du conventionnel David[1]. Quant aux caricatures des patriotes, soit dans le journal de Camille Desmoulins : les Révolutions de France et de Brabant, soit en estampes chez le terroriste Villeneuve, ou chez Palloy, elles sont au-dessous du médiocre, et ni un nom, ni une œuvre, parmi elles, n’ont survécu. La haine, au lieu d’éclaircir l’observation, l’obscurcit, et l’indignation, au lieu d’affiner la pointe, l’émousse. Les caricatures de Cham contre la Prusse en 1870 furent excellentes, tant que dura l’illusion de la victoire : quand la défaite fut irrémédiable, l’homme d’esprit n’eut plus d’esprit, — car il avait trop de cœur.

Il en est ainsi de toutes les caricatures de vaincus contre leurs envahisseurs. Soit qu’en 1635, les Français caricaturent le général impérialiste Gallas qui les a battus aux Pays-Bas, soit qu’en 1807 les Berlinois caricaturent les Français qui entrent à Berlin, soit encore qu’en 1815 Carle Vernet caricature les Cosaques qui se promènent à Paris, et en 1871, M. Régamey l’Empereur Guillaume, — toutes ces railleries sont médiocres. Les vaincus rient jaune. Il n’est pas de très bonne satire sans un peu de bonhomie ou d’indifférence. Trop d’emportement fait trembler la main et empêche de décocher le trait juste.

De même, trop de conviction nuit. Il n’est rien de plus lamentable, en art, que les caricatures de Napoléon III faites après le 4 septembre, par des adversaires convaincus et indignés de l’Empire. Rien de plus pauvre et de plus plat que ces « Badin-guets » de Pépin, de Faustin, de Régamey, de Humbert, de Moloch, de Klenck, de Pilotell, de Frondât, que l’Empereur avait collectionnés avec soin et qu’il regardait curieusement, à Chislehurst, sous la lampe, durant les longues soirées de l’exil, éprouvant on ne sait quel amer plaisir à rouvrir les blessures d’un irréparable passé… Il n’est rien de plus parfait, au contraire, que les caricatures littéraires de Don Quichotte ou de Sancho Pança, tracées avec sympathie par un homme qui aimait, au fond, ses ridicules héros, — rien, sinon peut-être la caricature de M. Pickwick que Dickens, après tant de traits railleurs, finit par nous faire aimer.

Car nous aimons, plus que nous ne détestons, les personnages ridicules, et c’est là l’explication de certains phénomènes autrement inexplicables de la vie publique. « En France, le ridicule tue, » est un des proverbes les plus audacieusement mensongers qui aient égaré l’opinion. En réalité, le ridicule n’a jamais tué que les gens qui étaient déjà morts ou naturellement disposés au suicide. Il n’a pas tué Louis Bonaparte en 1848, le plus ridiculisé des hommes et celui contre qui les maîtres de la caricature se sont le plus acharnés, ni Gambetta en 1876, ni, en 1887, le général Boulanger, lorsqu’on établit qu’il venait, en secret, de Clermont-Ferrand, « vêtu d’une longue redingote, muni de lunettes bleues, et affectant de boiter. » Quant aux hommes qui se sont fait, au dehors de la politique une célébrité de leur extravagance, on n’aperçoit pas que le ridicule les ait tués davantage, et pour quelques-uns il serait plus vrai de dire qu’en un certain sens, leur servant de passeport comme aux bouffons du XVIe siècle, il les a fait vivre.

C’est qu’aussi bien en pays démocratique, le ridicule a peu d’ennemis. Rire d’un homme n’a jamais empêché de voter pour lui. Sympathie n’est pas fille d’admiration. Il est des gens dont nous voyons les défauts à merveille, que nous raillons même à l’occasion et que nous aimons beaucoup, tant pour les qualités qui leur restent que pour les défauts mêmes que nous avons raillés. Il est d’autres hommes sans faiblesse apparente où sache la moquerie se prendre. Pour peu qu’un différend s’élève, on les déteste d’autant qu’on les admire. Comme l’ombre croît avec la statue, le ressentiment grandit avec l’idée haute qu’on se fait de l’objet, et avec l’impuissance où l’on se sent de le tourner en dérision. Cette haine ne pouvant s’épancher en rires, se tourne en quelque chose de beaucoup plus grave, en actes. Si l’on avait ri, on était désarmé.

Quelques-uns l’ont senti et n’ont pas tenu rigueur à leurs caricaturistes. Louis-Philippe fut de ceux-là, et M. de Bismarck en fut aussi, l’un par bonté, l’autre par intelligence. On sait l’histoire du roi des Français et du gamin qui dessinait une « poire » sur le mur du parc de Neuilly. L’un, qui passait par-là sans escorte, vit l’autre s’appliquant beaucoup à cette œuvre de lèse-majesté. Mais le petit bras de l’enfant ne s’élevait pas à la hauteur de sa bonne volonté, aussi pleurait-il de ne pouvoir figurer à sa satisfaction, le sommet du fruit délictueux. Le roi le prit en pitié, termina lui-même la poire et donna au petit caricaturiste une pièce de cent sous, en lui disant : « Il y a une poire aussi là-dessus. » Tel fut le grand cœur du monarque piriforme et constitutionnel.

M. de Bismarck, pareillement, rit souvent « des charges » dont il fut l’objet. Elles lui firent si peu de mal ! Il demeura pendant un demi-siècle le point de mire des caricaturistes du monde entier. M. Grand-Carteret a rempli, dès 1890, tout un volume des plus notables de ces railleries. On pourrait en faire plusieurs autres aujourd’hui. À quoi ont servi ces milliers de projectiles ? Quand on voit comme le géant de Friedrichsruhe a secoué aisément toutes ces petites ironies, il semble en vérité qu’on aperçoive, au naturel, « comment Gargantua, soi peignant, faisait tomber de ses cheveux les boullets d’artillerie » reçus au siège du château de Vède. Jamais ne fut mieux prouvée l’impuissance de la caricature.

À dire le vrai, tous les grands caricaturés ne montrèrent point cette insouciance. Et la colère qui les prit contribua beaucoup à entretenir, chez les caricaturistes, l’illusion que leur arme avait quelque efficacité. Louis XIV était si chatouilleux qu’il faisait brûler non seulement les caricatures hollandaises et protestantes qui l’attaquaient, comme les Héros de la Ligue ou le Calendrier royal, mais encore celles qui le défendaient, comme le Jeu de l’Hombre des Princes de l’Europe. Il n’entendait pas être défendu par des magots. Tels, les souverains qui ne veulent pas d’hommes petits et laids dans leur garde. George II exécra toujours Hogarth pour sa planche la Marche à Finchley, où son armée était quelque peu maltraitée. L’empereur actuel d’Allemagne fut parfois exaspéré par le Punch. Un jour, en 1892, à la suite d’une caricature de M. Linley Sambourne, il ferma la porte du palais de Berlin et de Potsdam au satirique anglais qu’on y recevait depuis quarante ans. À son exemple, l’Impératrice Frédéric, le prince Henri de Prusse, et tous les princes de la famille royale consignèrent le bouffon. Celui-ci s’en vengea. Il représenta l’empereur devenu un enfant capricieux, vagissant au milieu de ses tambours et de ses soldats de plomb et criant :


Take the nasty Punch away ;
I won’t have any Punch to-day.


Mais la colère de l’enfant fut courte. Bientôt il redemanda son polichinelle… Seulement, pour sauver les apparences, le journal arrivait de Londres, chaque semaine, dans une enveloppe close, affectant une allure officielle. L’empereur l’ouvrait de ses propres mains et plaçait le dangereux libelle dans un coin de sa bibliothèque où personne ne s’avisait d’aller le chercher[2]. — Plus susceptible encore fut le Mikado du Japon. Des dessins de Kio-Saï l’avaient amusé. Il eut l’imprudence de faire venir le caricaturiste et de lui demander sa propre « charge. » Kio-Saï s’assit et gravement, du bout de son pinceau, le représenta recevant une correction de l’ambassadeur d’une puissance européenne. On le mit en prison.

Mais ces colères ne prouvent pas que la caricature joue en politique le grand rôle qu’on lui attribue. Elles sont une marque du dépit des victimes, non de l’efficacité de l’arme. Les caricaturés se sont sentis blessés : l’étaient-ils réellement, et n’est-ce point un peu là l’histoire de ce soldat de Tolstoï, au siège de Sébastopol, qui reçoit à la tête une pierre, s’évanouit, se réveille et se croit perdu. Mais il n’est même pas blessé. Il est sauf, tandis que son compagnon qui, au même moment, n’a senti qu’un choc à l’estomac et se croit sauvé, chancelle, culbute, est mort… En fait, depuis le Revers du Jeu des Suisses qui peut être considéré comme la première caricature politique moderne, parue en 1499, jusqu’aux dessins du Pss… T ou du Sifflet qui en sont la dernière manifestation, on n’observe pas que les coups portés par les caricaturistes aient jamais eu le moindre effet quand leur adversaire était puissant.

Vainement Prévost-Paradol a-t-il dit : « L’indomptable et insaisissable ironie qui enveloppe et dissout peu à peu les dominations les plus superbes a souvent servi les meilleures causes qu’on puisse défendre en ce monde, et l’on a vu des temps malheureux où le sourire d’un honnête homme était la seule voix laissée à la conscience publique… » Bien loin que l’ironie soit une arme contre l’odieux, c’est précisément l’odieux seul, la « domination superbe, » contre quoi l’ironie ne puisse rien. Là, selon le mot de Napoléon, elle « mord sur du granit. » Les réponses de l’agneau au loup, chez La Fontaine, sont pleines de la plus délicate ironie, mais l’agneau n’en est pas moins mangé et les rieurs ne sont jamais du côté d’un agneau qu’on mange. Une idée ironique demande, pour être conçue, exprimée, et sentie, une liberté d’esprit qu’on déploie fort bien devant le demi-vice, le semblant d’oppression, mais qu’on ne conserve pas devant l’odieux. On a d’excellentes caricatures sur Louis-Philippe. Où sont celles sur Napoléon ? De fort jolies sur M. Thiers. Où sont celles sur Ferré et Raoul Rigault ? De très passables sur Cambacérès. Où sont celles sur Talleyrand ? Par son essence, la caricature ne peut donc jouer le rôle moral et vengeur qu’on lui attribue.

Le caricaturiste n’est donc pas un pionnier du Progrès, non plus qu’il n’est un amuseur, ni un moraliste, ni un philosophe, ni un combattant redoutable au service des causes populaires. Il ne renverse pas les trônes ; il ne fait pas rire les multitudes. Le rôle de la caricature moderne est tout autre. Des deux côtés de l’Atlantique et jusque sur les îles nouvellement peuplées où se publient des journaux à images, la caricature est simplement ceci : un truchement qui met devant les yeux certaines idées qui, au premier abord, ne frappent que l’esprit. Le caricaturiste contemporain est un éclaircisseur des questions et un metteur au point des vues sociales ou politiques. Il ne caricature point pour exciter le rire, ni pour exciter la haine. Il caricature par besoin de caractériser, de préciser un état d’esprit. La détermination de cet état est son but, quand même l’exagération serait son moyen. Ce qui arrive ensuite est affaire au public, non à lui. Il ne sait pas plus quel effet produira son coup de lumière que le chimiste ne sait quand il trouve, dans un corps, une nouvelle propriété, si sa découverte fera le bonheur ou le malheur de l’humanité.

On a vu dernièrement dans le Puck de New-York ceci : Du milieu des eaux, une île toute noire se dresse et érige son sommet d’encre jusque parmi les nuages. Elle a confusément la forme d’un mineur qui fouille et cherche du charbon. Sur ses pentes flotte le drapeau aux trois croix superposées et s’allonge le col effilé des canons. À ses pieds, sur un môle, se tient John Bull. Autour d’elle, s’approchent des vaisseaux où se tiennent le tsar, l’empereur Guillaume et le représentant de la France. Et ces trois chefs d’État saluent John Bull en lui demandant la permission d’atterrir. Mais sur le môle est écrit : magasin privé, et le géant noir enchaîné dans le roc souriant mystérieusement est hors des atteintes européennes. Au-dessous sont écrits ces mots : Le charbon est roi dans l’Extrême-Orient. L’auteur de ce dessin a rendu sensible une idée abstraite, et rapide comme la foudre un long raisonnement. L’image se grave dans la mémoire mieux que cent articles de journaux sur le même objet.

Par l’obligation où il est de montrer plastiquement ce que les paroles veulent dire, le caricaturiste est le contraire même du diplomate. C’est un dissipateur de nuages et, en ce sens, le titre du journal caricatural de Zurich, le Nebelspalter, est une véritable définition. Du bec de sa plume, il troue le nuage des formules protocolaires et des barbes, il les balaie. Tandis que le gouvernement ottoman répond respectueusement à l’Europe, par des notes onctueuses et réticentes, qu’il mettra ses avis à profit, le caricaturiste montre le Turc faisant un pied de nez aux musiciens du concert européen qui lui donnent une sérénade. Tandis que les généraux de l’Espagne et des États-Unis se saluent et se congratulent, sur la place de Santiago, renouvelant le tableau des Lances de Velazquez, le caricaturiste nous montre le toréador à terre, râlant sous les coups de corne du taureau Mac Kinley. Il jette ainsi des lueurs falotes mais terriblement suggestives sur les choses que la civilisation s’efforce de voiler, de confondre, ou de dissimuler.

Parla, le caricaturiste moderne tient le milieu entre le bouffon et le prophète. On lui passe de dire des choses tristes parce qu’il les dit drôlement et de dire des choses profondes parce qu’il les dit d’un mot qui sonne et qui frappe. S’il fallait lui trouver un équivalent dans l’histoire, on ne pourrait le comparer qu’au fou des anciennes cours. C’est le follus à crête de coq qui, au moyen âge et à la Renaissance, était le vrai caricaturiste, mieux encore que le tailleur de pierres ou le « maistre huchier. » Plastiquement, il était une caricature vivante. Moralement, il était un diseur de vérités, et un censeur du pouvoir. Son corps et son costume, ses gestes, ses engins étaient l’antithèse et le repoussoir naturels qui convenaient à ces milieux où tout était plastique et beau. Il en faisait partie si intégrante que Véronèse fut querellé par l’Inquisition pour avoir mis un fou dans une de ses Cènes et que le poète moderne n’a pas oublié, parmi toutes les splendeurs de la Fête chez Thérèse, de montrer


                                                   Sur les escaliers
Un nain qui dérobait leur bourse aux cavaliers


D’autre part, son esprit et ses reparties étaient la soupape d’où l’ironie contenue des courtisans s’échappait et fusait en invraisemblables pétarades. C’était lui, par exemple, qu’on chargeait de dire aux princes les nouvelles que personne n’osait leur apprendre. On sait comment, en 1340, Philippe VI de Valois apprit le résultat désastreux de la bataille des Ecluses qui venait d’être livrée entre les flottes anglaise et française. Aucun officier ne se souciant d’être le premier à le lui annoncer, un fou s’en chargea. Il entra dans la chambre du Roi, en grognant à la cantonade : « Ces poltrons d’Anglais ! ces Bretons au cœur de poulet ! » — « Pourquoi donc les traiter de la sorte, cousin ? » demanda le Roi. — « Pourquoi ? répliqua le fou. Parce qu’ils n’ont pas eu assez de courage pour sauter dans la mer, comme vos soldats français, qui s’y sont jetés la tête la première, abandonnant tous leurs vaisseaux à l’ennemi qui ne se montrait aucunement disposé à les suivre ! » Ainsi, dès cette époque, il fallait des fous, les sages s’y refusant, pour dire la vérité.

La raison en est simple. Ils étaient, d’ordinaire, petits, mal tournés, faibles, comme on le voit dans les portraits qu’en a fait Velazquez. Ils ne pouvaient tirer l’épée, faire de mal. On les bâtonnait aisément. Ne craignant pas leurs actes on leur permettait toutes paroles. Petits comme des moucherons, ils pouvaient piquer comme des moucherons. Même licence est accordée aux journaux satiriques. Les bonshommes qu’ils représentent et font parler furent longtemps grotesques, nains, contrefaits. Le journal caricatural se sent si bien le continuateur du « fou de cour » que, dans plus d’un pays, il en a pris le nom. Il s’est appelé, en France, le Nain Jaune et le Triboulet ; en Angleterre, le Punch ; à Zurich, le Miroir des fous (Narrenspiegel), à Saint-Pétersbourg, le Bouffon (Chout) ; à Buda-Pesth, Bolond Istok (Etienne le fou) ; à Turin le Pasquino. A Vienne, le Kikeriki porte la crête de coq des fous du moyen âge. L’un d’eux, le Triboulet français, fut l’un des derniers serviteurs de la monarchie. Quand tous les descendans des seigneurs de François Ier quittèrent, un à un, le parti du Roi, — qui ne s’amuse plus, — seul, le pauvre fou, célébré par Rabelais, le vieux serviteur difforme et fidèle ne se rallia pas. Il secoua ses grelots et lutta le dernier contre la Démocratie, avec cette marotte qu’en signe de dérision la monarchie lui avait mise à la main…

Quand le titre même du journal n’évoque pas l’idée du « fou, » les artistes créent, pour dire ses vérités au monde, des personnages falots ; pauvres hères, descendans de Ménippe et d’Esope, en passant par Piculph et Jehan le Fol. Gavarni a créé Thomas Vireloque, Traviès a créé le bossu Mayeux et le chiffonnier philosophe Liard. Le caricaturiste Kio-Saï a signé la plupart de ses ouvrages : le fou, ou encore Shoofoo Kio-Saï, le singe ivrogne et fou. Aujourd’hui, il n’est plus besoin d’eux pour faire entendre des vérités aux rois. Les rois les ont assez entendues, crachées par le canon de l’émeute ou vues à la lueur des flammes de pétrole ; — mais il est, plus que jamais, nécessaire de les faire entendre et voir à la Démocratie.

Pour cela, le caricaturiste est armé d’un outil plus puissant que l’écrivain, parce qu’il peut, avec cet outil, signifier plus clairement sa pensée à la multitude. L’autre raisonne : il évêque. L’autre démontre : il montre. Selon le vœu de Gœthe qui voulait qu’on dessinât plus qu’on ne parlait, il ne parle pas : il fait appel au sens de la vue et les sens saisissent plus vite que l’esprit et sont plus répandus que le jugement. Les commerçans le savent qui, au lieu d’afficher des discours, commandent à nos caricaturistes des allégories où l’on voit quelque hercule de foire prendre, avec la gaucherie des hommes forts, une tasse d’un bouillon fameux ou un gendarme se mirer dans une botte qu’un cirage sans pareil a vernie comme une glace de Venise. Ces politiciens américains le savent aussi, qui, pour faire comprendre les bienfaits du bimétallisme traduisent par des dessins comiques — le monométallisme est un borgne, le bimétallisme a deux yeux — des idées trop abstraites pour être facilement perçues des foules. Il n’est peut-être pas, en Amérique, une seule thèse économique, financière ou morale, qui ne soit ainsi graphiquement mise sous les yeux de la foule : l’administration de M. Cleveland comme les entreprises de Tammany Hall, la question de Cuba comme celle des îles Hawaii, les problèmes les plus compliqués trouvent la forme qui leur permet de tomber sous le sens de la vue. C’est la caricature didactique ou symbolique, telle que nous l’avons observée, au début de cette étude, chez les Égyptiens. Le Tsar, chez M. Caran d’Ache, a la tête d’oiseau du Dieu Horus. L’Empire de Ménélik, dans le Grelot, est figuré par le même lion que dans le papyrus du musée de Turin. Pour le peuple, la caricature redevient ce qu’elle fut à ses origines : un enseignement.

À des degrés divers et en s’appliquant à des sujets différens, c’est le rôle qu’elle remplit partout parce que c’est celui qu’elle peut le mieux remplir. — La caricature n’est donc pas nécessairement un moyen de faire rire ; c’est une médiocre arme politique ; c’est un assez pauvre agent de moralisation. Mais c’est un merveilleux procédé pour concréter une idée abstraite et ainsi la présenter devant une foule rebelle aux abstractions. Elle précise et incarne des sentimens assez flottans dans les esprits. Elle donne l’aspect d’un homme à une théorie, d’une femme à une nation. Elle met des favoris à une Loi, des moustaches à une Responsabilité, des bigoudis à une Constitution. Ainsi, elle fait percevoir aux yeux l’image de ce dont l’esprit avait peine à concevoir l’idée.

Puis elle modifie cette image et à mesure que l’image se modifie, l’idée évolue après elle. C’est ainsi que MM. Forain et Caran d’Ache, pour les prendre une dernière fois comme exemples, nous ont fourni de la République une image toujours plus jeune à mesure que le régime vieillissait. Et cette image répondait bien, en effet, à cette notion confuse dans les esprits, que la République devenait plus aimable. En lui attribuant une figure, ils clarifiaient la notion. Ce n’était plus là cette mégère qu’on voyait jadis dans le Triboulet ou dans le Pilori. Non. Jusqu’à l’âge de vingt ans, elle avait vieilli. À partir de cet âge, elle semblait renaître ou plutôt elle se confondait avec la France. Chaque année avait blondi ses cheveux gris et aminci sa taille. Le crayon aussi s’était « rallié. » Il semblait que ce ne fût plus là l’ancienne Marianne, mais quelque chose comme sa fille, avec une bouche un peu vulgaire encore, mais tant de grâce et de jeunesse qu’on oubliait les vulgarités.

« Elle est charmante ! « disent les rois et les grands-ducs de M. Caran d’Ache, en sortant du bal et en reprenant leurs couronnes au vestiaire. On songe au mot de Henri Heine : « Ah ! souhaite que je t’aime toujours ; mon amour fait ta beauté ! » Car le caricaturiste a tout oublié d’elle. De son ralliement, elle s’est refait une virginité. Ce n’est pas elle qui a crocheté les monastères, exilé les Princes, piétiné les cadavres des ouvrières catholiques à Châteauvillain ou troué les poitrines prolétaires à Fourmies. Elle n’est jamais allée à Panama. Elle ignore qu’il y ait des chemins de fer dans le Sud. Mais c’est elle qui a reçu le Tsar, qui a pleuré sur les victimes du bazar de la Charité, qui a inauguré l’Exposition napoléonienne et le Musée Condé. Elle se promène dans un landau attelé à la Daumont. Son bonnet phrygien n’est plus un emblème : c’est une parure. Elle a fait monter en manche d’ombrelle la hache et les faisceaux des licteurs. Elle regarde du côté du régiment qui passe… Ce n’est plus la virago de Septembre. C’est une reine de Mai. Si M. Forain dessine quelque chose de laid autour d’elle, ce n’est pas elle. Ce sont les hommes, ce ne sont pas les institutions. Le distinguo médité sous les plafonds peints par Raphaël se lit là clairement sur les feuilles éphémères du faiseur de silhouettes. Et la caricature est, chez lui, ce qu’elle est chez tous les maîtres de cet art : un éclaircissement.


Robert de la Sizeranne.
  1. Thomas Wright, Histoire de la caricature. Notice par Amédée Pichot.
  2. M. H. Spielmann, History of Punch.