Qu’est-ce que l’art ?/Chapitre V

Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 63-72).

CHAPITRE V

L’ART VÉRITABLE


Mais comment se fait-il que ce même art non religieux, qui dans les temps anciens était à peine toléré, en soit arrivé à passer pour une chose excellente à la seule condition de procurer du plaisir ?

Voici, en résumé, comment cela se fait. L’estimation de la valeur de l’art (c’est-à-dire de la valeur des sentiments qu’il transmet) dépend de l’idée qu’on se fait du sens de la vie, et de ce que l’on considère comme étant bon ou mauvais dans cette vie. Et la science qui distingue ce qui est bon de ce qui est mauvais porte le nom de religion.

L’humanité, par sa nature, est portée à aller sans cesse d’une conception plus basse, plus partielle et plus obscure de la vie à une autre plus haute, plus générale, et plus claire. Et dans ce mouvement de progrès, comme dans tous les mouvements, l’humanité obéit à des chefs, des hommes comprenant le sens de la vie plus clairement que les autres ; et, parmi ces hommes en avance sur leur temps, il s’en trouve toujours un qui a exprimé sa conception personnelle plus clairement ou plus fortement que les autres, dans ses paroles et dans sa conduite. L’expression que donne cet homme du sens de la vie, jointe aux superstitions, traditions et cérémonies qui ne manquent jamais d’entourer la mémoire des grands hommes, c’est cela qui, de tout temps, a formé les religions. Celles-ci sont l’énoncé de la conception que se font de la vie les hommes les meilleurs et les plus intelligents d’une certaine époque et d’une certaine société ; et vers cette conception le reste de cette société marche, ensuite, inévitablement et irrésistiblement. Par là s’explique que, de tous temps, les religions aient seules servi de base à l’évaluation des sentiments humains. Les sentiments qui rapprochent l’homme de l’idéal que lui indique sa religion, qui sont en harmonie avec lui, ceux-là sont tenus pour bons ; les sentiments qui éloignent l’homme de l’idéal de sa religion, ceux-là sont tenus pour mauvais.

Si maintenant, comme c’était le cas chez les anciens Juifs, la religion fait consister le sens de la vie dans l’adoration d’un Dieu et dans l’accomplissement de sa volonté, ce sont les sentiments de soumission à la loi divine qui sont réputés bons ; et ce sont aussi ceux qui constituent le bon art, exprimés par les prophéties, les psaumes, les poèmes épiques du genre de la Genèse. Tout ce qui est opposé à cet idéal, par exemple l’expression de sentiments de piété envers des dieux étrangers, ou d’autres sentiments incompatibles avec la loi de Dieu, tout cela est considéré comme de mauvais art. Que si au contraire, comme c’était le cas chez les Grecs, la religion fait consister le sens de la vie dans le bonheur terrestre, dans la force et dans la beauté, on considère alors comme étant le bon art celui qui exprime la joie et l’énergie de la vie, et, comme étant le mauvais art, celui qui exprime des sentiments de mollesse ou de dépression. Si, comme c’était le cas chez les Romains, le sens de la vie consiste dans la collaboration à la grandeur d’une nation ou si, comme c’est le cas chez les Chinois, il consiste dans l’honneur rendu aux ancêtres et la continuation de leur mode de vie, on tient alors pour bon l’art qui exprime la joie du sacrifice du bien-être personnel au profit du bien de la nation, ou celui qui exprime le respect des ancêtres et le désir de les imiter ; et tout art qui exprime des sentiments opposés est tenu pour mauvais. Si le sens de la vie consiste dans l’affranchissement du joug de l’animalité, comme c’est le cas chez les bouddhistes, on tient pour bon l’art qui élève l’âme et abaisse la chair, et pour mauvais celui qui exprime des sentiments tendant à affermir les passions corporelles.

À toute époque, et dans toute société humaine, il y a un sens religieux de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, commun à la société entière ; et c’est ce sens religieux qui décide de la valeur des sentiments exprimés par l’art. Cela était ainsi chez les Juifs, les Grecs, les Romains, les Chinois, les Égyptiens et les Indiens ; et ainsi encore chez les premiers chrétiens.

Le Christianisme des premiers siècles ne reconnaissait comme étant de bon art que les légendes, les vies de saints, les sermons, les prières et les hymnes, tout ce qui exprimait l’amour du Christ, l’admiration de sa vie, le désir de suivre son exemple, le renoncement aux plaisirs du monde, l’humilité, la charité ; et toutes les œuvres d’art exprimant des sentiments de jouissance personnelle étaient considérées comme mauvaises, et, par suite, condamnées : les représentations plastiques, notamment, n’étaient admises que quand elles avaient la valeur de symboles, et tout l’art païen était condamné. Cela était ainsi chez ces premiers chrétiens qui concevaient la doctrine du Christ, sinon tout à fait sous sa forme véritable, du moins sous une forme différente de la forme pervertie, paganisée, que cette doctrine a revêtue plus tard.

Mais à côté de ce Christianisme s’en est formé, peu à peu, un autre, un Christianisme d’Église, plus voisin du paganisme que de la doctrine du Christ. Et ce Christianisme d’Église, en conséquence de ses doctrines, a eu une tout autre façon d’estimer les œuvres d’art. Ayant substitué aux principes essentiels du véritable christianisme, qui sont l’intime parenté de tous les hommes avec Dieu, l’égalité et la fraternité parfaites de tous les hommes, et le remplacement de la violence par l’humilité et l’amour, ayant donc substitué à ces principes une hiérarchie céleste pareille à la mythologie païenne, ayant introduit dans la religion le culte du Christ, de la Vierge, des Anges, des Apôtres, des Saints, et non seulement de ces divinités elles-mêmes, mais aussi de leurs images, il en est venu à créer un art qui exprimait de son mieux ce nouvel idéal.

Et certes ce Christianisme n’avait rien à voir avec celui du Christ, certes il était inférieur, non seulement au vrai Christianisme, mais même à la conception que se faisaient, de la vie, des Romains tels que les Stoïciens ou l’empereur Julien ; mais avec tout cela, pour les barbares qui s’y convertissaient, c’était toujours une doctrine supérieure à leur ancienne adoration de dieux, de héros, de bons et de mauvais esprits. Et l’art qui dérivait de cette religion exprimait l’amour de la Vierge, de Jésus, des Saints et des Anges, la soumission aveugle aux décrets de l’Église, la peur des tourments de l’enfer et l’espoir des plaisirs du ciel ; et tout art opposé à celui-là était considéré comme mauvais.

Et cet art, malgré qu’il reposât sur une perversion de la doctrine du Christ, n’en était pas moins un art véritable, puisqu’il répondait à la conception religieuse des hommes parmi lesquels il se produisait. Les artistes du moyen-âge, s’inspirant à la même source de sentiment que la masse du peuple, et exprimant ces sentiments par l’architecture, la peinture, la musique, la poésie ou le drame, étaient de véritables artistes ; et leurs œuvres, comme il convient aux œuvres d’art, transmettaient leurs sentiments à toute la communauté qui les entourait.

Tel fut l’état des choses jusqu’au jour où, dans les classes nobles, riches, et cultivées de la société européenne, des doutes s’élevèrent sur la vérité de cette conception de la vie qui se trouvait exprimée dans le Christianisme d’Église. Quand, après les Croisades et le plus haut développement du pouvoir des Papes, ces classes supérieures eurent appris à connaître la sagesse des auteurs classiques, quand elles eurent vu, d’une part, le bon sens et la clarté de l’enseignement des Grecs, et, d’autre part, l’incompatibilité de la doctrine de l’Église avec l’enseignement du Christ, il leur devint impossible de continuer à croire dans cette doctrine de l’Église. Elles persistaient cependant, en apparence, à rester attachées aux formes de leur Église, mais ce n’était plus que par inertie, ou pour conserver leur influence sur les masses, dont la foi et la soumission étaient demeurées entières. En fait, le Christianisme d’Église avait cessé d’être la doctrine religieuse commune à tous les Chrétiens. Et les classes supérieures se trouvaient dans la même situation où s’étaient trouvés les Romains lettrés avant le Christianisme : elles n’admettaient plus la religion de la masse, mais elles n’avaient pas de croyances qui pussent remplacer pour elles la doctrine de l’Église, dont elles s’étaient éloignées.

La seule différence était que les Romains, ayant perdu leur foi dans leurs empereurs-dieux, ne pouvaient songer à rien tirer des mythologies compliquées qui avaient précédé la leur, et étaient forcés de se faire une conception de la vie entièrement nouvelle, tandis que les hommes de la Renaissance, ayant mis en doute la vérité du christianisme d’Église, n’avaient pas loin à aller pour trouver une meilleure doctrine. Ils n’avaient qu’à s’affranchir des perversions apportées par l’Église à la vraie doctrine du Christ. Et c’est en effet ce que firent quelques-uns d’entre eux, non seulement les réformateurs, Wiclef, Huss, Luther et Calvin, mais encore tous les adeptes du christianisme non-ecclésiastiques, les Pauliniens, les Bogomils, les Vaudois et autres. Mais ce retour au christianisme primitif ne fut guère accompli que par des pauvres gens, et dénués de tout pouvoir temporel. Il y eut bien quelques riches qui, comme François d’Assise, admirent la doctrine du Christ dans toute sa signification et avec toutes ses conséquences, et lui firent le sacrifice de leurs privilèges sociaux. Mais la plupart des hommes des classes supérieures, bien qu’ils eussent perdu toute foi dans la doctrine de l’Église, ne voulurent ni ne purent suivre leur exemple ; et cela parce que l’essence du vrai Christianisme consistait à admettre la fraternité, et par suite l’égalité de tous les hommes, ce qui annulait les privilèges dont ils avaient pris l’habitude de jouir. Et ces hommes des classes supérieures, papes, rois, ducs, et tous les grands de la terre, restèrent ainsi sans religion, ne gardant que les formes extérieures d’une religion dont les enseignements justifiaient les privilèges qui leur étaient chers. Et c’étaient précisément ces hommes qui, ayant le pouvoir et la richesse, payaient les artistes et les dirigeaient. Et, notons bien cela, c’est précisément parmi ces hommes qu’est né un art nouveau, un art qu’on estimait non plus dans la mesure où il exprimait les sentiments religieux de son temps, mais dans la mesure de sa beauté, c’est-à-dire du plaisir qu’il pouvait procurer. Incapables désormais de croire à une religion dont ils avaient découvert la fausseté, mais incapables aussi d’admettre le vrai Christianisme, qui condamnait toute leur manière de vivre, ces riches et ces puissants se trouvaient involontairement ramenés à la conception païenne, qui faisait consister le sens de la vie dans le plaisir personnel. Et c’est alors que se produisit, parmi les classes supérieures, ce que l’on appelle la Renaissance des sciences et des arts. L’époque de la Renaissance a été, en fait, une période de scepticisme complet dans les classes supérieures. N’ayant plus aucune foi religieuse, privés ainsi de toute règle fixe pour distinguer ce qui était le bon art d’avec ce qui était le mauvais, les hommes de ces classes supérieures adoptèrent pour règle leur plaisir personnel. Et, ayant admis pour critérium du bon art le plaisir, ou en d’autres termes la beauté, ils furent très heureux de pouvoir se raccrocher à la conception artistique, — très grossière, en somme, — des anciens Grecs. Leur nouvelle théorie de l’art fut le résultat direct de leur nouvelle façon de comprendre la vie.