Qu’est-ce que l’Évangile ?/Introduction


INTRODUCTION


Conduit au désespoir par la religion sans foi, je finis cependant par me convaincre, en voyant vivre l’humanité, que ce désespoir n’afflige point tous les hommes et, qu’au contraire, ils vivent et ont toujours vécu par la foi. J’en ai vu autour de moi à qui leur conception religieuse de la vie permet de vivre dans la paix et la joie, et de mourir de même.

Ma raison était impuissante à comprendre cette conception. J’ai cherché alors à organiser mon existence à l’exemple des croyants : je me suis efforcé de m’unir à eux, de me solidariser avec eux, d’agir comme eux, tant dans l’existence de chaque jour que dans le culte extérieur de la divinité, et je croyais que de cette façon j’aurais découvert le sens de la vie.

Or, plus je me rapprochais du peuple, plus j’imitais sa manière de vivre et suivais les cérémonies de son culte extérieur, et plus je sentais sur moi l’action de deux forces contraires : d’une part, je pénétrais de mieux en mieux le sens d’une vie que n’interrompait pas la mort, et cela me satisfaisait ; de l’autre, je m’apercevais que ce culte et cette foi de surface étaient insidieux. Je me rendais bien compte que, soit ignorance, soit manque de loisir et irréflexion, le peuple ne pouvait discerner ce mensonge ; tandis que moi, il m’était impossible de ne pas l’apercevoir ou de fermer les yeux, une fois le mensonge découvert, comme me le conseillaient les croyants instruits.

À mesure que j’avançais dans l’accomplissement de mes devoirs de fidèle, mes yeux s’ouvraient graduellement sur ce mensonge, et le besoin de connaître la limite où dans cette doctrine finit le mensonge et commence la vérité devenait pour moi de plus en plus impérieux.

Le fait que la doctrine chrétienne contenait la vérité même de la vie ne faisait plus aucun doute pour moi. Aussi, le désaccord que je ressentais était-il devenu tel que je ne pouvais plus délibérément fermer les yeux, comme je le faisais auparavant, et j’étais forcé d’examiner de près la doctrine que je voulais professer.

J’ai demandé d’abord des éclaircissements aux prêtres, aux moines, aux archevêques, aux métropolites, aux doctes théologiens. On m’a expliqué tous les passages obscurs — d’une obscurité souvent voulue — et les contradictions, en se référant aux saints pères, aux catéchismes, à la théologie. Je me suis muni de livres de théologie et je me suis mis à les étudier. Cette étude m’a montré clairement que la foi professée par notre haut clergé et enseignée par lui au peuple n’est pas seulement un mensonge, mais une supercherie des plus immorales.

Je n’ai découvert dans la doctrine orthodoxe que des affirmations absolument incompréhensibles, blasphématoires, condamnées autant par la raison que par la morale, mais nulle indication concernant le sens de la vie. J’ai vu nettement que la théologie avait uniquement en vue la défense d’une thèse des moins intelligibles, des moins utiles, et la condamnation de ceux qui ne reconnaissent pas la doctrine officielle. Cette négation des doctrines concurrentes m’incita à diriger mon attention sur les autres croyances.

Celles-ci m’ont apparu aussi inconsistantes que la religion orthodoxe : les unes plus absurdes, les autres moins absurdes qu’elle, mais toutes proclamaient des règles inconcevables et inutiles pour notre vie, au nom desquelles cependant elles se reniaient mutuellement et n’amenaient pour tout résultat que la désunion entre les hommes, alors que l’union est la base même de la doctrine chrétienne.

J’étais donc conduit à la conviction que l’Église, dans le sens universel de ce terme, n’existait pas.

Les chrétiens des diverses confessions se croient chacun véritable chrétien et dénient cette qualité aux autres. Chaque communauté chrétienne croit former la véritable Église et assure que seule elle est immuable, tandis que les autres sont schismatiques. Les fidèles des divers rites ne s’aperçoivent point qu’ils considèrent leur religion comme la seule véritable, non pas à raison de ce qu’elle est restée ou est devenue telle, mais parce qu’ils y sont nés ou l’ont adoptée ; ils ne s’aperçoivent nullement que les autres chrétiens prétendent à la même orthodoxie.

Il est donc évident qu’il n’y a jamais eu, qu’il n’y a pas d’Église une et indivisible ; elles se comptent, au contraire, par centaines, se renient réciproquement et chacune affirme qu’elle est l’unique, la vraie, la sainte, l’apostolique, l’universelle : « Notre Écriture est sainte, Jésus-Christ est chef de notre Église, le Saint-Esprit la guide et seule elle émane par transmission directe de Christ-Dieu. »

En descendant de la pousse au rameau, du rameau à la branche, de la branche à la tige et de la tige à la racine, on peut dire que la pousse est l’aboutissant, par transmission, de la tige, mais on ne peut pas dire qu’elle le soit exclusivement, puisque nombre d’autres en proviennent également. Il en est de même des diverses Églises : elles ont une commune origine. Or, il existe des centaines de Traditions, et toutes se combattent, s’excommunient ; chacune se dit la seule vraie. Catholiques, luthériens, protestants, calvinistes, schakers, mormons, grecs orthodoxes, vieux croyants, partisans des popes, sans popes, molokanes, ménonites, anabaptistes, skoptsy, doukhobors, etc., etc., toutes ces sectes affirment avec une égale conviction que leur foi est la seule vraie, que seule elle renferme le Saint-Esprit, que le Christ est son chef à elle, et que toutes les autres sont dans l’erreur. Toutes savent que la confession concurrente se croit également orthodoxe, que chacune d’elles est une lame à deux tranchants, et elles continuent à se taxer mutuellement d’hérétiques. Et voici dix-huit cents ans que ce jeu dure.

Dans nos relations quotidiennes, nous savons éviter les pièges les mieux préparés, tandis que depuis dix-huit siècles des millions d’hommes ferment les yeux sur ce mensonge religieux, et tous, aussi bien en Europe qu’en Amérique, nous tombons dans le même piège stupide : la prétendue orthodoxie de notre confession, à l’exclusion de toutes les autres.

Bien mieux : voici longtemps que les libres penseurs ont montré tout le ridicule de cette aberration. Ils ont nettement démontré que la religion chrétienne, avec toutes ses ramifications, est tombée depuis longtemps en désuétude, que l’ère d’une nouvelle religion est arrivée, et certains en ont déjà imaginé d’inédites ; mais, au lieu de les écouter et de les suivre, tous demeurent fidèles à leur exclusive croyance chrétienne : catholiques, protestants, raskolniks, mormons, orthodoxes, — ceux-là mêmes auxquels je voulais me joindre, — sont figés dans leurs dogmes.

Quelle peut en être la raison ? Pourquoi chacun reste-t-il attaché à sa doctrine ? Il ne peut y avoir qu’une réponse, donnée aussi bien par les libres penseurs que par tous les adeptes des religions non chrétiennes : la doctrine du Christ est si précieuse aux hommes qu’ils ne peuvent s’en passer.

Mais pourquoi les fidèles du Christ se sont-ils scindés en tant de rites, pourquoi se divisent-ils de plus en plus, se renient-ils, s’excommunient-ils et ne peuvent se fondre en une seule religion ? La réponse en est aussi simple. La cause de cette division est précisément la doctrine mise en avant par l’Église, affirmant que le Christ a établi son Église une et indivisible, sainte et infaillible dans son essence et qu’elle peut et doit seule enseigner à tous. Si cette conception de l’Église, n’était pas, la division entre les chrétiens ne serait pas.

Chaque Église chrétienne — ou confession — prend incontestablement sa source dans l’enseignement du Christ, mais elle n’est pas seule à avoir cette origine ; toutes les autres en proviennent, toutes sortent de la même graine, et c’est elle qui les lie, c’est elle qui est leur origine commune.

Aussi, pour comprendre véritablement la doctrine chrétienne, ne doit-on pas l’étudier en descendant de la pousse au tronc, comme le fait avec présomption chaque croyance ; on ne doit pas non plus l’examiner en remontant de sa base, c’est-à-dire du tronc aux branches, comme le fait la science et en particulier l’histoire de la religion ; ni l’un ni l’autre système ne nous révèlent le sens de la doctrine ; il nous est donné seulement par la connaissance de la graine qui a produit les diverses confessions chrétiennes et dont elles vivent. Toutes sont sorties de l’œuvre du Christ et toutes ne vivent que pour continuer son œuvre, celle du bien ; et c’est en elle seule que ces diverses religions se réuniront.

J’ai été moi-même conduit à la foi par ma recherche du sens de la vie, autrement dit la science de la vie. En voyant comment les fidèles du Christ agissent d’après son enseignement, j’ai communié avec eux. J’ai ces hommes qui professent le christianisme actif, indifféremment, parmi les orthodoxes, parmi les catholiques, parmi les protestants, chez les sectes les plus diverses. Il est donc évident que le sens général de la vie chrétienne nous est donné, non pas par le culte, mais par quelque autre chose et qui est commun à tous les cultes.

J’ai observé les hommes bons des diverses croyances, et j’ai découvert chez tous la même conception de la vie puisant sa source dans la doctrine chrétienne. J’ai observé chez les chrétiens des diverses sectes l’accord complet dans leurs notions du bien, du mal, et dans leur manière de vivre. Et tous se déclaraient fidèles du Christ. Les cultes sont divers, leur base est une ; c’est donc dans cette base qu’est la vérité, et c’est elle que je veux connaître.

Elle doit se trouver non dans les commentaires habituels de la révélation du Christ qui ont divisé les chrétiens en mille sectes, mais dans la révélation même du Christ. La révélation fondamentale — le verbe du Christ — est dans l’Évangile. C’est pourquoi je me suis adonné à l’étude de l’Évangile.



Je n’ignore pas que, d’après l’Église, le sens de la doctrine doit être cherché non pas uniquement dans l’Évangile, mais dans toute la Sainte Écriture et dans les traditions conservées par l’Église.

Je présume qu’après tout ce qui vient d’être dit, on ne sera pas dupe du sophisme suivant lequel la Sainte Écriture, qui sert de base à mon raisonnement, doit être soustraite à mon examen pour cette raison que son unique et véritable explication appartient à l’Église : on pourrait d’autant moins être séduit par ce sophisme que toutes les Saintes Églises donnent chacune une autre explication qui s’excluent mutuellement. L’interdiction de l’étude, voire de la lecture de l’Écriture, est donc simplement la preuve de ce que l’Église se rend compte de la fausseté de ses commentaires de la doctrine chrétienne.

Dieu a révélé aux hommes la vérité. Je suis un homme ; donc, non seulement j’ai le droit, mais je suis tenu de la connaître et d’être mis en contact direct avec elle, sans aucun intermédiaire. Puisque c’est Dieu lui-même qui parle dans ces livres, il connaît la faiblesse de mon intelligence et il me parlera de façon à ne pas m’induire en erreur. L’argument de l’Église concernant l’impossibilité de permettre à chacun de commenter l’Écriture sans que les commentateurs tombent dans l’erreur et se divisent en maintes chapelles, cet argument ne saurait m’imposer. Il pourrait avoir de la valeur pour moi si l’interprétation m’était intelligible et s’il n’y avait qu’une seule Église et un seul Credo. Aujourd’hui qu’un cerveau sain ne saurait adopter les dogmes de l’Église touchant le Fils de Dieu, la Trinité, la Vierge-Mère, l’Immaculée-Conception, le corps et le sang de Dieu absorbés sous forme de pain et de vin, etc., cet argument de l’Église, si fréquemment répété qu’il soit, ne saurait plus avoir aucune portée. Aujourd’hui, il faut, au contraire, une interprétation qui mettrait tout le monde d’accord. Et cet accord ne saurait se faire que lorsqu’on aura trouvé une interprétation sensée.

De fait, malgré toutes nos divergences, nous ne nous mettons d’accord qu’en ce qui est raisonnable. Si la révélation chrétienne est la vérité, elle ne doit pas, pour nous convaincre, craindre la lumière de la raison. Si cette révélation est absurde, eh bien, tant pis ! Dieu peut tout, c’est vrai, mais il est incapable d’une chose, c’est de dire des inepties. Or, nous faire une révélation que nous ne pouvons comprendre est tout bonnement stupide.

J’appelle révélation ce qui est révélé à la raison qui a atteint ses dernières limites : la contemplation du divin, c’est-à-dire de la sainte vérité supérieure à la raison. J’appelle révélation ce qui répond à la question que ne saurait résoudre la raison qui m’avait conduit au désespoir et failli tuer : quel est le sens de ma vie ? Cette réponse doit être intelligible et ne pas être contraire aux lois de la raison comme l’est, par exemple, l’affirmation que le nombre infini est pair ou impair. Si la réponse n’est pas sensée, je n’y croirai pas ; c’est pourquoi elle doit être non seulement intelligible et spontanée, mais encore inéluctable comme l’est l’admission du nombre infini pour celui qui sait compter.

Elle doit répondre à ma question : quel sens a ma vie ? Si elle n’y répond pas, elle m’est inutile. Et elle doit être telle que, même mystérieuse dans son esprit comme l’est Dieu, toutes ses déductions et ses conséquences soient en rapport avec les appels de ma raison, afin que le sens donné à ma vie puisse résoudre toutes les questions vitales. Elle doit être non seulement sensée et nette, mais encore juste, afin que je puisse y croire de toute mon âme, irrésistiblement, comme je crois en l’existence de l’infini.

La révélation ne saurait reposer sur la foi comme le comprend l’Église, c’est-à-dire sur la confiance accordée d’avance à tout ce qui me sera affirmé. La foi résulte de l’absolue vérité de la révélation satisfaisant entièrement la raison. Or, d’après l’Église, la foi est considérée comme un devoir auquel, sous menace de châtiments, on ne saurait se soustraire.

À mon sens, on possède la foi alors seulement que la base sur laquelle repose tout acte de la raison est vraie. La foi est la connaissance de la révélation et sans laquelle on ne saurait penser ni vivre. La révélation est la connaissance de ce que la raison seule de l’homme est impuissante à pénétrer, mais que toute l’humanité, en un effort commun, extrait peu à peu du Principe, du grand Tout qui recèle l’infini. Telle est, à mon avis, la nature de la révélation qui engendre la foi ; c’est elle que je cherche dans la tradition qui nous parle du Christ et c’est pourquoi je la passe au crible de la critique la plus sévère de ma raison.



J’omets l’Ancien Testament ; car il ne s’agit pas de savoir quelle était la foi juive, mais en quoi consiste la foi chrétienne seule, où les hommes ont trouvé un sens qui leur permet de vivre.

Les livres hébreux peuvent nous intéresser parce qu’ils nous montrent la forme sous laquelle le christianisme s’était manifesté. Mais il nous est impossible de reconnaître une continuité à la religion qui va d’Adam jusqu’à nos jours, car avant le Christ la religion juive avait un caractère purement local. Elle peut nous intéresser au même degré que celle des Brahmanes ; tandis que la religion chrétienne est celle qui nous fait vivre. Donc étudier la doctrine de Moïse pour comprendre celle du Christ, c’est étudier l’état d’une bougie avant qu’elle soit allumée afin de comprendre la nature de la lumière provenant d’une bougie allumée. Tout ce que l’on peut dire, c’est que la nature, la qualité de la lumière peut dépendre de la nature de la bougie, de même que la forme donnée au Nouveau Testament peut dépendre de son lien avec le judaïsme ; mais on ne saurait expliquer la lumière par le fait qu’elle a allumé telle bougie plutôt que telle autre.

De là provient l’erreur commise par l’Église qui, en reconnaissant à l’Ancien Testament la même origine divine qu’au Nouveau, le reconnaît seulement en paroles et non en fait ; de là aussi proviennent toutes les contradictions dont elle ne serait jamais sortie si elle avait voulu se laisser guider par le bon sens.

C’est pourquoi je laisse de côté l’Ancien Testament, écriture qui, suivant la thèse ecclésiastique, nous fut révélé en 27 livres. En réalité, cette tradition n’est nullement contenue en 27 livres, ni en 5, ni en 138, la révélation divine ne pouvant s’exprimer en un nombre défini de pages ou de lettres. Dire que la révélation divine contient 185 feuilles de papier, c’est affirmer que l’âme de tel homme pèse 200 kilogrammes, ou que la lumière d’une lampe mesure 7 quintaux.

La révélation s’est formulée dans l’âme humaine ; les hommes se la sont transmise et en ont noté une partie. De tout ce qui a été noté, on sait que plus de cent évangiles et épîtres ont été rejetés par l’Église. Elle a choisi 27 livres et les a reconnus canoniques. Mais il est évident que certains livres transmettaient plus parfaitement les traditions, d’autres moins, et qu’on ne pouvait établir une limite bien nette entre les mauvais et les bons, entre les entièrement vrais et les entièrement faux.

Cependant l’Église avait besoin de distinguer ceux qu’elle reconnaît comme ayant une origine divine. La tradition reflète l’ombre que projette toute la gamme qui va du blanc au noir, autrement dit, de la vérité au mensonge ; aussi quel que soit le point choisi pour y établir la ligne de démarcation, les ombres et les noirs demeureront des deux côtés. C’est ce qu’a fait l’Église : elle a séparé certaines traditions des autres, et elle dénomma les unes canoniques, les autres apocryphes.

Elle l’a fait, d’ailleurs, avec une remarquable habileté. Elle a si bien choisi que les plus récentes recherches ont montré qu’il n’y avait plus rien à ajouter, car tout ce qui était connu de meilleur avait été rangé par elle dans la catégorie des livres canoniques. Elle a fait plus : comme si elle avait en vue de corriger les erreurs inévitables qu’elle commettait en traçant la ligne de démarcation, elle adopta également certaines traditions transmises par les livres apocryphes.

Ainsi, tout ce que l’on a pu faire a été bien fait. Mais en procédant a cette séparation, l’Église a commis la faute de vouloir renier avec plus de force ce qu’elle a rejeté, et donner plus de poids à ce qu’elle a adopté en marquant ceci du sceau de l’infaillibilité. Donc tout procède du Saint-Esprit et toute parole y est sacrée. Par là même, elle a rendu tout suspect. En adoptant dans cette gamme de traditions le blanc, le clair, le gris, c’est-à-dire la doctrine plus ou moins pure, et en attribuant à tout le caractère d’infaillibilité, elle s’est dépouillée elle-même du droit de collationner, d’exclure, de commenter ce qu’elle avait adopté, ce qui est pourtant le devoir qu’elle n’a pas rempli et ne remplit pas.

Tout est sacré : et les miracles, et les Actes des apôtres, et les préceptes de Paul sur le vice, et les divagations de l’Apocalypse, et ainsi de suite ; de sorte que, après dix-huit siècles d’existence, ces livres demeurent aussi grossiers et aussi informes, remplis d’insanités et de contradictions qu’ils l’étaient au début. Ayant admis que chaque parole de l’Écriture est la sainte vérité, l’Église a cherché à expliquer et à dénouer les contradictions et a fait tout ce que l’on pouvait faire dans cette voie : donner à des insanités tout le sens possible.

Mais l’erreur originaire a été fatale. En attribuant à tout ce qui a été admis un caractère sacré, il a fallu tout justifier, fermer les yeux, dissimuler, tomber dans des contradictions et souvent mentir. En les admettant sur parole, l’Église dut rejeter certains livres, tels l’Apocalypse entièrement et les Actes des apôtres en partie, qui le plus souvent sont non seulement dépourvus d’enseignement, mais encore lascifs.

Il est évident que les miracles notés par Luc l’ont été pour affermir les fidèles dans la foi, et il est fort probable que, dans son temps, les hommes s’affermissaient dans leur foi, grâce à cette lecture ; mais aujourd’hui on ne peut trouver un livre plus sacrilège, plus contraire à la foi. Peut-être un cierge est-il nécessaire là où sont les ténèbres ; mais il est inutile d’ajouter à la lumière du jour la clarté d’une bougie. Les miracles du Christ sont ces cierges dont on veut renforcer la lumière qui est déjà. Lorsque la lumière est, elle est suffisamment visible ; quand la lumière est absente, alors luit seulement le cierge.

Il est donc impossible, à l’exemple de l’Église, de lire les 27 livres comme s’ils formaient un tout homogène, sans en contester un seul mot ; car en procédant ainsi, on arrive, comme l’Église, à la négation de soi-même. Le chrétien qui veut pénétrer le sens de l’Écriture doit, avant tout, résoudre cette question : lesquels des 27 livres, compris dans la Sainte Écriture, sont plus ou moins importants, et, le choix fait, commencer par le premier.



Ces livres sont, sans conteste, les quatre Évangiles. Tout ce qui les précède chronologiquement peut tout au plus servir de matériaux historiques pour aider à la compréhension des Évangiles ; tout ce qui les suit ne sert également qu’à les expliquer. C’est pourquoi, pour ne pas tomber dans les errements des Églises, qui tiennent absolument à lier tous les livres en un ensemble homogène, il faut rechercher dans les quatre Évangiles (contenant d’ailleurs l’essentiel de la révélation d’après l’Église elle-même) les principes de la doctrine sans se préoccuper d’aucun autre écrit ; et cela non parce que je le veux ainsi, mais parce que je crains les erreurs que contiennent les autres livres, erreurs qui ont amené les Églises où elles sont aujourd’hui.

Je vais donc rechercher dans ces livres :

1° Ce que je puis comprendre, car personne ne peut croire à ce qui est incompréhensible, et la connaissance de l’incompréhensible est de l’ignorance.

2° La réponse à mes questions : ce que je suis, ce qu’est Dieu ?

3° Quel est le principe fondamental, unique, de toute la révélation ?

Je m’efforcerai de lire les endroits inintelligibles, obscurs, douteux, non pas à ma fantaisie, mais en cherchant à les concilier avec les passages parfaitement clairs, afin de les ramener à l’idée centrale.

En lisant et relisant ainsi à plusieurs reprises l’Écriture elle-même et tout ce qui a été écrit sur elle, je suis arrivé à cette conclusion : l’ensemble de la tradition chrétienne est contenu dans les quatre Évangiles ; les livres de l’Ancien Testament ne servent qu’à montrer la forme sous laquelle s’est manifestée la doctrine chrétienne ; au lieu d’éclaircir, ils obscurcissent le sens de cette doctrine ; les épîtres de Jean et de Jacques sont des commentaires occasionnels de la doctrine provoqués par un cas particulier, et on peut y trouver parfois une nouvelle formule de la doctrine, mais rien de réellement nouveau. Malheureusement, on rencontre assez souvent, dans les épîtres, surtout chez Paul, des termes qui donnent naissance à des malentendus et qui rendent le texte inintelligible.

Quant aux Actes des Apôtres et à nombre d’épîtres de Paul, le plus souvent ils n’ont rien de commun avec l’Évangile, tandis que les épîtres de Jean, de Pierre et de Jacques le contredisent même. L’Apocalypse ne fait, lui, aucune révélation.

Enfin, bien que d’époques différentes, les Évangiles contiennent l’exposé de toute la doctrine, tandis que les autres écrits ne constituent que leur commentaire.

J’ai lu les Évangiles dans leur texte grec, celui qui est parvenu jusqu’à nous, et je l’ai traduit à la lettre et d’après le sens, m’écartant parfois des traductions en langues vivantes faites à l’époque où l’Église avait déjà compris et défini à sa façon le sens de la Tradition.

En outre de mon travail de traduction, j’ai été forcément amené à relier les quatre Évangiles en un seul tout, car tous exposent, quoique diversement, les mêmes événements et la même doctrine. La découverte de l’exégèse, affirmant que l’Évangile de saint Jean doit être examiné à part comme écrit théologique, ne pouvait être obligatoire pour moi, car mon but n’est pas la critique historique, philosophique ou religieuse, mais simplement la recherche du sens de la doctrine.

Ce sens est exprimé dans tous les quatre Évangiles ; étant l’exposé de la même révélation de la vérité, chacun d’eux, pris à part, doit confirmer et expliquer les autres.

C’est pourquoi je les ai examinés dans leur ensemble, sans en excepter l’Évangile de saint Jean.

Les essais de la réunion des quatre Évangiles ont été nombreux, mais tous ceux que je connais appartiennent à des auteurs — Arnold de Vence, Farrar, Reuss, Gretchoulevitch — qui prennent pour base la collation historique de ces écrits, et tous n’atteignent pas le but. Au point de vue de la recherche historique, ils sont de même valeur. Or, je ne me préoccupe pas de la portée historique de la doctrine, mais seulement de son sens. La réunion des Évangiles à ce point de vue a l’avantage de présenter la véritable doctrine sous l’aspect d’un cercle dont toutes les parties définissent également leur signification réciproque et dont l’étude peut être indifféremment commencée à n’importe quel point.

En étudiant l’Évangile d’après ce procédé, la recherche historique m’est devenue inutile et l’enchaînement des événements ne me gênait pas dans le choix de telle ou telle réunion des Évangiles comme base de mes études. J’ai choisi les deux plus récents travaux pour lesquels les auteurs, Gretchoulevitch et Reuss, ont mis à profit les recherches de tous leurs prédécesseurs.