Qu’en pensez-vous

Qu’en pensez-vous
Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 443-448).


QU’EN PENSEZ-VOUS ?


CONTE




Ce conte philosophique nous paraît être de la même époque que les Bijoux indiscrets, l’Oiseau blanc et la Promenade du sceptique. L’allégorie est un procédé à l’usage surtout des philosophes encore timides. Mais ce conte est-il bien de Diderot ? Nous avons déjà (tome II, page 524, note) dit que Rousseau l’avait un jour, en 1751, récité dans la société de Mme d’Épinay, comme une improvisation de son cru, et que l’éditeur de 1865 des Mémoires de cette dame, M. Paul Boiteau, avait été frappé de la dissemblance que présentait cette improvisation avec la manière habituelle de Rousseau. La différence est en effet sensible ; mais ce qui l’est plus encore, c’est le désaccord qui existe, dans la conversation rapportée, entre la suite du conte et le conte lui-même. La conclusion de la conversation est, en effet, de la part de Rousseau, une profession de foi religieuse très-explicite, et dans laquelle il insiste sur la nécessité de croire aux peines et aux récompenses dans l’autre monde, croyance qui est « une inconséquence, si l’on veut, mais une inconséquence nécessaire à notre bonheur. » C’est même cette chute inattendue qui nous a fait soupçonner une confusion dans les souvenirs de Mme d’Épinay. Si peu sûr de lui-même que fût Rousseau, il n’aurait pas été assez troublé pour se contredire ainsi à dix minutes de distance, et il ne l’aurait pas été non plus assez pour donner comme de lui et comme une improvisation, lui qui ne sut jamais improviser, un conte qu’il tenait, sans aucun doute, de son ami. Il faut donc, pour faire preuve de bon vouloir ou plutôt de parfaite impartialité, supposer que Mme d’Épinay, en retrouvant dans ses papiers le conte écrit sur sa demande par Rousseau, ne s’est pas rappelé toutes les circonstances de la scène. Il est probable que Rousseau aura dit avant de commencer : « Voici l’opinion de mon ami Diderot, » et après avoir fini : « Maintenant, voici la mienne : mon ami ne croit pas à la persistance du courroux de

la Divinité après la mort du pécheur ; moi je pense qu’il est bon de compter sur des peines ou sur des récompenses dans l’autre vie, quand même cette croyance serait une inconséquence. »

Le conte a paru dans l’édition Brière, de 1821, des Œuvres de Diderot[1]. Il n’est dans les Mémoires de Mme d’Épinay que depuis 1865. Ceci n’est point un argument, c’est une simple constatation bibliographique. Mais Rousseau, qui parle avec assez de détails de l’époque de sa vie où il fréquentait chez Mme d’Épinay, ne dit rien de cette faculté de conteur léger qu’on ne lui connaissait pas, et qui ne se serait manifestée que cette seule fois. Il n’a pas non plus recueilli le conte dans ses œuvres, quoiqu’il ne puisse, comme Diderot, être taxé d’indifférence à l’égard de la moindre de ses productions. Nous nous croyons donc autorisé à conclure que c’était sans doute là un de ces morceaux que Diderot lui avait fournis « pour donner à ses écrits un ton dur et un air noir, » et dont il a eu peur de se servir autrement que dans une conversation sans conséquence.


Un jour, un homme se trouva jeté sur le rivage d’une terre étrangère. Elle était habitée d’hommes et de femmes de toutes figures et de tout âge. Après avoir porté ses regards sur les différents objets qui le frappaient, il chercha dans la foule du peuple qui l’environnait[2], quelqu’un qui pût l’instruire des lois et des coutumes ; car le lieu lui plaisait, et il désirait de s’y fixer. Il vit trois vieillards à longue barbe qui causaient à l’écart. Il les aborda, « Voulez-vous bien, messieurs, leur dit-il, m’apprendre où je suis, et à qui appartiennent ces contrées ? Si les mœurs des habitants répondent à la sagesse et à l’ordre que je remarque dans la culture de vos terres, vous êtes gouvernés par le meilleur et le plus grand des princes.

— Rien n’est si aisé que de satisfaire votre curiosité, répondit l’un des vieillards à l’étranger. Vous êtes dans les États du génie bienfaisant qui habite la rive opposée, vous avez été jeté sur celle-ci malgré vous et par son ordre ; il a la manie de faire des heureux, et c’est dans cette vue qu’il fait faire naufrage aux étrangers. Ceux qui ne se noient pas, il les prend sous sa protection et il les enferme pendant un certain temps dans ce pays que vous admirez avec raison. Ces messieurs et moi nous sommes ses ministres, chargés par lui d’instruire ses sujets de ses volontés, de faire observer les lois qu’il prescrit, et de promettre peine ou récompense.

— Mais, messieurs, puisque ce pays est[3] beau, pourquoi ne s’y tient-il pas au milieu de ses protégés et qu’a-t-il à faire de l’autre côté ?

— Ce que nous avançons pour lui, répondit le vieillard, le dispense de se montrer, parce que[4] nous sommes inspirés par lui-même… Mais il faut vous instruire des conditions[5] prescrites par le génie pour vivre heureux dans ses États…

— Des conditions ? reprit l’étranger ; ne m’avez-vous pas dit que j’étais ici par la volonté du génie, et qu’il ne dépendait pas de moi de n’y pas être ?

— Il est vrai, répondit le vieillard.

— Il est donc absurde de m’imposer[6] des conditions, répliqua l’étranger, puisque je ne suis pas libre de les accepter ou de les refuser…

— Vous n’êtes pas libre ? reprit le vieillard ; quel blasphème ! hâtez-vous de perdre cette erreur…

— Laissez-le dire, ajouta tout bas son camarade, et gardez-vous de croire à la liberté, car vous offenseriez la grande bonté du génie…

— Au surplus, monsieur, continua le premier, d’un air modeste et caressant, avant d’aller plus loin, vous saurez qu’on m’appelle monseigneur ; ainsi l’a ordonné le génie bienfaisant qui m’a établi pour faire exécuter ses ordres. Il n’y a dans toute la contrée qu’un seul homme au-dessus de nous trois[7] : c’est pour cela que le souverain génie l’a nommé le serviteur des serviteurs ; car le souverain génie est rempli d’équité et de prudence, et n’erre jamais dans ses jugements. »

L’étranger ne savait que penser, en voyant des hommes de sens, à en juger par leur maintien, leur âge et les honneurs qu’on leur rendait, débiter de sang-froid de pareilles extravagances.

Comme ils causaient, ils entendirent un grand bruit mêlé de cris, les uns de douleur, les autres de joie. L’étranger, toujours aussi curieux qu’étonné, en demanda le sujet : « C’est, reprit le troisième vieillard, qu’il arrive de temps en temps que le génie, pour éprouver la patience de ses sujets et leur confiance en lui, permet qu’ils soient assommés en confessant sa bonté, sa clémence et sa justice. Ce sont ses favoris à qui cet honneur est réservé. Ce n’est pas que tous ses sujets ne soient également obligés de le croire parfait, car ils s’y sont engagés par serment[8] durant leur premier sommeil.

— Comment, monseigneur, on jure en dormant dans votre pays ? s’écria l’étranger.

— C’est la règle, répondit le vieillard, et vous-même vous en avez fait autant, lorsque vous avez été jeté sur ce bord.

— Moi, j’ai fait serment ? continua l’étranger ; je veux mourir si j’en sais quelque chose.

— Vous n’en êtes pas moins lié, reprit le ministre, et voici comment s’est passée cette cérémonie, sans laquelle vous ne pouviez être regardé comme un citoyen de cette île[9]. Dès qu’on vient nous avertir qu’un étranger est arrivé dans notre contrée, nous allons le recevoir ; ensuite l’on prend au hasard deux citoyens qui sont toujours censés connaître à fond nos lois, nos mœurs et nos usages. On les fait tenir debout de chaque côté de l’étranger. Tandis qu’il est couché à terre et qu’il dort, on le questionne, on l’instruit des conditions nécessaires pour être admis citoyen de l’île. Et les deux répondants prononcent pour lui le serment par lequel il s’engage à se conformer toute sa vie à la croyance et aux lois du pays.

— Vous vous moquez de moi, répliqua l’étranger en colère. À quoi, s’il vous plaît, a-t-on prétendu m’engager ?

— Mais, lui dit le vieillard, entre autres[10], à croire que le génie a trois têtes, et qu’un seul esprit anime ces trois têtes ; qu’il est plein de justice et de bonté, car il aime ses sujets et ne les rend jamais malheureux que pour leur bien, ou par leur faute, ou par celles des autres ; que son cœur est fermé aux passions ; que la colère qu’il marque n’en est pas ; que la peine qu’il ressent n’en est pas ; que le plaisir qu’il montre[11] n’en est pas, parce que son âme est dans un tel degré de perfection qu’elle ne peut être ébranlée qu’en apparence et par manière de parler. Le reste de vos obligations est contenu en abrégé dans les douze volumes in-folio que voici, et que vous apprendrez par cœur à votre loisir ; mais il faut savoir que si vous en interprétez de travers un seul mot, vous êtes perdu sans miséricorde. »

Le sérieux avec lequel on lui débitait ces absurdités, lui fit croire un moment le cerveau de ces vieillards ou bien le sien altéré ; il les quitta, parcourut la ville, et reçut les mêmes instructions de différentes personnes.

L’impossibilité de sortir de cette île lui fit prendre la résolution d’agir à peu près comme les autres, quoique au fond il ne pût se résoudre à croire un mot de tout ce qu’on lui avait dit de croire. Un jour qu’il était fatigué d’une longue course, il s’assit sur une planche[12] au bord du rivage, et se laissa aller à ses rêveries[13]. Il ne s’aperçut qu’elle l’avait insensiblement transporté au bord de la rive opposée, que lorsqu’il y fut arrivé.

« Ah ! parbleu, dit-il, je verrai donc enfin ce génie bizarre, » et il se mit en devoir de le chercher. Après avoir parcouru tous les coins de l’île, il le trouva à la fin, ou bien il ne le trouva pas ; car il faut convenir que, malgré mes profondes connaissances dans l’histoire des voyages, je ne pourrais rien dire de positif là-dessus. Mais s’il le trouva, il lui dit sans doute : « Monsieur le génie, si vous saviez ce que l’on dit de vous de l’autre côté, je crois que vous en ririez de bon cœur. Au surplus, ce n’est pas ma faute si je n’ai pas voulu croire un mot de tout ce que vous prétendez avoir fait pour moi, et si j’ai été même jusqu’à douter de votre existence ; on m’a conté tout cela d’une façon si ridicule, qu’il n’y avait en vérité pas moyen d’y ajouter foi. »

Le génie aura souri vraisemblablement de la franchise de l’étranger, et lui aura dit d’un ton majestueux et moqueur : « Il m’importe[14] fort peu, mon ami, que vous et vos pareils croyiez ou niiez mon existence. Tranquillisez-vous, au reste. Ce n’est ni pour votre bien ni pour votre mal que vous avez habité et parcouru ces contrées. Lorsqu’on se trouve une fois dans le chemin où vous étiez, c’est une nécessité d’entrer dans ce pays-là, parce que le chemin ne mène point ailleurs. Par la même nécessité, le courant de l’eau vous a mené ici ; j’aurais sur tout cela, aura-t-il ajouté, beaucoup de très-belles choses à vous dire ; mais vous croyez bien, mon enfant, que j’ai autre chose à faire qu’à instruire un polisson comme vous. Allez vous établir dans quelque coin, et laissez-moi en repos jusqu’à ce que le temps et la nécessité disposent encore de vous. Bonsoir. »

L’étranger, en se retirant, aura dit en lui-même : « Je savais bien que s’il y avait un génie sur cette rive, il était bon et indulgent, et que nous n’aurions rien à démêler ensemble. Dans tous les cas, il n’est rien de tel pour ne pas se tromper, que d’être toujours sincère avec soi-même. »

Qu’en pensez-vous[15] ?



  1. Par un oubli dont M. Brière n’a pu nous rendre compte, il n’est pas fait mention de ce morceau dans la table chronologique où sont indiqués par deux étoiles les ouvrages de Diderot imprimés pour la première fois dans son édition. Cela pourrait faire supposer que c’est le collaborateur de M. Brière, M. Walferdin, qui l’a reproduit d’après un manuscrit un peu différent d’ailleurs de celui des Mémoires de Mme d’Épinay qui se trouvaient alors entre les mains de A.-A. Barbier.
  2. Qui l’environnait manque dans la rédaction de Rousseau.
  3. La rédaction de Rousseau intercale ici le mot si.
  4. Ce mot manque dans la rédaction de Rousseau.
  5. La fin de cette phrase manque dans Rousseau.
  6. Rousseau met ici instruire.
  7. La fin de cet alinéa manque dans Rousseau.
  8. Par serment n’est pas dans Rousseau.
  9. Comme citoyen de l’île (Rousseau).
  10. Rousseau ajoute : choses.
  11. Rousseau ajoute : en apparence, qui revient deux lignes plus loin.
  12. Rousseau met : sur une petite barque.
  13. Ici Rousseau plus complet met : « et se laissant aller à ses rêveries il disait : « C’est un conte que tout cela, il n’y a pas de rive de l’autre côté ; cet immense amas d’eau touche au ciel : je le vois. » Tout en voyant et en rêvant il s’endormit ; et tandis qu’il dormait, un vent frais s’éleva, agita l’eau de la barque et le transporta insensiblement au bord de la rive opposée. Il ne se réveilla que lorsqu’il y fut arrivé. Ah ! parbleu, etc. »
  14. Rousseau met : il importe.
  15. Ces derniers mots manquent dans Rousseau.