Québec en 1900/Texte entier

Léger Brousseau (p. 3-65).
QUÉBEC EN 1900
Mesdames et Messieurs,

Je viens tenter devant vous ce soir une chose inouïe, une chose que personne encore n’a pu accomplir : c’est d’être prophète dans son propre pays.

« Voilà une audace provocante ! » direz-vous. Soit. Mais l’homme ne s’amuse plus aujourd’hui à compter les degrés de l’échelle qui mène à l’impossible. L’impossible n’existe plus pour lui. Sur le point de franchir les portes d’un siècle nouveau, qui appartiendra tout entier à l’électricité, et de s’emparer de l’espace pour s’y promener à l’aise, jusqu’aux limites extrêmes de l’atmosphère qui entoure son globe, l’homme voit s’éloigner de plus en plus la limite de ce qu’il peut oser.

Dans les conférences comme dans tout le reste.

Ainsi de moi, Messieurs.

J’aurais pu vous convier à une promenade dans les arcanes muets et solitaires du vieux Québec, mais c’est là un thème tant usé, tant de fois ressassé, que j’ai cru vous être plus agréable en raison même de ce que je serais plus téméraire, et que je fuirais des sentiers cent fois battus, pour ouvrir librement devant vous des régions encore vierges de l’empreinte humaine, mais où l’on voit déjà distinctement les voies et les routes qui conduisent à des horizons encore inaperçus.


Messieurs, avez-vous jamais songé de quels flots de magnétisme nous sommes enveloppés ici, sur ce vieux cap de Québec, qui commence à se fatiguer de briser l’effort des tempêtes et de recevoir les averses des siècles sur son front de plus en plus dénudé ?

Fixez quelque temps les yeux sur la majesté profonde et infinie du tableau que la nature déroule devant vous, sur ce panorama unique, formé des hauteurs de Lévis, de l’île d’Orléans, du cours du grand fleuve, de la côte Beaupré, de la vallée de la Saint-Charles et des montagnes lointaines qui l’entourent si poétiquement, et font à ce tableau comme un cadre d’azur ; promenez-vous sur la terrasse Frontenac, par un lumineux clair de lune d’hiver, ou par un soir d’été, constellé d’étoiles, à l’heure où le ciel, ayant éteint ses feux, ne laisse plus tomber de sa voûte que de caressantes effluves, et vous sentirez une fascination qui vous retiendra bien au delà de l’heure où vous croyiez partir sans effort ; vous serez hypnotisés sur place, et cette fascination vous accompagnera longtemps encore et vous ramènera le lendemain au même endroit, et vous y ramènera toujours, tant que vous vivrez sur ce roc étrange, que semble envelopper un fluide mystérieux et invisible.

C’est cette fascination qui ramène ici les étrangers qui y sont déjà venus ; quiconque a vécu à Québec veut y mourir. C’est cette fascination qui retient, comme cloués sur place, bon nombre de ceux que le manque de foi en l’avenir aurait depuis longtemps exilés loin de nous, et c’est elle qui va nous ramener, avec les jours brillants qui s’annoncent, ce flot de jeunes gens qui ne trouvaient pas un champ suffisant pour leur activité, ni des ressources qui leur permissent d’engager le combat de la vie.

Mais, Messieurs, rien que d’évoquer ces impressions, je me sens hypnotisé moi-même, j’oublie que j’ai un vaste sujet à traiter, que les heures sont courtes, que votre indulgence a des bornes, et qu’il me faut me mettre en route sans retard, si je veux arriver au terme de ma course aventureuse.

Aussi, vais-je passer immédiatement, sans aucune espèce de transition, à l’examen des considérations, des faits, des symptômes et des indices révélateurs de l’avenir qui font le sujet de la présente conférence, œuvre à laquelle j’ai travaillé consciencieusement et que je vous offre sans crainte, parce que je compte autant sur votre patriotisme que sur votre indulgence.

I

Pendant que le conflit de races s’accentuait de plus en plus dans la province de Québec, la Compagnie du Chemin de fer du Lac Saint-Jean faisait de la tolérance en action. — C’est l’union des deux éléments, français et anglais, qui a accompli cette merveille de persévérance, de ténacité et de prévision. Les gens de la Compagnie ont vu clairement au fond des choses et devant eux, et pendant que tout le monde les accusait de ne vouloir rien autre que de construire une ligne qui leur permît d’exploiter les riches forêts des Laurentides, eux, tranquillement, sourds aux commérages, avançaient toujours en tournant les montagnes, traversaient bientôt la chaîne entière, cette chaîne redoutable dont on peut voir de la ville même commencer et se prolonger indéfiniment sous le regard l’énorme marée de caps et de monts qui semble monter de plus en plus vers le ciel. Bientôt même et pour ainsi dire silencieusement, ils avaient laissé loin, bien loin derrière eux les premiers contreforts des Laurentides, et toujours comme en se glissant, ils avaient atteint le lac Édouard, qui en est le point culminant, plus d’à moitié chemin entre Québec et le lac fameux qui, jusqu’alors, n’avait été qu’une légende. Un an plus tard, la légende elle-même était atteinte, et les rives silencieuses, les rives encore si sauvages, si désertes du lac St-Jean entendaient le cri triomphant de la locomotive.

Et maintenant cette locomotive et les wagons qu’elle entraîne à sa suite, comme des captifs enchaînés les uns aux autres, dociles et courant aveuglément derrière elle, va faire retentir ses bruyants appels jusqu’au port de Chicoutimi, à, soixante milles du lac Saint-Jean, de sorte que nous aurons maintenant un circuit non interrompu de près de cinq cents milles de développement. Ce circuit, partant de Québec reviendra s’y terminer, après avoir embrassé toute la région du nord qui s’étend jusqu’à plus de 150 milles en arrière des Laurentides.

Le voyageur pressé, qui n’ira au Lac ou à Chicoutimi que pour des affaires urgentes, pour faire de la collection, par exemple, ce qui est toujours urgent, pourra prendre le train du matin à Québec, coucher à Roberval, continuer le lendemain matin à Chicoutimi, y palper son débiteur, le retourner deux ou trois fois sur le gril, le sentir frémir sous sa griffe, après quoi il prendra le bateau et sera de retour à Québec le surlendemain de son départ, après avoir décrit un cercle immense, comme l’aigle décrit dans les nues des cercles concentriques avant de fondre sur sa proie.

Généralement, dans ce pays-ci, quand on construit un petit embranchement de cinq à dix milles de longueur, on fait un tapage infernal. Toute la députation est assaillie à la fois et l’on met le couteau sur la gorge à chacun des ministres. Les directeurs de la Cie du Lac Saint-Jean procédaient, eux, comme entourés d’une sorte de mystère. On eût dit des conspirateurs. Ils ne donnaient signe de vie que de loin en loin, quand la ligne avait franchi une étape nouvelle, et ces étapes n’étaient jamais de moins de vingt-cinq à trente milles. Nous ne sommes pas habitués, nous, électeurs et payeurs, à un travail aussi opiniâtre et aussi modeste à la fois. Mais les directeurs de la Compagnie connaissaient les hommes ; ils savaient qu’il faut souvent encore bien plus se cacher pour faire le bien que pour faire le mal. Les hommes ne nous pardonnent pas de leur faire du bien dont ils ont d’abord commencé par médire, et Dieu sait s’il y en avait eu des médisances sur le compte de la Cie, pendant le premier tiers des travaux, médisances distribuées par ce bon public que l’on dotait d’un chemin de fer, malgré lui et presque à son insu.

Et ce qu’il y avait de plus pénible dans le concert des insinuations malveillantes, c’est qu’elles provenaient surtout des endroits et des gens à qui le chemin de fer allait être le plus profitable. On ne pouvait admettre qu’un sentiment patriotique, une vision claire de l’avenir, en dehors d’un intérêt parfaitement légitime, eussent inspiré avant tout les directeurs de la Compagnie dans leur étonnante entreprise, et l’on était d’autant plus défiant que l’on se croyait davantage indiqué pour être un objet d’exploitation.

Même, alors que le premier tiers des travaux était en voie d’exécution, une compagnie rivale se constituait pour construire un chemin de fer au Lac Saint-Jean, à travers la vallée du Saint-Maurice, ce qui offrait certains avantages et, entre autres, une grande économie dans le coût de l’entreprise, puisqu’on pouvait utiliser tout le parcours navigable du Saint-Maurice, entre les Piles et La Tuque.

Cette compagnie tenta de tous les moyens pour engager la « nôtre » à abandonner ses projets. On lui fit les offres les plus alléchantes. Un jour même, on alla jusqu’à déposer cinquante mille dollars sur la table d’un des directeurs actuels, mais tout fut inutile. Le boodlage, qui se révélait déjà à cette époque récente par de gigantesques opérations, vint se heurter à la porte de la Compagnie du Chemin de fer du Lac Saint-Jean. Pas un des directeurs ne se laissa entamer et aucun d’eux même, depuis plus de quinze ans que les bases de l’entreprise ont été jetées, n’a reçu un centin de dividende ; je dirai plus : quelques-uns même y ont tout sacrifié, et si les travaux ont pu être portés au point où ils en sont aujourd’hui, c’est à force d’économie, de détermination et, particulièrement, grâce à la présence, au milieu des directeurs, d’un millionnaire qui a avancé tous les fonds nécessaires pendant un bon nombre d’années. Et nous pouvons ajouter, entre parenthèses, que si toutes les compagnies de chemins de fer, qui reçoivent des subsides des gouvernements, les dépensaient avec autant d’honnêteté et de scrupule que la compagnie du Lac Saint-Jean a dépensé les siens, nous aurions aujourd’hui le double de lignes en activité.

Mais lorsque les travaux furent parvenus au lac Édouard, les langues commencèrent enfin à rentrer et les yeux à s’ouvrir. On se demanda si réellement la Compagnie était sérieuse, et il y en eut qui lui en voulurent d’être sérieuse, parce que cela enterrait leurs prédications et leur donnait un démenti cruel.

Maintenant, il n’y a plus place aux vaines paroles. La construction du chemin de fer du Lac Saint-Jean a été une leçon immense pour nous, Québecquois.

En présence de cet effort gigantesque, accompli sous nos yeux, avec des ressources très limitées et à travers des difficultés qui paraissaient insurmontables, même aux esprits les moins prévenus, il n’est plus possible à notre public d’être enfant comme il l’était encore il y a une dizaine d’années. Nous devons puiser dans cet exemple suffisamment d’audace et d’esprit d’entreprise pour ne plus reculer devant aucune tentative, quelque transcendante qu’elle paraisse d’abord, afin d’assurer le progrès et la grandeur future de notre ville. Nous devons y avoir appris à ne plus commencer, suivant notre louable habitude, par bafouer et par dénigrer les entreprises qui ont pour objet de nous secouer dans notre torpeur et de nous apporter d’incalculables résultats.

Cette torpeur nous a été chère longtemps et il nous était douloureux d’en sortir, comme il l’est au patient qui ignore son mal et qui peste contre le médecin, lorsque celui-ci lui administre une potion énergique qui doit le secouer et l’agiter dans tout son être.

Que je me sens à l’aise, Messieurs, pour parler aujourd’hui comme je le fais, et que j’y trouve de satisfaction personnelle. Accordez-moi, je vous prie, de pouvoir l’exprimer à la hâte devant vous. Voir juste, des années d’avance, et assister à la réalisation de ses prévisions, à travers mille obstacles surmontés, c’est là un des plus grands bonheurs qui soient donnés à l’homme dans cette vallée de larmes, où, tout de même, il y a encore suffisamment de sourires pour que nous ayons le courage de la parcourir tout entière.

Il y a sept ans exactement, alors que la ligne du Lac St-Jean n’avait encore atteint que la Rivière à Pierre, au cœur des forêts et en pleines montagnes, à 58 milles seulement de Québec, et alors que personne, mais absolument personne, à part quelques rares initiés, ne voulait rendre justice à la Compagnie dont nous parlons ni croire à la sincérité de ses projets, je fis dans une grande salle publique de Québec, à quelques mois d’intervalle, deux conférences, la première pour détruire les préjugés existants et montrer au public la ligne se poursuivant toujours, encore bien plus rapidement qu’on ne l’eût pensé, en même temps que je faisais une description de tout le pays jusqu’à la Batiscan, description accompagnée de considérations générales sur l’entreprise, la deuxième conférence, lorsque la ligne, après une saison seulement d’ouvrage, mais une saison enragée, car il y avait à la tête des travaux, dans la personne de M. Beemer, un homme habitué à l’action ferme et rapide, lorsque la ligne, dis-je, avait déjà franchi tout l’espace compris entre la Batiscan et le lac Édouard, et donnait désormais des preuves non équivoques de ce qui allait suivre, d’autant plus que les travaux se poursuivaient avec une ardeur ininterrompue.

Ce fut une révélation. Dès lors tous les yeux se tournèrent de ce côté. Des clubs de chasse et de pêche commencèrent presque immédiatement à se former, des exploitations nouvelles s’établirent sous forme de scieries et de moulins divers, des terres se défrichèrent, des endroits absolument inconnus devinrent familiers à tous les esprits, en même temps que s’y groupaient des centres naissants, enfin tout
un monde allait surgir du sein de ce vaste espace désert jusque là regardé comme inhabitable autant qu’il était inhabité.

II

Et maintenant, la face de ce monde amené au jour par la Cie du Lac Saint-Jean change sans cesse sous les yeux. À la vie s’ajoute la vie. Une immense artère pleine de sang, longue de deux cents milles, a traversé cette étendue profonde, jusque là muette, et a distribué de tous côtés le mouvement, l’activité, la circulation que rien n’interrompt désormais. L’homme se porte à tous les endroits habitables et exploitables qu’il découvre le long de la ligne, et c’est ainsi que s’est formé enfin depuis quelques années un arrière-pays, a back-country pour la ville de Québec, qui n’en avait pas eu jusque là.

Croyez-vous que c’est tout ? Eh ! Grand Dieu ! Nous n’en sommes encore qu’au commencement. C’est à partir d’aujourd’hui que nous allons assister à l’éclosion pleine et entière des vastes plans que la Compagnie a commencé à nourrir, le jour où elle a vu que la construction assurée de la ligne jusqu’au lac Saint-Jean lui mettait enfin un instrument puissant entre les mains, et qu’elle pourrait tenter l’exécution des développements admirables qui sont la conséquence et une suite naturelle des projets primitifs. Ces développements, il était impossible de les prévoir à l’origine, mais l’on verra jusqu’à quel point ils sont logiques et se présentent naturellement, quand on réfléchira combien, dans toute œuvre bien conçue et bien conduite, les conséquences se suivent les unes les autres jusqu’à ce que le terme inévitable soit atteint.

Or, la Compagnie avait à peine atteint le Lac qu’elle travaillait sans relâche à trouver les ressources nécessaires pour s’étendre dans la direction de l’est jusqu’à Chicoutimi, à soixante milles de distance. S’arrêtera-t-elle dans cette direction ? Oh ! non, certes. Vous verrez un jour ses trains franchir la rivière Saguenay, comme ils franchissent aujourd’hui les Laurentides, et vous conduire jusqu’à l’endroit où ils devront rejoindre plus tard le chemin de fer futur du Labrador.

Mais c’est là l’éventualité la plus lointaine, et du reste de beaucoup la moins pressante. Ce qui est déjà en voie de réalisation, c’est le développement gigantesque que la Compagnie prendra dans la direction de l’ouest. — Elle a acquis la charte du chemin de fer du Grand Nord et elle s’adjoint la ligne des Basses Laurentides, déjà en pleine activité, entre la Rivière à Pierre et le St-Maurice, ce qui veut dire qu’elle va construire un nouveau chemin de fer du nord, dans l’intérieur des terres, en s’aidant de toutes les sections de lignes déjà construites entre diverses localités et les complétant, jusqu’à ce qu’elle obtienne une ligne non interrompue jusqu’à Hawkesbury, sur l’Ottawa. À ce dernier point, la ligne du Grand Nord sera continuée par le Canada Atlantic, qui est en construction jusqu’à Parry Sound, sur la baie Georgienne.

Dans tout son développement, la nouvelle ligne aura 550 milles de longueur dont 226 milles dans la province de Québec, c. à. d. la moitié exactement. — Mais sur ces 226 milles, il y en a déjà 116 qui ont été construits antérieurement, par tronçons séparés, entre différentes localités d’une même région, à savoir la section qui va de la Rivière à Pierre aux Piles, sur le St-Maurice, et celle qui va de Ste-Julienne à St-Jérôme, dans le comté de Terrebonne, en sorte qu’il ne reste plus à compléter que 110 milles dans la province de Québec, avant d’atteindre Hawkesbury, sur la rivière Ottawa, où la province de Québec se termine.

Depuis plusieurs mois déjà des ingénieurs étudient le pays afin d’y déterminer le tracé et, avant deux ans, nous verrons la Compagnie du Lac St-Jean déployer une aile immense dans la direction de l’Ouest et atteindre la baie Géorgienne. De là elle nous amènera un trafic tel de grain et de bois que la ville de Québec sera absolument métamorphosée en quelques années et qu’elle redeviendra enfin le port de mer principal de toute l’Amérique anglaise, après avoir subi une si longue et si pénible éclipse, après s’être si longtemps oubliée dans un assoupissement qui ne manquait pas de charmes, mais qui, en se prolongeant, nous menait à grands pas vers une ruine complète, sans compter tous les dédains étrangers qui s’accumulaient sur nos têtes.

N’allez pas croire, Messieurs, que je me berce de chimères et que je me laisse aller à des hallucinations plaisantes. Assez d’autres font entendre journellement des paroles de désespérance, parce qu’ils jugent, sans raisonner, de l’avenir par les derniers trente à quarante ans qui viennent de s’écouler, et parce qu’ils ferment obstinément les yeux, aux symptômes qui se manifestent de toutes parts, assez d’autres, dis-je, sont tout prêts à élever la voix pour corriger ce qu’il y aurait de fantaisiste ou de trop séduisant dans mes considérations. — En attendant, allons toujours, examinons ce qui se déroule devant nous et raisonnons d’après les faits accomplis, d’après ceux aussi qui sont en voie d’accomplissement.

Il n’est pas suffisamment juste de dire que la Compagnie du Lac St-Jean est un des facteurs principaux de notre prospérité future. Il faut admettre encore que l’impulsion, le mouvement imprimés à tous les genres d’affaires par l’établissement d’une grande ligne s’ouvrant à notre foyer même, que la création d’un débouché nouveau, lequel n’est rien moins qu’un vaste arrière-pays, livré avec toutes ses ressources à une ville qui, précisément, n’avait pas de débouché intérieur, il faut admettre, dis-je, que l’établissement de cette ligne et la création de ce débouché, avec toutes les industries et les exploitations qu’ils ont fait naître dans une immense région autrefois improductive et complètement fermée, ont contribué puissamment, depuis un certain nombre d’années, à nous tenir la tête hors de l’eau et à empêcher Québec de péricliter entièrement, lorsque tant de gens découragés, las d’attendre sans cesse de meilleurs jours, en étaient venus à n’avoir plus aucune espérance dans l’avenir.

Vous savez que la baie Géorgienne n’est autre qu’un large bras du lac Huron et qu’elle s’enfonce profondément dans le nord-ouest de la province d’Ontario. — Or, sur cette baie Géorgienne, il y a un port de premier ordre qui porte le nom de Parry Sound, et qui se trouve situé à peu près en face du passage par où les bateaux propulseurs et autres débouchent dans le lac Huron, en venant de Chicago et de Duluth, cette dernière ville qui vient à peine de naître au fond du lac Supérieur et qui a déjà pris une si grande importance.

Tout le trafic apporté par ces bateaux se porte aujourd’hui vers Collingwood et vers Owen Sound, ports situés également sur la baie Géorgienne et servant de termini aux compagnies du Grand-Tronc et du Pacifique respectivement.

Parry Sound est 120 milles plus près de Montréal ou de Québec qu’aucun de ces deux derniers ports, et le pays qui s’étend en arrière, sur un espace indéterminé, offre des facilités de terrain telles que les locomotives peuvent entraîner des trains deux fois plus considérables que les locomotives courant sur les lignes qui partent d’Owen Sound ou de Collingwood. — Cet avantage assure à la ligne de Parry Sound la plus grande part du commerce des lacs provenant de Chicago et de Duluth, ce qui fera certainement de cette ligne et de celle du Grand-Nord qui devra s’y rattacher un ensemble de voies ferrées qui ne le cédera en importance qu’au Pacifique et au Grand-Tronc.

Entre Parry Sound et Ottawa il y a une immense étendue de forêts de pin, encore intacte, dont on ne peut faire transporter les produits, une fois abattus, par aucune rivière ou cours d’eau quelconque, et qui fournira nécessairement un énorme trafic au chemin de fer dont nous parlons. Tout le long de son parcours, la ligne de Parry Sound contrôlera l’exploitation prodigieuse de madriers et de bois scié que peuvent fournir des scieries telles que celles de Renfrew, d’Arnprior, d’Ottawa et de Hawkesbury.

Si l’on se rappelle un instant, que la moitié au moins, les uns disent les deux tiers, de la quantité de bois fait par les marchands de bois de Québec est expédiée par eux du port de Montréal, on se fera une idée de l’importance capitale qu’il y a pour nous à voir s’établir la ligne de Parry Sound, d’autant plus que le Canada Atlantique a fait des conventions très définies et très explicites par lesquelles il s’engage vis-à-vis la Cie du Lac Saint-Jean, si la ligne de Parry Sound est construite, à établir des taux de fret si bas qu’il faudra absolument que le bois reprenne la route de Québec, ce que, je l’espère bien, personne ne cherchera à empêcher, malgré le mal qu’on se donne pour empêcher quoi que ce soit de venir jusqu’à nous.


Messieurs, en présence d’une perspective qui prend de telles proportions, on sent le besoin de s’arrêter un instant et de songer. Voyez-vous un peu d’ici cet énorme trafic de grain et de bois qui, partant du fond de l’Ouest américain et de la vaste région de la Muskoka, vient déborder sur nos quais et sur la jetée Louise, où les plus grands steamers océaniques, se remplaçant sans cesse les uns les autres, prendront sans discontinuer, pendant huit mois de l’année, des cargaisons toujours prêtes, amenées à toute heure du jour par les trains du Grand Nord et du Parry Sound ? Vous représentez-vous un peu le mouvement, la vie, le développement d’affaires, les créations d’industries de toute sorte qu’un trafic incalculable comme celui-là apporterait en moins de deux ou trois années à notre ville ? Voyez-vous Québec s’ouvrir et s’étendre dans tous les sens, surtout le long de la rivière Saint-Charles, où il y a de l’espace à volonté, et le long même des quais actuels qui, avant longtemps, vont être confondus avec la terre ferme, pendant qu’à quelques arpents plus loin dans le fleuve s’élèvera une nouvelle ligne de quais en pierre de taille, ceinturant toute la basse ville et se prolongeant au loin vers le Cap Rouge ? Et ce ne sera là encore que le commencement ; car le commerce appelle le commerce et l’industrie enfante l’industrie. D’autres grandes exploitations suivront bientôt. À celle du bois et du grain viendra se rattacher presque à coup sûr celle des bestiaux et des moutons qui pourront être expédiés de Québec en quantités illimitées, après avoir fait un court séjour dans des parcs aménagés à cet effet de l’autre côté de la rivière Saint-Charles.

Et croyez bien, messieurs, que si je parle de ces exploitations futures qui ont l’air d’être des rêves ou de complaisantes chimères, c’est parce que je les pressens, c’est parce que je les vois. Et si je les vois, avec les yeux de l’intérieur, si je les pressens si fortement qu’il me semble que j’assiste à leur réalisation, c’est qu’elles sont dans la nature des choses, c’est qu’il est tout naturel qu’elles arrivent, c’est qu’elles sont en quelque sorte fatales, le jour où la construction de la ligne de Parry Sound sera complétée et que celle du Grand Nord ne formera qu’un tout non interrompu.

III

Qu’on dise et qu’on fasse tout ce qu’on voudra, Québec est le futur grand port de mer de l’Amérique canadienne. Et pourquoi ? C’est qu’il occupe à peu près le centre de la confédération des provinces ; c’est qu’il est, bon gré mal gré, le point d’arrivée et de départ de la navigation océanique, quand bien même on creuserait le chenal Saint-Pierre jusqu’aux entrailles de la terre, quitte à recommencer encore deux ou trois ans après, parce que le chenal se remplit encore bien plus vite qu’on ne le creuse. C’est encore parce que Québec se trouvera sur la ligne des grandes communications futures, lorsqu’un pont aura été jeté de sa rive à celle de Lévis pour le relier au reste du continent américain, lorsqu’aura été construit le chemin de fer du Labrador, qui est aujourd’hui une éventualité presque certaine, et lorsque les nécessités impérieuses du commerce et le progrès en toutes choses auront fait trouver le moyen de donner deux ou trois mois de plus par année à la navigation océanique. C’est enfin parce que Québec sera devenu le terminus et le port d’expédition d’une voie ferrée, celle du Parry Sound et du Grand Nord réunis, qui ne comptera pas moins de 550 milles de longueur, tout en étant de beaucoup la plus courte pour le transport du grain de l’Ouest et du bois de tout le nord d’Ontario, où il y en a des quantités incalculables, — encore inexploitées, par suite de l’absence de cours d’eau. Et pour démontrer que je n’avance en ce moment rien qui ne soit fondé sur les faits, je dirai que le Canada Atlantique, qui avait fait des arrangements pour s’assurer un port d’hiver à New London, dans le Connecticut, a demandé à la Compagnie du Lac Saint-Jean si elle serait disposée à établir une ligne de steamers entre Québec et l’Angleterre, lui offrant à cette condition de lui apporter tout son fret d’exportation, tant que la navigation sera ouverte, ne se réservant le port de New London que pour ses expéditions d’hiver.

Maintenant, pour assurer l’exécution de cette vaste entreprise, peut-être la plus importante qui ait jamais été projetée pour la ville de Québec, nous n’avons à construire, comme je l’ai indiqué ci-dessus, que deux tronçons de ligne sur la voie du Grand Nord, l’un de 75 milles, l’autre de 35 milles seulement de longueur, en tout 110 milles dans les limites de la Province. Le reste de la ligne est déjà construit par sections isolées ; il n’y a qu’à réunir ensemble ces sections. Le Canada Atlantique se charge, lui, de faire toute la partie comprise entre Parry Sound et Hawkesbury, sur l’Ottawa. Voilà l’état de la question, tel qu’il se présente aujourd’hui.

Jamais, messieurs, jamais, la ville de Québec ne s’est trouvée dans des conditions aussi décisives pour s’élancer enfin dans les larges voies du progrès et de la prospérité. Tout conspire pour elle. On vient à elle de tous les côtés et le besoin qu’on a d’elle est devenu irrésistible. Québec est aussi indispensable aujourd’hui au grand commerce océanique qu’il l’était autrefois, comme boulevard et comme protection pour toute l’ancienne colonie française qui s’étendait jusqu’au Mississippi.

Le rôle de cette ville en est un d’exceptionnelle grandeur. Après avoir jeté dans les fastes de l’histoire le plus vif et le plus pur éclat, voilà que d’ici à un quart de siècle elle va devenir l’un des grands centres, l’un des ports océaniques nécessaires de tout un vaste continent, et qu’à l’éclat d’un passé glorieux elle va ajouter celui d’une des villes les plus actives, les plus progressives et les plus florissantes d’un ensemble de Provinces ou d’États qui, quelle que soit leur destinée politique, sont dans tous les cas assurés d’un brillant avenir commercial et industriel.

Ce que c’est que la force des choses ! Voilà cinquante ans que ceux qui n’ont jamais désespéré, malgré une décadence de plus en plus sensible, n’ont cessé de dire qu’un jour viendrait bien où Québec retrouverait la position et l’importance que la nature lui a faites. Cette position, la nature la lui a donnée, et cette importance elle la lui impose, pour ainsi dire, en dépit de la facilité trop grande de ses habitants à se laisser aller tranquillement au courant de la vie, en dépit de longs et fréquents retards souvent voulus, rarement combattus, en dépit des mauvais vouloirs du gouvernement fédéral, qui ne regarde jamais du côté de Québec sans faire la grimace, en dépit enfin de tous les obstacles et de tous les empêchements que des cités jalouses n’ont cessé d’entasser sur la voie des destinées inévitables de la capitale provinciale.


Le jour est enfin venu. Ne sentez-vous pas, Messieurs, une vie nouvelle qui s’annonce pour cette saison même de “ 93 ”, à des symptômes plus ou moins considérables, mais ayant tous à coup sûr une signification ? On veut se remuer, on se remue et l’avenir de la ville est le thème général de toutes les conversations-

Le Saguenay, qui devient de plus en plus un approvisionneur sérieux de Québec, grâce au développement des communications, grâce au chemin de fer du Lac St-Jean qui va être ouvert jusqu’à Chicoutimi, dès le 1er juillet prochain, est déjà pour nous un endroit presque aussi familier, aussi facile à atteindre que les paroisses en renom de la rive sud du Saint-Laurent.

Comme les choses marchent tout de même, malgré l’apparence de stagnation dans laquelle nous avons semblé vivre depuis un certain nombre d’années ! Eh ! mon Dieu ! Il n’est pas si éloigné le temps où la vallée du Lac St-Jean était une région absolument en dehors du monde et où de très rares, de très rares amateurs de pêche seulement s’y rendaient en voiture l’été, à partir de Chicoutimi, en faisant vingt-deux lieues dans des côtes interminables, à travers un pays morne, à peine habité, misérable et comme marqué d’un sceau de réprobation ineffaçable. Cela provenait de ce que ce pays avait été colonisé aux trois quarts par de pauvres diables sans ressources, qui avaient continué à vivre dans leur misère primitive par l’impossibilité pour eux d’écouler leurs produits et d’avoir aucune relation avec le reste de la province.

Il n’est pas si loin le temps où l’on regardait comme une utopie la simple ouverture d’un chemin de colonisation d’ici à la paroisse de St-Jérôme ou de la Pointe-aux-Trembles, sur les bords du Lac St-Jean. On avait un jour fait un simulacre de chemin et on avait annoncé à son de trompe que désormais les habitants des paroisses du Lac allaient avoir une communication régulière, dans toutes les saisons, avec la capitale. Un malheureux colon de St-Jérôme, je crois, s’aventura dans le chemin, l’hiver, avec des bestiaux qu’il voulait conduire au marché. Le « chétif » faillit périr en route avec ses bêtes. Ce n’est qu’au bout d’une dizaine de jours qu’il put atteindre Beauport, seul et à moitié mort, si la chronique est bien fidèle et si mes souvenirs le sont également.

À partir de ce jour on n’entendit plus parler de chemin de colonisation d’ici au Lac, jusqu’à ce que la Compagnie actuelle eût résolu d’en construire un en fer. Depuis lors, en revanche, on en parle dans toutes les occasions, parce que ce chemin est un des facteurs principaux de notre prospérité future.

Pardonnez-moi, Messieurs, de m’étendre un peu sur ce sujet. Il est pour nous d’un intérêt vital, et il offre tant de choses à dire que je vous prie de ne pas me trouver ennuyeux si j’appuie sur des aperçus et sur des considérations qui nous touchent de si près et qui commandent absolument notre attention.

IV

Messieurs, il y a vingt ans exactement, je parcourais pour la première fois de ma vie ce qui était alors la sauvage, pauvre et misérable région du Lac Saint-Jean. C’était un pays voué à la désolation et à la ruine. Tous les jours il se dépeuplait. Les malheureux habitants, découragés de voir qu’on ne pouvait leur donner de communication par terre avec le marché de Québec, s’en allaient par centaines, et les paroisses allaient être bientôt réduites à n’être plus que des groupes de plus en plus affaiblis, de plus en plus isolés.

Je m’étais rendu là par curiosité et par amour des voyages, un amour qui m’emporte surtout vers les pays qui ont une physionomie et une nature à eux propres. Mais une fois rendu, ma curiosité devint de l’observation, de l’examen. Je voulus me rendre compte, je questionnai tout le monde et je m’initiai par le détail aux conditions de cette intéressante partie de la province, dont on savait si peu de chose encore.

Alors, en présence même du dénûment qui s’offrait de tous côtés à mes yeux, j’eus comme une vision prophétique d’un avenir qu’on n’aurait jamais pu extraire d’un pareil état de choses, avec des yeux ordinaires, et je consignai cette vision dans un récit, que je fis alors sous forme de chronique :

« Dans la province de Québec, disais-je, il y a l’une à la suite de l’autre trois vallées admirables, vastes, coupées d’innombrables cours d’eau, capables de contenir et de nourrir plusieurs millions d’hommes, séparées l’une de l’autre par un espace relativement insignifiant, et que l’on pourrait aisément réunir si l’homme voulait tant soit peu aider la nature qui a tout préparé d’avance. Ces trois vallées, qui sont celles du Saguenay, du Saint-Maurice et de l’Ottawa, connues et explorées déjà depuis longtemps, n’ont pas encore un chemin non seulement qui les relie entre’elles, mais encore qui leur donne simplement une issue, un débouché vers les grands centres situés dans leurs régions respectives. Combien de temps n’avons-nous pas perdu en disputes oiseuses, en rabâchages et en bêtises dans les journaux, au lieu de travailler à établir et à affermir solidement notre race sur le sol canadien ? »…

Et plus loin, j’ajoutais :

« Avant une trentaine d’années il est bien certain que tout le rivage du lac Saint-Jean sera bordé de groupes de villas et fréquenté par plusieurs milliers de touristes qui s’y rendront chaque année pour faire la pêche et pour canoter sur cette grande nappe d’eau de douze lieues de longueur, dont on ne voit pas la rive opposée, en quelque endroit qu’on se place. On y trouvera aussi de grands hôtels en style américain, avec larges galeries, pavillons, belvédères, jardins jetant à l’air mille parfums variés. »…

Eh bien ! messieurs, il y a vingt ans seulement que je faisais entendre cette voix dans ce qui était et ce qui fut longtemps encore après un désert, et déjà tout ce que j’avais entrevu s’est réalisé, s’est réalisé bien avant le jour que je l’avais rêvé moi-même, grâce au travail indomptable de la Compagnie du Lac St-Jean.

C’est elle qui a ressuscité ce peuple qui se mourait de découragement et d’inanition ; elle lui a rendu la vie, a introduit un sang nouveau dans ses veines, lui a imprimé un élan qui se traduit par toute sorte de progrès et d’entreprises, et nous a doté pour ainsi dire d’une petite province qui est comme un organe essentiel dans le corps de la grande province de Québec. Deux des vallées dont je déplorais l’isolement, celle du Lac St-Jean et celle du St-Maurice sont déjà reliées entre elles par le chemin de fer des Basses Laurentides, et elles le seront doublement bientôt par une nouvelle ligne allant du lac Édouard à La Tuque. D’autre part, avant deux ans d’ici, la vallée du St-Maurice sera reliée à celle de l’Ottawa par le chemin de fer du Grand Nord, qu’il n’est plus nécessaire que de compléter.

Et quant aux villages nouveaux, aux coquettes villas, aux beaux grands hôtels, style américain, dont j’entrevoyais les invitantes silhouettes se dresser sur les bords du Lac, ils y sont, ils ont poussé comme sous le coup d’une baguette magique, et nul ne pourra hésiter à mettre l’hôtel de Roberval en parallèle avec les hôtels de premier ordre de n’importe quelle ville de l’Amérique.

Cet hôtel est pour bien dire un trait d’audace et une aventure admirablement calculée. Qu’on ait eu seulement l’idée de construire un hôtel aussi splendide dans un endroit aussi rudimentaire que Roberval, qui comptait à peine cent feux il y a trois ans, un hôtel qui ne le cède en vérité qu’au Windsor de Montréal, c’était montrer une singulière confiance dans le succès définitif de la Compagnie du Lac St-Jean. Sans doute l’hôtel de Roberval n’a pas le luxe fastueux du Windsor, ni ses dimensions ni sa majesté transpirant à travers le granit et le marbre, mais il n’en est pas moins une construction élégante, pourvue de toutes les améliorations et de tous les aménagements modernes, éclairée à la lumière électrique, offrant tout le confort possible, luxueusement meublée, contenant des bains variés au choix des voyageurs, et pouvant loger à l’aise au moins trois cents personnes.

Je ne dis rien là, messieurs, qui ne soit dans la bouche de tous ceux qui ont eu le plaisir de coucher quelques nuits et de manger quelques repas à l’hôtel Roberval, et quant à ceux qui n’y sont pas encore allés et qui seraient tentés de croire que je peins les choses un peu complaisamment, je les invite à prendre cet été le train de 8 h. 30 m. du matin pour Roberval, où ils arriveront l’après-midi, à 4 h. 50 m. Je promets à plusieurs d’entre eux, une fois installés à l’hôtel, qu’ils oublieront plus d’une fois qu’ils ont à en revenir.

Eh ! Messieurs, à propos de la région du Lac St-Jean, il ne faut pas oublier celle du Saguenay qui l’avoisine, et qu’on ne peut seulement nommer sans rappeler aussitôt le nom de la Compagnie du St-Laurent, à laquelle le Saguenay doit probablement d’exister encore aujourd’hui.


Depuis 1889, cette compagnie, qui portait en anglais le nom de “ St Lawrence Steam Navigation Company ”, a cédé tous ses droits et vendu tous ses steamers à la compagnie du Richelieu, laquelle s’est chargée à son tour du service entre Québec et Chicoutimi, en y comprenant les stations intermédiaires.

Oh ! Messieurs, ce n’est pas précisément de l’histoire ancienne que celle de la St-Lawrence Steam Navigation Company, et il ne faut pas remonter à plus de seize ans, c. à. d. à l’année 1877, pour assister aux premiers départs quotidiens des bateaux à vapeur pour le Saguenay.

Les débuts de la compagnie du St-Laurent, comme tous les débuts, avaient été fort modestes, si l’on excepte ceux de Québec et de Chicago.

Rappelons-nous d’abord qu’il n’y a pas plus de vingt-six ans que cette compagnie a inauguré un service d’abord bi-hebdomadaire seulement, de Québec à la far famed river Saguenay. Vingt-six ans pour les jeunes gens d’aujourd’hui peuvent paraître un passé respectablement éloigné, mais pour ceux qui les ont vécus, comme c’est récent ! C’est en 1866, en effet, que la Cie du St-Laurent construisait le steamer Union, sans aucune intention de l’envoyer au Saguenay, puisqu’elle lui faisait faire des voyages à Pictou. Mais l’année suivante, la ligne de Pictou fut abandonnée pour celle de Chicoutimi. Le vapeur Union se rendait jusqu’à Montréal et y prenait des passagers à la barbe même de la compagnie Richelieu qui, ahurie à la fin de cette intrusion, chercha à y mettre un terme. Elle fit donc des offres si séduisantes à la Cie du St-Laurent que celle-ci ne put mieux faire que de se rendre et ne conserva qu’un petit vapeur de troisième ordre, nommé Le Clyde, pour faire un service moins que médiocre sur la rive sud aussi bien que sur la rive nord, jusqu’à Chicoutimi.

En 1868, M. Thomas McGreevy était élu président de la “ St-Lawrence Steam Navigation Company ”. Cet homme intelligent et entreprenant ne tarda pas à comprendre qu’avec un seul bateau comme le Clyde, la Compagnie ne pouvait avoir un champ d’action en rapport avec le rôle qu’elle était appelée à remplir. Il essaya donc de l’étendre et s’y prit de la manière suivante :

Agissant en conformité de vues avec son collègue, M. Chabot, aujourd’hui agent général de la compagnie Richelieu, et M. Gaboury, secrétaire de la compagnie du St-Laurent, devenu, depuis la fusion de cette dernière compagnie avec celle du Richelieu, président de la Banque Nationale, où il me refuse régulièrement de l’escompte avec une louable prudence, M. McGreevy, dis-je, comprit qu’il fallait changer le mode d’opérations suivi jusque-là et demanda à la Législature l’autorisation de transporter des passagers dans toute la province. Cette autorisation il l’obtint, et c’est de là qu’on peut dater le point de départ de la ligne régulière des bateaux allant de Québec à Chicoutimi.


Les affaires brillantes de l’année 1872 permirent à la compagnie du St-Laurent d’acheter, l’année suivante, deux nouveaux vapeurs, le St-Laurent et le Saguenay, et de réserver le Clyde pour un service spécial sur la rive sud, comprenant les paroisses de Berthier, L’Islet, St-Jean-Port-Joli, Rivière-Ouelle et Kamouraska.

Depuis quelques années, cette dernière ligne a été supprimée, principalement à cause des ennuis de toute espèce, des retards, des pertes de temps et des irrégularités qui sont la conséquence du flux et du reflux sur les interminables battures des paroisses riveraines.

L’établissement de cette ligne régulière eut des résultats immédiats. Les colons du Saguenay, qui n’avaient eu jusque-là d’autre marché que les chantiers locaux de M. Price, purent dès lors envoyer librement leurs produits à la ville, et ces produits prirent rapidement une importance signalée.

Nous pouvons dire que sans la direction intelligente et énergique, imprimée à la compagnie du St-Laurent, la région du Saguenay serait encore à peu près inconnue et ses champs redevenus incultes. La compagnie a fait plus que fertiliser ceux-ci, puisqu’elle leur a donné l’écoulement nécessaire, en leur ouvrant le monde extérieur et en retenant, autant qu’il a été possible, le colon sur le patrimoine qu’il avait arrosé de tant de sueurs.

Dans quelques années d’ici, la génération des cultivateurs qui aura remplacé entièrement la première, et l’essaim nouveau de ceux qui prennent de plus en plus tous les ans la direction du Lac St-Jean, en entendant parler des pénibles commencements de cette région, des disettes fréquentes des premiers temps et des amers découragements qui, bien des fois, chassèrent de leurs foyers les aventureux pionniers de 1845, aimeront probablement à savoir comment elle commença à s’affranchir de sa misère, quelle fut la première voie ouverte devant elle, comment enfin elle arriva à se mettre en communication avec le reste du pays. C’est alors que les quelques lignes que je viens de vous lire, Messieurs, auront peut-être la chance d’être classées dignement au nombre des œuvres utiles, et que des hommes intelligents, possédés de la passion des souscriptions nationales, ces souscriptions qui réussissent si bien, en imagineront une pour m’élever une statue dans une des niches du Palais Législatif, où je serai si heureux et où je pourrai ne pas perdre un mot des adorables discours qui se débitent dans cette enceinte.


Comme je l’ai dit ci-dessus, la compagnie Richelieu a englobé depuis 1889 la “ St-Lawrence Steam Navigation Company, ” en sorte que c’est elle qui a fait depuis lors et qui va continuer à faire le service du Saguenay, conjointement avec celui du haut St-Laurent et du lac Ontario, jusqu’à Toronto et Hamilton.

La compagnie Richelieu entend se mettre à l’unisson du mouvement tout à fait exceptionnel et des progrès qui s’annoncent pour notre ville cette année. Elle veut y concourir dignement et fournir, comme on dit, sa part.

Cette compagnie ayant pris à son compte le service du Saguenay, en même temps qu’elle continue celui de Québec à Montréal et à Toronto, il convenait qu’elle eût une seule et même administration et les mêmes bureaux pour l’installer, ce qui a manqué jusqu’aujourd’hui. La Compagnie a donc décidé de faire construire cette année un édifice moderne, vaste, comprenant une superficie de 4200 pieds, ou cent pieds de longueur sur 42 de profondeur. Elle a acquis pour cet objet, sur la rue Dalhousie, l’ancienne propriété Alford, en face des magasins de MM. Hamel et de M. Amyot. Elle a exhaussé de trois pieds le vieux quai qui terminait cette propriété sur le fleuve, de façon à obtenir un même niveau avec la rue, sur toute l’étendue du terrain, et elle fera au rez-de-chaussée de l’édifice, qui aura trois étages, une installation complète et parfaite de bureaux, de dimensions variées et tout à fait modernes, qu’elle louera exclusivement, ne réservant que les deux étages supérieurs pour elle-même. L’édifice sera en briques blanches, les encadrements des portes et des fenêtres en pierre de Deschambault, de même que les arêtes de chaque pan de mur et les lignes de séparation de chaque étage, à l’extérieur.

Ce sera du plus gracieux et du plus brillant aspect. Construction méthodique, où la lumière se répandra à flots, comme dans le magasin monumental de MM. Garneau & fils.

La compagnie Richelieu va élever son édifice littéralement dans le fleuve. Pour y arriver, elle va faire enfoncer des pilotis à coups de marteaux hydrauliques qui pèsent, chacun, plus de deux mille livres. Ces pilotis sont bardés de fer et taillés en pointe. Chaque pointe est également ferrée, de sorte qu’on peut pousser la pièce, à coups redoublés jusqu’au roc vif. On obtient ainsi une fondation d’une extrême solidité, la même qui a été exécutée dans la construction du pont du Pacifique, sur le Saint-Maurice.

Nous allons avoir dorénavant un départ de Québec pour le Saguenay tous les jours, excepté le lundi, jour auquel le bateau, tout en partant d’ici, ne se rendra que jusqu’à la Malbaie.

Il y aura en outre une ligne directe, quotidienne, de Montréal même jusqu’au Saguenay, le dimanche excepté. Les bateaux, qui feront ce service, arrêteront à Québec, puis à la Malbaie, à la Rivière-du-Loup et à Tadoussac uniquement, laissant de côté tous les petits ports intermédiaires, lesquels seront desservis par la ligne de Québec.

Vous savez tous, Messieurs, qu’il est impossible que les bateaux à vapeur se rendent à Chicoutimi, si la mer est basse ou simplement à moitié haute. Cela les expose à des retards extrêmement contrariants pour tout le monde. Entre la baie des Ha ! Ha !, autrement dite Grande Baie, où l’eau est très profonde en tout temps, et Chicoutimi, il y a une distance d’environ quinze milles ; là-dessus, il y a environ deux milles impossibles à franchir, quand la rivière n’a pas au moins trois heures de montant. Il s’agit de rendre ce passage praticable, quel que soit l’état de la marée, et, pour cela, le gouvernement fédéral est respectueusement prié de faire creuser un chenal de 250 à 300 pieds de largeur environ, qui permette aux vapeurs de la Compagnie et aux navires d’outre mer, d’un tonnage moyen, de prendre une cargaison de bois à Chicoutimi à toute heure, sans interrompre leur course.

En même temps que le gouvernement fédéral accomplira cette œuvre éminemment utile, nécessaire et fructueuse, il découvrira peut-être là le moyen de retenir bon nombre de gens du Saguenay qui, trouvant un travail rémunérateur à faire dans leur propre pays, n’auront aucune velléité d’en partir pour aller grossir le nombre des ouvriers de fabriques américaines, source d’ambition absolument ruineuse pour nous.


Pendant que nous sommes à parler du creusement d’un chenal aux approches de Chicoutimi, pourquoi ne dirions-nous pas un mot opportun, en passant, au sujet de ce fameux chenal que, depuis des années et des années, on creuse avec un acharnement que rien ne ralentit, avec un aveuglement que rien ne dissipe, chenal absolument infructueux et improfitable au pays dans son ensemble, à l’exception de l’orgueilleuse ville de Montréal, qui a pris depuis si longtemps l’habitude d’avaler tout ce qu’il y a sur la table, les plats avec ?

À ce sujet, je vais faire une proposition qui va peut-être surprendre bien du monde par sa nouveauté et sa hardiesse mais qui rencontrera assurément bien des suffrages, quand on l’aura examinée avec soin.

Vous avez dû remarquer, Messieurs, qu’il s’est trouvé jusqu’à quinze steamers d’outre-mer réunis dans notre port, au commencement du mois de mai actuel. Ces steamers, en destination de Montréal, étaient retenus forcément ici, avec leur cargaison, par les glaces que rien ne pouvait décider à lâcher l’étroit passage du Cap Rouge. Il y aurait peut-être moyen d’arriver de ce côté-là à hâter la navigation de deux ou trois semaines, et voici comment.

Veuillez vous bien pénétrer de ce que je vais dire, en examinant une carte maritime.

Au lieu de creuser indéfiniment et inutilement le chenal St-Pierre, qui s’obstine à se remplir encore plus vite qu’on le vide, et cela tous les ans, au lieu d’y dépenser des millions pour approfondir jusqu’au roc vif, pourquoi ne pas élargir le passage du Cap Rouge, et par là faciliter énormément la débâcle et hâter l’ouverture de la navigation, ce qui serait d’un immense avantage pour le pays, tout entier ?

Or, c’est là un travail relativement facile.

Ce qui cause le rétrécissement du fleuve à cet endroit, c’est l’existence de deux pointes qui s’avançant presque en face l’une de l’autre sur les deux rives. L’une se trouve au bassin de la Chaudière, l’autre est entre le Cap Rouge et le bout du chemin de Sillery, où est l’anse de Bridgewater.

On pourrait commencer la décollation de la pointe du côté nord, en partant d’un peu plus haut que la pointe à Riverin et terminant à environ deux milles et demi plus haut que la pointe à Pizeau. De l’autre côté, l’on commencerait à un endroit qui se trouve presque vis-à-vis la rivière du Cap Rouge et l’on trancherait jusqu’à la rivière Chaudière. — Ces deux pointes enlevées, on élargit le fleuve d’au moins un demi-mille et l’on fait disparaître cette fameuse clef qui retient captives les glaces, les accumule, les entasse, les soude les unes aux autres et en fait une muraille compacte qui retarde l’ouverture de la navigation d’au moins quinze jours chaque année, quinze jours d’attente pénible, de paralysie générale et de pertes cruelles pour le commerce.

Cette opération, une fois complétée dans deux ou trois ans d’ici, le serait pour toujours. — Ses résultats seraient acquis définitivement, et il n’y aurait plus raison de s’en occuper. Elle coûterait sans doute un fort montant d’argent, mais comparez donc cela avec l’action étonnamment bienfaisante qu’elle exercerait sur les affaires et avec les bénéfices qu’on en retirerait permanemment ! Montréal et Québec y trouveraient également leur avantage, puisque la navigation serait par ce moyen prolongée à la fin de l’automne d’autant qu’elle serait avancée au printemps.

En principe, rappelons-nous que le point essentiel est de supprimer ou au moins de diminuer les obstacles à la navigation, où qu’ils se trouvent, et, pour cela, ne craignons pas de faire des dépenses qui nous rapporteront bien au delà du chiffre, quel qu’il soit, auquel elles pourront s’élever.

V

Messieurs, je crains fort que beaucoup d’entre vous ne se rendent pas bien compte des travaux considérables, des travaux très importants que la Compagnie du Lac St-Jean a fait exécuter dans Québec même, depuis une couple d’années environ. Cette compagnie, on ne saurait trop insister là-dessus, a donné d’éclatantes preuves de sa détermination d’arriver à faire des opérations sur une grande échelle.

Les grandes opérations, Messieurs, donnent le branle à tout le reste. Ce sont elles qui font naître et qui alimentent les différentes industries ainsi que les variétés du commerce de même que ce sont les grands capitalistes, quand ils ne tiennent pas leur argent enfoui dans les banques, qui répandent partout l’activité dont ils sont animés et la communiquent à toutes les entreprises.

Déterminée à faire les choses en grand et convaincue que le jour n’est pas loin où elle devra les faire de la sorte, la Compagnie a offert à la Commission du Havre de lui céder toute une lisière de terrain dont elle a fait l’acquisition le long du bassin Louise, à la condition que celle-ci comble tous les espaces vides qu’il y a entre les vieux quais de la rive, qu’elle élève un magnifique quai en bordure de la lisière, sur toute sa longueur, qui n’est pas moins d’un quart de mille, et fasse creuser le bassin le long de ce quai jusqu’à une profondeur de trente pieds, afin de permettre aux plus grands steamers de venir charger là même, au pied des bureaux de la Compagnie, le bois et le grain que ses trains apporteront, soit par la ligne du Lac St-Jean, soit par la ligne du Parry Sound ou du Grand-Nord.

Et, veut-on avoir quelque idée du spectacle qui s’offrira alors dans le port de Québec ? Aimerait-on à le contempler par anticipation ? Aimerait-on à calculer d’avance l’étendue des gigantesques opérations que les entreprises que je viens de signaler entraîneront à leur suite ? Qu’on veuille seulement me suivre dans l’exposition rapide que je vais en faire.

Parry Sound est situé juste en face du passage d’une partie des eaux du lac Supérieur dans le lac Michigan. En faisant à cet endroit précis le transbordement du grain expédié de Duluth, en destination de Liverpool, ce grain, qui prend aujourd’hui le chemin de Buffalo et de New-York, prendrait la voie de Québec, qui est de huit cents milles plus courte.

Voyez-vous un peu d’ici l’économie et l’avantage incalculable qui en résulteraient ?

La rade de Parry Sound a trente pieds de profondeur ; le canal du sault Sainte-Marie en a vingt et un quart ; la rade de Collingwood, point d’attache du Grand Tronc sur la baie Géorgienne, en a quatorze ; celle d’Owen Sound, où se rattache la ligne du Pacifique Canadien avec les ports des grands lacs, en a quinze ; enfin, le chenal de la rivière Sainte-Claire, entre le lac Huron et le lac Érié, n’en a que seize ; en sorte que les grands steamers, qui tirent seulement vingt pieds d’eau et qui passent à la rigueur par le sault Sainte-Marie, ne peuvent se rendre jusqu’à Buffalo sans diminuer leur tirant d’au moins quatre pieds.

Lorsque la nouvelle voie ferrée sera construite jusqu’à Parry Sound, les mêmes steamers pourront s’y rendre avec leur chargement entier, ce qui aura pour effet de réduire de beaucoup les frais de transport, comparativement avec les routes suivies jusqu’à présent, le coût du fret étant d’autant moins élevé que le vaisseau est plus grand. Ajoutons à cela que les dimensions des vaisseaux des grands lacs vont en augmentant chaque année, et que bon nombre d’entre eux ont déjà atteint les dimensions des grands steamers océaniques ; ils ont même atteint jusqu’à leur vitesse extrême, qui n’est pas de moins de vingt milles à l’heure.

D’année en année la région propre à la culture des céréales s’étend de plus en plus vers le nord. Le Dakota, le Minnesota, le Nebraska et le Manitoba produisent aujourd’hui d’immenses quantités de blé pour lesquelles le débouché le plus voisin est Duluth, à la tête du lac Supérieur. Entre Duluth et Parry Sound il y a six cent cinquante milles de navigation lacustre, pour des vaisseaux d’un tonnage et d’un tirant beaucoup plus considérables que ceux qui vont à Buffalo ou qui passent par le canal Welland.

De ce seul chef les frais de transport se trouvent être de beaucoup moins élevés que par voie ferrée continue ou par eau et voie ferrée alternativement, comme sur la route de Buffalo et de New-York, la distance se trouvant abrégée de beaucoup et le tonnage des vaisseaux maintenu à son maximum.

Le commerce qui se fait sur le lac Supérieur atteint déjà des proportions colossales. L’an dernier, on a fait un relevé officiel de près de dix millions de tonnes passant par le sault Sainte-Marie, ce qui équivaut à dix fois tout le tonnage océanique du port de Montréal. Si à ce chiffre énorme nous ajoutons le tonnage qui passe par le lac Michigan, par Chicago et par Milwaukee, tonnage probablement deux fois plus élevé que celui du lac Supérieur, nous verrons que si la nouvelle route de Parry Sound, si courte et si économique comparativement, pouvait faire prendre à une fraction seulement de ce trafic colossal une direction nouvelle, elle apporterait à la voie du Saint-Laurent une telle augmentation et un tel développement commercial que tout le mouvement d’expédition, des deux ports de Québec et de Montréal réunis, ne serait rien en comparaison de ce que l’on verrait alors sur notre grand fleuve.

On comprendra aisément, n’est-ce-pas, qu’une pareille question vaut la peine qu’on s’en occupe sans retard et qu’on prenne tous les moyens de lui donner une solution pratique.

VI

Vous êtes-vous jamais arrêtés, Messieurs, pour jouir du spectacle que présente la rue Dalhousie, avec ses vingt pieds de largeur, à l’endroit où cette rue fait un détour, en se rétrécissant des deux-tiers, et où l’on a jugé à propos, comme de juste, d’installer côte à côte le bureau de la Traverse, le dépôt de l’Intercolonial, les salles d’attente et de fret du Québec Central, et une station de cochers plus considérable que toutes les autres stations de la ville ? Et maintenant, voici que les trains du Pacifique vont y passer à leur tour. Comment feront-ils ? C’est ce qu’on se demande.

L’été, quand les bateaux de la traverse déposent à cet endroit les voyageurs de l’Intercolonial, du Québec Central et autres, venant de toutes les directions, avec leurs malles, leurs effets quelconques, sans compter les voitures chargées qui viennent de Lévis ou qui s’y rendent, il n’y a absolument pas moyen de se retourner. C’est une confusion, une cohue et un embarras inexprimables. Ce n’est qu’avec peine et misère qu’on y arrive à se frayer un chemin, après avoir beaucoup attendu, et en courant le risque de voir sa voiture s’accrocher à une dizaine d’autres. Tout cet espace-là, où viennent aboutir tant de gens et de choses à la fois, appartient à messieurs les voituriers et charretiers de cette excellente localité. Ils sont là chez eux, ils s’emparent du terrain et nul ne peut éviter leurs obsessions et leurs circonvolutions autour de sa personne. Ils bloquent la rue aux trois quarts ; et, non contents de cela, ils vont encore jusqu’à traverser à Lévis pour y tympaniser et y circonvenir les voyageurs à leur descente des trains.

Sont-ce là, oui ou non, des choses à tolérer dans un pays civilisé, et allons-nous permettre à de pareils abus de fleurir encore bien longtemps ? Qu’est-ce que c’est donc le samedi, jour où les habitants viennent en foule de toutes les campagnes environnantes, avec leurs produits qu’ils étalent jusque sur la rue, une rue qui n’a pas seulement vingt-cinq pieds de largeur et qui fait un coude précisément à deux pas de là, afin que les agréments de l’endroit soient complets ? C’est alors que ça devient comme une collision générale, et cette collision dure au moins toute une matinée ! Un arpent plus loin, tout au plus peut-être, là où a été élevé le vaste et magnifique magasin de M. Thibaudeau, la rue Dalhousie s’ouvre subitement jusqu’à une largeur de soixante pieds et se prolonge ainsi jusqu’à la jetée Louise. On a dépensé pour cet élargissement je ne sais combien de milliers de dollars, mais on a eu bien soin de laisser la rue, avec ses vingt-cinq pieds de largeur à peine, là où précisément il aurait fallu l’élargir d’au moins quatre-vingts pieds.

La conclusion de ceci, c’est qu’il faut jeter à terre le marché Finlay, sans retard aucun, et transporter sur le terrain qu’il occupe tous les bureaux qui barricadent en ce moment l’autre côté de la rue. Il faut laisser le rivage libre, pour qu’on y puisse construire des quais, y manœuvrer à l’aise, y débarquer le fret, y apporter ou y écouler sans encombre des chargements de toute nature ; enfin, permettre qu’on puisse s’y remuer, si l’on veut que le commerce soit attiré là comme ailleurs et que cette importante section de notre rivage, si avantageusement située, soit utilisée sérieusement.


Le 3 mai de cette année, je me suis trouvé à la traverse justement comme il arrivait par le Pacifique une cargaison de Chinois en destination de Cuba, disait-on. Ils venaient dans les grandes voitures express de Campbell, par lots de vingt-cinq successivement, et on les dirigeait au fur et à mesure sur le quai de la traverse. Cette migration inouïe chez nous avait attiré, bien entendu, tous les curieux disponibles, lesquels forment une légion redoutable dans Québec, quand ils ont seulement le temps de se rassembler. Mais, cette fois, tout le monde avait été surpris très inopinément, en sorte qu’il n’y avait guère plus de 70 à 80 de nos excellents concitoyens, la bouche grande ouverte. Eh bien ! il suffisait de ce petit nombre de curieux, d’une vingtaine de cochers avec leurs voitures, stationnant sur la rue même, et d’une cinquantaine de Chinois descendant des express, pour arrêter complètement la circulation.

Quel singulier peuple que ces Chinois ! Personne n’en veut et l’on ne peut s’en passer nulle part. On les demande à cor et à cris et, en même temps, on veut les renvoyer ! Il leur suffit de passer pour causer de l’émoi et pour embarrasser les voies publiques. Et dire qu’ils sont quatre cent millions comme cela, en Chine, tous avec une queue derrière la tête ! Trois cent quatre-vingt-dix-huit millions de plus que de Canadiens ! Est-ce que c’est juste, cela ?

Mais ne craignons pas toutefois de les voir nous déborder. Nous allons bien, de notre côté, nous aussi. Nous sommes en pleine période de peuplement, de reproduction à outrance, et Dieu sait quand ça va finir et jusqu’où cela va nous mener ! Il s’agit de peupler de Canadiens tout le continent américain… le monde entier, quoi ! Il faut que nous allions jusqu’en Chine même. Puisque les Chinois viennent chez nous, allons leur faire concurrence jusque chez eux, mais… avec des Canadiennes.

Déjà certains de nos nationaux sont établis au Japon, au Tonkin ; on les trouve partout. En voilà même qui viennent de partir en expédition pour l’Alaska. Eh bien ! Vous allez voir là, au milieu des glaces, une paroisse canadienne avant dix ans. Et puis, nous ne faisons que commencer, nous, tandis que les Chinois achèvent. Voilà plus de cinquante siècles qu’ils font ce jeu-là, et, nous, à peine plus de deux. Encore quarante-huit siècles devant nous !…

Un autre abus à réformer, Messieurs, c’est le vent de nord-est. En voilà un gaillard qu’il va être difficile de mettre à la raison ! Chose singulière ! Cet exécrable et inévitable coucheur n’avait guère fait son apparition de tout l’hiver, laissant le champ libre au vent de nord-ouest, qui, lui, s’en est donné à son saoûl et nous a glacés pendant les quatre premiers mois de 1893. Mais comme le nord-est s’est rattrapé au printemps ! Quelle belle fureur ! Quel déchaînement de toutes les outres célestes, accompagné de tous les brouillards qui ont pu se ramasser dans le golfe pour venir fondre sur nous, en bavant la tempête sur toutes nos côtes !

Le nord-est, par son caractère agressif, violent et brutal, est une cause d’horripilation et d’épouvante pour les Québecquois. Mais raisonnons juste. C’est précisément par sa violence même que ce vent-là nous a rendu d’incalculables services. Voyez-vous, quand il souffle, comme il aime à souffler dans ses bons moments, il retient le cap Diamant qui, lui, ne demande qu’à dégringoler, et fait de son mieux pour cela, avec la complicité du gouvernement fédéral. Il refoule le cap et l’empêche par conséquent de culbuter sur ce qui reste de maisons et d’habitants au Foulon. Sans le vent de nord-est, la moitié du cap au moins, après avoir tout écrasé dans une intéressante cascade, serait rendue aujourd’hui dans le fleuve et rendrait impossible le trajet de n’importe quel steamer. Allons donc avec circonspection dans les réformes, de ce côté-là.

VII

Messieurs, bien des causes ont retardé jusqu’à présent l’essor de Québec et l’ont empêché de devenir une grande ville, quand la nature l’avait fait pour cela et que tout semblait vouloir y contribuer. Mais je crois pouvoir signaler sans crainte, comme la plus funeste des causes l’absence d’esprit public.

« Chacun pour soi », « tirons notre épingle du jeu et que les autres s’arrangent ». Telle semble avoir été notre devise jusqu’à ces derniers temps. — Or, une ville ne peut espérer aucun progrès si chacun tire de son côté. Vous avez sans doute entendu exprimer souvent bien des indignations au sujet de l’égoïsme des grandes villes. C’est là un des préjugés les plus impardonnables que je connaisse. Les grandes villes ont un bien autre sentiment que les petites de la solidarité humaine et de l’intérêt bien entendu. Celui-ci ne peut exister et ne peut être satisfait au détriment des autres intérêts. Quand bien même mon magasin serait bondé de stock, si je vis au milieu d’une population pauvre, personne ne viendra acheter chez moi ; j’ai donc tout intérêt à ce que mes voisins soient riches, si je veux éviter de faire banqueroute avec mes caves et mes greniers regorgeant de marchandises.

Ce sont là choses d’une simplicité si élémentaire qu’on a presque honte d’en faire mention. Eh bien ! c’est ce que bien peu de gens comprennent encore chez nous, et c’est ce que tout le monde comprend dans les grandes villes. Ici, nous avons toutes les misères imaginables à faire sortir vingt-cinq centins des banques, pour nous aider dans une entreprise quelconque ; aussi, tout languit et Québec reste une petite ville, où il y aurait pourtant des merveilles de spéculations à faire pour ceux qui voudraient venir tant soit peu à la rescousse de leurs voisins entreprenants.

Il faut à tout prix que ce reste d’esprit étroit du passé disparaisse, si nous voulons que notre ville prenne une autre allure. Il disparaîtra, vous pouvez en être certains ; il est déjà bien malade aujourd’hui, demain il agonisera.

Dans un autre ordre d’idées, ce qui a encore empêché le développement et l’expansion de la ville de Québec, c’est d’abord cette triple ceinture de fer et de pierre qui nous emprisonne ; c’est cette série de cercles qui, comme des cercles concentriques, se resserrent de plus en plus autour de nous jusqu’au cœur de la ville. C’est en partie les propriétés de main-morte qui barrent le chemin ; c’est surtout le gouvernement militaire qui nous tient partout, à la tête, à la gorge, aux reins et aux jambes, et sans la permission duquel nous ne pouvons ni nous retourner ni avancer d’aucun côté ; enfin, c’est l’inertie d’un grand nombre, leur répugnance pour tout ce qui transforme les aspects auxquels ils sont habitués et qui leur fait aisément confondre l’amour des monuments, des traditions dignes d’être conservées et des souvenirs historiques ayant une valeur et une signification réelles, avec des choses absolument indifférentes comme institutions ou comme constructions, avec ces vestiges encombrants du passé auxquels ne se rattache ni prestige, ni tradition, et qui sont aujourd’hui de simples obstacles, sans aucune raison d’être ni justification possible.

Ainsi, nous sommes enserrés d’abord par les remparts, premier cercle ; après les remparts, par les glacis, et enfin, moins d’un mille plus loin, par les barrières.

À peine est-on sorti de l’enceinte de la ville par une suite de manœuvres adroites, mais lentes, que l’on tombe le nez sur les barrières ; les barrières vous arrêtent et vous coupent le chemin au moment où vous commencez à humer l’air pur de la campagne. Ce sont des monuments, aussi, je suppose, les barrières ? Il faut payer un tribut pour les franchir, par dessus le marché. Connaissez-vous rien de plus odieux que de ne pouvoir faire deux pas en dehors de la ville sans payer dix-huit sous ? Connaissez-vous une imposition plus vexatoire, plus intolérable que celle-là ?

Il nous faut avant tout de l’espace, de la circulation libre, libre pour toutes fins que de droit, si nous voulons que le Québec futur ouvre sa poitrine et étende ses membres. Et, pour cela, il faut commencer par trouer les remparts. Oh ! soyez tranquilles ; je ne demande pas qu’on prive à jamais les Québecquois de la vue exquise que leur offre cette ceinture de pierre si pittoresque, si élégante et si chère à leurs yeux. Chère ? On ne sait pas pourquoi, par exemple. Ce que les remparts nous disent, ce qu’ils sont pour nous, quel intérêt historique ils peuvent avoir, autant de questions. Ce qu’ils donnent à notre ville d’originalité et de cachet comme le clamaient dernièrement quelques journaux, cela au moins n’est pas une question. Je sais bien qu’il est de mode, chez certaines personnes, de trouver que tout ce qui touche à la physionomie militaire de Québec a nécessairement du cachet et de l’originalité, qu’il s’y rattache nécessairement des souvenirs historiques, que c’est là surtout ce qui attire chez nous les étrangers, ce qui fait leur admiration et donne à la cité de Champlain son caractère unique.

Je connais tout cela, mais je sais aussi tout ce qui entre de convention, de tradition irréfléchie et de parti pris dans ces protestations. Je sais ce que valent ces engouements de commande et ces indignations magnifiques, qui parcourent toute la gamme des cris de paon ; mais je ne sais pas ce qu’ils signifient.

Oh ! Messieurs, il faut réagir énergiquement, et tout de suite, contre ce préjugé qui se dresse devant nous comme un obstacle, chaque fois que nous voulons nous débarrasser d’une véritable nuisance, sous prétexte que cette nuisance est ancienne. Il faut étouffer ces appels béats aux souvenirs, à l’originalité, à l’antique, lorsqu’ils se font entendre hors de propos, lorsqu’ils n’ont aucun sens ni aucune raison d’être. Il faut aussi nous bien mettre dans la tête que ce qui attire ici les étrangers, ce qui les frappe, les retient et les ramène chez nous, n’a rien à faire avec notre monumentalité militaire ni avec rien de ce que nous nous imaginons à ce sujet.

Ce qui les attire, ce qui les fascine, c’est la saveur particulière et piquante d’une ville comme la nôtre, dont ils ne trouvent nulle part l’image sur le continent américain ; c’est, c’est,… je n’en finirais plus s’il me fallait donner toutes les raisons de cet attrait ; mais ce n’est assurément ni nos remparts, ni nos portes, ni nos fossés, ni les terribles canons qui gisent, la gueule entr’ouverte et les jarrets repliés, dans certains endroits extraordinaires d’où l’on peut être sûr de vomir la mort à des distances incommensurables.


Et nos portes maintenant. Ah ! Les portes, les portes ! Pour elles, du moins, la question est réglée. Il est entendu qu’elles doivent être éternelles, puisque nous avons pris la peine de les reconstruire, après les avoir démolies. Nous avons reconstruit entre autres la porte Saint-Jean. Voyez ce monument impérissable. Contemplez-moi un peu cette architecture municipale et dites-moi s’il n’y a pas là de quoi attirer des légions d’étrangers.

Il y avait là autrefois une vieille porte renfermant un seul passage de dix pieds de largeur environ, où les voitures ne pouvaient se rencontrer, bien entendu, et une sorte de tanière, ouverte aux deux bouts, par où se glissaient les piétons. Cette vieille porte, toute noire et repoussante qu’elle fût, avait du moins, elle, un cachet et voulait dire quelque chose. On l’a remplacée par cette espèce de cercueil de pierre à l’usage des vivants. Ah ! voilà où nous pouvons nous vanter d’avoir réussi et d’en avoir eu pour notre argent ! Dire qu’il n’en a coûté que trente-cinq mille dollars pour édifier cette quadruple arcade où défilent voitures et piétons, et qui offre dans toutes les saisons un abri sûr, avec cette variété singulière que, lorsqu’il fait très beau au dehors, il pleut invariablement sous la porte Saint-Jean !

Les architectes de cet incomparable morceau n’avaient pas un instant songé que l’eau de pluie, traversant presque sans interruption l’épaisse couche de terre qui recouvre la porte, arriverait au ciment qui rattache les pierres et le traverserait à son tour, pour tomber ensuite, goutte à goutte, et le plus innocemment possible, sur la nuque des passants. Les conseillers de ville, habitués à toutes les finesses, eurent un jour l’idée de remédier à ce petit inconvénient, et ils firent appliquer une voûte en fer blanc à l’une des arcades de piétons, mais à une seule, remarquez-le bien, en sorte que si l’on veut recevoir un bain de gouttes calculées, même par le temps le plus sec, on n’a qu’à passer par l’autre arcade, qui se trouve précisément du côté du marché principal de la ville, par où vont et viennent le plus grand nombre de gens, à certaines heures de la semaine.

Il y a un peu plus de vingt ans, nous avions encore les 2 vieilles portes, ces espèces de trous noirs, cintrés et voûtés, dans lesquels voitures et piétons semblaient disparaître et être engloutis, quand ils y entraient. Et pourtant on les a enlevées ! Et pourtant ces vieilles portes représentaient bien autre chose que les remparts actuels ! Est-ce que tout le monde n’est pas content aujourd’hui de leur disparition ? Notre glorieux passé en a-t-il souffert ? Cette amputation indispensable a-t-elle diminué en quoi que ce soit l’originalité, le prestige et le cachet de notre ville ? Au contraire, elle les a de beaucoup augmentés, en ouvrant librement la vue sur les plaines d’Abraham, sur le chemin St-Louis jusqu’à Sillery, et sur la vallée de la rivière St-Charles jusqu’aux premiers contreforts des Laurentides.

Jadis, le mur qui surmonte l’arête du cap, le long de la rue des Remparts, entre l’Université Laval et la Côte du Palais, avait douze à quinze pieds d’élévation, et il était percé, à mi-hauteur de la Côte de la Ste-Famille et de celle du Palais, de deux infectes portes avec leurs corps-de-garde noirs et chassieux, qui donnaient à la ville une physionomie renfrognée et l’aspect d’un deuil sale. On ne pouvait rien apercevoir au-delà de ce mur, si ce n’est les sommets les plus élevés des Laurentides. Est-ce que c’était bien pittoresque, cela ?

On a réussi, après force instances et remontrances, à faire abaisser ce mur d’une dizaine de pieds, en sorte qu’il n’en a plus maintenant que trois environ de hauteur. On a posé un trottoir au pied de ce mur, ce qui permet aujourd’hui d’aller tout le long des remparts jusqu’au Palais, chemin jadis impraticable. On a tellement diminué le monticule qui se terminait en escarpement au bout de ce chemin qu’aujourd’hui on s’aperçoit à peine de la légère déclivité qui subsiste, et puis on a ouvert au regard tout l’immense panorama qui s’étend de l’Ancienne Lorette à Ste-Anne de Beaupré.

Quelqu’un prétendra-t-il que le pittoresque et le cachet de notre ville n’ont pas énormément profité de cette amélioration ?

Eh ! messieurs, je n’en finirais plus si je me laissais aller à tout ce que comporte cette partie essentielle du sujet vaste et compliqué que nous traitons ici ce soir. Essentielle, dis-je, oui, certes, car s’il est une question d’une urgence pressante, impérieuse, s’il est une nécessité qui s’impose aujourd’hui et qui renversera avant peu toutes les résistances possibles, c’est celle de la circulation libre, c’est celle de toutes les rues des faubourgs se prolongeant sans obstacle jusqu’au cœur de la ville.

Il n’est pas nécessaire pour cela, vous le comprenez, de démolir entièrement les remparts. Oh ! non, personne d’entre nous ne serait capable d’un pareil sacrilège. Mais qu’on les éventre, qu’on leur fasse de larges brèches, qu’on élargisse la porte Saint-Louis au moins à l’égalité de la Grande Allée, qu’on jette à terre sans un pleur la porte Saint-Jean — elle en a assez fait couler, sans compter ceux qu’elle verse sur nos têtes depuis vingt-cinq ans ; — qu’on ouvre, en face du Palais Législatif, une large avenue, plantée d’arbres, qui aboutira à la rue d’Auteuil, qu’on prolonge les rues d’Aiguillon, Richelieu et Saint-Olivier jusque dans l’enceinte de la ville, et qu’on établisse, au-dessus de toutes les brèches ainsi pratiquées, d’élégantes passerelles qui réuniront entre elles toutes les sections des remparts et nous donneront une des plus belles promenades du monde entier, une promenade unique, vraiment digne du cadre que la nature a fait à notre vénérable cité, digne enfin des conceptions artistiques de lord Dufferin qui avait eu le premier l’idée de ce que nous proposons maintenant, et aurait travaillé de toutes ses forces à donner suite à cette idée, s’il fût resté plus longtemps parmi nous.

VIII

Il est donc vrai, Messieurs, qu’on va nous enlever le break-neck, cet aimable casse-cou qui, sous le nom d’escalier, nous précipitait, par une suite de hoquets de tous les membres, de la côte de la Montagne au bas de la rue Champlain ! Beaucoup de ces maniaques, qui confondent l’amour de l’antique avec le goût des vieilleries incommodes et malfaisantes, vont sans doute verser un pleur amer sur la démolition de l’escalier Champlain, et bon nombre d’étrangers, qui auront inscrit le break-neck sur leur calepin comme une des curiosités de notre ville, n’en trouveront même plus la trace, quand ils viendront nous voir aux mois de juillet et août prochains. Heureusement pour eux qu’il leur restera bien d’autres spectacles analogues pour les consoler ?

À défaut du break-neck, ils pourront déguster par exemple le spectacle de la rue Champlain, dont on conserve, avec une stupéfiante sollicitude, les moisissures en forme de maisons et les débris appuyés les uns contre les autres. On se demande en vérité comment ces choses branlantes, qui furent jadis des maisons, tiennent encore debout. Si l’on appuyait le doigt sur l’une d’elles, on l’enfoncerait jusqu’au coude, tant elles semblent n’être qu’un amas de poussière agglutinée, retenu en vertu de quelque loi mystérieuse.

Du haut de la terrasse, on peut voir là tout ce que la décomposition et la décrépitude sordide ont de mieux illustré. On y voit depuis des années, avec la même indignation et le même dégoût, les mêmes haillons en pierres et les mêmes loques en briques et en bois, monceaux informes, béants, éventrés, rongés aux faces et aux angles, s’arcboutant le long du cap, faisant face à une ligne de quais pourris et à d’autres pâtés de maisons hideux, vaguement troués d’ouvertures borgnes et chassieuses qui simulent des fenêtres, et aboutissant à une voie étroite, étouffée, qui passe en rampant le long du fleuve et se termine par une succession de débris aux extrémités de ce qu’on appelle la ville, vers le Cap Blanc et Sillery.


Voilà le spectacle que l’étranger peut contempler lorsqu’il arrive de Montréal par le fleuve, un beau matin d’été radieux et lumineux. Voilà ce que la ville de Champlain, la capitale de la province, peut lui offrir à première vue, et rien n’indique que la honte nous prendra suffisamment un jour pour nous décider à raser cette plaie que nous avons au pied, juste en bas de la terrasse, à l’endroit même d’où l’œil embrasse un des plus beaux panoramas du monde.

Mais je me trompe. La rue Champlain, dans son état actuel, ne peut désormais subsister longtemps.

Elle est condamnée par le Québec nouveau qui va sans hésiter réclamer tout l’espace disponible, et sa démolition décrétée assurément dans le programme des reconstructions futures, qui n’a pas encore été formulé, mais qui est au fond de bien des esprits, ne tardera probablement pas à suivre d’assez près celle de l’illustre break-neck.


Messieurs, je crois que je ne surprendrai ni ne blesserai personne en disant que nous sommes en retard sur la plupart des villes du continent pour une foule de choses. Mais tout cela va se corriger maintenant que nous paraissons nous être réveillés tout de bon et que nous avons le cœur à sortir du marasme. D’une réforme, d’un progrès nous allons passer à un autre progrès, avec autant de prestesse que nous avons mis de lenteur à nous décider, et c’est pour cela qu’il va suffire de quelques années seulement pour transformer Québec du tout au tout, puisqu’il y a une foule de choses ou à supprimer, ou à améliorer, ou à transformer ou à créer, qui sont toutes mûres à la fois pour ces améliorations ou ces créations.

Ainsi, par exemple, nous n’avons à Québec pour ainsi dire aucune espèce d’industries, en dehors de celle du cuir. Nous n’avons aucune fabrique de pelles, ni de haches, ni de fourches, ni d’outils quelconques en fer pour les ouvriers, tandis qu’à Montréal on trouve les industries les plus diverses en grand nombre. On y trouve des fabriques de peintures, de miroirs, de cadres, de moulures, de glaces énormes en verre dépoli, de clous, d’outils et d’instruments de toutes les variétés pour les ouvriers et les cultivateurs. Nous faisons venir tous ces objets-là de Montréal, comme si c’était d’un pays étranger, et pendant ce temps-là nos banques regorgent de capitaux improductifs. Il y a jusqu’à quatorze millions de dépôts, qui sommeillent dans les banques réunies de la capitale. À la Caisse d’Économie seule, il y en a, m’a-t-on dit, quatre millions ! Que dites vous de ces chiffres ? Quatorze millions de dollars immédiatement disponibles, qu’on laisse inactifs dans une ville et dans une vaste section de la province où tout est à créer, où l’on pourrait, entre autres choses, faire des merveilles pour l’agriculture, pour le commerce, pour l’industrie, pour la lutte contre le climat, pour l’amélioration et la multiplication des communications, pour la fondation d’écoles spéciales, dont l’absence est une cause d’infériorité désastreuse pour nos nationaux ; où l’on pourrait encore établir des bains publics, construire des maisons spacieuses, dont chaque étage suffirait à loger une famille à l’aise, convenablement et même presque luxueusement, des maisons pourvues de toutes les commodités et facilités modernes, installées et aménagées infiniment mieux que le sont les maisons ordinaires, louées à un seul particulier, et que, pour cette raison, les propriétaires n’osent pas doter des excellentes améliorations, introduites dans toutes les maisons de rapport depuis une vingtaine d’années.

Comment, messieurs ! Dans une ville entourée d’eau comme Québec, il n’existe pas un seul bain flottant ! Allonsnous être obligés d’aller prendre jusqu’à des bains à Montréal par hasard ? Nous n’avons pas non plus de bain turc : mais, en revanche, il est vrai, nous avons trois ou quatre buanderies Chinoises.

Eh ! Mais tout, tout est à faire ici, et nous avons quatorze millions, empilés les uns sur les autres dans les banques, qui sont là à se regarder probablement, car que faire dans les banques à moins que l’on ne se regarde, quand on a l’insigne honneur d’être parmi les capitaux ? Il y a une foule de spéculations assurément avantageuses à tenter, sur une échelle ou petite, ou moyenne ou grande, à discrétion, et nous n’en tentons aucune, parce que nous avons encore la chair, les os et l’âme pétris de cette douce et aimable inertie que nous ont transmise nos pères, sans nous rendre compte que nous vivons dans un temps bien différent du leur, dans un temps qui a bien d’autres exigences, bien d’autres nécessités, et que la concurrence vertigineuse du travail dans tous les pays, dans toutes les villes du monde, ne nous permet plus de fumer du matin au soir notre bon tabac canadien, satisfaits de retirer nos petits dividendes et n’ayant nulle autre préoccupation que d’ajouter encore quelques billets à la pile de ceux qui gisent dans les coffres des banques, et dont la seule pensée nous fait fondre l’âme.

IX

Bien différent des particuliers qui thésaurisent, notre Conseil de Ville ne sait même pas où prendre de l’argent pour les plus modestes et les plus pressantes améliorations que l’on réclame depuis des années déjà. Connaissez-vous rien au monde de plus maigre et de plus défoncé que le trésor municipal de Québec ? On dirait un habitué de Joe Beef, avant d’avoir pris du Gold Cure.

Néanmoins, malgré sa pénurie légendaire et incurable, j’allais dire systématique, car il est impossible qu’il n’y ait pas un peu de parti pris dans une pauvreté si bien entretenue, notre Conseil de Ville va nous faire construire cette année trois postes de pompiers, mais il n’est encore nullement question de donner aux citoyens de l’eau potable. On ne fait aucune différence entre l’eau pour éteindre les incendies et l’eau pour boire. La première des conditions, la condition essentielle pour l’hygiène d’une ville, c’est un approvisionnement constant de bonne eau potable, mais nous n’avons pas les moyens, paraît-il, de nous prémunir contre les maladies infectieuses de toute nature qui résultent de la contamination de l’eau… Alors, n’en parlons plus.

Si nous sommes condamnés à boire une eau qu’il faudrait filtrer trois fois avant de l’avaler, en revanche nous allons avoir un nouveau jardin public, sur l’emplacement de l’ancien palais législatif.

À la suite d’instances qui ont duré un temps incalculable, nous sommes parvenus à obtenir du gouvernement fédéral l’usage de ce terrain, pour une période de vingt et un ans, moyennant un prix très modeste. Le gouvernement fédéral ne veut pas spéculer avec nous, mais il tient à ne pas nous laisser oublier que nous sommes sous sa dépendance, et le gouvernement militaire est intervenu, de son côté, dans cette transaction, se réservant un certain nombre de pieds de long de la bordure extérieure du terrain, pour y ériger des défenses, des redoutes ou des batteries, lorsque nous serons en guerre avec les Patagons.

Voilà vingt ans qu’on parle d’un escalier au bout de la rue Hébert et d’un autre dans la côte à Coton, afin d’épargner aux piétons le long détour qu’ils y sont obligés de faire. La question, pour le moment, est d’avoir encore vingt ans devant soi pour pouvoir en parler plus à son aise.

On prétend qu’une amélioration certaine, pour cette année même, sera le percement de la rue Saint-Paul, en ligne droite, à l’endroit où elle fait l’énorme coude que vous connaissez : ce sera dans le but de la rattacher directement à la rue Saint-André. Celle-ci, au lieu de se diriger vers la ville, comme la circulation et les communications du commerce l’exigent, court aboutir au quai du Gaz, où elle n’a pas affaire du tout. On se propose donc de faire là une rectification indispensable.


L’année dernière, on avait commencé à parler beaucoup d’un tramway électrique élevé, et on le donnait même comme sur le point d’être construit. Évidemment, cela allait trop vite. Aussi a-t-on entendu aussitôt s’élever de tous côtés les protestations d’une foule de citoyens effarouchés.

Comme on pouvait s’y attendre, la chose fut arrêtée net. Alors, on se rabattit sur un tramway électrique, au ras de terre. Ah !… Là, c’était encore pis. « Nos rues étaient trop étroites ! Mille accidents allaient survenir ! La circulation deviendrait impossible. »… Enfin, bref, on lâcha le tramway abaissé comme on avait lâché le tramway élevé, mais on garda scrupuleusement les rues étroites.

Maintenant, la question revient un peu, très discrètement, très doucettement sur le tapis, et même deux camps se sont formés au sujet du tramway élevé.

Deux camps, c’est rien que pour commencer !…

Les uns voudraient que la Cité réservât un vaste terrain pour en faire un parc, entre les chemins Sainte-Foye et Saint-Louis, ou sur la rivière Saint-Charles ; les autres voudraient prolonger le tramway jusqu’à la chute Montmorency et faire le parc à cet endroit.

Que ce soit ici ou que ce soit là, il semble qu’on est d’accord au moins sur la création d’un parc, de même qu’on l’est sur la situation des points de repère essentiels de la ligne, qui seraient établis aux débarcadères des « steamboats, » aux stations de chemins de fer et à l’hôtel Château-Frontenac.

Les gens de Saint-Roch, qui sont toujours en avant des autres, qui représentent l’élément jeune, actif, libéral et aventureux de la population québecquoise, ont aussi de leur côté des projets grandioses.

Ils voudraient raser le côté gauche de la rue du Palais, déblayer et débarrasser tout le terrain depuis là jusqu’à la rue Saint-Roch, en ne retenant debout que les restes du château Bigot, faire disparaître les marchés à foin et à bestiaux qui s’y trouvent, très incongrûment, en présence de ruines historiques, et les remplacer par un parc élégant, artistiquement aménagé, où la population de cet immense faubourg trouverait le dimanche un bel endroit de promenade et de récréation.

Assurément, la réalisation de ce projet donnerait à l’étranger qui arrive à Québec par le chemin de fer du Pacifique, et qui y arrivera bientôt par celui du Grand Nord, une autre idée de notre ville que celle qu’il ne peut manquer d’avoir, en apercevant, dès sa descente du train, cet entourage de cours de bois, ces misérables constructions et ces ignobles enclos qui s’offrent à sa vue. Il n’est que juste que la population de Saint-Roch ait aussi son parc, et nul endroit n’offre une situation plus favorable à cet objet que le large terrain du Palais.

Allons encore plus loin. On parle aussi d’ouvrir une route en ligne droite du pont Dorchester à Charlesbourg, et de doter cette route d’un service régulier de tramways plusieurs fois par jour. Ajoutez qu’au bout de la ligne, il y aurait aussi un parc et que les promeneurs ou touristes y trouveraient des voitures de cochers qui les conduiraient dans toutes les directions, soit à Lorette, soit au lac Saint-Charles, soit au lac Beauport, à leur choix. D’un autre côté, on relierait cette route au village Stadacona par une route nouvelle, tracée autant que possible le long de la rivière Saint-Charles, et bordée d’un large trottoir, de façon à en faire une promenade privilégiée, le dimanche, pour le grand nombre de personnes qui, tout en voulant respirer l’air libre en dehors de la ville, ne peuvent aller au loin, à la campagne.

X

Et maintenant, Messieurs, il faut conclure.

Vous avez vu, dans le cours du dernier demi-siècle, sortir du néant des villes qui ont aujourd’hui des centaines de mille âmes et qui sont devenues les sièges d’industries qui alimentent le monde entier. Ce développement inouï, cette croissance phénoménale, elles les doivent à la nature, à leur situation géographique jusque là comme inaperçue, à des circonstances se déplaçant ou prenant une importance soudaine, mais surtout aux hommes qui ont voulu et qui ont su tirer parti de cette situation et de ces circonstances.

Il n’est pas dit que l’enfantement de pareils prodiges ait épuisé l’avenir et que, désormais, l’immense sein de la jeune et féconde Amérique sera incapable de semblables gestations. Eh ! Mais c’est à peine si l’énorme tronçon de ce continent, qui s’étend entre le 45e et le 50e degré de latitude nord, et du Pacifique à l’Atlantique, est ouvert à l’investigation et à l’activité humaines. Ses ressources merveilleuses, inépuisables, sont à peine connues, beaucoup d’entre elles encore inexploitées. Il ne pourra donner sa mesure pleine et entière que lorsque toutes ses industries auront été développées et lorsque tout le Nord-Ouest, mis en culture, sera devenu le grenier de la vieille Europe, lasse de produire, et de ce continent nouveau, demeure de deux cent cinquante millions d’hommes, l’Afrique, veux-je dire, que la civilisation ne vient que d’entamer et dont l’occupation européenne, s’étendant et s’affermissant de plus en plus, va faire un marché nouveau où pourront s’écouler, pendant des siècles encore, les produits agricoles de l’Ouest canadien, ceux des champs et des forêts de l’Est.

Il faudra bien donner à cette production nouvelle, qui n’aura pour ainsi dire pas de limites, des entrepôts nouveaux. Il faudra lui donner des ports pour recevoir et expédier ce qu’elle leur apportera sans cesse. Déjà le port de Montréal est engorgé, incapable de contenir davantage. La Compagnie du Pacifique a des trains de grains sans nombre qui attendent de pouvoir se débarrasser de leur chargement. Elle est venue ici chercher un nouveau débouché et elle construit un élévateur qui n’est que le premier d’une demi-douzaine d’autres qui vont suivre.

Les lignes de chemins de fer existantes vont devenir insuffisantes pour le transport de produits capables d’alimenter trois continents. C’est pour cela qu’outre la nouvelle ligne de Parry Sound et du Grand-Nord, celle du Labrador va devenir d’une nécessité pressante ; les besoins du commerce l’exigeront, et l’on verra se former, entre l’Ouest et le rivage septentrional de l’Atlantique, une série de grands entrepôts, rendus indispensables, qui auront chacun leur part du commerce d’expédition.

Alors, on verra Québec prendre décidément et définitivement la place que la nature et le développement illimité de la production de l’Ouest lui commandent de prendre. Le chemin de fer du Pacifique, celui du Grand-Nord et celui du Labrador l’alimenteront également. Celui du Pacifique surtout va trouver tellement d’avantages pour lui dans les améliorations du havre de Québec, dès que sa ligne de steamers rapides sera mise en activité, qu’il sera comme entraîné forcément dans le courant du brusque et irrésistible élan imprimé à notre ville, et qu’il deviendra avec le Grand-Tronc, avec le Grand-Nord et le Québec Central, l’un des agents de la construction du pont qui devra relier avant longtemps la vieille capitale avec le reste du continent.

Car, remarquez-le bien, Messieurs, tous ces chemins de fer, que je viens de nommer, auront un intérêt égal un jour au développement et à la prospérité de Québec, et ce sont eux qui construiront ce pont si longtemps désiré et toujours suspendu.

Les directeurs du Pacifique, qui ne sont pas des rêveurs ni des illusionnistes, ont bien compris ce que je vous expose si imparfaitement en ce moment, et ils ont pris leurs mesures ; ils ont pris les devants comme c’est leur habitude ; ils ont construit un hôtel et un élévateur, sachant très-bien que le cours du fleuve humain et commercial va changer de direction, et qu’il leur faut être prêt pour le jour où leurs grands steamers viendront verser sur nos quais leurs flots d’hommes, leurs riches cargaisons, et en prendre d’autres en échange.

Nous assistons, Messieurs, seulement à l’éclosion d’une transformation prodigieuse qui va s’opérer d’ici à quelques années. La construction de l’hôtel et de l’élévateur ne sont que des incidents, des symptômes précurseurs ; ce sont des effets et non pas des causes, et bien naïf celui qui les envisagerait comme des points de départ indépendants de circonstances impérieuses, et comme des créations dues à un esprit d’entreprise aventureux qui cherche simplement des champs nouveaux où s’exercer. Non, ces constructions ne sont que des résultantes, mais elles indiquent clairement et victorieusement à tout esprit tant soit peu observateur ce qu’il y a en réserve derrière elles et de combien de conséquences nombreuses elles vont être suivies.

Laissez-moi donc vous dire, Messieurs, et je crois en avoir le droit au point où nous en sommes arrivés de l’exposition que je viens de faire devant vous, laissez-moi donc vous dire, et cela sans hésitation, sans crainte d’amener sur vos lèvres le plus léger, le moins incrédule sourire, que Québec va devenir un de ces grands entrepôts que je vous signalais il y a un instant, une des grandes villes du continent américain, un de ses principaux ports d’expédition. D’ici à un quart de siècle nous allons voir toute la rive de Beauport, jusqu’à la chute Montmorency, se border de quais, et la chute elle-même devenue le grand pouvoir actionneur d’une foule d’industries, de l’éclairage et du chauffage de la région environnante, des moulins où se fera la mouture du blé de l’Ouest, des scieries, des fabriques en général, de tout enfin ce qui offrira à la population de Québec quintuplée un champ de travail et d’entreprise.

Messieurs, je ne me berce pas à plaisir d’illusions, ni ai-je l’idée de vous en bercer. J’ai voulu vous dire ce soir ce que je voyais, ce que je sentais comme devant être l’avenir assuré de la ville chère entre toutes aux Canadiens-Français.

Au printemps, dès que les premiers chauds rayons du soleil animent le sol paralysé par six mois d’hiver et font courir la sève figée dans les troncs et les branches des arbres, vous voyez en un jour les bourgeons apparaître et s’ouvrir, la terre se couvrir subitement d’une abondante et ruisselante verdure, les forêts se revêtir d’un doux et luxueux feuillage, le sol, attendri par les tièdes baisers de l’air, s’offrir sans résistance au soc de la charrue, la nature entière transformée, sortie de son long sommeil avec une physionomie, une jeunesse et une vigueur nouvelles.

Ainsi fera Québec sortant, au printemps de « 93 », de son sommeil de cinquante ans. Ce printemps va se prolonger quelques années sous nos yeux ; mais, avec le siècle prochain qui, déjà, nous tend les bras, nous entrerons en pleine floraison, et le Québec de l’avenir luira dans toute sa beauté et sa splendeur aux yeux de ceux qui n’auront pu contempler jusque là que le Québec du passé.

Séparateur