CHAPITRE VII

OUBLI D’IMPRESSIONS ET DE PROJETS


A celui qui serait tenté de vanter l’état de nos connaissances actuelles concernant la vie psychique, il n’y aurait qu’à rappeler l’ignorance où nous sommes en ce qui concerne la fonction de la mémoire, pour lui donner une leçon de modestie. Aucune théorie psychologique n’a encore été capable de donner une explication d’ensemble du phénomène fondamental du souvenir et de l’oubli ; et même l’analyse complète de ce qui est effectivement observé est encore à peine commencée. L’oubli nous est peut-être devenu plus énigmatique que le souvenir, depuis que l’étude du rêve et de phénomènes pathologiques nous a appris que même les choses que nous croyons avoir depuis longtemps oubliées peuvent subitement réapparaître dans notre conscience.

Nous sommes toutefois en possession de quelques points de vue, peu nombreux il est vrai, mais qui, nous l’espérons, ne tarderont pas à être universellement reconnus. Nous considérons que l’oubli est un processus spontané, au déroulement duquel nous pouvons attribuer une certaine durée. Nous faisons ressortir le fait que, dans l’oubli, il se produit une certaine sélection entre les diverses impressions qui se présentent, ainsi qu’entre les détails de chaque impression et de chaque événement vécu. Nous connaissons quelques-unes des conditions qui sont nécessaires pour que se maintienne dans la mémoire et pour que puisse être évoqué ce qui, en l’absence de ces conditions, serait oublié. Mais dans d’innombrables occasions de la vie quotidienne nous pouvons constater à quel point nos connaissances sont incomplètes et peu satisfaisantes. Qu’on écoute seulement deux personnes ayant reçu les mêmes impressions extérieures, ayant, par exemple, fait un voyage ensemble, échanger, au bout d’un certain temps, leurs souvenirs. Ce qui s’est fixé dans la mémoire de l’un est souvent oublié par l’autre comme si cela n’avait jamais existé, et sans qu’on puisse dire que l’impression dont il s’agit ait eu plus de signification pour l’un que pour l’autre. Il est évident qu’un grand nombre des facteurs qui président à la sélection des faits à retenir échappe à notre connaissance.

Désireux d’apporter une petite contribution à la connaissance des conditions de l’oubli, j’ai pris l’habitude de soumettre à une analyse psychologique tous les cas d’oublis qui me sont personnels. Je m’occupe généralement d’un certain groupe de ces cas, ceux notamment dans lesquels l’oubli me cause une surprise, parce que le fait oublié me semblait devoir être retenu. Je dois ajouter que je n’ai guère une tendance à oublier facilement (ce qui fait partie de mon expérience personnelle, et non de ce que j’ai appris !) et que j’ai eu dans ma jeunesse une brève période pendant laquelle ma mémoire a fonctionné d’une façon extraordinaire. Quand j’étais écolier, c’était pour moi un jeu de répéter par cœur une page entière que je venais de lire, et peu de temps avant de devenir étudiant, j’étais capable de réciter presque mot pour mot une conférence populaire, au caractère scientifique, que je venais d’entendre. Dans la tension d’esprit imposée par ma préparation aux derniers examens de médecine, j’ai dû encore faire usage de ce qui me restait de cette faculté, car sur certaines matières j’ai donné aux examinateurs des réponses pour ainsi dire automatiques, exactement conformes au texte du manuel, que je n’avais parcouru qu’une fois, et hâtivement.

Depuis, ma mémoire n’a pas cessé de faiblir ; mais j’ai pu m’assurer, et j’en suis encore convaincu, qu’en ayant recours à un petit artifice je puis retenir plus de choses que je ne l’aurais cru. C’est ainsi que lorsque qu’un malade se présente à ma consultation et me déclare que je l’ai déjà vu, alors que je ne me souviens ni du fait, ni de la date, je cherche à me tirer d’affaire en pensant à un certain nombre d’années, comptées à partir du moment présent. Et toutes les fois qu’un témoignage écrit ou des données certaines, fournies par le patient, ont permis de contrôler la date que j’ai cru avoir devinée, j’ai pu m’assurer que mon erreur dépassait rarement une durée de six mois sur un intervalle de plus de dix années[1]. Il en est de même lorsque je rencontre quelqu’un que je ne connais que de loin et auquel je demande par politesse des nouvelles de ses enfants. S’il se met à me parler des progrès que font ces derniers, je cherche à deviner l’âge de l’enfant, je confronte le résultat que j’obtiens avec le renseignement fourni par le père, et je dois dire que je me trompe rarement de plus d’un mois et, quand il s’agit d’enfants plus âges, de plus de trois mois, bien qu’il me soit impossible de dire quels points de repère ont servi à faire mon estimation. J’ai fini par devenir tellement hardi que je fais mon estimation de plus en plus spontanément, sans courir le danger de froisser le père par la révélation de l’ignorance dans laquelle je me trouve concernant sa progéniture. J’élargis ainsi ma mémoire consciente, en faisant appel à ma mémoire inconsciente, plus richement meublée d’ailleurs.

Je vais donc rapporter des exemples d’oublis frappants que j’ai observés sur moi-même. Je distingue entre l’oubli d’impressions et d’événements vécus (c’est-à-dire de choses qu’on sait ou qu’on savait) et l’oubli de projets (c’est-à-dire des omissions). Je puis indiquer d’avance le résultat uniforme que j’ai obtenu dans toute une série d’observations : j’ai trouvé notamment que dans tous les cas l’oubli était motivé par un sentiment désagréable.


A. Oubli d’impressions et de connaissances.

a) Dans le courant de l’été ma femme m’a causé une grande contrariété. Le prétexte, futile en lui-même, était le suivant : assis à la table d’hôte, nous avions, en face de nous, un monsieur de Vienne que je connaissais et qui avait des raisons de se souvenir de moi. J’avais cependant, quant à moi, des raisons de ne pas renouer connaissance avec lui. Ma femme, qui n’avait entendu que le nom bien sonnant de son vis-à-vis, montrait trop qu’elle suivait la conversation qu’il entretenait avec ses voisins de table et m’adressait de temps à autre des questions se rapportant à cette conversation. Je devenais impatient et finis par me fâcher. Quelques semaines plus tard, je me plaignis à une parente de cette attitude de ma femme. Mais il me fut impossible de me rappeler ne fût-ce qu’un seul mot de la conversation de ce monsieur. Comme je suis généralement rancunier et n’oublie pas un seul détail d’un incident qui a pu me contrarier, je suis bien obligé d’admettre que, dans le cas dont il s’agit, c’est par considération pour la personne de ma femme que je me suis trouvé tout d’un coup atteint d’amnésie. Un incident analogue m’est arrivé dernièrement. Voulant me moquer devant quelqu’un de ma femme, à cause d’une expression qu’elle avait employée quelques heures auparavant, je me suis trouvé incapable de réaliser mon projet, parce que, chose étonnante ! j’avais complètement oublié l’expression en question. J’ai été obligé de prier ma femme de me rappeler celle-ci. Il est facile de comprendre que cet oubli fait partie de la même catégorie que les troubles de jugement typiques que nous éprouvons lorsque nous avons à nous prononcer sur nos parents.

b) Je me suis chargé de procurer à une dame nouvellement arrivée à Vienne une petite cassette en fer pour la conservation de ses documents et son argent. Lorsque je lui ai offert mes services, j’avais devant mes yeux l’image, d’une netteté visuelle extraordinaire, d’une vitrine dans le centre de la ville où j’ai dû voir des cassettes de ce genre. Il est vrai que je ne pouvais pas me rappeler le nom de la rue, mais j’étais certain de retrouver le magasin au cours d’une promenade en ville, car je me souvenais fort bien être passé devant ce magasin un nombre incalculable de fois. Mais à mon grand dépit il m’a été impossible de retrouver la vitrine avec les cassettes, malgré les multiples recherches que j’ai faites dans toutes les directions. Il ne restait pas, pensai-je, d’autre ressource que de consulter un livre d’adresses, d’y relever les noms de fabricants de cassettes et de faire ensuite un nouveau tour en ville pour identifier la vitrine cherchée. Mais je n’avais pas besoin de tant de complications : parmi les adresses qui figuraient dans l’annuaire je suis tombé sur une qui s’est aussitôt révélée à moi comme étant celle que j’avais oubliée. Il était vrai que j’étais passé devant la vitrine un nombre incalculable de fois, chaque fois notamment où j’allais voir la famille M. qui habite depuis des années la maison même où se trouve le magasin. Depuis qu’une rupture complète a succédé à mon ancienne intimité avec cette famille. j’ai pris l’habitude, sans me rendre compte des raisons qui m’y poussaient, d’éviter et le quartier et la maison. Au cours de ma promenade à travers la ville, alors que je cherchais la vitrine à cassettes, j’ai longé toutes les rues avoisinantes, en évitant seulement celle-ci, comme si elle avait été frappée d’interdiction. Le sentiment désagréable, qui avait motivé dans ce cas l’impossibilité de m’orienter, est facile à concevoir. Mais le mécanisme de l’oubli n’est plus aussi simple que dans le cas précédent. Mon antipathie était naturellement dirigée, non contre le fabricant de cassettes, mais contre une autre personne, dont je ne voulais rien savoir, et se déplaça de cette autre personne pour profiter d’une occasion où elle put se transformer en oubli. C’est ainsi que dans le cas Burkhard la colère dirigée contre une personne se manifeste par la déformation du nom d’une autre. Ici l’identité de nom a réussi à établir un lien entre deux ensembles d’idées substantiellement différents ; et dans le cas dont je m’occupe ce lien a été le résultat de la contiguïté dans l’espace, de l’inséparable voisinage. Dans ce cas, d’ailleurs, le lien était encore plus solide, car parmi les raisons qui ont amené ma rupture avec la famille demeurant dans cette maison, l’argent a joué un rôle important.

c) Le bureau B. et R. me prie de faire une visite médicale à l’un de ses employés. Alors que je me rendais au domicile de ce dernier, j’étais préoccupé par l’idée que j’étais déjà venu à plusieurs reprises dans la maison où se trouve le bureau B. et R. J’avais le vague souvenir d’avoir déjà vu la plaque de ce bureau un étage au-dessous de celui où j’avais eu à voir un malade dans cette même maison. Mais je ne puis me souvenir ni de la maison, ni du malade que j’ai eu à voir. Bien qu’il s’agisse d’une chose indifférente et sans signification aucune, elle ne m’en préoccupe pas moins et je finis par me rappeler, en recourant à mon artifice habituel et en réunissant toutes les idées qui me sont venues à l’esprit à propos de ce cas, qu’un étage au-dessus des locaux de la firme B. et R. se trouve la pension Fischer, où j’ai souvent été appelé comme médecin. Je connais maintenant la maison qui abrite la firme et la pension. Mais ce qui reste encore énigmatique, c’est le motif qui a déterminé mon oubli. Rien de désagréable ne se trouve associé au souvenir soit de la firme, soit de la pension ou des malades que j’ai eu à y soigner. Il ne peut d’ailleurs s’agir de rien de très pénible, car s’il en était ainsi, je n’aurais pas réussi à surmonter l’oubli par un détour, sans l’aide de moyens extérieurs. Je me souviens enfin que tout à l’heure, pendant que je me rendais chez mon nouveau malade, j’ai été salué dans la rue par un monsieur que j’ai eu de la peine à reconnaître. Il y a quelques mois, j’ai vu cet homme dans un état apparemment grave et j’ai posé, à son sujet, le diagnostic de paralysie progressive ; mais j’ai appris plus tard que son état s’était considérablement amélioré, ce qui prouverait que mon diagnostic était inexact. Ne s’agissait-il pas d’une de ces rémissions qu’on constate également dans la démence paralytique, supposition qui laisserait mon diagnostic intact ? C’est cette rencontre qui m’a fait oublier le nom des co-locataires du Bureau B. et R., et c’est elle également qui a orienté mon intérêt vers la solution du problème consistant à retrouver le nom oublié. Mais étant donnée la lâche connexion interne qui existait entre les deux cas (l’homme qui était guéri contre mon attente était également employé dans une grande administration qui m’adressait de temps à autre des malades), c’est l’identité de noms qui assurait leur lien associatif. Le médecin qui m’avait appelé en consultation pour examiner le paralytique en question s’appelait Fischer, c’est-à-dire du nom (oublié) de la pension installée dans la maison du bureau B. et R.

d) Ne pas arriver à « mettre la main sur un objet » >, c’est tout simplement avoir oublié où on l’a mis, et comme la plupart de ceux qui ont à faire à des livres et à des manuscrits, je sais très bien m’orienter sur mon bureau et retrouver sans difficulté, du premier coup, le livre ou le papier que je cherche. Ce qui peut paraître un désordre aux yeux d’un autre, a pris pour moi avec le temps la forme d’un ordre. Mais comment se fait-il que je n’aie pas pu retrouver récemment un catalogue que j’avais reçu ? J’avais cependant l’intention de commander un des livres qui y figurait. Ce livre avait pour titre : « Du langage », et son auteur est un de ceux dont j’aime le style spirituel et vivant, dont j’apprécie les idées sur la psychologie et les connaissances sur l’histoire de la civilisation. J’incline à penser que c’est précisément là une des causes pour lesquelles je ne peux pas retrouver le catalogue. J’avais en effet l’habitude de prêter à mes amis et connaissances les livres de cet auteur, et il y a quelques jours une personne me dit en me rendant un de ces livres que lui avais prêté : « Le style ressemble tout à fait au vôtre, et la manière de penser aussi. » Celui qui me disait cela ne se doutait pas à quelle corde il touchait. Il y a de nombreuses années de cela, alors que j’étais encore jeune et avais besoin d’appuis, un de mes collègues âgés auquel je faisais les éloges d’un auteur-médecin bien connu, m’a répondu à peu près dans les mêmes termes : « Il a tout à fait votre style et votre manière. » Encouragé par cette remarque, j’ai écrit à l’auteur en question que je serais heureux de nouer avec lui des relations suivies, mais la réponse que j’ai reçue était plutôt froide. Il est possible que derrière ce souvenir s’en cachent d’autres, tout aussi décourageants ; quoi qu’il en soit, il m’a été impossible de retrouver le catalogue, et cette impossibilité a pris à mes yeux la valeur d’un présage, puisque j’ai pris le parti de ne pas commander le livre, alors que la disparition du catalogue n’était pas un obstacle insurmontable à ce que je fisse cette commande, d’autant moins insurmontable que j’avais dans ma mémoire et le titre du livre et le nom de l’auteur[2].

e) Un autre cas de ce genre mérite tout notre intérêt, à cause des conditions dans lesquelles l’objet a été retrouvé. Un homme encore jeune me raconte : « Il y a quelques années, des malentendus se sont élevés dans mon ménage. Je trouvais ma femme trop froide, et nous vivions côte à côte, sans tendresse, ce qui ne m’empêchait d’ailleurs pas de reconnaître ses excellentes qualités. Un jour, revenant d’une promenade, elle m’apporta un livre qu’elle avait acheté, parce qu’elle croyait qu’il m’intéresserait. Je la remerciai de son « attention » et lui promis de lire le livre que je mis de côté. Mais il arriva que j’oubliai aussitôt l’endroit où je l’avais rangé. Des mois se passèrent pendant lesquels, me souvenant à plusieurs reprises du livre disparu, j’essayai de découvrir sa place, sans jamais y parvenir. Six mois environ plus tard, ma mère que j’aimais beaucoup tomba malade, et ma femme quitta aussitôt la maison pour aller la soigner. L’état de la malade devient grave, ce qui fut pour ma femme l’occasion de révéler ses meilleures qualités. Un jour, je rentre à la maison, enchanté de ma femme et plein de reconnaissance envers elle pour tout ce qu’elle a fait. Je m’approche de mon bureau, j’ouvre sans aucune intention définie, mais avec une assurance toute somnambulique, un certain tiroir, et le premier objet qui me tombe sous les yeux est le livre égaré, resté si longtemps introuvable. »

M. J. Stärcke (l. c.) rapporte un autre cas qui se rapproche de ce dernier par la remarquable assurance avec laquelle l’objet a été retrouvé, une fois que le motif de l’oubli a disparu.

« Une jeune fille a gâché, en le coupant, un morceau d’étoffe dont elle voulait faire un col. Elle est obligée de faire venir une couturière, pour tâcher de réparer le mal. La couturière arrivée, la jeune fille ouvre le tiroir dans lequel elle avait mis l’étoffe, mais ne peut pas retrouver celle-ci. Elle met tout sens dessus dessous, mais en vain. En colère contre elle-même, elle se demande comment son étoffe a pu disparaître si brusquement et si elle ne restait pas par hasard introuvable, parce qu’elle ne voulait pas la retrouver ; en effet, le calme revenu, elle finit par se rendre compte qu’elle avait honte de montrer à la couturière qu’elle était incapable de faire une chose aussi simple qu’un col. Ayant trouvé cette explication, elle se lève, s’approche d’une autre armoire et en retire sans aucune hésitation le fameux col mal coupé. »

f) L’exemple suivant correspond à un type que connaissent aujourd’hui tous les psychanalystes. Je tiens à dire, avant d’exposer le cas, que la personne à laquelle il est arrivé en a trouvé elle-même l’explication :

« Un patient, dont le traitement psychanalytique doit subir une interruption, et cela à un moment où il se trouve dans une phase de résistance et de mauvais état général, dépose un soir, en se déshabillant, son trousseau de clefs à la place où, croyait-il, il avait l’habitude de le déposer. Il se rappelle aussitôt après qu’il doit partir le lendemain, après avoir subi la dernière séance de traitement. Il veut donc préparer quelques papiers et l’argent destiné à régler les honoraires du médecin. Mais papiers et argent étant enfermés dans le tiroir de son bureau, il a besoin de ses clefs pour ouvrir celui-ci. Et voilà qu’il s’aperçoit que ses clefs ont… disparu. Il commence à chercher et, de plus en plus excité, il fait le tour de son petit appartement, fouillant dans tous les coins, mais sans aucun résultat. Se rendant compte que l’impossibilité où il est de retrouver ses clefs est un acte symptomatique, donc intentionnel, il réveille son domestique, dans l’espoir qu’une personne impartiale et désintéressée dans l’affaire aurait plus de succès que lui. Après une nouvelle heure de recherches, il renonce à tout espoir et finit par croire que ses clefs sont perdues. Le lendemain matin, il commande de nouvelles clefs qui sont fabriquées d’urgence. Deux messieurs qui l’ont accompagné chez lui la veille en voiture, croient se souvenir qu’ils ont entendu le bruit d’une chose tombée à terre, au moment où il descendait de voiture. Aussi est-il convaincu que les clefs ont glissé de sa poche. Le soir, le domestique, tout joyeux, lui présente ses clefs. Il les a trouvées entre un gros livre et une petite brochure (le travail d’un de mes élèves), que mon malade voulait emporter pour les lire pendant ses vacances. Elles y étaient si bien cachées que personne n’aurait pu soupçonner qu’elles étaient là, et il lui a d’ailleurs été impossible de les replacer de la même manière, au point de les rendre tout à fait invisibles. L’habileté inconsciente avec laquelle des motifs inconscients, mais forts, nous font égarer un objet, ressemble tout à fait à l’« assurance somnambulique ». Dans le cas présent, il s’agissait d’une contrariété que le patient devait éprouver devant l’interruption forcée de son traitement, et la nécessité où il se trouvait de payer des honoraires élevés, malgré son mauvais état de santé. »

g) Pour faire plaisir à sa femme, raconte M. A. A. Brill, un homme consent à se rendre à une réunion mondaine qui lui était au fond fort indifférente. Il commence donc par retirer du coffre son habit de cérémonie, mais se ravise et décide de se raser d’abord. Une fois rasé, il revient vers le coffre, le trouve fermé et commence à chercher la clef. Ses recherches étant restées sans résultat, et devant l’impossibilité de trouver un serrurier, car c’était un dimanche, mari et femme sont obligés de rester chez eux et d’envoyer une lettre dans laquelle ils prient d’excuser leur absence. Lorsque l’armoire fut ouverte le lendemain matin par un serrurier, on trouva la clef à l’intérieur. Par distraction, le mari l’avait laissée tomber dans le coffre et avait refermé celui-ci qui était à fermeture automatique. Il m’assurait bien qu’il l’avait fait sans s’en rendre compte et sans aucune intention, mais nous savons bien qu’il n’avait aucune envie d’aller à la réunion. Il y avait donc une bonne raison à ce qu’il égarât la clef.

M. E. Jones a observé sur lui-même qu’après avoir beaucoup fumé, au point de se sentir mal à l’aise, il n’arrivait pas à retrouver sa pipe. Celle-ci se trouvait alors dans tous les endroits où elle ne devait pas être et où Jones n’avait pas l’habitude de la déposer.

h) Madame Dora Müller communique ce cas inoffensif dont la motivation a d’ailleurs été reconnue par la personne intéressée (Internat. Zeitschr. f. Psychoanal., III, 1915)

Mademoiselle Erna A. raconte, deux jours avant Noël :

« Hier soir, j’ouvre mon paquet de pains d’épices et je commence à en manger un ; tout en mangeant, je pense que Mlle F. (la dame de compagnie de ma mère) viendra dans un instant me souhaiter bonne nuit et que je serai obligée de lui offrir un de mes pains d’épices ; la perspective ne me sourit pas beaucoup, mais je suis décidée à m’exécuter. Voyant entrer Mlle F., j’étends mon bras vers la table sur laquelle je croyais avoir déposé mon paquet, et m’aperçois que celui-ci n’y est pas. Je commence à le chercher et finis par le trouver enfermé dans mon armoire où je l’avais mis sans m’en rendre compte. » L’analyse de ce cas était superflue, Mlle Erna A. en ayant compris elle-même la signification. Le désir réprimé de garder pour elle-même les gâteaux s’est manifesté par un acte quasi-automatique, mais a subi une nouvelle répression à la suite de l’acte conscient consécutif.

i) M. H. Sachs nous raconte comment il s’est un jour soustrait à l’obligation de travailler, grâce à un acte de ce genre.

« Dimanche dernier, au début de l’après-midi, je me suis demandé si j’allais me mettre au travail ou si j’irais me promener et faire ensuite une visite que je projetais. Après quelque hésitation, je me suis décidé pour le travail. Au bout d’une heure, je m’aperçois que ma réserve de papier est épuisée. Je savais bien que je devais avoir dans quelque tiroir un peu de papier acheté depuis longtemps, mais je l’ai cherché en vain dans mon bureau et dans tous les autres endroits où je pouvais soupçonner sa présence, dans les livres, brochures, parmi les lettres, etc. Je me suis donc vu obligé d’interrompre mon travail et, faute de mieux, de sortir. Rentré le soir à la maison, je me suis assis sur un canapé et me suis plongé dans des réflexions, les yeux sur la bibliothèque qui était en face. Tout d’un coup j’y aperçois une boîte et me souviens n’avoir pas vérifié son contenu depuis un certain temps. Je m’approche et je l’ouvre. Tout à fait au-dessus je trouve un portefeuille en cuir et, dans ce portefeuille, du papier blanc. Mais c’est seulement après avoir retiré ce papier, pour le ranger dans un tiroir de mon bureau, que je me suis rendu compte que c’était justement le papier que j’avais en vain cherché cet après-midi. Je dois ajouter que, sans être très économe, je ménage beaucoup mon papier et en utilise le moindre reste. Ce fut sans doute à cette habitude alimentée par une impulsion que je dois d’avoir corrigé mon oubli dès que son motif actuel a disparu. »

En examinant attentivement les cas où il s’agit de l’impossibilité de retrouver un objet rangé, on est obligé d’admettre que cette impossibilité ne peut avoir d’autre cause qu’une intention inconsciente.

j) En été 1901 j’ai déclaré à un ami, avec lequel j’avais alors des discussions très vives portant sur des questions scientifiques : « ces problèmes concernant les névroses ne peuvent être résolus que si l’on admet sans réserves l’hypothèse de la bisexualité originelle de l’individu. » Et mon ami de répondre : « C’est ce que je t’ai déjà dit à Br., il y a plus de deux ans, au cours d’une promenade que nous faisions le soir. Mais alors tu n’en voulais pas en entendre parler. » Il est douloureux de se voir ainsi dépouiller de ce qu’on considère comme son originalité. Je ne pus me souvenir ni de cette conversation datant de plus de deux ans, ni de cette opinion de mon ami. L’un de nous deux devait se tromper ; d’après le principe cui prodest ?, ce devait être moi. Et, en effet, au cours de la semaine suivante, j’ai pu me rappeler que tout s’est passé exactement comme l’avait dit mon ami ; je sais même ma propre réponse d’alors : « Je n’en suis pas encore là et ne veux pas discuter cette question. » Je suis depuis cette époque devenu plus tolérant, lorsque je trouve exprimée dans la littérature médicale une des idées auxquelles on peut rattacher mon nom, sans que celui-ci soit mentionné par l’auteur.

Reproches à l’adresse de sa femme ; amitié se transformant en son contraire ; erreur de diagnostic ; élimination par des concurrents ; appropriation d’idées d’autrui : ce n’est pas par hasard que dans tout un groupe d’exemples d’oubli, réunis sans choix, on est obligé de remonter, si l’on veut en trouver l’explication, à des mobiles et sujets souvent si pénibles. Je pense plutôt que tous ceux qui voudront chercher les motifs de tel ou tel de leurs oublis seront obligés de s’arrêter en fin de compte à des explications du même genre, c’est-à-dire tout aussi désagréables. La tendance à oublier ce qui est pénible et désagréable me semble tout à fait générale, bien que la faculté de l’oubli soit plus ou moins bien développée selon les personnes. Plus d’une de ces négations auxquelles nous nous heurtons dans notre pratique médicale ne constitue probablement qu’un simple oubli[3]. Notre conception des oublis de ce genre nous permet de réduire la différence entre les deux attitudes à des conditions purement psychologiques et de voir dans les deux modes de réaction l’expression d’un seul et même motif. De tous les nombreux exemples de négation de souvenirs désagréables, que j’ai eu l’occasion d’observer dans l’entourage de malades, il en est un dont je me souviens d’une façon toute particulière. Une mère me renseigne sur l’enfance de son fils adolescent, atteint d’une maladie nerveuse, et me raconte à ce propos que lui et ses frères et sœurs ont, jusqu’à un âge relativement avancé, présenté de l’incontinence nocturne, ce qui n’est pas sans importance comme antécédent dans une maladie nerveuse. Quelques semaines plus tard, lorsqu’elle est venue me demander des renseignements sur la marche du traitement, j’ai profité de l’occasion pour attirer son attention sur les signes d’une prédisposition constitutionnelle morbide qui existaient chez le jeune homme et j’ai invoqué à ce propos l’incontinence nocturne dont elle m’avait elle-même parlé précédemment. À mon grand étonnement, elle contesta le fait, en ce qui concerne aussi bien mon malade que les autres enfants. Elle me demanda d’où je le savais, et je dus lui apprendre que c'est elle-même qui m’avait mis au courant de ce détail, chose qu’elle avait totalement oubliée[4].

Même chez les personnes bien portantes, exemptes de toute névrose, on constate l’existence d’une résistance qui s’oppose au souvenir d’impressions pénibles, à la représentation d’idées pénibles[5]. Mais ce fait n’apparaît dans toute sa signification que lorsqu’on examine la psychologie de personnes névrotiques. On est alors obligé de reconnaître dans cet élémentaire instinct de défense contre des représentations susceptibles d’éveiller des sensations désagréables, dans cet instinct qui ne peut être comparé qu’au réflexe qui provoque la fuite dans les excitations douloureuses, — une des colonnes capitales du mécanisme qui supporte les symptômes hystériques. Qu’on n’oppose pas à la supposition que nous faisons concernant l’existence de cet instinct de défense, le fait que nous sommes assez souvent dans l’impossibilité de nous débarrasser de souvenirs pénibles qui nous obsèdent, de chasser des sentiments pénibles tels que le remords, le repentir, etc. C’est que nous ne prétendons pas que cet instinct de défense soit capable de s’affirmer dans tous les cas, qu’il ne puisse pas, dans le jeu des forces psychiques, se heurter à des facteurs qui, en rapport avec d’autres buts, cherchent à réaliser le contraire et le réalisent à l’encontre de l’instinct en question. Le principe architectonique de l’appareil psychique doit être reconnu comme consistant dans la superposition, la stratification de plusieurs instances différentes, et il est fort possible que l’instinct de défense fasse partie d’une instance inférieure et soit entravé dans son action par des instances supérieures. Ce qui prouve toutefois l’existence et la puissance de l’instinct de défense, ce sont les processus qui, comme ceux décrits dans nos exemples, peuvent y être ramenés. Nous voyons que beaucoup de choses sont oubliées pour elles-mêmes ; mais dans les cas où cela n’est pas possible, l’instinct de défense déplace son but et plonge dans l’oubli autre chose, une chose moins importante, mais qui, pour une raison ou une autre, est reliée à la chose principale par une quelconque association.

Cette manière de voir, d’après laquelle les souvenirs succombent particulièrement facilement à l’oubli motivé, mériterait d’être étendue à beaucoup d’autres domaines dans lesquels on n’en tient pas encore suffisamment compte, sans parler des cas où elle n’est pas du tout prise en considération. C’est ainsi qu’à mon avis on n’y attache pas encore l’importance qu’elle mérite dans l’utilisation des témoignages en justice[6] et qu’on attribue aux témoignages faits sous la foi du serment une action trop purificatrice sur le jeu des forces psychiques du témoin. Tout le monde admet qu’en ce qui concerne les traditions et l’histoire légendaire d’un peuple on doit tenir compte, si l’on veut bien les comprendre, d’un motif de ce genre, c’est-à-dire du désir de faire disparaître du souvenir du peuple tout ce qui blesse et choque son sentiment national. Une étude plus approfondie permettra peut-être un jour d’établir une analogie complète entre la manière dont se forment les traditions populaires et celle dont se forment les souvenirs d’enfance de l’individu. Le grand Darwin, qui a très bien compris que l’oubli ne constitue le plus souvent qu’une réaction contre le sentiment pénible ou désagréable lié à certains souvenirs, a tiré de cette conception ce qu’il a appelé la « règle d’or » de la probité scientifique[7].

De même que l’oubli de noms, l’oubli d’impressions peut s’accompagner de faux souvenirs qui, dans les cas où le sujet les considère comme des expressions de la vérité, sont désignés sous le nom d’illusions mnémiques. Ces illusions de la mémoire, de nature pathologique — et dans la paranoïa elles jouent précisément le rôle d’un élément constitutif de la folie, ont provoqué une littérature dans laquelle je ne trouve aucune allusion à une motivation quelconque. Comme cette question ressortit également à la psychologie des névroses, je n’ai pas à m’en occuper ici. Je citerai, en revanche, un exemple singulier et personnel d’illusion de la mémoire ; on y reconnaît très nettement et sa motivation par des matériaux inconscients refoulés et la manière dont elle se rattache à ces matériaux.

Pendant que j’écrivais les derniers chapitres de mon livre sur l’Interprétation des rêves, je me trouvais dans une villégiature, sans avoir à ma disposition ni bibliothèques, ni livres de référence, de sorte que j’ai été obligé, sous la réserve de corrections ultérieures, d’écrire de mémoire beaucoup de citations et de références. En écrivant le chapitre sur les « rêves éveillés », je me suis souvenu de l’excellente figure du pauvre comptable, de ce personnage du Nabab, auquel Alph. Daudet attribue des traits qui peuvent bien avoir un caractère autobiographique. Je croyais me souvenir très nettement de l’un des rêves que cet homme (qui, d’après ce que je me rappelais, devait s’appeler M. Jocelyn) forgeait au cours de ses promenades à travers les rues de Paris et je commençai à le reproduire de mémoire. Or, comme M. Jocelyn se jette à la tête d’un cheval emballé pour l’arrêter, la portière de la voiture s’ouvre, un haut personnage descend du coupé, serre la main à M. Jocelyn et lui dit : « Vous êtes mon sauveur, je vous dois la vie. Que puis-je pour vous ? »

Les quelques inexactitudes que j’ai pu commettre en reproduisant cette rêverie seront faciles à corriger, pensais-je, quand je serai rentré à la maison et que j’aurai le livre sous la main. Mais lorsque, rentré de vacances, je me suis mis à feuilleter le Nabab, pour confronter le texte avec mon manuscrit, je fus tout honteux et étonné de n’y rien trouver qui ressemblât à la rêverie que j’avais attribuée à M. Jocelyn et même de constater que le pauvre comptable s’appelait, non M. Jocelyn, mais M. Joyeuse. Cette deuxième erreur m’a fourni aussitôt la clef pour l’explication de la première, c’est-à-dire de l’illusion de la mémoire. Joyeux (dont le nom Joyeuse représente la forme féminine) : telle est la traduction française de mon propre nom (Freud). Mais d’où provenait la rêverie que j’avais faussement attribuée à Daudet ? Elle ne pouvait être que mon produit personnel, un rêve éveillé que j’ai fait moi-même et qui n’a pas pénétré dans ma conscience ou qui, si jamais j’en ai eu conscience, a été depuis complètement oublié. Il est possible que j’aie fait ce rêve à Paris même, au cours d’une de mes nombreuses promenades tristes et solitaires, alors que j’avais tant besoin d’aide et de protection, avant que le maître Charcot m’eût introduit dans son cercle. J’ai eu plusieurs fois l’occasion de rencontrer l’auteur du Nabab dans la maison de Charcot. Ce qui me contrariait seulement dans cette affaire, c’est qu’il n’y a rien qui me répugne autant que la situation d’un protégé. Ce qu’on en voit dans notre pays est fait pour vous ôter toute envie de chercher des protections, et mon caractère ne s’accommoderait d’ailleurs pas de l’attitude que comportent les obligations d’un protégé. J’ai toujours tendu tous mes efforts à être libre et indépendant, un homme qui ne doive rien à autrui. Et c’est moi qui devais me rendre coupable d’un rêve pareil (qui n’a d’ailleurs jamais reçu même un commencement de réalisation !). Ce cas fournit encore un excellent exemple de la manière dont nos rapports avec notre propre moi (rapports réprimés à l’état normal, mais se manifestant victorieusement dans la paranoïa) nous troublent et embrouillent notre considération objective des choses.

Un autre cas d’illusion de la mémoire, qui se laisse, lui aussi, expliquer d’une façon satisfaisante, se rapproche de la « fausse reconnaissance » dont nous nous occuperons plus tard. Le voici : Je raconte à l’un de mes malades, homme ambitieux et très doué, qu’un jeune étudiant vient de s’affirmer comme un de mes élèves par un intéressant travail intitulé : L’artiste. Essai d’une psychologie sexuelle. Lorsque ce travail eut paru en librairie quinze mois plus tard, mon malade m’affirma qu’il se souvenait sûrement avoir déjà lu quelque part, dans un catalogue de librairie peut-être, l’annonce de ce travail, avant même que je lui en aie parlé la première fois (peut-être un mois, peut-être six mois avant cette époque). Déjà alors il aurait pensé à cette notice et constaté, en outre, que l’auteur a modifié le titre de son travail qui s’appelle maintenant Contributions à une psychologie sexuelle, au lieu de Essai d’une psychologie sexuelle. M’étant renseigné auprès de l’auteur et ayant comparé toutes les dates, j’ai bien été obligé de conclure que mon malade voulait se rappeler une chose impossible. Aucune notice annonçant ce travail n’avait paru avant son impression ; en tous cas, il n’en a été question nulle part quinze mois à l’avance. J’allais renoncer à l’interprétation de cette illusion de la mémoire, lorsque le malade vint me faire part d’une autre illusion du même genre. Il croyait avoir aperçu tout récemment, dans la vitrine d’une librairie, un ouvrage sur l’Agoraphobie qu’il voudrait acheter, mais qu’il ne trouvait dans aucun catalogue. Je pus alors lui expliquer pourquoi ses recherches devaient rester vaines. L’ouvrage sur l’Agoraphobie était né dans son imagination, à titre de projet inconscient, et c’est lui-même qui devait l’écrire. Son ambition de rivaliser avec le jeune homme dont j’ai parlé plus haut et d’écrire un travail scientifique susceptible de l’introduire dans le cercle de mes élèves, l’a conduit aussi bien à la première qu’à la seconde de ces illusions de la mémoire. Il se rappela alors que la notice de librairie qui l’avait conduit à cette fausse reconnaissance se rapportait à un ouvrage intitulé : « Genèse, loi de la reproduction. » Quant à la modification du titre dont il a parlé, c’est moi qui lui en ai suggéré l’idée, puisque je me suis rappelé avoir commis une inexactitude en nommant le travail de mon élève j’ai dit notamment Essai, au lieu de Contribution.


B. Oubli de projets.

Aucun autre groupe de phénomènes ne se prête mieux que l’oubli de projets à la démonstration de la thèse que la faiblesse de l’attention ne suffit pas, à elle seule, à expliquer un acte manqué. Un projet est une impulsion à l’action qui a déjà reçu le consentement du sujet, mais dont l’exécution est fixée à une époque déterminée. Or, dans l’intervalle qui sépare la conception d’un projet de son exécution, il peut survenir dans les motifs une modification telle que le projet ne soit pas exécuté, sans pour cela être oublié : il est tout simplement modifié ou supprimé. En ce qui concerne l’oubli de projets, qui se produit journellement et dans toutes les situations possibles, loin de l’expliquer par un changement dans l’équilibre des motifs, nous le laissons tout simplement inexpliqué ou bien nous nous contentons de dire qu’à l’époque de l’exécution l’attention qu’exige l’action a fait défaut, cette même attention qui était une condition indispensable de la conception du projet et qui, à ce moment-là, aurait suffi à assurer sa réalisation. L’observation de notre attitude normale à l’égard de nos projets montre tout ce que cet essai d’explication a d’arbitraire. Si je conçois le matin un projet qui doit être réalisé le soir, il peut arriver que certaines circonstances m’y fassent songer plusieurs fois au cours de la journée. Mais il n’est pas du tout nécessaire que ce projet reste dans ma conscience toute la journée. Lorsque le moment de la réalisation approche, il me revient subitement à la mémoire et m’incite à faire les préparatifs que nécessite l’action projetée. Lorsqu’en sortant de chez moi j’emporte une lettre que je me propose de mettre dans une boîte, je n’ai nullement besoin, si je suis un individu normal et non nerveux, de tenir la lettre à la main tout le long du chemin et de chercher tout le temps à droite et à gauche une boîte aux lettres pour exécuter mon projet à la première occasion qui pourra se présenter : je mets ma lettre dans ma poche, je suis tranquillement mon chemin, je laisse mes idées se succéder librement, comptant bien que la première boîte que j’apercevrai éveillera mon attention et m’incitera à plonger la main dans une poche pour en retirer la lettre. L’attitude normale à l’égard d’un projet conçu se rapproche tout à fait de celle qu’on détermine chez des personnes auxquelles on a suggéré pendant l’hypnose une « idée post-hypnotique à longue échéance[8] ». On décrit généralement le phénomène de la manière suivante : le projet suggéré sommeille chez la personne en question jusqu’à l’approche du moment de l’exécution. Il s’éveille ensuite et pousse à l’action.

Il y a deux situations dans la vie dans lesquelles le profane lui-même se rend compte que l’oubli de projets n’est nullement un phénomène élémentaire irréductible, mais autorise à conclure à l’existence de motifs inavoués. Je veux parler de l’amour et du service militaire. Un amoureux qui se présente à un rendez-vous avec un certain retard aura beau s’excuser auprès de sa dame en disant qu’il avait malheureusement tout à fait oublié ce rendez-vous. Elle ne tardera pas à lui répondre : « Il y a un an, tu n’aurais pas oublié. C’est que tu ne m’aimes plus. » Et si, ayant recours à l’explication psychologique, mentionnée plus haut, il cherche à excuser son oubli par des affaires urgentes, la dame, devenue aussi perspicace en psychanalyse qu’un médecin-spécialiste, lui répondra : « Il est bizarre que tu n’aies jamais été troublé autrefois par tes affaires. » Certes, la dame n’exclura pas toute possibilité d’oubli ; elle pensera seulement, et non sans raison, que l’oubli non intentionnel est un indice presque aussi sûr d’un certain non-vouloir qu’un prétexte conscient.

De même, dans la vie militaire on n’admet aucune différence de principe entre une négligence par oubli et une négligence intentionnelle. Le soldat doit ne rien oublier de ce qu’exige de lui le service militaire. Si, cependant, il se rend coupable d’un oubli, alors qu’il sait très bien ce qui est exigé, c’est qu’il existe chez lui des motifs en opposition avec ceux qui doivent l’inciter à l’accomplissement des exigences militaires. Le soldat d’un an qui voudrait s’excuser au rapport, en disant qu’il a oublié d’astiquer ses boutons, serait sûr d’avoir une punition. Punition qu’on peut considérer comme insignifiante, si l’on songe à celle qu’il encourrait s’il s’avouait à lui-même et s’il avouait à ses supérieurs que toutes ces chinoiseries du service lui répugnent. C’est pour s’épargner cette punition plus forte, c’est pour des raisons pour ainsi dire économiques qu’il se sert de l’oubli comme d’une excuse, à moins que l’oubli ne soit réel et ne vienne s’offrir à titre de compromis.

Les femmes, comme les autorités militaires, prétendent que tout ce qui se rattache à elles doit être soustrait à l’oubli et professent ainsi l’opinion que l’oubli n’est permis que dans les choses sans importance, tandis que dans les choses importantes il est une preuve qu’on veut traiter ces choses comme insignifiantes, c’est-à-dire leur refuser toute valeur[9]. Il est certain que le point de vue de l’appréciation psychique ne peut pas être totalement écarté dans ces matières. Personne n’oublie d’accomplir des actions qui lui paraissent importantes, faute de quoi il s’expose à être soupçonné comme étant atteint d’un trouble psychique. Aussi nos recherches ne peuvent-elles porter que sur l’oubli de projets plus ou moins secondaires ; il n’existe pas, à notre avis, de projets tout à fait indifférents, car si de tels projets existaient, on ne voit pas pourquoi ils auraient été conçus.

Comme pour les troubles fonctionnels décrits précédemment, j’ai réuni et cherché à expliquer les cas de négligence par oubli que j’ai observés sur moi-même ; et j’ai invariablement trouvé que l’oubli était dû dans tous les cas à l’intervention de motifs inconnus et inavoués ou, si je puis m’exprimer ainsi, à l’intervention d’une contre-volonté. Dans une série de ces cas, je me trouvais dans une situation qui rappelle les conditions du service militaire, je subissais une contrainte contre laquelle je n’avais jamais cessé de me révolter, ma révolte se manifestant par des oublis. A cela je dois ajouter que j’oublie très facilement de complimenter les gens à l’occasion d’anniversaires, de jubilés, de mariages et d’avancements. Plus je m’attache à le faire, et plus je constate que cela ne me réussit pas. Je finirai par me décider à y renoncer et à obéir consciemment et volontairement aux motifs qui s’y opposent. A un ami qui m’avait chargé, à l’occasion d’un certain événement, d’expédier à une date fixe un télégramme de félicitations, ce qui, pensait-il, me serait d’autant plus facile que j’avais, moi aussi, à télégraphier à l’occasion du même événement, — j’avais prédit que j’oublierai certainement d’expédier aussi bien mon télégramme que le sien. Et je n’ai nullement été étonné de voir ma prophétie se réaliser. A la suite de douloureuses expériences que la vie m’avait réservées, je suis devenu incapable de manifester mon intérêt dans les cas où cette manifestation doit nécessairement revêtir une forme exagérée, hors de proportion avec le sentiment plutôt tiède que j’éprouve dans ces occasions. Depuis que je me suis rendu compte que j’ai souvent pris chez les autres une sympathie feinte pour une vraie, je me suis révolté contre les manifestations conventionnelles d’une sympathie de commande, manifestations dont je ne vois d’ailleurs pas l’utilité sociale. Seuls les décès trouvent grâce devant ma sévérité ; et toutes les fois que je m’étais proposé d’exprimer mes condoléances à l’occasion d’un décès, je n’ai pas manqué de le faire. Toutes les fois que mes manifestations affectives n’ont pas le caractère d’une obligation sociale, elles s’expriment librement, sans être entravées ou étouffées par l’oubli.

Le lieutenant T. rapporte un cas d’oubli de ce genre, survenu pendant sa captivité. Il s’agit également d’un projet qui, réprimé d’abord, n’en a pas moins réussi à se faire jour, créant ainsi une situation très pénible.

Un cas d’omission.

« Le supérieur d’un camp d’officiers-prisonniers est offensé par un de ses camarades. Pour éviter des suites fâcheuses, il veut se servir du seul moyen radical dont il dispose, en éloignant ce dernier et en le faisant déplacer dans un autre camp. Cédant aux instances de plusieurs amis, il se décide cependant, bien à contre-cœur, à ne pas recourir à cette mesure et à se soumettre à une procédure d’honneur, malgré tous les inconvénients qui doivent en résulter.

Ce même matin, le commandant en question devait, sous le contrôle d’un surveillant, faire l’appel de tous les officiers-prisonniers. Connaissant tous ses camarades depuis longtemps, il ne s’était jamais trompé, en faisant l’appel. Mais cette fois il sauta le nom de son offenseur, de sorte que celui-ci dut rester à sa place après le départ de tous les autres, jusqu’à ce que le commandant se fût aperçu de l’erreur. Or, le nom omis était écrit très distinctement au milieu de la feuille.

Cet incident a été interprété par celui qui en a été victime comme un affront voulu; mais l'autre n'y a vu qu'un hasard pénible, autorisant la supposition erronée du premier. Après avoir cependant lu la « Psychopathologie » de Freud, le commandant a pu se faire une idée exacte de ce qui était arrivé. »

C'est encore par un conflit entre un devoir conventionnel et une appréciation interne non avouée que s'expliquent les cas où l'on oublie d'accomplir des actions qu'on avait promis d'accomplir au profit d'un autre. Il arrive alors généralement que le bienfaiteur est le seul à voir dans l'oubli qu'il invoque une excuse suffisante, alors que le solliciteur pense sans doute, et non sans raison : « il n'avait aucun intérêt à faire ce qu'il m'avait promis, autrement il ne l'aurait pas oublié. » Il y a des hommes qu'on considère généralement comme ayant l'oubli facile et qu'on excuse de la même manière dont on excuse les myopes, lorsqu'ils ne saluent pas dans la rue[10]. Ces personnes oublient toutes les petites promesses qu'elles ont faites, ne s'acquittent d'aucune des commissions dont on les a chargées, se montrent peu sûres dans les petites choses et prétendent qu'on ne doit pas leur en vouloir de ces petits manquements qui s'expliqueraient, non par leur caractère, mais par une certaine particularité organique[11]. Je ne fais pas partie moi-même de cette catégorie de gens et je n'ai pas eu l'occasion d'analyser les actes de personnes sujettes aux oublis de ce genre, de sorte que je ne puis rien affirmer avec certitude quant aux motifs qui président à ces oublis. Mais je crois pouvoir dire par analogie qu'il s'agit d'un degré très prononcé de mépris à l'égard des autres, mépris inavoué et inconscient, certes, et qui utilise le facteur constitutionnel pour s'exprimer et se manifester[12].

Dans d'autres cas, les motifs de l'oubli sont moins faciles à deviner et provoquent, lorsqu'ils sont découverts, une surprise plus grande. C'est ainsi que j'ai remarqué autrefois que sur un certain nombre de malades que j'avais à visiter, les seules visites que j'oubliais étaient celles que je devais faire à des malades gratuits ou à des confrères malades. Pour me mettre à l'abri de ces oublis dont j'avais honte moi-même, j'avais pris l'habitude de noter dès le matin toutes les visites que j'avais à faire dans le courant de la journée. J'ignore si d'autres médecins ont eu recours au même moyen pour arriver au même résultat. Mais cet expédient nous fournit une indication quant aux mobiles qui poussent le neurasthénique à noter sur le fameux « bout de papier » tout ce qu'il se propose de dire au médecin. On dirait qu'il ne se fie pas à la force et à la fidélité de sa mémoire. C'est certainement exact, mais les choses se passent le plus souvent ainsi : Après avoir longuement exposé les troubles qu'il ressent et posé toutes les questions qui s'y rapportent, le malade fait une petite pause, après laquelle il tire de sa poche. son bout de papier et dit en s’excusant : « j’ai noté sur ce papier certaines choses, car autrement je ne me souviendrais de rien. » Dans la plupart des cas, rien ne se trouve noté sur ce papier qu’il n’ait déjà dit. Il répète donc tous les détails et se répond à lui-même : « cela, je l’ai déjà demandé. » Son bout de papier ne sert sans doute qu’à mettre en lumière un de ses symptômes, à savoir la fréquence avec laquelle ses projets sont troublés par des motifs étrangers.

Je vais avouer maintenant un défaut dont souffrent aussi la plupart des personnes saines que je connais ; il m’arrive très facilement, peut-être moins facilement. que lorsque j’étais plus jeune, d’oublier de rendre les livres empruntés ou de différer certains paiements en les oubliant. Il n’y a pas très longtemps, je suis sorti un matin du bureau de tabac où j’achète tous les jours mes cigares, en oubliant de payer. Ce fut une négligence tout à fait inoffensive, étant donné que le tenancier du bureau me connaît et qu’il était sûr d’être payé le lendemain. Mais le petit retard, la tentative de faire des dettes n’étaient certainement pas étrangers aux considérations budgétaires qui m’avaient préoccupé la veille. Même chez les hommes dits tout à fait honnêtes, on découvre facilement les traces d’une double attitude à l’égard de l’argent et de la possession. La convoitise primitive du nourrisson qui cherche à s’emparer de tous les objets (pour les porter à sa bouche) ne disparaît, d’une façon générale, qu’incomplètement sous l’influence de la culture et de l’éducation[13].

On trouvera peut-être qu’à force de citer des exemples de ce genre, j’ai fini par tomber dans la banalité. Mais mon but était précisément d’attirer l’attention sur des choses que tout le monde connaît et comprend de la même manière, autrement dit de réunir des faits de tous les jours et de les soumettre à une élaboration scientifique. Je ne vois pas pourquoi on refuserait à cette sorte de sagesse, qui est la cristallisation des expériences de la vie journalière, une place parmi les acquisitions de la science. Ce qui constitue le caractère essentiel du travail scientifique, ce n’est pas la nature des faits sur lesquels il porte, mais la rigueur de la méthode qui préside à la constatation de ces faits et la recherche d’une synthèse aussi vaste que possible.

En ce qui concerne les projets de quelque importance, nous avons trouvé en général qu’ils sont oubliés, lorsqu’ils sont contrariés par des motifs obscurs. Dans les projets de moindre importance, l’oubli peut encore être amené par un autre mécanisme, le projet subissant le contre-coup de la résistance intérieure qui s’oppose à un autre ensemble psychique quelconque, et cela en vertu d’une simple association extérieure entre cet ensemble et le projet en question. En voici un exemple : j’aime le bon buvard et me propose de profiter d’une course que je dois faire cet après-midi dans le centre de la ville, pour en acheter. Mais pendant quatre jours consécutifs j’oublie mon projet et je finis par me demander quelle peut être la cause de cet oubli. Je trouve cette cause, en me rappelant que j’ai l’habitude d’écrire Löschpapier, mais de dire Fliesspapier[14]. Or, « Fliess » est le nom d’un de mes amis de Berlin, au nom duquel se sont trouvées associées dans mon esprit, ces jours derniers, des idées et préoccupations pénibles. Je ne puis me défaire de ces idées et préoccupations, mais l’instinct de défense se manifeste (p. 169) en se déplaçant, à la faveur de la ressemblance phonétique, sur le projet indifférent et, de ce fait, moins résistant.

Une opposition directe et une motivation plus éloignée se sont manifestées simultanément dans le cas de retard suivant : J’ai écrit, pour la collection Grenzfragen des Nerven und Seelenlebens, une brève monographie, qui était un résumé de mon « Interprétation des rêves ». Bergmann, de Wiesbaden, m’envoie des épreuves, me priant de les corriger au plus tôt, car il veut faire paraître le fascicule avant Noël. Je corrige les épreuves le soir même et les dépose sur mon bureau, pour les expédier le lendemain matin. Le lendemain, j’oublie totalement mon projet et ne m’en souviens que l’après-midi, en apercevant le paquet sur ma table. J’oublie encore d’emporter les épreuves et dans l’après-midi et le soir, et le matin suivant ; enfin, dans l’après-midi du deuxième jour je me lève brusquement, m’empare des épreuves et sors précipitamment pour mettre mon paquet dans la première boîte aux lettres. Chemin faisant, je me demande avec étonnement quelle peut bien être la cause de mon retard. Il est évident que je ne tiens pas à expédier les épreuves, mais je ne trouve pas le pourquoi. Au cours de la même promenade, j’entre chez mon éditeur de Vienne qui a publié mon livre sur les rêves et lui dis comme poussé par une inspiration subite : « Savez-vous que j’ai écrit une nouvelle variante du Rêve ? — Ah, pardon ! — Calmez-vous : il ne s’agit que d’une brève monographie pour la collection Löwenfeld-Kurella. » Il n’était pas rassuré ; il craignait un préjudice au point de vue de la vente du livre. Je cherche à lui prouver le contraire et lui demande finalement : « Si je vous avais demandé l’autorisation, avant d’écrire cette monographie, me l’auriez-vous refusée ? — Certainement non ! » Je crois, en ce qui me concerne, que j’étais tout à fait dans mon droit et n’ai fait que me conformer à l’usage ; il me semble cependant que ce fut la même appréhension que celle manifestée par l’éditeur qui a été la cause de mon hésitation à renvoyer les épreuves. Cette appréhension se rattache à une circonstance antérieure, et notamment aux objections qui m’ont été faites par un autre éditeur, lorsque, chargé d’écrire pour le « Manuel » de Nothnagel le chapitre sur la paralysie cérébrale infantile, j’ai reproduit dans ce travail quelques pages d’un mémoire sur la même question, paru antérieurement chez l’éditeur de mon Interprétation des rêves. Dans ce dernier cas, le reproche n’était pas plus justifié, car j’ai alors loyalement prévenu l’éditeur du mémoire de mon intention d’y emprunter quelques pages pour mon travail destiné au « Manuel » de Nothnagel. Mais en remontant la suite de mes souvenirs, j’évoque une circonstance encore plus ancienne où, à l’occasion d’une traduction d’un livre français, j’ai vraiment lésé certains droits de propriété littéraire. J’avais ajouté au texte traduit des notes, sans en avoir demandé l’autorisation à l’auteur, et j’ai eu quelques années plus tard l’occasion de m’assurer que celui-ci n’était pas du tout content de mon sans-gêne.

Il existe un proverbe témoignant que le bon sens populaire se rend bien compte qu’il n’y a rien d’accidentel dans l’oubli de projets : « Ce qu’on a oublié de faire une fois, on l’oubliera encore bien d’autres fois. »

Sans doute, on ne peut pas ne pas reconnaître que tout ce qu’on pourrait dire sur l’oubli et sur les actes manqués est considéré par la plupart des hommes comme connu et comme allant de soi. Mais pourquoi est-il nécessaire de présenter chaque fois à leur conscience ce qu’ils connaissent si bien ? Que de fois ai-je entendu dire : « ne me charge pas de cette commission, je l’oublierai certainement. » Dans cette prédiction il n’y avait sûrement rien de mystique. Celui qui parlait ainsi sentait en lui vaguement le projet de ne pas s’acquitter de la commission et hésitait seulement à l’avouer.

L’oubli de projets reçoit d’ailleurs une bonne illustration de ce qu’on pourrait appeler « la conception de faux projets ». J’avais promis à un jeune auteur de rendre compte d’un petit ouvrage qu’il avait écrit. Des résistances intérieures, dont je ne me rendais pas compte, m’ont fait différer ce projet, jusqu’à ce que, l’ayant rencontré un jour et cédant à ses instances, j’aie fini par lui promettre de lui donner satisfaction le soir même. J’étais tout à fait décidé à tenir ma promesse, mais j’avais oublié que j’avais ce même soir à rédiger d’urgence un rapport d’expertise médicale. Ayant ainsi fini par me rendre compte que j’avais conçu un faux projet, j’ai renoncé à lutter contre mes résistances et j’ai fait savoir à l’auteur que je retirais ma promesse.

  1. Il arrive généralement que le cours de la conversation fait surgir des détails se rapportant à la première visite.
  2. Je proposerais la même explication pour un grand nombre de ces faits accidentels auxquels Th. Vischer a donné le nom de « malices des choses ».
  3. Lorsqu’on demande à quelqu’un s’il n’a pas eu la syphilis dix ou quinze ans auparavant, on oublie facilement qu’au point de vue psychique ce quelqu’un envisage la syphilis tout autrement que, par exemple, une crise de rhumatisme aigu. – Dans les renseignements fournis par les mères concernant les antécédents de leurs filles atteintes de névrose, il est difficile de faire avec certitude la part de l’oubli et celle de l’insincérité, car les parents écartent ou refoulent systématiquement tout ce qui peut servir d’obstacle éventuel au futur mariage de la jeune fille. — Un homme qui vient de perdre, à la suite d’une affection pulmonaire, sa femme qu’il aimait beaucoup, me communique le cas suivant de faux renseignements fournis au médecin, sans qu’on puisse expliquer le mensonge commis envers ce dernier autrement que par l’oubli : « La pleurésie de ma femme n’ayant subi aucune amélioration depuis plusieurs semaines, le Dr P. a été appelé en consultation. En interrogeant sur les antécédents, il posa les questions habituelles, entre autres celle de savoir s’il y avait eu d’autres cas d’affections pulmonaires dans la famille de ma femme. Celle-ci répondit négativement et, quant à moi, je ne me souvenais de rien de pareil. Au moment où le Dr P. allait prendre congé, la conversation tomba comme par hasard sur les excursions, et à cette occasion ma femme dit : « Même pour aller à Langersdorf, où est enterré mon pauvre frère, le voyage est trop long. » Ce frère est mort, il y a une quinzaine d’années, à la suite de multiples lésions tuberculeuses. Ma femme l’aimait beaucoup et m’a souvent parlé de lui. Je me suis même rappelé qu’à l’époque où fut établi le diagnostic de pleurésie, ma femme était très préoccupée et disait tristement : « Mon frère est mort, lui aussi, d’une maladie des poumons. » Or, le souvenir de cette maladie du frère était tellement refoulé chez elle que même après avoir émis son avis sur une excursion à L., elle ne trouva pas l’occasion de corriger les renseignements qu’elle avait donnés précédemment sur les antécédents morbides de sa famille. J’ai moi-même de nouveau succombé à cet oubli, au moment où elle parlait de Langersdorf. — Dans son travail déjà mentionné, à plusieurs reprises, M. E. Jones raconte un cas tout à fait analogue : Un médecin dont la femme était atteinte d’une affection abdominale, d’un diagnostic incertain, lui dit un jour à titre de consolation : « Quel bonheur du moins qu’il n’y ait pas eu de cas de tuberculose dans ta famille. » À quoi la femme répond, très surprise : « As-tu donc oublié que ma mère est morte de tuberculose, que ma sœur ne s’est rétablie de sa tuberculose que pour être de nouveau abandonnée des médecins ? »
  4. Pendant que j’écrivais ces pages, il m’est arrivé d’observer sur moi-même un cas d’oubli presque incroyable : en consultant le 1er janvier mon livre de crédits pour faire les relevés d’honoraires, je tombe sur le nom M….l inscrit sur une page du mois de juin et ne puis me rappeler la personne à laquelle ce nom appartient. Mon étonnement grandit, lorsqu’en continuant de feuilleter mon livre je constate que j’ai traité ce malade dans un sanatorium où je le voyais tous les jours pendant des semaines. Or, un médecin n’oublie pas au bout de six mois à peine un malade qu’il a traité dans des conditions pareilles. Était-ce un homme, un paralytique, un cas sans intérêt ? Telles sont les questions que je me pose. Enfin, en lisant la note concernant les honoraires reçus, je retrouve tous les détails qui voulaient se soustraire à mon souvenir. M….l était une fillette de 14 ans qui présentait le cas le plus remarquable de tous ceux que j’ai vus au cours de ces dernières années ; ce cas m’a laissé une impression que je n’oublierai jamais, et son issue m’a causé des instants excessivement pénibles. L’enfant tomba malade d’une hystérie non douteuse et éprouva, sous l’influence de mon traitement, une amélioration rapide et considérable. Après cette amélioration, les parents me retirèrent leur enfant ; elle se plaignait toujours de douleurs abdominales qui ont joué d’ailleurs le rôle principal dans le tableau symptomatique de l’hystérie. Deux mois après, elle est morte d’un sarcome des ganglions abdominaux. L’hystérie à laquelle l’enfant était incontestablement prédisposée a été provoquée par la tumeur ganglionnaire et moi, impressionné surtout par les phénomènes bruyants, mais anodins, de l’hystérie, je n’ai prêté aucune intention à la maladie insidieuse, mais incurable, qui devait l’emporter.
  5. M. A. Pick a récemment cité ( « Zur Psychologie des Vergessens bei Geistes-und Nervenkrankheiten », Archiv für Kriminal-Anthropologie und Kriminalistik, édité par Gros) toute une série d’auteurs qui admettent l’influence de facteurs affectifs sur la mémoire et reconnaissent plus ou moins ce que l’oubli doit à la tendance de se défendre contre ce qui est pénible. Mais personne n’a décrit ce phénomène et ses raisons psychologiques d’une manière aussi complète et aussi frappante que Nietzsche dans un de ses aphorismes (Au delà du bien et du mal, II) : « C’est moi qui ai fait cela », dit ma « mémoire ». « Il est impossible que je l’aie fait » dit mon orgueil et il reste impitoyable. Finalement — c’est la mémoire qui cède.
  6. Cfr. Hans Gros, Kriminalpsychologie, 1898.
  7. Darwin sur l’oubli. Dans l’autobiographie de Darwin, on trouve le passage suivant dans lequel se reflètent admirablement et sa probité scientifique et sa perspicacité psychologique : « J’ai, pendant de nombreuses années, suivi une règle d’or : chaque fois notamment que je me trouvais en présence d’un fait publié, d’une observation ou d’une idée nouvelle, qui étaient en opposition avec les résultats généraux obtenus par moi-même, je prenais soin de le noter fidèlement et immédiatement, car je savais par expérience que les idées et les faits de ce genre disparaissent plus facilement de la mémoire que ceux qui nous sont favorables. »
  8. Cfr. Bernheim. — Neue Studien über Hypnotismus, Suggestion und Psychotherapie. (Trad. allemande, 1892.)
  9. Dans le drame de Shaw : César et Cléopâtre, César, sur le point de quitter l’Égypte, est pendant un certain temps tourmenté par l’idée d’avoir eu l’intention de faire quelque chose, mais ne peut se rappeler de quoi il s’agit. Nous apprenons finalement qu’il voulait faire ses adieux à Cléopâtre ! Ce petit trait est destiné à montrer, en opposition d’ailleurs avec la vérité historique, le peu de cas que faisait César de la petite princesse égyptienne. (D’après E. Jones, l. c., p. 488.)
  10. Les femmes, qui ont une intuition plus profonde des processus psychiques inconscients, sont généralement portées à se considérer comme offensées, lorsqu’on ne les reconnaît pas dans la rue, c’est-à-dire lorsqu’on ne les salue pas. Elles ne pensent jamais en premier lieu coupable peut n’être que myope ou qu’il ne les a pas aperçues, parce qu’il était plongé dans ses réflexions. Elles se disent qu’on les aurait certainement aperçues, si on les estimait davantage.
  11. M. S. Ferenczi raconte qu’il a été autrefois très « distrait » et qu’il étonnait tous ceux qui le connaissaient par la fréquence et l’étrangeté de ses actions manquées. Mais cette « distraction » a presque complètement disparu, depuis qu’il s’est adonné au traitement psychanalytique de malades, ce qui l’a obligé de prêter aussi son attention à l’analyse de son propre moi. Il pense qu’on renonce aux actes manqués, lorsqu’on se sent chargé d’une responsabilité plus grande. Aussi considère-t-il avec raison la distraction comme un état entretenu par des complexes inconscients et qui peut guérir par la psychanalyse. Un jour, cependant, il crut avoir à se reprocher une erreur technique qu’il aurait commise au cours de la psychanalyse d’un malade. Ce jour-là il s’était trouvé subitement en butte à toutes ses « distractions » d’autrefois. Il fit plusieurs faux pas dans la rue (représentation symbolique du faux pas commis dans le traitement), oublia chez lui son portefeuille, voulut payer dans le tramway un kreuzer de moins, quitta la maison ses habits mal boutonnés, etc.
  12. M. E. Jones dit à ce propos : « La résistance a souvent un caractère général. C’est ainsi qu’un homme affairé oublie d’expédier les lettres qui lui sont confiées par sa femme, ce qui l’ennuie quelque peu, de même qu’il peut oublier d’exécuter ses ordres d’achat dans les magasins. »
  13. Pour ne pas abandonner ce sujet, je m’écarte de la subdivision que j’ai adoptée et j’ajoute à ce que je viens de dire qu’en ce qui concerne les affaires d’argent, la mémoire des hommes manifeste une partialité particulière. Ainsi que j’ai pu m’en assurer sur moi-même, on croit souvent à tort avoir déjà payé ce qu’on devait, et les illusions de ce genre sont souvent très tenaces. Même dans les cas où, comme dans le jeu de cartes, il ne s’agit pas d’intérêts considérables, mais où l’amour du gain a l’occasion de se manifester librement, les hommes même les plus honnêtes commettent facilement des fautes de calcul, sont sujets à des défauts de mémoire et, sans s’en apercevoir, se rendent coupables de petites tricheries. Ce n’est pas en cela que consiste l’action psychiquement réconfortante du jeu. L’aphorisme d’après lequel le véritable caractère de l’homme se manifesterait dans le jeu est exact, à la condition d’admettre qu’il s’agit du caractère réprimé. — S’il est vrai qu’il y a encore des garçons de café et de restaurant capables de commettre des erreurs de calcul involontaires, ces erreurs comportent évidemment la même explication. — Chez les commerçants on peut souvent observer une certaine hésitation à effectuer des paiements : il ne faut pas voir là une preuve de mauvaise volonté, l’expression du désir de s’enrichir indûment, mais seulement l’expression psychologique d’une résistance qu’on éprouve toujours au moment de se défaire de son argent. — Brill remarque à ce sujet avec une acuité épigrammatique : « nous égarons plus facilement des lettres contenant des factures que des lettres contenant des chèques. » Si les femmes se montrent particulièrement peu disposées à payer leur médecin, cela tient à des mobiles très intimes et encore très peu élucidés. Généralement, elles ont oublié leur porte-monnaie, ce qui les met dans l’impossibilité d’acquitter les honoraires séance tenante ; puis elles oublient, non moins généralement, d’envoyer les honoraires, une fois rentrées chez elles, et il se trouve finalement qu’on les a reçues pour leurs beaux yeux », gratis pro Deo. On dirait qu’elles vous paient avec leur sourire.
  14. Les deux mots servent également à désigner le « papier buvard », N. d. T.