Psychologie politique et défense sociale/Livre VI/Chapitre III

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CHAPITRE III

L’assassinat politique


Les assassinats politiques, devenus si fréquents aujourd’hui, sont une des manifestations de l’anarchie sociale actuelle. Ils trahissent un déséquilibre mental profond.

L’impression la plus frappante pour le public dans les meurtres politiques, après l’horreur qu’ils inspirent, c’est leur absurdité pratique. Que la victime soit empereur de Russie, roi d’Italie, impératrice d’Autriche, président de République, roi de Portugal, etc., il est évident que les souverains assassinés seront immédiatement remplacés et que le régime qu’ils représentent ne changera pas. Ces assassinats produisent même des réactions fortifiant le régime combattu. Il est également certain que l’assassin n’a rien à espérer personnellement de son crime.

De telles évidences semblent dérouter toutes les notions de psychologie courante qui montrent le crime comme conséquence d’un intérêt personnel quelconque : vengeance, cupidité, etc.

Ces crimes politiques dérivent donc de mobiles paraissant étrangers à l’intérêt personnel et à l’utilité générale. Comment la psychologie actuelle peut-elle les expliquer ?

Pour les comprendre, il faut rechercher le mode de propagation de certaines convictions dans les esprits et leur puissance.

La nécessité de se soumettre à une foi quelconque, divine, politique ou sociale, constitue pour beaucoup d’âmes un très impérieux instinct. Elles ont besoin de croyances pour diriger machinalement leur vie et s’épargner tout effort de raisonnement. C’est à l’esclavage de la pensée, et non à la liberté, que la plupart des hommes aspirent.

Les croyances fortes échappent entièrement à l’influence du raisonnement et deviennent de puissants mobiles d’action. Aucune des grandes croyances qui régirent l’humanité et au nom desquelles s’établirent de durables religions, de solides empires, ne fut fille de la raison. Elles eurent pour auteurs un petit nombre d’hallucinés et furent propagées par des apôtres imbus de convictions, assez intenses pour transformer en vérités éclatantes les plus manifestes erreurs, et asservir entièrement les âmes.

Les convictions de ces apôtres sont si puissantes qu’ils obéissent à leurs suggestions sans se soucier de leur intérêt personnel. Hypnotisés par la foi qui les a subjugués, ils sacrifieront tout pour en établir le règne.

Ces demi-aliénés, dont l’étude relève surtout de la pathologie mentale, jouèrent cependant un rôle immense dans l’histoire.

Ils se recrutent principalement, comme je l’ai montré dans ma Psychologie du socialisme, parmi les esprits doués à un haut degré d’instinct religieux, instinct dont la caractéristique est le besoin d’être dominé par un être ou par un Credo quelconque, et de se sacrifier pour faire triompher l’objet de leur adoration. Tous rêvent une société paradisiaque bien proche du paradis céleste de nos pères. Les terroristes russes et les diverses variétés d’anarchistes en fournissent de curieux exemples. Dans ces cervelles rudimentaires, entièrement dominés par l’atavisme religieux, et qu’aucun raisonnement ne saurait effleurer, le vieux déisme ancestral s’est objectivé sous la forme d’un paradis terrestre, gouverné par un État providentiel réparant toutes les injustices et doté de la puissance illimitée des anciens dieux.

L’incapacité de l’apôtre à raisonner, son besoin de propager sa croyance, son ignorance des nécessités et des réalités le rendent très dangereux, parce qu’il agit sur des foules incapables, elles aussi, de raisonner et dont les opinions se forment surtout par voie de contagion.

Une des grandes erreurs de l’âge moderne est de croire que l’on persuade les foules avec des raisonnements. L’affirmation, la répétition, le prestige et la contagion sont, je le rappelle de nouveau, les sources à peu près uniques de leurs convictions. Que ces dernières contrarient leurs intérêts les plus certains, qu’elles se heurtent à des impossibilités évidentes, peu importe. Les croyances acceptées, si absurdes soient-elles, deviennent de puissants mobiles d’action. C’est au nom de croyances fort contraires à la raison que le monde fut bouleversé tant de fois et le sera sans doute encore.

De semblables vérités, qui devraient être élémentaires, expliquent les assassinats politiques. Ils peuvent nous indigner, mais non pas nous surprendre. La caractéristique de l’apôtre convaincu est de faire partager à tout prix sa croyance et de détruire sans pitié tous ceux qui, dans son esprit, y font obstacle et sont, par conséquent, les ennemis évidents de l’humanité. L’apôtre éprouve un ardent besoin de propager sa foi et d’apporter au monde la bonne nouvelle qui sortira l’humanité de l’océan de misères où elle avait végété jusqu’ici.

Cette soif de destruction est, je le répète, un des éléments constitutifs de la mentalité de l’apôtre. Pas de véritable apostolat sans le besoin intense de massacrer quelqu’un ou de briser quelque chose. Pour détruire les ennemis de sa foi, l’apôtre n’hésite pas à faire périr des milliers d’innocentes victimes. Il lance ses bombes dans un théâtre rempli de spectateurs ou dans une rue populeuse. Qu’importent de telles hécatombes quand il s’agit de régénérer le genre humain, d’établir la vérité et de détruire l’erreur !

Ces apôtres meurtriers ne se recrutent pas principalement dans les éléments inférieurs d’un peuple. Ils se rencontrent souvent chez des demi-intellectuels, ayant reçu une éducation universitaire mal adaptée à leur mentalité simpliste. Ce sont parfois de doux philanthropes dominés par l’idée fixe de rénover la société. Torquemada, Ravaillac, Marat, Robespierre se considéraient comme des amis du genre humain, ne rêvant que son bonheur et prêts à sacrifier leur vie pour lui.

Les aliénés et les passionnés à tendances altruistes ont surgi de tous temps, écrit Lombroso, même à l’époque sauvage, mais alors ils trouvaient un aliment dans les religions. Plus tard, ils se rejetèrent dans les factions politiques et les conjurations antimonarchiques de l’époque. D’abord croisés, puis rebelles, puis chevaliers errants, puis martyrs de la foi ou de l’athéisme.

De nos jours, et surtout chez les races latines, lorsqu’un de ces fanatiques altruistes surgit, il ne trouve d’autre aliment possible à ses passions que sur le terrain social et économique.

Ce sont presque toujours les idées les plus discutées et les moins sûres qui laissent le champ libre à l’enthousiasme des fanatiques. Vous trouverez cent fanatisés pour un problème de théologie ou de métaphysique. Vous n’en trouverez point pour un théorème de géométrie. Plus une idée est étrange et absurde, plus elle entraîne derrière elle d’aliénés et d’hystériques, surtout dans le monde politique où chaque triomphe privé devient un échec ou un triomphe public, et cette idée soutient jusqu’à la mort les fanatiques à qui elle sert de compensation pour la vie qu’ils perdent ou les supplices qu’ils endurent.

Les doctrines anarchiques multiplient de plus en plus le nombre des assassinats politiques. On connaît celui tout récent du colonel aide de camp du ministre des Indes, par un jeune étudiant hindou, imbu des doctrines d’un journal où se lisaient les lignes suivantes :

"Au risque de perdre l’estime et la sympathie de nos vieux amis, nous répétons que l’assassinat politique n’est pas un crime. Toutes les personnes libres de préjugés traitent l’assassin politique, non comme un criminel, mais comme un vengeur de l’humanité."

En un an, on a signalé dans le Bengale 329 crimes, dont beaucoup ne sont peut-être que des actes de simple brigandage, mais qui se qualifient de crimes politiques.

Le nombre des meurtres commis depuis trente ans par les anarchistes, les terroristes et diverses variétés de convaincus est considérable. Rien n’indique qu’il doive diminuer. Tout porte à croire, au contraire, qu’il augmentera encore. Les mystiques et les hallucinés, absorbés jadis par les religions, se reportent aujourd’hui vers la politique. Inutile de discuter avec ces dangereux hallucinés. Il faut les supprimer ou être supprimés par eux.



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