Psychologie politique et défense sociale/Livre V/Chapitre I

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LIVRE V

Les erreurs de psychologie politique en matière de colonisation




CHAPITRE I

Nos principes de colonisation


Les luttes économiques entre l’Occident et l’Orient seront, sans doute, une des sérieuses préoccupations du XXe siècle et entraîneront, fatalement, plus de ruines et de sang versé que les guerres des temps passés.

Dans ce conflit de deux civilisations aux prises, les colonies sont appelées à jouer un rôle considérable. On ne conteste plus, aujourd’hui, l’intérêt que nous avons à conserver les nôtres. Nous ne saurions donc rester indifférents à ce qui les concerne.

L’administration des colonies fondées par les diverses nations européennes, repose sur quelques principes très précis. Ces principes, engendrés par l’expérience, et qui devraient, semble-t-il, être généraux, varient, au contraire, d’un peuple à l’autre.

D’un peuple à l’autre est peut-être trop dire, car, en ce qui touche les méthodes colonisatrices, on peut distinguer, parmi les puissances européennes, deux catégories. Dans la première, nous sommes, nous Français, à peu près isolés. La seconde comprend la plupart des autres nations. Ces divers pays fondent des colonies pour les garder et en tirer profit. Supérieurs à ces préoccupations mesquines, et n’oubliant pas que notre rôle est de porter aux divers peuples de la terre les bienfaits de la civilisation, nous prétendons les gouverner avec nos institutions et nos idées.

Institutions et idées sont malheureusement repoussées avec une complète unanimité. Convaincus de notre bon droit, nous persistons dans nos doctrines, et il en sera sans doute ainsi jusqu’à ce qu’une série suffisante de désastres nous ait solidement prouvé qu’en matière de colonisation, nos grands principes constituent, théoriquement et pratiquement, de lamentables erreurs.

Dans un chapitre de mon livre : Les civilisations de l’Inde, j’ai montré les principes directeurs suivis par l’Angleterre pour la conquête et l’administration de ses colonies, et notamment l’Inde. Comment cette dernière avait pu être soumise avec l’argent et les hommes du peuple conquis. Combien elle était sagement administrée, et, comment, par l’application récente d’un principe psychologique erroné, ce gigantesque empire échapperait peut-être un jour à ses vainqueurs.

Obligé d’être bref, je me bornerai, dans ce chapitre, à rechercher les idées courantes en France sur l’administration de notre colonie la plus voisine, l’Algérie, et quelles conséquences peut entraîner leur application.

Les études sur l’Algérie sont innombrables, mais deux d’entre elles, rédigées par des auteurs fort compétents, résument clairement la moyenne des opinions admises. L’une a pour auteur un savant professeur du Collège de France, monsieur Leroy-Beaulieu, l’autre, un ancien consul monsieur Vignon.

Je n’ai pas pour but, dans ce chapitre, d’examiner en détail les résultats de notre colonisation algérienne, mais seulement la valeur des idées psychologiques fondamentales qui ont dirigé et paraissent devoir diriger longtemps encore notre administration. Mes critiques porteront donc uniquement sur les principes et nullement sur les hommes qui les appliquent.

Ce sont des nécessités politiques et non des théories qui dirigent les hommes d’État. Or, les nécessités sont filles de l’opinion. C’est donc à l’opinion qu’il faut s’en prendre, non aux personnes forcées de la subir et dont aucune ne serait assez puissante pour gouverner sans elle. La changer sera fort difficile, car si le peuple français se montre le plus révolutionnaire des peuples, en apparence, il est peut-être, au fond, le plus conservateur de l’univers.

L’Algérie, contrée aussi vaste que la France, est un pays assez peu peuplé. Elle est habitée par 5.000.000 de musulmans dévoués à nos institutions, assurent les rapports officiels. Mais, en fait, ce dévouement a besoin d’être consolidé par une armée de 60.000 hommes, c’est-à-dire à peu près égale à celle qu’emploient les Anglais pour maintenir sous l’obéissance 250.000.000 d’Hindous, dont 50.000.000 de musulmans bien autrement redoutables et difficiles à manier que leurs coreligionnaires algériens.[1]

Au milieu de cette population musulmane de l’Algérie en évolue une autre de 800.000 Européens dont 20% seulement est française. Les autres sont espagnole, italienne, maltaise, etc. Ces éléments européens, d’origines si diverses, ne se croisent pas avec les Musulmans, mais seulement entre eux, et le jour est proche où il résultera de ces mélanges une population nouvelle à caractères bien tranchés et dont les intérêts seront, naturellement, ceux de l’Algérie, beaucoup plus que ceux de la métropole. Elle apparaît un peu déjà, cette métropole, comme une sorte de Mécène généreux destiné à doter gratuitement le pays de chemins de fer, d’établissements publics et de subventions variées.

Quant aux Musulmans, constituant la majeure partie de la population, ils contiennent des descendants de tous les conquérants africains. Mais le fond paraît être formé principalement de deux tiers de Berbères et de un tiers environ d’Arabes. Les différences entre eux sont assez faibles. La seule présentant quelque importance est la division en sédentaires et en nomades. Nous verrons plus loin que, contrairement à une opinion très répandue, Arabes et Berbères fournissent des éléments à ces deux classes.

Le livre de monsieur Leroy-Beaulieu pourrait se résumer en un mot, traduction exacte, d’ailleurs, des idées régnantes en France sur l’Algérie :
"Franciser les musulmans."

Le système politique suivi jusqu’ici pour franciser ou conquérir moralement ces musulmans est d’ailleurs d’une barbarie voisine du procédé des primitifs Américains à l’égard de ces Peaux-Rouges, qu’on dépouillait de leurs territoires de chasse en leur laissant la pleine liberté de mourir de faim.

C’est à peu de choses près notre méthode administrative du refoulement fort bien décrit par monsieur Vignon :

L’administration, dit-il, voyant les gouverneurs généraux confisquer une partie des terres des tribus après chaque insurrection, pensa qu’elle pouvait en toute justice faire choix des meilleures terres pour les colons et "refouler" les indigènes. À mesure que l’élément européen se développait, les indigènes étaient renvoyés de l’héritage de leurs pères, des tribus entières transportées au loin de la région qui était en quelque sorte leur patrie… Les résultats d’une pareille politique suivie pendant plus de 30 ans ne pouvaient être douteux. Ici, l’Arabe incessamment refoulé, toujours plus incertain de recueillir le fruit de son travail, ne songeait ni à bien cultiver, ni à améliorer le sol. Là, privé des terres labourables de sa tribu, de la jouissance même de l’accès des cours d’eau, ne pouvant lutter contre la sécheresse, il ne recueillait pas le blé suffisant à sa nourriture et voyait ses troupeaux diminuer ou disparaître. Partout enfin, ces mille souffrances entretenaient les haines de l’indigène contre le colon et creusaient, au lieu de le combler, le fossé déjà profond qui sépare les deux races.

Le sénatus-consulte de 1863 qui déclara les tribus propriétaires des territoires dont elles avaient la jouissance n’a pas mis fin au système du "refoulement", mais il a changé de forme et de nom. Aujourd’hui il s’appelle le système de "l’expropriation pour cause d’utilité publique"..

Deux traits essentiels caractérisent ce système : d’une part, il ne procure la terre aux colons qu’en l’ôtant aux indigènes, il constitue des cercles exclusivement européens d’où les indigènes sont écartés avec soin en tant que propriétaires. D’une autre, il condamne à la misère l’indigène dépossédé. L’ancien propriétaire du sol reçoit une indemnité en argent qui est fixée par les tribunaux. Elle varie généralement de 50 à 80 francs par hectare. L’indigène se trouve donc échanger les 30 ou 40 hectares sur lesquels il vivait aisément avec sa famille contre une somme de 1.500 à 2.000 francs, c’est-à-dire qu’au lieu d’un fonds de terre suffisant à ses besoins pour toute sa vie, il n’a plus qu’un capital qu’il épuise en une ou deux années.

Une des plus étranges applications faites en Algérie de l’omnipotente intervention de l’État a été la colonisation officielle. Il faut en lire la lamentable histoire dans le livre que je viens de citer. On y verra les conséquences de ces distributions gratuites de terres à des déclassés de toutes sortes, aussi aptes à cultiver le sol qu’à professer le sanscrit, de ces créations de villages officiels devenus aujourd’hui des déserts, etc. Les résultats de cette désastreuse expérience, et les frais excessifs entraînés par elle, n’ont pas suffi pourtant à éclairer nos administrateurs, puisque, il y a quelques années, un gouverneur général demandait 50 millions pour exproprier encore des Arabes et créer d’autres villages en remplacement de ceux qui avaient si misérablement échoué ! Heureusement, le projet fut repoussé par les Chambres, car il préparait sûrement une nouvelle révolte de la population musulmane et un nouveau gouffre pour les millions de la métropole.

Qu’un pareil projet ait pu être proposé, discuté et près d’aboutir, cela montre à quel point l’éducation de l’opinion française demeure encore primitive en matière de colonisation.

Il n’est pas surprenant qu’avec de telles expériences l’Algérie nous coûte excessivement cher. On évalue ce que nous avons payé pour elle à plus de 4 milliards déduction faite des recettes. Au prix de tant de sacrifices, avons-nous au moins pacifié le pays ? Tâchons de nous le persuader, mais n’oublions pas que, pour y conserver une paix relative, il nous faut y entretenir constamment une importante armée.


Depuis la conquête de l’Algérie, deux principes fondamentaux, alternés suivant les mouvements de l’opinion, semblent avoir exclusivement dirigé notre politique colonisatrice. L’un consiste à exproprier les Arabes, puis à les refouler dans le désert. L’autre à les franciser en leur imposant nos institutions. Les Arabes ne se sont pas laissé refouler, par l’excellente raison que le désert ne peut nourrir personne, et qu’avant de consentir à mourir de faim, plusieurs millions d’hommes commencent généralement par opposer quelque résistance. Les indigènes n’ont pas plus accepté d’être francisés que refoulés, parce que jamais jusqu’ici un peuple n’a pu changer sa constitution mentale, pour adopter celle d’un autre.

Les deux systèmes sont donc également détestables et le passage successif de l’un à l’autre ne nous offre aucune chance de les améliorer. On continuera la série des ruineuses expériences, jusqu’au jour où nos gouvernants, enfin éclairés, s’aviseront que laisser au pays conquis ses institutions, ses coutumes, son genre de vie, ses croyances comme le font tous les peuples colonisateurs, les Anglais et les Hollandais notamment, est la plus simple, la moins coûteuse et la plus sage des solutions.

Cette solution serait actuellement impossible, puisque l’opinion publique est contre elle. La conduite de nos administrations, les idées émises dans les journaux et dans les livres, le prouvent suffisamment.

À peu près dégagés en Occident de l’influence des croyances religieuses, nous supposons volontiers qu’il en est universellement ainsi. Fort peu d’auteurs européens ont compris qu’en Orient la question religieuse prime toutes les autres. Institutions civiles et politiques, vie publique ou privée sont, pour les disciples de Mahomet, comme pour ceux de Siva ou de Bouddha, uniquement régies par a la loi religieuse. Manger, boire ou dormir, ensemencer son champ, recueillir sa récolte, constituent chez l’Oriental des actes religieux. Les Anglais le comprennent si bien que, malgré leur protestantisme rigide, ils restaurent aux Indes les pagodes, entretiennent largement les prêtres de Siva et de Vichnou, et ne favorisent nullement le zèle de leurs propres missionnaires. On chercherait vainement sous le ciel britannique des avocats pour soutenir qu’une colonie doit périr plutôt qu’un principe.

Protéger la religion musulmane, nous appuyer sur les congrégations influentes, fortifier l’autorité des prêtres musulmans au lieu de la combattre et de l’affaiblir, aurait dû être la base de notre politique. Le premier résident français à Tunis, un des bien rares gouverneurs ayant su s’assimiler les choses de l’Orient, et qu’on s’est d’ailleurs empressé d’en retirer, faisait preuve d’un sens politique très profond quand il suggérait au bey de Tunis la promulgation de décrets religieux pour affirmer aux yeux des croyants la légitimité des mesures qu’il voulait imposer.

Respecter les coutumes religieuses des Arabes, c’est respecter toutes leurs institutions, ces dernières dérivant uniquement, comme je le disais plus haut, des croyances religieuses. Monsieur Leroy-Beaulieu réprouve cette politique qu’il qualifie de politique d’abstention et ajoute que "le respect complet des coutumes, des traditions, des mœurs de ce que l’on a appelé la nationalité arabe exigerait que notre armée et nos colons quittassent l’Afrique."

Pourquoi le respect des mœurs et coutumes arabes entraînerait-il le départ obligatoire de notre armée et de nos colons ? L’auteur oublie totalement de nous le dire. Je crois qu’il aurait grand’peine à étayer son opinion d’aucune raison sérieuse. La politique défendue ici est celle adoptée à l’égard des musulmans par les Anglais aux Indes sans que ces derniers paraissent nullement disposés à abandonner leur immense empire.

Les mesures conseillées par monsieur Leroy-Beaulieu sont bien conformes à nos idées d’égalité universelle. Elles consistent dans "la fusion de l’élément indigène avec l’élément européen." Cette fusion est représentée comme "un état de choses où les deux populations d’origine différente seraient placées sous le même régime économique et social, obéissant aux mêmes lois générales et suivraient dans l’ordre de la production la même impulsion."

Le tableau apparaît séduisant sur le papier. C’est le rêve égalitaire de nos théoriciens de 93 et d’aujourd’hui. Il ferait un peu sourire le plus modeste employé du service civil des Indes. On peut être un savant remarquable sans soupçonner l’abîme qui sépare la pensée et les sentiments d’un Oriental de ceux d’un Occidental.

L’auteur prévoit bien quelques obstacles à sa politique de fusion, mais les surmonte aisément. D’abord il assure, toujours sans dire sur quelles observations s’appuie son assertion, que "les Kabyles ne diffèrent des Europeens que par un point, la religion." Quelle erreur ! On serait plus près de la vérité en disant qu’entre l’Européen civilisé et le Berbère actuel, la différence est aussi considérable qu’entre un Gaulois du temps de Brennus et un Parisien de nos jours.

Les Berbères, suivant monsieur Leroy-Beaulieu, étant identiques aux Européens, les Arabes, seuls, resteraient à franciser. La chose lui paraît fort simple : "Il faudrait, explique l’auteur, radicalement modifier le système de la tribu, de la propriété collective, de la famille polygame. Ces trois points obtenus, il ne resterait plus que des détails dont on viendrait à bout avec le temps."

Ces petites transformations, qui réjouiraient assurément les plus purs des socialistes, semblent si faciles à l’auteur qu’il ne juge même pas utile d’indiquer le moyen de les opérer. Je crois cependant que pour toute personne un peu familiarisée avec l’étude de la constitution mentale des Arabes, réaliser de telles modifications n’offre guère moins de difficultés que de changer un indigène australien en professeur au Collège de France, ou d’apprendre à voler à un batracien.

Monsieur Leroy-Beaulieu n’est pas tendre d’ailleurs pour les Arabes, qu’il paraît considérer comme une collection de sauvages. Leur organisation est simplement, suivant lui, "l’ancienne constitution de tous les peuples pasteurs". L’auteur croit évidemment que tous les Arabes sont des pasteurs et tous les Berbères des sédentaires. En réalité, nomades et sédentaires subsistent chez les deux peuples. Les plus purs des Berbères, les Touaregs, sont exclusivement nomades. En lisant ce qu’écrivait Ibn Khaldoun au XIVe siècle, on voit que cette division des Berbères de l’Algérie en sédentaires et en nomades ne date pas d’hier.

"Depuis les temps les plus anciens, dit Ibn Khaldoun, cette race d’hommes (les Berbères), habite le Maghreb, dont elle a peuplé les plaines, les montagnes, les plateaux, les régions maritimes, les campagnes et les villes. Ils construisent leurs demeures, soit de pierres, soit d’argile, soit de roseaux et de broussailles, ou bien de toiles faites de poil de chameau. Ceux d’entre les Berbères qui jouissent de la puissance et qui dominent les autres s’adonnent à la vie nomade et parcourent avec leurs troupeaux les pâturages auxquels un court voyage peut les amener. Jamais ils ne quittent l’intérieur du Tell pour entrer dans les vastes plaines du désert. Ils gagnent leur vie à élever des moutons et des bœufs, réservant ordinairement les chevaux pour la selle et pour la propagation de l’espèce. Une partie des Berbères nomades fait aussi métier d’élever des chameaux, se donnant ainsi une occupation qui est plutôt celle des Arabes. Les Berbères de la classe pauvre tirent leur subsistance du produit de leurs champs et des bestiaux qu’ils élèvent chez eux. Mais la haute classe, celle qui vit en nomade, parcourt le pays avec ses chameaux, s’occupant aussi de dévaliser les voyageurs."

Les distinctions faites autrefois par quelques auteurs entre Berbères et Arabes, au point de vue de l’aptitude à la civilisation, reposaient sur des observations fort superficielles et ne sont plus soutenables aujourd’hui. Il y a, je le répète, parmi les Berbères, des sédentaires et des nomades, comme il y en a parmi les Arabes. Le mode d’existence dépendant du milieu, ces deux formes de la vie sociale résultent de la nature du sol et non de la race. Dans les plaines sablonneuses, Arabes et Berbères sont nomades. Dans les régions fertiles ils sont sédentaires. On trouve des Arabes nomades et des Arabes sédentaires en Algérie, aussi bien qu’en Égypte, en Syrie et en Arabie.

Des Berbères sédentaires et des Arabes sédentaires, je ne vois guère qui l’emporte comme développement intellectuel. Si l’on devait pencher d’un côté, ce serait plutôt vers les Arabes, possesseurs jadis d’une civilisation très haute, alors que celle des Berbères fut toujours assez rudimentaire.

"Au point de vue moral, les Berbères paraissent même très inférieurs aux Arabes. Les premiers sont célèbres depuis la plus haute antiquité par leur perfidie. Ils étaient nombreux sans doute dans les armées carthaginoises et ont dû contribuer certainement à la mauvaise renommée de la foi punique. Lorsque Mouza, conquérant arabe de l’Espagne, fut interrogé par le calife de Damas sur les Berbères habitant les provinces qui forment l’Algérie actuelle, il lui en fit le tableau suivant que beaucoup de personnes trouveront encore très exact : "Ils ressemblent fort aux Arabes dans leur manière d’attaquer, de combattre. Ils sont patients, sobres et hospitaliers entre eux, mais ce sont les gens les plus perfides du monde : promesses ni parole ne sont sacrées pour eux."

La réforme sur laquelle monsieur Leroy-Beaulieu insiste le plus (mais toujours en oubliant de nous indiquer son mode d’application pratique) est la suppression de la polygamie. Il nous développe les avantages de la monogamie et révèle à ses contemporains que "le ménage est essentiellement le domaine de la femme unique. Sans elle l’âme de la famille manque, et le ressort de la prospérité de la maison est absent. C’est là une des grandes causes de la stagnation où se trouve la société arabe."

Je ne veux pas entrer dans le fond de la question et objecter que tous les Orientaux étant polygames, il faut bien quelques puissants motifs à cette coutume. Je ne ferai pas remarquer non plus que la polygamie légale des Orientaux vaut bien la polygamie hypocrite des Européens et son cortège de naissances illégitimes. On pourra trouver des développements suffisants sur ces questions et quelques autres dans mon histoire de La Civilisation des Arabes et y voir aussi que sous la domination arabe, les harems ont produit autant de bas-bleus illustres et de femmes savantes que nos lycées de filles.

Il est bien démontré aujourd’hui que la polygamie n’a jamais causé la stagnation des musulmans. Est-il nécessaire de rappeler que les Arabes, et les Arabes seuls, nous ont révélé le monde gréco-latin, et que les universités européennes, y compris celle de Paris, ont pendant 600 ans vécu exclusivement des traductions de leurs livres et de l’application de leurs méthodes ? La civilisation arabe fut une des plus brillantes qu’ait connues l’histoire. Elle est morte comme bien d’autres, mais ce serait se contenter d’explications par trop superficielles que d’attribuer à la polygamie les conséquences de facteurs d’une tout autre importance.

On ne saisit pas très bien d’ailleurs les motifs de l’animosité du vertueux professeur contre la polygamie, puisqu’il nous annonce qu’elle est restreinte aux familles riches, et perd du terrain. Si elle devient si rare et de si peu d’influence, pourquoi donc alors vouloir la supprimer, et comment justifier que cette coutume puisse être "une des grandes causes de la stagnation où se trouve la société arabe ?"

Monsieur Leroy-Beaulieu range notre éducation latine parmi les principaux moyens d’action sur les Arabes. C’est là, du reste, une opinion générale aujourd’hui, que j’ai partagée comme tout le monde, et dont il m’a fallu beaucoup de voyages et d’observations pour me dépouiller complètement. Bien que ne pouvant espérer convertir à mes idées un seul lecteur français, le sujet est trop grave pour que je ne dise pas toute ma pensée. Elle sera exposée dans un prochain chapitre. On y verra que loin d’améliorer la condition des indigènes, l’instruction européenne n’a d’autre résultat que de les rendre moralement et matériellement tout à fait misérables.

Les raisons psychologiques du déplorable effet produit sur des races relativement inférieures ou, du moins, différant profondément de celles de l’Europe par notre éducation européenne n’étaient pas impossibles à prévoir. Cette éducation adaptée par des transformations séculaires à nos sentiments et à nos besoins ne pouvait l’être à des sentiments et à des besoins différents. Ses premiers résultats sont de dépouiller brusquement l’Arabe, l’Hindou ou un Oriental quelconque des idées héréditaires sur lesquelles sont fondées ses institutions et ses croyances, base de son existence. Si le rêve de monsieur Leroy-Beaulieu et de tous les auteurs qui prônent l’éducation européenne des Arabes s’accomplissait, l’Algérie serait pour nous ce que fut la Vénétie pour l’Autriche, ce qu’est l’Irlande pour l’Angleterre, l’Alsace pour l’Allemagne.

Nos historiens gémissent quelquefois dans leurs livres de la perte de l’Inde, jadis en partie conquise par le génie du grand Duplex. Ne la regrettons pas trop. Gouvernée comme nous gouvernons Pondichéry et nos autres colonies, c’est-à-dire avec les principes exposés par monsieur Leroy-Beaulieu, l’Inde, rapidement mise à feu et à sang, n’eût pas tardé à nous échapper.

On a recommencé en Indo-Chine exactement les mêmes lourdes fautes qui rendent partout notre domination si intolérable et si ruineuse.[2]

Nous envoyons administrer des Orientaux par des agents politiques qui les traitent à la façon d’un département français, avec une armée de fonctionnaires, n’ayant pas les notions les plus vagues des mœurs et des coutumes du peuple indigène, et le heurtant à chaque instant. Alors que notre grande colonie devrait rapporter 200 millions par an à la métropole, suivant l’assertion d’un ancien gouverneur, monsieur Harmand, nous continuons à y semer millions et soldats, sans autre résultat que de nous faire profondément haïr, perdre tout prestige et montrer une fois de plus au monde notre désolante incapacité à comprendre quelque chose aux besoins, aux sentiments et aux idées des races étrangères et, par conséquent, à les gouverner.


Le danger apparaît donc clairement de vouloir imposer aux indigènes des colonies des institutions, des idées et des besoins de peuples différents. Nous pouvons ajouter, d’ailleurs, que pareille tâche est impossible et qu’aucune nation n’a jamais réussi à la réaliser. Le vernis provisoire de l’éducation européenne modifie fort peu l’indigène. Causez quelque temps avec des lettrés hindous, élevés dans les écoles anglo-indiennes, vous constaterez, malgré une instruction à peu près égale à celle du bachelier ou du licencié européen, l’abîme subsistant entre leurs idées et les nôtres. Il fallut de longs siècles aux Barbares pour se créer, avec les débris du monde romain, une civilisation, une langue et des arts adaptés à leurs besoins. Ces grandes transformations, le temps seul peut les accomplir.

L’histoire prouve que deux civilisations trop différentes, mises en présence, ne se combinent jamais. Les peuples conquérants qui ont pu en influencer d’autres sont uniquement ceux dont les sentiments, les idées, les institutions et les croyances ne présentaient pas de divergences trop accentuées. Les Orientaux agissent aisément pour cette raison sur des Orientaux, mais jamais les Occidentaux n’ont pu acquérir d’action sur eux.

Tel est le secret de l’influence immense exercée par les Arabes en Orient, et qu’ils possèdent encore en Afrique, en Chine et dans l’Inde. Partout ils ont réussi sans effort à faire adopter aux peuples en contact avec eux les éléments les plus fondamentaux de leur civilisation : la religion, la langue et les arts. Implantée dans un pays, la civilisation musulmane y semble fixée pour toujours. Elle a fait reculer dans l’Inde des religions pourtant bien vieilles et rendu entièrement arabe cette antique Égypte des Pharaons sur laquelle les Perses, les Grecs et les Romains eurent si peu d’influence. L’islamisme compte 50 millions de sectateurs dans l’Inde, 20 millions en Chine, et ce nombre s’accroît rapidement chaque jour. Il conquiert aujourd’hui tout le continent africain, alors que les efforts des missionnaires européens échouent misérablement.

L’explorateur européen, parvenu à grand’peine au centre de l’Afrique, trouve des caravanes d’Arabes laissant derrière elles leur religion et souvent leur langue.

Les Européens peuvent être des colonisateurs habiles, mais, depuis Rome, les seuls peuples réellement civilisateurs ont été les musulmans. Seuls, en effet, ils réussirent à faire adopter à d’autres races les éléments essentiels d’une civilisation : la religion, les institutions et les arts.

Les Européens parviennent assez aisément, comme les Anglais dans l’Inde, à dominer un peuple inférieur, mais modifier sa mentalité, il n’y faut pas songer. L’écart entre nos sentiments, nos besoins et les leurs est trop considérable pour que les étapes en puissent être brusquement franchies. La civilisation adaptée à nos besoins ne l’est nullement aux leurs. Notre vie factice, nos inquiétudes perpétuelles, nos révolutions fréquentes, nos nécessités artificielles et le travail incessant qu’elles entraînent, la vie de l’ouvrier de l’usine ou des mines, péniblement attelé à un dur labeur et ne possédant de la liberté que le mot, rien de tout cela ne le tente. Je fus toujours frappé dans mes voyages, de constater que les lettrés orientaux, ayant visité l’Europe, étaient les moins séduits par notre civilisation. Je n’en ai jamais connu qui n’aient considéré l’Oriental comme beaucoup plus heureux, plus honnête et plus moral que l’Européen tant qu’il n’a pas subi son contact. Le seul résultat de notre civilisation sur les Orientaux est de les dépraver et de les rendre misérables.

Impossible d’insister longuement sur les vérités qui précèdent. On ne peut qu’énoncer brièvement ici des idées dont le développement exigerait un volume. Pour en revenir à monsieur Leroy-Beaulieu, j’ai l’espoir qu’en y réfléchissant il reconnaîtra que l’idée de franciser un peuple demi-barbare en lui inculquant notre éducation, théorie si générale encore en France, n’est véritablement plus soutenable par un savant. Laissons de telles idées aux démagogues socialistes. On n’a plus aujourd’hui le droit d’ignorer que les institutions d’une race ont un enchaînement nécessaire, qu’elle ne peut pas les choisir à volonté, mais doit subir celles en rapport avec ses besoins et imposées par son évolution. Inutile de rechercher la civilisation théoriquement la meilleure pour une nation, mais bien celle qui lui convient.

Je n’ai cessé depuis vingt ans de répéter les vérités qui précèdent. Elles commencent, bien que très lentement par faire leur chemin. Dans son remarquable ouvrage, Domination et Colonisation, un des hommes les plus familiers avec les choses de l’Orient, monsieur l’ambassadeur Jules Harmand, s’exprime de la façon suivante :

C’est la plus grande des erreurs et la plus fatale pour le conquérant et pour ses sujets de ne pas reconnaître qu’il y a des races et des sociétés supérieures de par la nature et par l’accumulation des circonstances évolutives, qu’il y en a d’autres moins favorisées, et que plus la distance qui les sépare est grande et moins il est possible de les rapprocher par des lois communes et par les mêmes procédés de culture.

… Ce sont ces convictions, dictées par l’observation des faits, qui doivent inspirer la conduite des Européens dans leur expansion lointaine, accomplie par la domination des peuples si différents d’eux-mêmes. Leur application seule, résolument désassimilatrice, systématiquement respectueuse de la constitution mentale de ces peuples, des organisations politiques et sociales qui sont la résultante de leurs besoins matériels et moraux, peut-être profitable en même temps au dominateur et au sujet, et justifier ces vastes et difficiles entreprises.

Nos hommes politiques sont pour la plupart très loin encore de ces idées. Couramment des administrateurs font traduire et afficher, dans les pays barbares qu’ils gouvernent, la proclamation des Droits de l’homme, pour se concilier les populations envahies et leur faire apprécier les bienfaits de nos institutions. Cette enfantine conception donne l’exacte mesure de leur mentalité en matière de colonisation.


À nos méthodes d’assimilation forcée se joignent, dans les colonies un peu éloignées, des procédés d’autocratie jacobine, qui les rendent rapidement inhabitables pour des Européens. Le moindre petit gouverneur (fruit sec de la politique le plus souvent), se croit un potentat et se conduit en despote asiatique.

Le Matin du 29 mars 1910 contenait à ce sujet une correspondance d’un voyageur à la Guyane dont voici un extrait :

Les hauts fonctionnaires envoyés de la métropole ne passent que pour amorcer une affaire ou une candidature. S’ils séjournent un peu, ils sont en proie à la folie autocratique, promulguent des ukases effarants, ordonnent des arrestations, séquestrations, expulsions, répandent la terreur, préparent la révolte. Quand, à la dernière extrêmité, le gouvernement central les, rappelle, c’est pour les envoyer ailleurs en fructueuse mission.

Pour le malheureux colon, nulle sûreté ; politiquement, l’arbitraire ; commercialement, l’arbitraire. L’interprétation variable des tarifs de douane permet à l’administration de ruiner Pierre au benéfice de Paul. Nulle garantie pour l’avenir d’une entreprise. Vous achetez des terres pour y planter des cacaoyers, sur lesquels on vous promet une prime de 80 centimes quand ils seront en rapport. Vous engagez vos capitaux : le moment venu, il se trouve que la prime est réduite à 30 centimes, et qu’au surplus il n’y a pas de crédits au budget pour la payer. Vous réclamez ; on vous objecte : "L’administration n’est pas allée vous chercher en France. Que venez-vous faire ici ?"

Il est aisé de deviner à quelle misérable situation, semblables procédés ont conduit ces colonies. Le résultat est rendu frappant, par la comparaison avec des pays voisins. Alors que la Guyane anglaise et la Guyane hollandaise ont atteint un haut degré de prospérité, la Guyane française retourne à l’état sauvage.

J’ai déjà montré dans un précédent chapitre, en reproduisant des fragments d’une circulaire du gouverneur actuel de la Côte-d’Ivoire, combien étaient maladroitement féroces nos méthodes de colonisation et à quel point elles avaient exaspéré les populations.

Un journal anglais, l’African Mail faisait justement remarquer que les révoltes de toutes ces peuplades, auxquelles nous prétendons imposer par la violence les bienfaits de notre civilisation, étaient fatales.

Les autorités récoltent ce qu’elles ont semé, et depuis deux ans la Côte-d’Ivoire est le théâtre de combats incessants aboutissant à un état de choses, presque sans précédent, dans les annales de l’Afrique occidentale moderne. On peut tirer de ce qui se passe actuellement à la Côte-d’Ivoire plusieurs leçons, dont la principale est la folie qu’il y a à frapper d’impôts les tribus des forêts qui n’ont substantiellement rien gagné à l’occupation européenne. Une telle politique ne peut être appliquée que par des méthodes brutales : incendies de villages, raids sauvages et incidents déshonorants.

Lorsqu’une administration civilisée exhibe sur des lances les têtes des chefs indigènes rebelles pour montrer ses prouesses, lorsqu’elle hypothèque les récoltes des villages indigènes pour le paiement de ses impôts, on ne peut guère se montrer surpris que les communautés indigènes soient préparées à courir le risque d’une destruction complète pour secouer un joug si odieux.

Comme consolation (d’ailleurs médiocre), de nos insuccès coloniaux, nous pouvons dire que les Allemands ne furent pas plus heureux. Les Belges ont employé des procédés aussi durs que les nôtres, mais, possédant en plus beaucoup de méthode et des hommes capables, ils ont su retirer de leur grande colonie du Congo d’immenses richesses. N’ayant nullement la prétention (toujours un peu hypocrite), d’être les bienfaiteurs de l’humanité, ils se sont bornés à devenir les bienfaiteurs de leur propre pays. C’est généralement le seul but qu’on puisse se proposer et obtenir en matière de colonisation.



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  1. Beaucoup de musulmans de l’Inde sont d’ailleurs de purs Arabes. On les rencontre surtout dans l’empire de Nizam. À Hyderabad, ils forment une population tellement fanatique et dangereuse, que le gouvernement anglais a pris le parti d’interdire absolument aux Européens de traverser les rues sans autorisation et sans escorte. C’est, du reste, un principe général, aux Indes, d’empêcher autant que possible le contact des indigènes et des Européens. Chaque cité comprend toujours deux parties souvent séparées par plusieurs kilomètres de distance, la ville indigène et la ville européenne. Cette dernière forme ce qu’on appelle le cantonnement.
  2. En Indo-Chine et partout. Le docteur Colin a publié sur le Sénégal et le Soudan une série d’articles où il montre les tristes résultats de notre incurable manie de vouloir imposer à tous les peuples nos institutions. "En nous attaquant prématurément à l’organisation de la société nègre, dit l’auteur, nous aurons la guerre, la guerre perpétuelle et sans merci, et nous trouverons devant nous tous les peuples fétichistes et musulmans, sans compter que les esclaves eux-mêmes seraient contre nous."