Psychologie politique et défense sociale/Livre III/Chapitre III

◄  Livre III - Chapitre II Livre III - Chapitre III Livre III - Chapitre IV  ►

CHAPITRE III

La mentalité ouvrière


Je ne voudrais pas méconnaître l’utilité des nouvelles recherches de la psychologie contemporaine. Il est certainement très intéressant d’observer les formes de l’altruisme chez les batraciens et la faiblesse des sentiments conjugaux chez divers arachnides. Je me suis cependant souvent demandé si les psychologues professionnels ne rendraient pas de plus précieux services, en s’adonnant un peu à l’étude des faits journaliers de la vie sociale et à la détermination de leurs causes. Il en résulterait peut-être la connaissance de lois importantes.

Les sujets d’observation abondent. S’ils provoquent souvent beaucoup d’étonnement, c’est précisément parce que la psychologie moderne n’a pas encore su en déterminer les lois.

Des insurrections comme celle de Draveil par exemple et celles analogues, font partie de ces mouvements populaires imprévus, surprenants toujours, parce que leur déroulement psychologique demeure ignoré.

On se souvient de Draveil. Insurrection à main armée ordonnée par les meneurs de la C.G.T., soldats contraints à se défendre pour n’être pas massacrés, etc. Conséquences finales adhésion immédiate de la majorité des syndicats ouvriers à la Confédération Générale du Travail, tentative de grève des typographes pour empêcher les journaux de paraître, grève des électriciens privant Paris de lumière pendant une soirée.

Ces faits demeurent incompréhensibles à qui n’a pas un peu étudié la mentalité populaire. L’extraordinaire naïveté des moyens proposés pour en prévenir le retour montre à quel point des hommes pourtant éclairés demeurent étrangers à la psychologie collective.

L’affaire de Draveil est très caractéristique parce qu’il reste incontestable (fait assez rare en pareille aventure), que tous les torts furent d’un côté et le bon droit de l’autre. Révolte contre les lois, attaque violente contre des troupes chargées de protéger les propriétés privées et qui ne se défendirent qu’à la dernière extrémité. La répression était indispensable. Aucun pouvoir politique n’aurait pu l’éviter.

Le gouvernement avait donc entièrement raison. Cependant toute la classe ouvrière l’a furieusement blâmé. Pourquoi ?

Avant de répondre à cette question, il faut répéter encore que les foules obéissent à des impulsions toujours déconcertantes lorsqu’on veut les juger au nom de la logique. Disserter sur l’absurdité de leurs mobiles serait inutile. C’est uniquement l’impression produite par eux dans les esprits qu’il importe de connaître.

Pour saisir l’influence de ces mobiles souvenons-nous du pouvoir des chimères sur l’âme populaire. Méconnaître leur action serait ignorer l’histoire. Dans la chaîne des événements dont elle redit le cours, le rôle de la raison fut toujours minime, et celui du rêve prépondérant. Des millions d’hommes ont péri au service des illusions et par elles furent fondés de puissants empires.

Le prestige de l’irréel reste aussi considérable aujourd’hui que jadis. Les chimères qui fascinaient autrefois les multitudes les fascinent encore. Leurs noms seuls ont changé.


Avant d’étudier la mentalité ouvrière nous devrons rappeler certains caractères généraux communs aux foules déjà décrits, puis les idées directrices spéciales aux ouvriers et déterminant leur conduite.

Une foule n’est pas nécessairement un rassemblement d’hommes. Des suggestions partagées par des individus éloignés, mais que la presse et le télégraphe réunissent mentalement, peuvent leur donner les aptitudes d’une foule. Ils en ont alors l’excitabilité, l’inconstance, la fureur, la crédulité, l’absence totale d’esprit critique, l’incapacité à se laisser influencer par un raisonnement, le fétichisme et le besoin irréductible d’obéir à un maître. Leurs mouvements les plus violents résultent toujours de l’impulsion de quelques meneurs. Aujourd’hui comme autrefois, la foule est prête à se prosterner devant tous les tyrans, mais elle en change plus souvent.

"Les foules, écrit Tarde, se ressemblent toutes par certains traits : leur intolérance prodigieuse, leur orgueil grotesque, leur susceptibilité maladive, le sentiment affolant de leur responsabilité née de l’illusion de leur toute-puissance et l’absence totale du sentiment de la mesure qui tient à l’outrance de leurs émotions mutuellement exaltées. Entre l’exécration et l’adoration, entre l’horreur et l’enthousiasme, entre les cris vive et à mort, il n’y a pas de milieu pour une foule."

Ces diverses particularités psychologiques se retrouvent dans tous les grands mouvements populaires récents, notamment ceux de Draveil. Les ouvriers avaient attaqué violemment la troupe pour obéir à quelques meneurs. La riposte des soldats provoqua cependant dans la France entière la furieuse susceptibilité de la classe ouvrière s’imaginant, comme toutes les multitudes, être au-dessus des lois. Immédiatement elle se solidarisa avec les émeutiers et invectiva violemment le gouvernement, coupable uniquement de n’avoir pas obligé des militaires à se laisser massacrer sans défense. "L’amour-propre irrité chez le peuple, disait madame de Staël, c’est le besoin de donner la mort."

Quant à la soumission aveugle des foules aux ordres des meneurs elle a été nettement mise en évidence non seulement par les violences exercées sur les soldats, mais encore par les deux grèves consécutives à la répression de l’insurrection. Celle des typographes, qui faillit empêcher les journaux de paraître, n’aboutit qu’à moitié parce que les chefs s’attardèrent à parlementer au lieu d’agir d’une façon assez despotique. La grève des électriciens réussit parfaitement, au contraire, parce que l’ordre en fut donné impérativement, au dernier moment, de manière à éviter toute discussion. Chaque ouvrier reçut simplement l’injonction suivante :

"Le comité ordonne à tout syndiqué de cesser de travailler le jeudi 6 août 1908, à huit heures du soir, et de ne recommencer qu’à dix heures."
Signé P…

P… fut obéi comme ne le seraient ni le Tsar ni aucun autocrate. Seul peut-être le Grand Lama, incarnation de Dieu, comme on sait, possède sur ses fidèles une autorité comparable.

Les journaux recueillirent pieusement les déclarations du dictateur. Il leur révéla avec condescendance ses opinions. P… est antimilitariste, il méprise le gouvernement et juge sévèrement le roi des Belges. Il n’admet pas que le Président du Conseil se permette de remplacer les électriciens par des soldats et lui enverra d’ailleurs prochainement ses ordres.

Cet éphémère potentat manie assez subtilement l’ironie. Il considère la grève générale comme une merveilleuse baguette magique dont la classe ouvrière doit profiter, mais il en restitue honnêtement la découverte à un membre du gouvernement.

Malgré son pouvoir souverain, je ne conseille pas cependant à cet autocrate de trop compter sur la durée de sa puissance. Il n’est qu’un symbole traduisant un état d’âme populaire, que d’autres sauront prochainement exploiter. Les foules sont obéissantes mais terriblement changeantes et P… tombera bientôt dans un oubli aussi profond que les anciens meneurs de l’insurrection du Midi. Il fera bien alors de solliciter une chaire de psychologie pratique à la Sorbonne afin d’y enseigner aux politiciens et aux chefs d’industrie l’art de manier les foules, qu’il possède si bien et ses adversaires si mal.

Cet enseignement leur serait fort utile. L’ignorance de la mentalité populaire est évidemment complète chez beaucoup d’hommes politiques de tous les partis et aussi chez les chefs industriels. Ils en sont à croire, en effet, qu’on séduit les multitudes par une servile soumission, alors que c’est précisément le contraire.

On trouvera des preuves de cette singulière ignorance dans le stupéfiant manifeste des députés socialistes unifiés, à la suite de l’insurrection de Draveil.

Bien qu’accablés des plus méprisantes invectives par les meneurs de la C.G.T., ils n’ont pas rougi d’affirmer leur solidarité "avec les militants ouvriers en grève et en bataille et les organisations syndicales qui les groupent et les encadrent… Aujourd’hui comme hier, ajoutent-ils, le parti donnera sa participation entière à toute action décidée par le prolétariat organisé."

C’est, comme le faisait remarquer un des journaux qui reproduisirent ce document, "l’abdication pure et simple de toute autorité entre les mains des dirigeants de la C.G.T."

Cette mentalité servile est fort instructive. Elle représente une forme laïcisée de l’esprit clérical le plus humble. Je préfère infiniment les dévôts, courbés aveuglément sous les ordres du Pape, aux politiciens s’agenouillant devant les décrets de quelques meneurs. Les premiers ont du moins le mérite du désintéressement.

Si l’on ignorait la puissance de l’esprit religieux il serait incompréhensible de voir des hommes éclairés fraterniser avec des anarchistes s’attribuant le droit de massacrer les soldats, suspendre la publication des journaux, arrêter la vie publique et autres fantaisies que n’auraient osé rêver ni Néron ni Héliogabale.

Et de leur basse soumission que retirent-ils ? Le mépris intense et non dissimulé des maîtres qu’ils prétendent servir.

Évidemment, les députés socialistes unifiés ont fait preuve dans cette circonstance d’une psychologie très pauvre, mais plusieurs défenseurs de l’ordre ne se sont pas montrés beaucoup plus clairvoyants. L’un d’eux, député modéré cependant, assurait dans un journal, que les événements de Draveil résultaient de la lenteur du Parlement à adopter toutes les lois que les syndicats exigent et qu’on devrait s’empresser de les voter. Cela signifie sans doute qu’après avoir admis le rachat des Chemins de fer de l’Ouest, il faut se hâter d’édicter l’impôt sur le revenu qui, en dévoilant l’état des fortunes, permettra de dépouiller les citoyens à volonté. En résumé, obéir sans discussion aux ordres du syndicalisme révolutionnaire qui, d’ailleurs, déclare mépriser toutes ces réformes. Obéir sans trêve, obéir toujours ! Quelle dangereuse conseillère que la peur !

On vit mieux encore les conséquences de la crainte par ce qui se passa chez le Président du Conseil lorsqu’au lendemain de la grève des électriciens, il réunit les directeurs des six secteurs électriques de Paris.

N’admettant pas, avec raison, qu’une ville de trois millions d’habitants dût subir les caprices d’une poignée de syndicalistes, le ministre conseilla aux directeurs de licencier immédiatement le personnel, offrant de le remplacer par des soldats du génie. Un seul accepta la proposition, s’engageant à faire fonctionner sans difficulté son usine avec les ouvriers qu’on lui procurerait. Les cinq autres refusèrent, déclarant préférer obéir aux ordres du chef du Syndicat. Le lendemain ils envoyaient un émissaire offrir bien humblement à cet homme redouté, un emploi lui laissant toute liberté avec 4.000 francs environ d’appointements ! La pusillanimité poussée à ce degré est tellement invraisemblable que je n’aurais pas raconté cette histoire si je ne la tenais d’un témoin présent à l’entrevue et qui en sortit rouge de honte, sous l’œil dédaigneux du ministre.

Cette poltronnerie insigne des directeurs des secteurs parisiens produisit naturellement les effets qu’eût empêchés le licenciement, au moins provisoire, du personnel. La foule méprise toujours la faiblesse et respecte l’énergie. Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire qu’elle ait été conquise par la lâcheté. Dans le cas des électriciens, le renvoi était d’autant plus facile, que toutes les machines des secteurs fonctionnent automatiquement. Les ouvriers y jouant pour la plupart le rôle de simples manœuvres peuvent, comme me l’expliquait un des ingénieurs, être remplacés par des hommes quelconques, après un apprentissage très sommaire.
Plusieurs journaux flétrirent avec une vigueur dont on doit les féliciter la très honteuse conduite des directeurs de secteurs. "Depuis que la crise sociale est ouverte, concluait le Temps, il n’y a pas eu de symptôme plus grave que cette défaillance. L’audace des révolutionnaires n’est rien. C’est la couardise des autres qui serait irréparable. Le gouvernement fait son devoir. On refuse son appui. On ne veut pas être aidé. On veut être battu."

Si le patronat refuse de se défendre et n’arrive pas à mieux s’assimiler la psychologie populaire, il méritera les déchéances dont on le menace et ses jours sont comptés.


En dehors des caractères communs à toutes les foules, la mentalité ouvrière offre des particularités spéciales dues à un petit nombre d’idées transformées en dogmes chez l’ouvrier par le mécanisme de la répétition et de la contagion.

Ces idées aussi simples qu’absurdes sont présentées par les apôtres de la C.G.T. sous les formes suivantes :

"L’ouvrier est le créateur de la richesse sociale et de cette richesse ne profite pas. Seuls au contraire les hommes qui ne la créent pas en sont bénéficiaires."

Pour remédier à cette injustice, il faut simplement détruire la société actuelle au profit de la classe ouvrière et par conséquent "fortifier des groupements aptes à accomplir l’expropriation capitaliste et capable de procéder à une réorganisation sociale sur le plan communiste."

En attendant, le comité ordonne des grèves répétées pour arriver, par l’élévation des salaires, à la suppression progressive et bientôt totale du bénéfice des entreprises industrielles. Cette dernière manœuvre accentuée chaque jour, est facilement praticable pour les anciennes entreprises, parce que leurs administrateurs, très craintifs et assez indifférents aux intérêts des actionnaires, iront de concessions en concessions, jusqu’à ce que le dividende tombe à zéro. La valeur de l’action se trouvera réduite alors au même chiffre.

Une prochaine et très évidente conséquence de cet état de choses sera la difficulté de trouver des commanditaires pour des entreprises nouvelles. De mieux en mieux fixé sur son sort, l’actionnaire préfère engager ses capitaux dans des sociétés étrangères. La liste déjà serait longue des produits vendus en France mais ne se fabriquant plus qu’au dehors. L’ouvrier, sans s’en apercevoir, est en train de tuer la poule aux œufs d’or. Totalement incapable de prévision, il ne voit que les résultats immédiats, momentanément avantageux pour lui, et persévérera dans la voie où on l’a engagé jusqu’à l’heure finale de la ruine.

Cette course à l’abîme des classes ouvrières, est accélérée par les déclamations furieuses d’une foule de demi-intellectuels en révolte. Mécontents de leur sort, persuadés que les diplômes obtenus par la récitation mécanique de gros manuels devraient leur procurer des situations élevées, tous ces incompris maudissent la société qui méconnait leur génie et de l’ouvrier, bien entendu, ne se soucient nullement. Dépourvus du sens des réalités et des nécessités économiques qui régissent les civilisations modernes, ils s’imaginent qu’une société nouvelle s’inclinera devant leurs qualités éclatantes si mal appréciées par le monde actuel.

Abusé par ces déclassés, fruits de notre enseignement universitaire, l’ouvrier se persuade chaque jour davantage être victime des plus criantes injustices et ne rêve que de révoltes.

C’est ainsi que les cervelles populaires se sont peuplées d’illusions. Le simple manœuvre s’imagine maintenant, malgré l’évidence contraire, produire des revenus dont il ne profite pas. Est-il nécessaire de démontrer que les véritables créateurs de la richesse sont des agriculteurs, des industriels, des ingénieurs, des savants, possesseurs de capacités absolument étrangères à l’ouvrier.

L’action de ce dernier a toujours été à peu près nulle dans les grandes inventions qui le font vivre. Évidemment le travail manuel contribue à permettre d’utiliser ces inventions, mais avec les progrès incessants du mécanisme moderne, le rôle de la main-d’œuvre se restreint progressivement. Nous avons déjà dit à propos des usines électriques qu’un petit nombre de simples manœuvres suffit à les faire marcher. Dans la plupart des industries, celle des automobiles, par exemple, la main-d’œuvre ouvrière n’entre pas pour plus d’un cinquième dans la valeur totale de l’objet fabriqué.

Est-il vrai d’ailleurs que cette main-d’œuvre soit mal rétribuée ? Elle l’est au contraire si bien que beaucoup d’ouvriers reçoivent maintenant des salaires supérieurs à ceux qu’atteignent difficilement, après 20 ans de travail, une foule de bourgeois magistrats, officiers, médecins, ingénieurs, avocats, fonctionnaires, etc., munis cependant d’une éducation extrêmement coûteuse.

Dans la plupart des usines parisiennes, notamment celles des automobiles citées plus haut, le travail du dernier des manœuvres est payé 6 francs par jour, traitement d’un préparateur, déjà docteur, dans une Faculté, et les ouvriers un peu habiles arrivent rapidement à des gains quotidiens de 13 à 14 francs.

Parmi les illusions populaires figure, malheureusement, celle-ci que les hommes sont égaux par l’intelligence. Les bénéfices des chefs d’usine paraissent en conséquence injustement élevés. Un simple travailleur est pour la foule aussi apte à bien diriger une usine ou régir une Compagnie qu’un homme instruit. Les ouvriers ont pourtant fait de probantes expériences qui auraient dû les éclairer sur l’insuffisance de leurs capacités. Combien pourraient-ils citer d’entreprises industrielles fondées par eux, à l’aide de capitaux complaisants, ayant réussi ?

La haine des supériorités est si générale aujourd’hui, qu’on a vu de grandes villes, Brest, Dijon, Roubaix, Toulouse, etc., choisir comme maires et conseillers municipaux, de simples ouvriers, de modestes facteurs de gare, de médiocres commis.

On sait les résultats. Ils furent nettement désastreux. Un tel gaspillage financier et une si rapide désorganisation s’en suivirent qu’il fallut aux premières élections se débarrasser d’eux.

Partout, mêmes conséquences. En Alsace-Lorraine, par exemple, les dernières élections éliminèrent les ouvriers de toutes les municipalités, notamment à Strasbourg et à Mulhouse. Dans cette dernière ville, ils s’étaient livrés à des désordres administratifs tellement invraisemblables que pas un seul conseiller municipal sortant n’a pu être réélu.

Les peuples ne s’instruisant que par l’expérience, il leur devient utile d’en faire quelquefois de semblables, si ruineuses puissent-elles être. Le gouvernement de toutes les communes de France par des ouvriers socialistes engendrerait sûrement en quelques mois l’horreur intense du socialisme.

Alors seulement les foules découvriraient peut-être que la nature s’est obstinément refusée à créer les hommes égaux, que la capacité est la première des puissances et que la grandeur, la force et la richesse d’un pays, sont uniquement constituées par une petite élite d’esprits supérieurs savants, industriels, artistes, ingénieurs, ouvriers de choix, etc. Jamais les masses ne s’empareront du capital comme le demandent tant de fanatiques imbéciles, parce que le véritable capital, c’est l’intelligence.

De cette propriété on ne peut dépouiller personne.




* * *