Psychologie politique et défense sociale/Livre II/Chapitre IV

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CHAPITRE IV

Transformation moderne du droit divin. L’Étatisme.


L’Étatisme, dont le socialisme collectiviste, est l’expansion naturelle constitue la religion nationale des peuples latins, la seule universellement respectée.

Très forte, très puissante et très stable, elle n’est pas une de ces croyances transitoires sensibles aux suggestions de la raison ou des sentiments. Fixée par une longue hérédité dans les âmes, nul ne la conteste en dehors d’un petit nombre d’hérétiques sans autorité ni prestige.

Grâce à son universalité, nos partis politiques d’apparences souvent dissemblables n’en forment réellement qu’un seul. Le plus convaincu des cléricaux, le plus réactionnaire des monarchistes, le plus avancé des socialistes sont les fidèles adorateurs de l’État. Ils diffèrent sans doute sur le choix des grands prêtres de la croyance, mais n’en discutent jamais les dogmes.

Ces dogmes sont faciles à formuler. Pour les peuples latins en général et pour les Français en particulier, l’État représente une sorte de pape collectif devant tout administrer, tout fabriquer, tout diriger et dispenser les citoyens du plus léger effort d’initiative. Il a progressivement remplacé l’antique providence dont notre religiosité ancestrale ne pouvait se passer. Le vigneron impuissant à vendre sa récolte s’insurge si la providence étatiste refuse de l’acheter. L’armateur, dont l’incapacité lui rend difficile la lutte contre des rivaux étrangers, exige une indemnité pécuniaire de l’État. L’ouvrier qui préfère le repos au travail lui demande ce repos.

Sous la poussée générale, l’action de cette providence s’étend chaque jour. Usines, chemins de fer, compagnies de navigation, etc., tombent de plus en plus dans ses mains. Le collectivisme, forme ultime de l’Étatisme, voudrait même y faire passer toutes les industries. Ne sait-il pas de source sûre que l’État tout-puissant peut par ses lois décrèter le bonheur ?

L’Étatisme ne représente pas seulement la forme moderne du droit divin. Il a hérité à la fois de l’autorité des dieux et de celle des rois. Sa force tient justement à ce qu’il synthétise cet héritage. Louis XIV est mort depuis longtemps, mais l’État a conservé soigneusement ses méthodes et ses principes. Un spirite interrogeant là-dessus l’ombre du grand roi s’entendrait sûrement répondre que sa tradition a été très fidèlement suivie par tous ses successeurs, mais qu’ils ont fini par exagérer un peu sa centralisation et son autocratie. L’illustre fantôme donnerait peut-être comme une des preuves de cette similitude l’expulsion des congrégations, identique à celle des protestants et dérivant des mêmes principes. Il n’aurait pas besoin d’une dialectique bien serrée pour démontrer qu’en substituant à la Monarchie une et absolue, la République une et indivisible, les Jacobins dotèrent cette dernière de la toute-puissance de la première. Les Girondins payèrent de leur tête la prétention de rendre l’État moins centralisateur et moins despotique.

Un point cependant provoquerait peut-être les critiques du grand roi. Il considérerait sans doute comme fort difficile de gouverner avec l’obligation d’obéir aux capricieuses oscillations de la multitude, et remarquerait aussi que les foules sont l’objet d’adulations plus serviles que celles qui l’entourèrent au faite de sa puissance. Probablement observerait-il encore que les monarques poursuivaient souvent l’intérêt général tandis que bien des représentants de l’État actuel paraissent peu s’en soucier, et n’hésitent pas à voter des lois dangereuses si elles peuvent assurer leur réélection. On lui répondrait alors, en l’invitant à rejoindre sous terre les fantômes de ses aïeux, qu’il ne comprend rien au progrès.

Les considérations précédentes sont assez évidentes, je pense, pour se passer de démonstration. La prétention de l’État à l’omnipotence ne paraît guère contestable. Elle arrive même à choquer les plus officiels de ses défenseurs. Un préfet, monsieur d’Auriac, déjà cité, remarquait dans une récente étude que, suivant les méthodes de la Monarchie, continuées, d’ailleurs, scrupuleusement par la Convention et tous les gouvernements successifs, les habitants des provinces "sont traités comme un pays conquis, comme une colonie lointaine, comme des hommes appartenant à une autre race que leurs gouvernants."

Ils reçoivent leurs autorités de la capitale et sont obligés de demander à Paris une permission pour les moindres actes : construction d’un marché, édification d’une fontaine, etc.

C’est, observe justement le même écrivain, la tradition des rois absolus faisant gouverner leurs provinces par des intendants, prédécesseurs de nos préfets.

Inutile de regarder longuement autour de soi pour constater que l’absolutisme de l’État rappelle celui de l’ancienne Monarchie, mais considérablement aggravé. Il est aggravé parce que le législateur moderne, sentant son rôle éphémère, ne se préoccupe nullement des conséquences de lois édictées sous la pression quotidienne des fantaisies populaires. Le décret à voter, c’est quelque chose d’immédiat, satisfaisant en apparence les intérêts du moment. Les incidences restant éloignées ne s’apercevront que plus tard. Esaü s’illustra jadis en enseignant aux âmes simples qu’un plat de lentilles présent vaut mieux qu’un droit d’aînesse lointain. Les législateurs de race latine suivent fidèlement l’exemple d’Esaü.

Si tardives cependant que soient les conséquences des lois inconsidérément votées, elles éclatent toujours avec la fatalité de l’obus explosant à la limite de sa trajectoire.

Oscillant sans cesse, légiférant au hasard, persécutant des catégories entières de citoyens, l’État a fini par devenir tellement insupportable et onéreux, que des foules d’opprimés chaque jour plus nombreuses se dressent maintenant contre lui. Il viole les croyances, moleste les intérêts, vole les épargnants, berne le peuple d’irréalisables chimères et ne se maintient qu’au moyen de rivalités créées ou entretenues par ses soins. Son pouvoir, immense en apparence, mais que n’oriente aucun idéal, est à la merci de tous les hasards.

Le développement de l’Étatisme ne s’accompagne pas seulement de tyrannies oppressives, il engendre aussi la désorganisation des services dont l’État se charge progressivement.


Les généralités psychologiques qui précèdent vont nous permettre d’éclairer des faits récents, inexplicables lorsqu’ils demeurent détachés de leurs racines. Tels, les scandales de l’Imprimerie Nationale et la décadence de notre marine. Les commissions d’enquête qui les ont révélés cherchent encore vainement leurs causes. Le philosophe ne les cherche plus.

La reconstruction de l’Imprimerie Nationale, dont le besoin ne se faisait nullement sentir (sauf pour les architectes), devait coûter au budget 442.350 francs. D’après les chiffres officiels fournis par la Commission de contrôle, il faudra dépenser environ 10.000.000. Les travaux devaient durer 4 ans. Commencés depuis 7, ils sont loin d’être terminés.

Les faits signalés par la Commission mettent en évidence le prodigieux sans-gêne avec lequel les fonctionnaires de l’État autocratique administrent ses deniers. Aucune entreprise privée ne survivrait à des conditions pareilles. Exemple : un escalier est construit. Achevé, il paraît peu décoratif ; on le démolit entièrement pour le reconstruire. Plusieurs milliers de mètres de plancher en ciment armé sont péniblement établis ; le travail fini, un chef de bureau rhumatisant affirme que le contact du ciment refroidit les pieds et expose à des bronchites. Immédiatement on détruit le plancher en ciment pour le remplacer par du bois qui, étant de mauvaise qualité doit lui-même être refait. Coût : quelques centaines de milliers de francs, mais les précieux pieds du chef de bureau ne se refroidiront pas.

La plus complète fantaisie présidait à tous ces travaux. On avait acheté à grands frais des machines variées, mais ayant oublié d’aménager des fosses sous ces machines, il fallut démolir une partie de l’édifice. Et les millions coulaient sous l’œil serein d’un tas de braves employés qu’une telle incurie ne saurait toucher, puisque d’anonymes contribuables solderont les frais.

Innombrables sont les exemples analogues. Ils n’empêcheront pas assurément les socialistes de confier à l’État de pareilles entreprises au lieu d’en charger l’industrie privée, qui ne saurait, sous peine de faillite, se permettre les distractions et les négligences de fonctionnaires n’ayant rien à perdre.

Les gaspillages quotidiens, dont l’histoire de la construction de l’Imprimerie Nationale constitue le type, ne sont rien auprès de ceux qu’a révélés l’enquête sur notre marine de guerre. Fantaisie encore, mais sous une forme en vérité bien sinistre.

Le public a découvert avec stupeur que le lamentable état de notre marine l’avait en quelques années fait descendre du deuxième rang au cinquième, comme l’a montré monsieur Doumer.

"Ni unité de vue, ni efforts coordonnés, ni méthode, ni responsabilité définie, négligence, désordre et confusion", est-il écrit dans le rapport général de la Commission.

Monsieur Ajam, membre de cette commission, évalue à 700.000.000 le coût du gaspillage.

Cette somme se trouverait doublée si on y ajoutait les 693.000.000 accordés en primes, d’après monsieur Caillaux de 1899 à 1909 à notre marine marchande, primes dont le résultat fut, comme je l’ai prouvé dans un précédent chapitre, de précipiter sa décadence. "Nous avons dû commettre des erreurs de principe", disait le ministre à la Chambre en reproduisant les chiffres cités plus haut et en constatant l’abaissement progressif de notre commerce maritime.

De lourdes erreurs, en effet, mais dont le ministre qui les constate paraît ignorer entièrement les causes. Il ne les soupçonne certainement pas issues du développement de l’Étatisme. L’ayant compris, ce politicien peu psychologue n’aurait pas proposé, comme il le fit, d’associer l’État à l’exploitation de nos grandes compagnies de navigation.

Les faits dévoilant le désordre et l’indifférence du personnel maritime de l’État atteignent parfois à l’invraisemblance. Monsieur Ajam cite un cuirassé chargé d’une cuirasse trop lourde. On la change, elle devient trop légère. Force est de la remplacer encore. Le bateau flotte enfin. Coût : 3.000.000.

L’accumulation de ces négligences arrive à être ruineuse, le prix de nos cuirassés est de 30% plus élevé qu’en Angleterre. Et alors que nos rivaux mettent deux ans à construire un vaisseau de guerre, nous en employons cinq. "Notre manière actuelle de construire, dit monsieur Ajam, c’est l’Étatisme dans toute son horreur et la condamnation du monopole d’État."

Des faits analogues se révèlent partout. À Toulon on constata lors des arrestations récentes de plusieurs fournisseurs de l’Arsenal, qu’en 25 ans les marchandises n’avaient pas été vérifiées une seule fois à leur entrée ! Les fournisseurs livrant ce qu’ils voulaient, encaissèrent des millions au préjudice du Trésor, sans que personne s’en soit ému. "Chacun s’en fiche". Telle est la vraie formule de l’administration Étatiste. Une pareille devise serait impossible dans l’industrie privée, car la faillite atteindrait vite le patron insoucieux et ne surveillant pas.

Le gâchis représentant une conséquence nécessaire de l’esprit Étatiste est universel. Aux colonies où la surveillance est nulle, il touche à l’invraisemblance. Monsieur Messimy, dans son rapport, en a donné de tristes exemples. Les abus des fonctionnaires y sont sans bornes et nous ont partout aliéné les populations, considérées par eux comme taillables et corvéables à merci. Où passe l’argent extorqué en Indo-Chine par des nuées d’agents, au moyen des plus odieuses tyrannies ? À des dépenses somptuaires totalement inutiles. Un journal a résumé de la façon suivante quelques pages du rapport de monsieur Messimy sur ce sujet :

Les budgets sont abandonnés aux fantaisies individuelles. Aussi plus d’un projet extravagant s’est-il vu doter de larges crédits, et les indemnités de toutes sortes au personnel et les dépenses purement somptuaires pour les administrateurs pullullent-elles. Beaucoup ont des automobiles. La plupart ont 5 ou 6 attelages. Et sur les 16.000 hommes de la garde indigène, une partie est uniquement occupée à faire un service de domestiques. Monsieur Messimy cite un inspecteur de cette garde qui en détourne à lui seul 19 de leur emploi. Il se procure ainsi, sans bourse délier, cuisiniers, cochers, jardiniers, deux blanchisseurs pour madame, etc. On peut juger par là ce que ce peut être chez l’administrateur lui-même.

Au milieu de ces gaspillages et de ce luxe, notre personnel administratif a pris des habitudes de mollesse et d’indolence. Et même l’unanimité des témoignages est telle sur ce point qu’il faut bien, comme le laisse entendre monsieur Messimy, reconnaître que tous ses membres ne sont plus à l’abri du soupçon d’improbité. Son incapacité s’est trahie par des faits étranges qui seraient bouffons, s’ils n’étaient si tristes.

Le même journal ajoutait non sans quelque naïveté :

"L’usage des pots-de-vin qui double le poids des impôts directs disparaîtrait si l’on en établissait l’assiette d’une manière rationnelle et équitable."

Je doute fort de la puissance attribuée à des règlements. Ce n’est certes pas eux qui pourront remédier à un désordre général ayant des sources beaucoup plus profondes.


La cause principale de la désorganisation de la marine, de l’Imprimerie Nationale et de la presque totalité des entreprises de l’État, est uniquement celle indiquée plus haut.

Tout ce que dirige l’État se trouve nécessairement fonctionnarisé, c’est-à-dire que les responsabilités, disséminées entre des milliers d’agents, s’évanouissent.

Ces agents, divisés en bureaux distincts, ne possèdent nulle initiative, se jalousent férocement, et ne sont guidés par aucun intérêt commun. La cuirasse commandée par un bureau ne va pas à la coque commandée par un autre. Qu’est-ce que cela peut bien faire aux employés ? Les mêmes hommes, placés dans une entreprise particulière où la responsabilité est effective, se conduiraient tout autrement.

Les marines étrangères ont prospéré, parce qu’on y recourt de plus en plus à l’industrie privée, alors que nous étatisons progressivement la nôtre. Là surtout est le secret de leur supériorité et celui de notre décadence. Les autres nations descendraient aussi bas si elles se laissaient envahir par la religion étatiste.

Dans une très remarquable conférence publiée par la Revue politique et parlementaire, monsieur Harold-Cox, membre du Parlement anglais, montre à l’aide d’exemples et de chiffres catégoriques que, dans les rares circonstances où le gouvernement anglais voulut exploiter lui-même des industries, ce fut toujours avec de grandes pertes, alors que gérées par des particuliers elles étaient très fructueuses. Telle l’industrie des télégraphes, dirigée jusqu’en 1870 par des Compagnies privées qui servaient 6% à leurs actionnaires. Dès que l’État s’en empara, les bénéfices se changèrent en un déficit progressif atteignant maintenant 25 millions annuellement.

De semblables résultats ne sauraient surprendre. Ils sont la conséquence de lois psychologiques très sûres. Un homme privé d’initiative et surtout déchargé de responsabilité, voit aussitôt baisser sa valeur intellectuelle et productive dans d’énormes proportions. Les socialistes ont raison de ne pas vouloir le comprendre, car le jour où cette loi naturelle deviendrait évidente pour eux, il n’y aurait plus de socialisme.

Quoi qu’il en soit, l’Étatisme collectiviste progresse à grands pas chez les peuples latins. Les conséquences ruineuses du rachat des Chemins de fer de l’Ouest n’empêcheront nullement le rachat d’autres lignes, ainsi que la création de monopoles qui augmenteront immensement encore une armée de fonctionnaires déjà si nombreuse. Il semble qu’un vent de folie dirige les ministres des finances portés au pouvoir depuis quelque temps. L’un d’eux proclama devant la Chambre, aux applaudissements des socialistes devenus ses maîtres, son intention de proposer d’attribuer à l’État le monopole des alcools et des assurances. Le Journal des Débats, publia au sujet de ces mesures les réflexions suivantes :

Il faut nous attendre, désormais, à voir la politique financière des monopoles tenir une place de plus en plus large dans les programmes électoraux, et pénétrer un jour ou l’autre dans la législation. Ce sera, sans doute, une politique de folie. Alors que tous les gens doués de quelque bon sens et d’un peu de prévoyance s’épouvantent des progrès de la centralisation qui déjà nous écrase et qui paralyse toute initiative individuelle, alors que le nombre des fonctionnaires s’accroît sans cesse dans une population qui n’augmente plus et met nos budgets en déficit, il est insensé de songer à charger l’État de nouvelles attributions et d’ajouter aux innombrables fonctions qu’il exerce celles de débitant de boissons et d’assureur. Grâce aux agissements de la majorité parlementaire, l’État après être intervenu dans toutes les branches de l’activité humaine au nom de la pitié, va subdiviser ses fonctions économiques sous les formes de différents monopoles, au nom de l’accaparement du capital au profit de la collectivité.

En effet, l’impôt sur le revenu sera le commencement de la main-mise de l’État sur le capital. Comment l’État socialiste s’arrêtera-t-il désormais dans cette marche vers la spoliation légale ? Les retraites ouvrières seront le commencement de la charité organisée par l’État. Comment s’arrêtera-t-il dans cette voie de philanthropie sociale ? Le monopole de l’instruction sera le commencement de la centralisation de l’enseignement sous l’égide de l’État. Comment s’arrêtera-t-il dans cette voie de nivellement intellectuel ? Lorsque l’esprit d’initiative, source vive des forces d’une nation, sera tari, le socialisme pourra tenter d’éditer son édifice social sur le terrain pourri de la décadence.


L’Étatisme a pour expression et soutien le fonctionnarisme. Étatisme et fonctionnarisme sont les deux faces d’une même chose. Pour réduire la puissance de l’Étatisme on devra commencer par diminuer celle des fonctionnaires.

En raison de l’absorption progressive d’une foule de monopoles et d’industries, l’État s’est vu obligé d’augmenter considérablement l’importance des administrations, par l’intermédiaire desquelles s’exerce son action. Ces dernières forment maintenant des petits blocs féodaux dont chacun devient assez fort pour tenter d’imposer, comme le firent récemment les postiers, leur volonté à l’État.

Aujourd’hui, les fonctionnaires exigent un statut destiné à stabiliser une puissance et des privilèges déjà trop considérables.

Intimidée par leurs meneurs, la Chambre votera sûrement le statut réclamé. De toutes les mesures désastreuses acceptées par elle, aucune n’engendrera certainement de plus tristes conséquences.

Ce statut, comme l’a très bien expliqué un ministre des finances, avec lequel je suis d’accord pour la première fois, constituerait une oligarchie de fonctionnaires qui conduirait la France : "Si l’on écoutait certaines théories, le pouvoir ne serait plus à la nation, il serait aux fonctionnaires, on aurait constitué un véritable mandarinat. Ce ne serait pas la peine d’avoir fait la révolution pour tomber sous une telle domination."

Reconnaître des droits particuliers à des agents révoltés ou qui ont soutenu par leurs souscriptions les employés insurgés, c’est se condamner à les avoir bientôt pour maîtres.

Ils le sont déjà trop. Le dernier des fonctionnaires, sous prétexte qu’il représente un fragment de l’État, se croît une sorte de potentat et traite le public d’après cette conviction. L’homme le plus éminent est pour lui un simple "assujetti". Dans la correspondance officielle on le qualifiera de "sieur un tel". Qu’il le reçoive derrière un guichet ou lui écrive, le fragment de potentat marque généralement au public un intense mépris.

Pour atténuer une situation, d’où résulte la désorganisation dont nous avons cité de si lamentables exemples, la conduite à tenir est diamétralement l’opposée de celle qu’on propose. Gardons-nous de voter un statut qui transformerait les fonctionnaires en personnages inamovibles, se gouvernant eux-mêmes, et sur lesquels les ministres et la Chambre demeureraient sans action.

Afin de rester maître de ses agents, l’État-patron n’a qu’à imiter les chefs d’industries privées. Voit-on un grand magasin ou une grande usine accorder un statut à ses employés ? Ce sont des auxiliaires, gardés soigneusement s’ils sont capables et congédiés dès qu’ils font preuve d’incapacité. Que l’État agisse de même, acceptant seulement des auxiliaires sans leur constituer aucun engagement. Ils seront exactement alors dans la situation des auxiliaires dont le ministère des finances emploie souvent un millier.

C’est uniquement en faveur des services techniques, ingénieurs, télégraphistes, etc., que l’État pourrait établir un contrat de quelques années, dix ans au plus.

J’entends votre objection, ne la formulez pas. Si l’État n’offrait à ses employés aucune stabilité, il n’en trouverait plus, ou n’en trouverait que de médiocres.

Rassurez-vous. Votre supposition se réaliserait-elle, ce serait tant mieux. Les jeunes gens intelligents se tourneraient alors vers l’industrie ou le commerce et un grand bénéfice en résulterait pour le pays.

Malheureusement cet exode est tout à fait improbable. Les candidats seraient presque aussi nombreux qu’aujourd’hui. Les auxiliaires du ministère des finances cités plus haut ne gagnent pas plus de 5 à 6 francs par jour, et cependant on compte 50 candidats, bacheliers ou licenciés, pour une place vacante.

Je n’insiste pas sur cette réforme, elle est trop capitale pour réunir beaucoup de suffrages. Un moment viendra cependant où la nécessité l’imposera, mais sera-t-elle encore possible ?


L’Étatisme et son incarnation, le collectivisme, nous ont conduits à cet état d’esclavage mental où l’homme ne garde même plus conscience de son asservissement.

La tyrannie de l’État se fait pourtant tellement oppressive et coûteuse qu’elle ligue contre lui une coalition d’intérêts profondément lésés. On commence à comprendre que le rôle du gouvernement n’est pas de se montrer industriel, humanitaire ou philanthrope, qu’il n’a pas le droit d’imposer aux citoyens ses affirmations ou ses négations religieuses, sa morale et son éducation. Que son vrai rôle enfin est uniquement de servir d’arbitre entre les partis, de veiller à la sécurité des citoyens au dedans par la police, au dehors par l’armée.

Vérités très banales sans doute, peu répandues pourtant. Souhaitons qu’une lente évolution nous affranchisse de la tyrannie Étatiste mais n’y comptons pas trop. On remanie facilement sur le papier les lois d’une nation, mais comment transformer son âme ?


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