Psychologie des foules/Livre III


LIVRE III


Classification et description des diverses catégories de foules




CHAPITRE PREMIER

Classification des foules


Divisions générales des foules. — Leur classification. § 1. Les foules hétérogènes. — Comment elles se différencient. — Influence de la race. — L’âme de la foule est d’autant plus faible que l’âme de la race est plus forte. — L’âme de la race représente l’état de civilisation et l’âme de la foule l’état de barbarie. — § 2. Les foules homogènes. — Division des foules homogènes. — Les sectes, les castes et les classes.


Nous avons indiqué dans cet ouvrage les caractères généraux communs aux foules psychologiques. Il nous reste à montrer les caractères particuliers qui s’ajoutent à ces caractères généraux suivant les diverses catégories de collectivités lorsque, sous l’influence d’excitants convenables, elles se transforment en foule.

Exposons d’abord en quelques mots une classification des foules.

Notre point de départ sera la simple multitude. Sa forme la plus inférieure se présente, lorsqu’elle est composée d’individus appartenant à des races différentes. Elle n’a d’autre lien commun que la volonté, lus ou moins respectée d’un chef. On peut donner comme type de telles multitudes, les barbares d’origines fort diverses, qui pendant plusieurs siècles envahirent l’empire Romain.

Au-dessus de ces multitudes de races diverses, se trouvent celles qui, sous l’influence de certains facteurs, ont acquis des caractères communs et ont fini par former une race. Elles présenteront à l’occasion les caractéristiques spéciales des foules, mais ces caractéristiques seront plus ou moins dominées par celles de la race.

Ces deux catégories de multitudes peuvent, sous l’influence des facteurs étudiés dans cet ouvrage, se transformer en foules organisées ou psychologiques. Dans ces foules organisées, nous établirons les divisions suivantes  :


  • A. Foules hétérogènes
    • Anonymes. (Foules de rues, par exemple)
    • Non anonymes (Jurys, assemblées parlementaires, etc.)
  • B. Foules homogènes
    • Sectes. (Sectes politiques, Sectes religieuses, etc.)
    • Castes. (Caste militaire, caste sacerdotale, castes ouvrières, etc.)
    • Classes. (Classe bourgeoise, classe des paysans, etc.)


Indiquons en quelques mots les caractères différentiels de ces diverses catégories de foules.


§ 1. — FOULES HÉTÉROGÈNES

Ces collectivités sont celles dont nous avons étudié les caractères dans ce volume. Elles se composent d’individus quelconques, quelle que soit leur profession ou leur intelligence.

Nous savons maintenant que, par le fait seul que des hommes forment une foule agissante, leur psychologie collective diffère essentiellement de leur psychologie individuelle, et que l’intelligence ne les soustrait pas à cette différenciation. Nous avons vu que, dans les collectivités, l’intelligence ne joue aucun rôle. Seuls des sentiments inconscients agissent.

Un facteur fondamental, la race, permet de différencier assez profondément les diverses foules hétérogènes.

Nous sommes plusieurs fois déjà revenus sur le rôle de la race, et nous avons montré qu’elle est le plus puissant des facteurs capables de déterminer les actions des hommes. Elle manifeste également son action dans les caractères des foules. Une foule composée d’individus quelconques, mais tous Anglais ou Chinois, différera profondément d’une autre foule composée d’individus également quelconques, mais de races différentes : Russes, Français, Espagnols, par exemple.

Les profondes divergences que la constitution mentale héréditaire crée dans la façon de sentir et de penser des hommes, éclatent immédiatement dès que des circonstances, assez rares d’ailleurs, réunissent dans une même foule, en proportions à peu près égales, des individus de nationalités différentes, quelque identiques que soient en apparence les intérêts qui les rassemblent. Les tentatives faites par les socialistes pour réunir dans de grands congrès des représentants de la population ouvrière de chaque pays, ont toujours abouti aux plus furieuses discordes. Une foule latine, si révolutionnaire ou si conservatrice qu’on la suppose, fera invariablement appel, pour réaliser ses exigences, à l’intervention de l’État. Elle est toujours centralisatrice et plus ou moins césarienne. Une foule anglaise ou américaine, au contraire, ne connaît pas l’État et ne fait appel qu’à l’initiative privée. Une foule française tient avant tout à l’égalité, et une foule anglaise à la liberté. Ce sont précisément ces différences de races qui font qu’il y a presque autant de formes de socialisme et de démocratie que de nations.

L’âme de la race domine donc entièrement l’âme de la foule. Elle est le substratum puissant qui limite ses oscillations. Considérons comme une loi essentielle que les caractères inférieurs des foules sont d’autant moins accentués que l’âme de la race est plus forte. L’état de foule et la domination des foules, c’est la barbarie ou le retour à la barbarie. C’est en acquérant une âme solidement constituée que la race se soustrait de plus en plus à la puissance irréfléchie des foules et sort de la barbarie.

En dehors de la race, la seule classification importante à faire pour les foules hétérogènes est de les séparer en foules anonymes, comme celles des rues, et en foules non anonymes, ? les assemblées délibérantes et les jurés par exemple. Le sentiment de la responsabilité, nul chez les premières et développé chez les secondes, donne à leurs actes des orientations souvent fort différentes.


§ 2. FOULES HOMOGÈNES

Les foules homogènes comprennent  : 1° les sectes ;les castes  ;les classes.

La secte marque le premier degré dans l’organisation des foules homogènes. Elle comprend des individus d’éducation, de professions, de milieux parfois fort différents, n’ayant entre eux que le lien unique des croyances. Telles sont les sectes religieuses et politiques, par exemple.

La caste représente le plus haut degré d’organisation dont la foule soit susceptible. Alors que la secte comprend des individus de professions, d’éducation, de milieux fort différents et rattachés seulement par la communauté des croyances, la caste ne comprend que des individus de même profession et par conséquent d’éducation et de milieux à peu près semblables. Telles sont la caste militaire et la caste sacerdotale, par exemple.

La classe est formée par des individus d’origines diverses réunis, non par la communauté des croyances, comme le sont les membres d’une secte, ni par la communauté des occupations professionnelles, comme le sont les membres d’une caste, mais par certains intérêts, certaines habitudes de vie et d’éducation fort semblables. Telles sont, par exemple, la classe bourgeoise, la classe agricole, etc.

Ne m’occupant dans cet ouvrage que des foules hétérogènes, et réservant l’étude des foules homogènes (sectes, castes et classes) pour un autre volume, je n’insisterai pas ici sur les caractères de ces dernières, et ne m’occuperai maintenant que de quelques catégories de foules hétérogènes choisies comme types.


CHAPITRE II

Les foules dites criminelles


Les foules dites criminelles. — Une foule peut être légalement mais non psychologiquement criminelle. — Complète inconscience des actes des foules. — Exemples divers. — Psychologie des septembriseurs. — Leurs raisonnements, leur sensibilité, leur férocité et leur moralité.


Les foules tombant, après une certaine période d’excitation, à l’état de simples automates inconscients menés par des suggestions, il semble difficile de les qualifier dans aucun cas de criminelles. Je ne conserve ce qualificatif erroné que parce qu’il a été consacré par des recherches psychologiques récentes. Certains actes des foules sont assurément criminels si on ne les considère qu’en eux-mêmes, mais alors au même titre que l’acte d’un tigre dévorant un Hindou, après l’avoir d’abord laissé un peu déchiqueter par ses petits pour les distraire.

Les crimes des foules ont généralement pour mobile une suggestion puissante, et les individus qui y ont pris part sont persuadés ensuite qu’ils ont obéi à un devoir, ce qui n’est pas du tout le cas du criminel ordinaire.

L’histoire des crimes commis par les foules met en évidence ce qui précède.

On peut citer comme exemple typique le meurtre du gouverneur de la Bastille, M. de Launay. Après la prise de cette forteresse, le gouverneur, entouré d’une foule très excitée, recevait des coups de tous côtés. On proposait de le pendre, de lui couper la tête, ou de l’attacher à la queue d’un cheval. En se débattant, il donna par mégarde un coup de pied à l’un des assistants. Quelqu’un proposa, et sa suggestion fut acclamée aussitôt par la foule, que l’individu atteint par le coup de pied coupât le cou au gouverneur.

« Celui-ci, cuisinier sans place, demi-badaud qui est allé à la Bastille pour voir ce qui s’y passait, juge que, puisque tel est l’avis général, l’action est patriotique, et croit même mériter une médaille en détruisant un monstre. Avec un sabre qu’on lui prête, il frappe sur le col nu ; mais le sabre mal affilé ne coupant pas, il tire de sa poche un petit couteau à manche noir et (comme, en sa qualité de cuisinier, il sait travailler les viandes) il achève heureusement l’opération. »

On voit clairement ici le mécanisme indiqué précédemment. Obéissance à une suggestion d’autant plus puissante qu’elle est collective, conviction chez le meurtrier qu’il a commis un acte fort méritoire, et conviction d’autant plus naturelle qu’il a pour lui l’approbation unanime de ses concitoyens. Un acte semblable peut être légalement, mais non psychologiquement, qualifié de criminel.

Les caractères généraux des foules dites criminelles sont exactement ceux que nous avons constatés chez toutes les foules : suggestibilité, crédulité, mobilité, exagération des sentiments bons ou mauvais, manifestation de certaines formes de moralité, etc.

Nous allons retrouver tous ces caractères chez une des foules qui ont laissé un des plus sinistres souvenirs dans notre histoire : celle des septembriseurs. Elle présente d’ailleurs beaucoup d’analogie avec celles qui firent la Saint-Barthélemy. J’emprunte les détails du récit à M. Taine, qui les a puisés dans les mémoires du temps.

On ne sait pas exactement qui donna l’ordre ou suggéra de vider les prisons en massacrant les prisonniers. Que ce soit Danton, comme cela est probable, ou tout autre, il n’importe ; le seul fait intéressant pour nous est celui de la suggestion puissante que reçut la foule chargée du massacre.

La foule des massacreurs comprenait environ trois cents personnes, et constituait le type parfait d’une foule hétérogène. À part un très petit nombre de gredins professionnels, elle se composait surtout de boutiquiers et d’artisans de tous les corps d’états : cordonniers, serruriers, perruquiers, maçons, employés, commissionnaires, etc. Sous l’influence de la suggestion reçue, ils sont, comme le cuisinier cité plus haut, parfaitement convaincus qu’ils accomplissent un devoir patriotique. Ils remplissent une double fonction, juges et bourreaux, mais ne se considèrent en aucune façon comme des criminels.

Pénétrés de l’importance de leur devoir, ils commencent par former une sorte de tribunal, et immédiatement apparaissent l’esprit simpliste, et l’équité non moins simpliste des foules. Vu le nombre considérable des accusés, on décide tout d’abord que les nobles, les prêtres, les officiers, les serviteurs du roi, c’est-à-dire tous les individus dont la profession seule est une preuve de culpabilité aux yeux d’un bon patriote, seront massacrés en tas sans qu’il soit besoin de décision spéciale. Pour les autres, ils seront jugés sur la mine et la réputation. La conscience rudimentaire de la foule étant ainsi satisfaite, elle va pouvoir procéder légalement au massacre et donner libre cours à ces instincts de férocité dont j’ai montré ailleurs la genèse, et que les collectivités ont toujours le pouvoir de développer à un haut degré. Ils n’empêcheront pas d’ailleurs — ainsi que cela est la règle dans les foules — la manifestation concomitante d’autres sentiments contraires, tels qu’une sensibilité souvent aussi extrême que la férocité.

« Ils ont la sympathie expansive et la sensibilité prompte de l’ouvrier parisien. À l’Abbaye, un fédéré, apprenant que depuis vingt-six heures on avait laissé les détenus sans eau, voulait absolument exterminer le guichetier négligent, et l’eût fait sans les supplications des détenus eux-mêmes. Lorsqu’un prisonnier est acquitté (par leur tribunal improvisé), gardes et tueurs, tout le monde l’embrasse avec transport, on applaudit à outrance, » puis on retourne tuer les autres en tas. Pendant le massacre, une aimable gaieté ne cesse de régner. Ils dansent et chantent autour des cadavres, disposent des bancs « pour les dames » heureuses de voir tuer des aristocrates. Ils continuent aussi à faire preuve d’une équité spéciale. Un tueur s’étant plaint, à l’Abbaye, que les dames placées un peu loin voient mal, et que quelques assistants seuls ont le plaisir de frapper les aristocrates, ils se rendent à la justesse de cette observation, et décident que l’on fera passer lentement les victimes entre deux haies d’égorgeurs qui ne pourront frapper qu’avec le dos du sabre, afin de prolonger le supplice. À la Force on met les victimes entièrement nues, on les déchiquette pendant une demi-heure ; puis, quand tout le monde a bien vu on les finit en leur ouvrant le ventre.

Les massacreurs sont d’ailleurs fort scrupuleux, et manifestent la moralité dont nous avons déjà signalé l’existence au sein des foules. Ils refusent de s’emparer de l’argent et des bijoux des victimes, et les rapportent sur la table des comités.

Dans tous leurs actes, on retrouve toujours ces formes rudimentaires de raisonnement, caractéristiques de l’âme des foules. C’est ainsi qu’après l’égorgement des 12 ou 1500 ennemis de la nation, quelqu’un fait observer, et immédiatement sa suggestion est acceptée, que les autres prisons, celles qui contiennent de vieux mendiants, des vagabonds, des jeunes détenus, renferment en réalité des bouches inutiles, et dont il serait bon, pour cette raison, de se débarrasser. D’ailleurs il doit y avoir certainement parmi eux des ennemis du peuple, tels, par exemple, qu’une certaine dame Delarue, veuve d’un empoisonneur : « Elle doit être furieuse d’être en prison  ; si elle pouvait, elle mettrait le feu à Paris ; elle doit l’avoir dit, elle l’a dit. Encore un coup de balai. » La démonstration parait évidente, et tout est massacré en bloc, y compris une cinquantaine d’enfants de douze à dix-sept ans, qui, d’ailleurs, eux-mêmes auraient pu devenir des ennemis de la nation, et dont par conséquent il y avait un intérêt évident à se débarrasser.

Au bout d’une semaine de travail, toutes ces opérations étant terminées, les massacreurs purent songer au repos. Étant intimement persuadés qu’ils avaient bien mérité de la patrie, ils vinrent réclamer aux autorités une récompense ; les plus zélés allèrent même jusqu’à exiger une médaille.

L’histoire de la Commune de 1871 nous offre plusieurs faits analogues à ceux qui précèdent. Avec l’influence grandissante des foules et les capitulations successives des pouvoirs devant elles, nous sommes appelés à en voir bien d’autres.


CHAPITRE III

Les Jurés de cour d’assises.


Les jurés de cour d’assises. — Caractères généraux des jurys. — La statistique montre que leurs décisions sont indépendantes de leur composition. — Comment sont impressionnés les jurés. — Faible action du raisonnement. — Méthodes de persuasion des avocats célèbres. — Nature des crimes pour lesquels les jurés sont indulgents ou sévères. — Utilité de l’institution du jury et danger extrême que présenterait son remplacement par des magistrats.


Ne pouvant étudier ici toutes les catégories de jurés, j’examinerai seulement la plus importante, celle des jurés de cours d’assises. Ces jurés constituent un excellent exemple de foule hétérogène non anonyme. Nous y retrouvons la suggestibilité, la prédominance des sentiments inconscients, la faible aptitude au raisonnement, l’influence des meneurs, etc. En les étudiant nous aurons l’occasion d’observer d’intéressants spécimens des erreurs que peuvent commettre les personnes non initiées à la psychologie des collectivités.

Les jurés nous fournissent tout d’abord une preuve de la faible importance que présente au point de vue des décisions, le niveau mental des divers éléments composant une foule. Nous avons vu que lorsqu’une assemblée délibérante est appelée à donner son opinion sur une question n’ayant pas un caractère tout à fait technique, l’intelligence ne joue aucun rôle ; et qu’une réunion de savants ou d’artistes, par ce fait seul qu’ils sont réunis, n’a pas, sur des sujets généraux, des jugements sensiblement différents de ceux d’une assemblée de maçons ou d’épiciers. À diverses époques, l’administration faisait un choix soigneux parmi les personnes appelées à composer le jury, et on les recrutait parmi les classes éclairées : professeurs, fonctionnaires, lettrés, etc. Aujourd’hui le jury se recrute surtout parmi les petits marchands, les petits patrons, les employés. Or, au grand étonnement des écrivains spéciaux, quelle qu’ait été la composition des jurys, la statistique prouve que leurs décisions ont été identiques. Les magistrats eux-mêmes, si hostiles pourtant à l’institution du jury, ont dû reconnaître l’exactitude de cette assertion. Voici comment s’exprime à ce sujet un ancien président de cour d’assises, M. Bérard des Glajeux, dans ses Souvenirs.


« Aujourd’hui les choix du jury sont, en réalité, dans les mains des conseillers municipaux, qui admettent ou éliminent, à leur gré, suivant les préoccupations politiques et électorales inhérentes à leur situation… La majorité des élus se compose de commerçants moins importants qu’on ne les choisissait autrefois, et des employés de certaines administrations… Toutes les opinions se fondant avec toutes les professions dans le rôle de juge, beaucoup ayant l’ardeur des néophytes, et les hommes de meilleure volonté se rencontrant dans les situations les plus humbles, l’esprit du jury n’a pas changé : ses verdicts sont restés les mêmes. »


Retenons du passage que je viens de citer les conclusions qui sont très justes, et non les explications qui sont très faibles. Il ne faut pas trop s’étonner de cette faiblesse, car la psychologie des foules, et par conséquent des jurés, semble avoir été le plus souvent aussi inconnue des avocats que des magistrats. J’en trouve la preuve dans ce fait rapporté par l’auteur cité à l’instant, qu’un des plus illustres avocats de cour d’assises, Lachaud, usait systématiquement de son droit de récusation à l’égard de tous les individus intelligents faisant partie du jury. Or, l’expérience — l’expérience seule — a fini par apprendre l’entière inutilité de ces récusations. La preuve en est qu’aujourd’hui le ministère public et les avocats, à Paris du moins, y ont entièrement renoncé  ; et, comme le fait remarquer M. des Glajeux, les verdicts n’ont pas changé, « ils ne sont ni meilleurs ni pires ».

Comme toutes les foules, les jurés sont très fortement impressionnés par des sentiments et très faiblement par des raisonnements. « Ils ne résistent pas, écrit un avocat, à la vue d’une femme donnant à téter, ou à un défilé d’orphelins. » « Il suffit qu’une femme soit agréable, dit M. des Glajeux, pour obtenir la bienveillance du jury. »

Impitoyables aux crimes qui semblent pouvoir les atteindre — et qui sont précisément d’ailleurs les plus redoutables pour la société — les jurés sont au contraire très indulgents pour les crimes dits passionnels. Ils sont rarement sévères pour l’infanticide des filles-mères et moins encore pour la fille abandonnée qui vitriolise un peu son séducteur, sentant fort bien d’instinct que ces crimes-là sont peu dangereux pour la société[1], et que dans un pays où la loi ne protège pas les filles abandonnées, le crime de celle qui se venge est plus utile que nuisible, en intimidant d’avance les futurs séducteurs.

Les jurys, comme toutes les foules, sont fort éblouis par le prestige, et le président des Glajeux fait justement remarquer que, très démocratiques dans leur composition, ils sont très aristocratiques dans leurs affections : « Le nom, la naissance, la grande fortune, la renommée, l’assistance d’un avocat illustre, les choses qui distinguent et les choses qui reluisent forment un appoint très considérable dans la main des accusés. »

Agir sur les sentiments des jurés, et, comme avec toutes les foules, raisonner fort peu, ou n’employer que des formes rudimentaires de raisonnement, doit être la préoccupation de tout bon avocat. Un avocat anglais célèbre par ses succès en cour d’assises a bien montré la façon d’agir.

« Il observait attentivement le jury tout en plaidant. C’est le moment favorable. Avec du flair et de l’habitude, l’avocat lit sur les physionomies l’effet de chaque phrase, de chaque mot, et il en tire ses conclusions. Il s’agit tout d’abord de distinguer les membres acquis d’avance à la cause. Le défenseur achève en un tour de main de se les assurer, après quoi il passe aux membres qui semblent au contraire mal disposés, et il s’efforce de deviner pourquoi ils sont contraires à l’accusé. C’est la partie délicate du travail, car il peut y avoir une infinité de raisons d’avoir envie de condamner un homme, en dehors du sentiment de la justice. »


Ces quelques lignes résument très bien le but de l’art oratoire, et nous montrent aussi pourquoi le discours fait d’avance est inutile puisqu’il faut pouvoir à chaque instant modifier les termes employés suivant l’impression produite.

L’orateur n’a pas besoin de convertir tous les membres d’un jury, mais seulement les meneurs qui détermineront l’opinion générale. Comme dans toutes les foules, il y a toujours un petit nombre, d’individus qui conduisent les autres. « J’ai fait l’expérience, dit l’avocat que je citais plus haut, qu’au moment de rendre le verdict, il suffisait d’un ou deux hommes énergiques pour entraîner le reste du jury. » Ce sont ces deux ou trois-là qu’il faut convaincre par d’habiles suggestions. Il faut d’abord et avant tout leur plaire. L’homme en foule à qui on a plu est près d’être convaincu, et tout disposé à trouver excellentes les raisons quelconques qu’on lui présente. Je trouve, dans un travail intéressant sur Me Lachaud, l’anecdote suivante  :

« On sait que pendant toute la durée des plaidoiries qu’il prononçait aux assises, Lachaud ne perdait pas de vue deux ou trois jurés qu’il savait, ou sentait, influents, mais revêches. Généralement, il parvenait à réduire ces récalcitrants. Pourtant, une fois, en province, il en trouva un qu’il dardait vainement de son argumentation la plus tenace depuis trois quarts d’heure : le premier du deuxième banc, le septième juré. C’était désespérant ! Tout à coup, au milieu d’une démonstration passionnante, Lachaud s’arrête, et s’adressant au président de la cour d’assises : « Monsieur le président, dit-il, ne pourriez-vous pas faire tirer le rideau, là, en face. Monsieur le septième juré est aveuglé par le soleil. » Le septième juré rougit, sourit, remercia. Il était acquis à la défense. »


Plusieurs écrivains, et parmi eux de très distingués, ont fortement combattu dans ces derniers temps l’institution du jury, seule protection que nous ayons pourtant contre les erreurs vraiment bien fréquentes d’une caste sans contrôle[2]. Les uns voudraient un jury recruté seulement parmi les classes éclairées ; mais nous avons déjà prouvé que, même dans ce cas, les décisions seront identiques à celles qui sont maintenant rendues. D’autres, se basant sur les erreurs commises par les jurés, voudraient supprimer ces derniers et les remplacer par des juges. Mais comment peuvent-ils oublier que ces erreurs tant reprochées au jury, ce sont toujours des juges qui les ont d’abord commises, puisque, quand l’accusé arrive devant le jury, il a été considéré comme coupable par plusieurs magistrats : le juge d’instruction, le procureur de la République et la chambre des mises en accusation. Et ne voit-on pas alors que, si l’accusé était définitivement jugé par des magistrats au lieu de l’être par des jurés, il perdrait sa seule chance d’être reconnu innocent. Les erreurs des jurés ont toujours été d’abord des erreurs de magistrats. C’est donc uniquement à ces derniers qu’il faut s’en prendre quand on voit des erreurs judiciaires particulièrement monstrueuses, comme la condamnation de ce docteur L… qui, poursuivi par un juge d’instruction véritablement par trop borné, sur la dénonciation d’une fille demi-idiote qui accusait ce médecin de l’avoir fait avorter pour 30 francs, aurait été envoyé au bagne sans l’explosion d’indignation publique qui le fit gracier immédiatement par le chef de l’État. L’honorabilité du condamné proclamée par tous ses concitoyens rendait évidente la grossièreté de l’erreur. Les magistrats la reconnaissaient eux-mêmes ; et cependant, par esprit de caste, ils firent tout ce qu’ils purent pour empêcher la grâce d’être signée. Dans toutes les affaires analogues, entourées de détails techniques où il ne peut rien comprendre, le jury écoute naturellement le ministère public, se disant qu’après tout l’affaire a été instruite par des magistrats rompus à toutes les subtilités. Quels sont alors les auteurs véritables de l’erreur : les jurés ou les magistrats  ? Gardons précieusement le jury. Il constitue peut-être la seule catégorie de foule qu’aucune individualité ne saurait remplacer. Lui seul peut tempérer les duretés de la loi qui, égale pour tous, doit être aveugle en principe, et ne pas connaître les cas particuliers. Inaccessible à la pitié, et ne connaissant que le texte de la loi, le juge, avec sa dureté professionnelle, frapperait de la même peine le cambrioleur assassin et la fille pauvre que l’abandon de son séducteur et la misère ont conduite à l’infanticide ; alors que le jury sent très bien d’instinct que la fille séduite est beaucoup moins coupable que le séducteur, qui, lui, cependant, échappe à la loi et qu’elle mérite toute son indulgence.

Sachant très bien ce qu’est la psychologie des castes, et ce qu’est aussi la psychologie des autres catégories de foules, je ne vois aucun cas où, accusé à tort d’un crime, je ne préférerais pas avoir affaire à des jurés plutôt qu’à des magistrats. J’aurais beaucoup de chances d’être reconnu innocent avec les premiers, et très peu avec les seconds. Redoutons la puissance des foules, mais redoutons beaucoup plus encore la puissance de certaines castes. Les premières peuvent se laisser convaincre, les secondes ne fléchissent jamais.


CHAPITRE IV

Les foules électorales


Caractères généraux des foules électorales. — Comment on les persuade. — Qualités que doit posséder le candidat. — Nécessité du prestige. — Pourquoi ouvriers et paysans choisissent si rarement les candidats dans leur sein. — Puissance des mots et des formules sur l’électeur. — Aspect général des discussions électorales. — Comment se forment les opinions de l’électeur. — Puissance des comités. — Ils représentent la forme la plus redoutable de la tyrannie. — Les comités de la Révolution. — Malgré si faible valeur psychologique, le suffrage universel ne peut être remplacé. — Pourquoi les votes seraient identiques, alors même qu’on restreindrait le droit de suffrage à une classe limitée de citoyens. — Ce que traduit le suffrage universel dans tous les pays.


Les foules électorales, c’est-à-dire les collectivités appelées à élire les titulaires de certaines fonctions, constituent des foules hétérogènes ; mais, comme elles n’agissent que sur un point bien déterminé : choisir entre divers candidats, on ne peut observer chez elles que quelques-uns des caractères précédemment décrits.

Les caractères des foules qu’elles manifestent surtout, sont la faible aptitude au raisonnement, l’absence d’esprit critique, l’irritabilité, la crédulité et le simplisme, on découvre aussi dans leurs décisions l’influence des meneurs et le rôle des facteurs précédemment énumérés : l’affirmation, la répétition, le prestige et la contagion.

Recherchons comment on les séduit. Des procédés qui réussissent le mieux, leur psychologie se déduira clairement.

La première des conditions à posséder pour le candidat est le prestige. Le prestige personnel ne peut être remplacé que par celui de la fortune. Le talent, le génie même ne sont pas des éléments de succès.

Cette nécessité pour le candidat de posséder du prestige, c’est-à-dire de pouvoir s’imposer sans discussion, est capitale. Si les électeurs, dont la majorité est composée d’ouvriers et de paysans, choisissent si rarement un des leurs pour les représenter, c’est que les personnalités sorties de leurs rangs n’ont pour eux aucun prestige. Quand, par hasard, ils nomment un de leurs égaux, c’est le plus souvent pour des raisons accessoires, par exemple pour contrecarrer un homme éminent, un patron puissant dans la dépendance duquel se trouve chaque jour l’électeur, et dont il a ainsi l’illusion de devenir pour un instant le maître.

Mais la possession du prestige ne suffit pas pour assurer au candidat le succès. L’électeur tient à ce qu’on flatte ses convoitises et ses vanités ; il faut l’accabler des plus extravagantes flagorneries, ne pas hésiter à lui faire les plus fantastiques promesses. S’il est ouvrier, on ne saurait trop injurier et flétrir ses patrons. Quant au candidat adverse, on doit tâcher de l’écraser en établissant par affirmation, répétition et contagion qu’il est le dernier des gredins, et que personne n’ignore qu’il a commis plusieurs crimes. Inutile, bien entendu, de chercher aucun semblant de preuve. Si l’adversaire connaît mal la psychologie des foules, il essaiera de se justifier par des arguments, au lieu de se borner à répondre aux affirmations par d’autres affirmations ; et il n’aura dès lors aucune chance de triompher.

Le programme écrit du candidat ne doit pas être trop catégorique, parce que ses adversaires pourraient le lui opposer plus tard ; mais son programme verbal ne saurait être trop excessif. Les réformes les plus considérables peuvent être promises sans crainte. Sur le moment, ces exagérations produisent beaucoup d’effet, et pour l’avenir elles n’engagent en rien. Il est d’observation constante, en effet, que l’électeur ne s’est jamais préoccupé de savoir jusqu’à quel point l’élu a suivi la profession de foi acclamée, et sur laquelle l’élection est supposée avoir eu lieu.

Nous reconnaissons ici tous les facteurs de persuasion que nous avons décrits. Nous allons les retrouver encore dans l’action des mots et des formules dont nous avons déjà montré le puissant empire. L’orateur qui sait les manier conduit à volonté les foules où il veut. Des expressions telles que : l’infâme capital, les vils exploiteurs, l’admirable ouvrier, la socialisation des richesses, etc., produisent toujours le même effet, bien qu’un peu usées déjà. Mais le candidat qui trouve une formule neuve, bien dépourvue de sens précis, et par conséquent pouvant répondre aux aspirations les plus diverses, obtient un succès infaillible. La sanglante révolution espagnole de 1873 a été faite avec un de ces mots magiques, au sens complexe, que chacun peut interpréter à sa façon. Un écrivain contemporain en a raconté la genèse en termes qui méritent d’être rapportés.

« Les radicaux avaient découvert qu’une république unitaire est une monarchie déguisée, et, pour leur faire plaisir, les Cortès avaient proclamé d’une seule voix la république fédérale sans qu’aucun des votants eût pu dire ce qui venait d’être voté. Mais cette formule enchantait tout le monde, c’était une ivresse, un délire. On venait d’inaugurer sur la terre le règne de la vertu et du bonheur. Un républicain, à qui son ennemi refusait le titre de fédéral, s’en offensait comme d’une mortelle injure. On s’abordait dans les rues en se disant : Salud y republica federal ! Après quoi on entonnait des hymnes à la sainte indiscipline et à l’autonomie du soldat. Qu’était-ce que la « république fédérale ? » Les uns entendaient par là l’émancipation des provinces, des institutions pareilles à celles des États-Unis ou la décentralisation administrative ; autres visaient à l’anéantissement de toute autorité, à l’ouverture prochaine de la grande liquidation sociale. Les socialistes de Barcelone et de l’Andalousie prêchaient la souveraineté absolue des communes, ils entendaient donner à l’Espagne dix mille municipes indépendants, ne recevant de lois que d’eux-mêmes, en supprimant du même coup et l’armée et la gendarmerie. On vit bientôt dans les provinces du Midi l’insurrection se propager de ville en ville, de village en village. Dès qu’une commune avait fait son pronunciamiento, son premier soin était de détruire le télégraphe et les chemins de fer pour couper toutes ses communications avec ses voisins et avec Madrid. Il n’était pas de méchant bourg qui n’entendit faire sa cuisine à part. Le fédéralisme avait fait place à un cantonalisme brutal, incendiaire et massacreur, et partout se célébraient de sanglantes saturnales. »


Quant à l’influence que pourraient avoir des raisonnements sur l’esprit des électeurs, il faudrait n’avoir jamais lu le compte rendu d’une réunion électorale pour n’être pas fixé à ce sujet. On y échange des affirmations, des invectives, parfois des horions, jamais des raisons. Si le silence s’établit pour un instant, c’est qu’un assistant au caractère difficile annonce qu’il va poser au candidat une de ces questions embarrassantes qui réjouissent toujours l’auditoire. Mais la satisfaction des opposants ne dure pas bien longtemps, car la voix du préopinant est bientôt couverte par les hurlements des adversaires. On peut considérer comme type des réunions publiques les comptes rendus suivants, pris entre des centaines d’autres semblables, et que j’emprunte aux journaux quotidiens

« Un organisateur ayant prié les assistants de nommer un président, l’orage se déchaîne. Les anarchistes bondissent sur la scène pour enlever le bureau d’assaut. Les socialistes le défendent avec énergie  ; on se cogne, on se traite mutuellement de mouchards, vendus, etc. un citoyen se retire avec un œil poché.

« Enfin, le bureau est installé tant bien que mal au milieu du tumulte, et la tribune reste au compagnon X.

« L’orateur exécute une charge à fond de train contre les socialistes, qui l’interrompent en criant : « Crétin ! bandit ! canaille ! » etc., épithètes auxquelles le compagnon X… répond par l’exposé d’une théorie selon laquelle les socialistes sont des « idiots » ” ou des « farceurs ».


« … Le parti allemaniste avait organisé, hier soir, à la salle du Commerce, rue du Faubourg-du-Temple, une grande réunion préparatoire à la fête des Travailleurs du premier mai. Le mot d’ordre était  : « Calme et tranquillité ».

«  Le compagnon G… traite les socialistes de « crétins » et de “ fumistes ».

«  Sur ces mots, orateurs et auditeurs s’invectivent et en viennent aux mains ; les chaises, les bancs, les tables entrent en scène, etc., etc. »


N’imaginons pas un instant que ce genre de discussion soit spécial à une classe déterminée d’électeurs, et dépende de leur situation sociale. Dans toute assemblée anonyme, quelle qu’elle soit, fût-elle exclusivement composée de lettrés, la discussion revêt facilement les mêmes formes. J’ai montré que les hommes en foule tendent vers l’égalisation mentale, et à chaque instant nous en retrouvons la preuve. Voici, comme exemple, un extrait du compte rendu d’une réunion exclusivement composée d’étudiants, que j’emprunte au journal le Temps du 13 février 1895 :

« Le tumulte n’a fait que croître à mesure que la soirée s’avançait ; je ne crois pas qu’un seul orateur ait pu dire deux phrases sans être interrompu. À chaque instant les cris partaient d’un point ou de l’autre, ou de tous les points à la fois ; on applaudissait, on sifflait ; des discussions violentes s’engageaient entre divers auditeurs ; les cannes étaient brandies, menaçantes ; on frappait le plancher en cadence ; des clameurs poursuivaient les interrupteurs « A la porte ! À la tribune ! »

« M. C… prodigue à l’association les épithètes d’odieuse et lâche, monstrueuse, vile, vénale et vindicative, et déclare qu’il veut la détruire, etc., etc. ».


On pourrait se demander comment, dans des conditions pareilles, peut se former l’opinion d’un électeur Mais poser une pareille question serait se faire une étrange illusion sur le degré de liberté dont peut jouir une collectivité. Les foules ont des opinions imposées, jamais des opinions raisonnées. Dans le cas qui nous occupe, les opinions et les votes des électeurs sont entre les mains de comités électoraux, dont les meneurs sont le plus souvent quelques marchands de vins, fort influents sur les ouvriers, auxquels ils font crédit. « Savez-vous ce qu’est un comité électoral, écrit un des plus vaillants défenseurs de la démocratie actuelle, M. Schérer  ? Tout simplement la clef de nos institutions, la maîtresse pièce de la machine politique. La France est aujourd’hui gouvernée par les comités[3].

Aussi n’est-il pas trop difficile d’agir sur eux, pour peu que le candidat soit acceptable et possède des ressources suffisantes. D’après les aveux des donateurs, 3 millions suffirent pour obtenir les élections multiples du général Boulanger.

Telle est la psychologie des foules électorales. Elle est identique à celle des autres foules. Ni meilleure ni pire.

Aussi ne tirerai-je de ce qui précède aucune conclusion contre le suffrage universel. Si j’avais à décider de son sort, je le conserverais tel qu’il est, pour des motifs pratiques qui découlent précisément de notre étude de la psychologie des foules, et que pour cette raison je vais exposer.

Sans doute, les inconvénients du suffrage universel sont trop visibles pour être méconnus. On ne saurait contester que les civilisations ont été l’œuvre d’une petite minorité d’esprits supérieurs constituant la pointe d’une pyramide, dont les étages, s’élargissant à mesure que décroît la valeur mentale, représentent les couches profondes d’une nation. Ce n’est pas assurément du suffrage d’éléments inférieurs, représentant uniquement le nombre, que la grandeur d’une civilisation peut dépendre. Sans doute encore les suffrages des foules sont souvent bien dangereux. Ils nous ont déjà coûté plusieurs invasions ; et avec le triomphe du socialisme, les fantaisies de la souveraineté populaire nous coûteront sûrement beaucoup plus cher encore.

Mais ces objections théoriquement excellentes perdent pratiquement toute leur force, si l’on veut se souvenir de la puissance invincible des idées transformées en dogmes. Le dogme de la souveraineté des foules est, au point de vue philosophique, aussi peu défendable que les dogmes religieux du moyen âge, mais il en a aujourd’hui l’absolue puissance. Il est donc aussi inattaquable que le furent jadis nos idées religieuses. Supposez un libre-penseur moderne, transporté par un pouvoir magique en plein moyen âge. Croyez-vous qu’après avoir constaté la puissance souveraine des idées religieuses qui régnaient alors il eût tenté de les combattre ? Tombé dans les mains d’un juge voulant le faire brûler sous l’imputation d’avoir conclu un pacte avec le diable, ou d’avoir été au sabbat, eût-il songé à contester l’existence du diable et du sabbat ? On ne discute pas plus avec les croyances des foules qu’avec les cyclones. Le dogme du suffrage universel possède aujourd’hui le pouvoir qu’eurent jadis les dogmes chrétiens. Orateurs et écrivains en parlent avec un respect et des adulations que n’a pas connus Louis XIV. Il faut donc se conduire à son égard comme à l’égard de tous les dogmes religieux. Le temps seul agit sur eux.

Il serait d’ailleurs d’autant plus inutile d’essayer d’ébranler ce dogme qu’il a des raisons apparentes pour lui : « Dans les temps d’égalité, dit justement Tocqueville, les hommes n’ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude ; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public  ; car il ne leur parait pas vraisemblable, qu’ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre. »

Faut-il supposer maintenant qu’avec un suffrage restreint — restreint aux capacités, si l’on veut — on améliorerait les votes des foules ? Je ne puis l’admettre un seul instant, et cela pour les raisons que j’ai déjà dites de l’infériorité mentale de toutes les collectivités, quelle que puisse être leur composition. En foule les hommes s’égalisent toujours, et, sur des questions générales, le suffrage de quarante académiciens n’est pas meilleur que celui de quarante porteurs d’eau. Je ne crois pas du tout qu’aucun des votes tant reprochés au suffrage universel, tel que le rétablissement de l’Empire, par exemple, eût été différent si les votants avaient été recrutés exclusivement parmi des savants et des lettrés. Ce n’est pas parce qu’un individu sait le grec ou les mathématiques, est architecte, vétérinaire, médecin ou avocat, qu’il acquiert sur les questions sociales des clartés particulières. Tous nos économistes sont des gens instruits, professeurs et académiciens pour la plupart. Est-il une seule question générale : protectionnisme, bimétallisme, etc., sur laquelle ils aient réussi à se mettre d’accord ? C’est que leur science n’est qu’une forme très atténuée de l’universelle ignorance. Devant des problèmes sociaux, où entrent de si multiples inconnues, toutes les ignorances s’égalisent.

Si donc des gens bourrés de science formaient à eux seuls le corps électoral, leurs votes ne seraient pas meilleurs que ceux d’aujourd’hui. Ils se guideraient surtout d’après leurs sentiments et l’esprit de leur parti. Nous n’aurions aucune des difficultés actuelles en moins, et en plus nous aurions sûrement la lourde tyrannie des castes.

Restreint ou général, sévissant dans un pays républicain ou dans un pays monarchique, pratiqué en France, en Belgique, en Grèce, en Portugal ou en Espagne, le suffrage des foules est partout identique, et ce qu’il traduit souvent, ce sont les aspirations et les besoins inconscients de la race. La moyenne des élus représente pour chaque pays l’âme moyenne de la race. D’une génération à l’autre on la retrouve à peu près identique.

Et c’est ainsi qu’une fois encore nous retombons sur cette notion fondamentale de race, déjà rencontrée si souvent, et sur cette autre notion, qui découle de la première que les institutions et les gouvernements ne jouent qu’un rôle insignifiant dans la vie des peuples. Ces derniers sont surtout conduits par l’âme de leur race, c’est-à-dire par les résidus ancestraux dont cette âme est la somme. La race et l’engrenage des nécessités de chaque jour, tels sont les maîtres mystérieux qui régissent nos destinées.


CHAPITRE V

Les assemblées parlementaires


Les foules parlementaires présentent la plupart des caractères communs aux foules hétérogènes non anonymes. — Simplisme des opinions. — Suggestibilité et limites de cette suggestibilité. — Opinions fixes irréductibles et opinions mobiles. — Pourquoi l’indécision prédomine. — Rôle des meneurs. — Raison de leur prestige. — Ils sont les vrais maîtres d’une assemblée dont les votes ne sont ainsi que ceux d’une petite minorité. — Puissance absolue qu’ils exercent. — Les éléments de leur art oratoire. — Les mots et les images. — Nécessité psychologique pour les meneurs d’être généralement convaincus et bornés. — Impossibilité pour l’orateur sans prestige de faire admettre ses raisons. — L’exagération des sentiments, bons ou mauvais, dans les assemblées. — Automatisme auquel elles arrivent à certains moments. — Les séances de la Convention. — Cas dans lesquels une assemblée perd les caractères des foules. — Influence des spécialistes dans les questions techniques. — Avantages et dangers du régime parlementaire dans tous les pays. — Il est adapté aux nécessités modernes ; mais il entraîne le gaspillage des finances et la restriction progressive de toutes les libertés. — Conclusion de l’ouvrage.


Les assemblées parlementaires représentent des foules hétérogènes non anonymes. Malgré leur recrutement, variable suivant les époques et les peuples, elles se ressemblent beaucoup par leurs caractères. L’influence de la race s’y fait sentir, pour atténuer ou exagérer, mais non pour empêcher la manifestation des caractères. Les assemblées parlementaires des contrées les plus différentes, celles de Grèce, d’Italie, de Portugal, d’Espagne, de France et d’Amérique, présentent dans leurs discussions et leurs votes de grandes analogies et laissent les gouvernements aux prises avec des difficultés identiques.

Le régime parlementaire représente d’ailleurs l’idéal de tous les peuples civilisés modernes. Il traduit cette idée, psychologiquement erronée mais généralement admise, que beaucoup d’hommes réunis sont bien plus capables qu’un petit nombre de prendre une décision sage et indépendante sur un sujet donné.

Nous retrouverons dans les assemblées parlementaires les caractéristiques générales des foules : le simplisme des idées, l’irritabilité, la suggestibilité, l’exagération des sentiments, l’influence prépondérante des meneurs. Mais, en raison de leur composition spéciale, les foules parlementaires présentent quelques différences que nous indiquerons bientôt.

Le simplisme des opinions est une des caractéristiques les plus importantes de ces assemblées. On y rencontre dans tous les partis, chez les peuples latins surtout, une tendance invariable à résoudre les problèmes sociaux les plus compliqués par les principes abstraits les plus simples, et par des lois générales applicables à tous les cas. Les principes varient naturellement avec chaque parti ; mais, par le fait seul que les individus sont en foule, ils tendent toujours à exagérer la valeur de ces principes et à les pousser jusqu’à leurs dernières conséquences. Aussi ce que les parlements représentent surtout, ce sont des opinions extrêmes.

Le type le plus parfait du simplisme des assemblées fut réalisé par les jacobins de notre grande Révolution Tous dogmatiques et logiques, la cervelle pleine de généralités vagues, ils s’occupaient d’appliquer des principes fixes sans se soucier des événements ; et on a pu dire avec raison qu’ils avaient traversé la Révolution sans la voir. Avec les dogmes très simples qui leur servaient de guide, ils s’imaginaient refaire une société de toutes pièces, et ramener une civilisation raffinée à une phase très antérieure de l’évolution sociale. Les moyens qu’ils employèrent pour réaliser leur rêve étaient également empreints d’un absolu simplisme. Ils se bornaient en effet, à détruire violemment ce qui les gênait. Tous, d’ailleurs : girondins, montagnards, thermidoriens, etc., étaient animés du même esprit.

Les foules parlementaires sont très suggestibles ; et, comme pour toutes les foules, la suggestion émane de meneurs possédant du prestige ; mais, dans les assemblées parlementaires, la suggestibilité a des limites très nettes qu’il importe de marquer.

Sur toutes les questions d’intérêt local ou régional, chaque membre d’une assemblée a des opinions fixes, irréductibles, et qu’aucune argumentation ne pourrait ébranler. Le talent d’un Démosthène n’arriverait pas à changer le vote d’un député sur des questions telles que le protectionnisme ou le privilège des bouilleurs de cru, qui représentent des exigences d’électeurs influents. La suggestion antérieure de ces électeurs est assez prépondérante pour annuler toutes les autres suggestions, et maintenir une fixité absolue d’opinion[4].

Sur des questions générales : renversement d’un ministère, établissement d’un impôt, etc., il n’y a plus du tout de fixité d’opinion, et les suggestions des meneurs peuvent agir, mais pas tout à fait comme dans une foule ordinaire. Chaque parti a ses meneurs, qui ont parfois une égale influence. Il en résulte que le député se trouve entre des suggestions contraires et devient fatalement très hésitant. C’est pourquoi on le voit souvent, à un quart d’heure de distance, voter de façon contraire, ajouter à une loi un article qui la détruit : ôter par exemple aux industriels le droit de choisir et de congédier leurs ouvriers, puis annuler à peu près cette mesure par un amendement.

Et c’est pourquoi, à chaque législature, une Chambre a des opinions très fixes et d’autres opinions très indécises. Au fond, les questions générales étant les plus nombreuses, c’est l’indécision qui domine, indécision entretenue par la crainte constante de l’électeur, dont la suggestion latente tend toujours à contrebalancer l’influence des meneurs.

Ce sont cependant les meneurs qui sont en définitive les vrais maîtres dans les discussions nombreuses où les membres d’une assemblée n’ont pas d’opinions antérieures bien arrêtées.

La nécessité de ces meneurs est évidente puisque, sous le nom de chefs de groupes, on les retrouve dans les assemblées de tous les pays. Ils sont les vrais souverains d’une assemblée. Les hommes en foule ne sauraient se passer d’un maître. Et c’est pourquoi les votes d’une assemblée ne représentent généralement que les opinions d’une petite minorité.

Les meneurs agissent très peu par leurs raisonnements, beaucoup par leur prestige. Et la meilleure preuve, c’est que si une circonstance quelconque les en dépouille, ils n’ont plus d’influence.

Ce prestige des meneurs est individuel et ne tient ni au nom ni à la célébrité. M. Jules Simon parlant des grands hommes de l’assemblée de 1848, où il a siégé, nous en donne de bien curieux exemples.

« Deux mois avant d’être tout-puissant, Louis-Napoléon n’était rien.

« Victor Hugo monta à la tribune. Il n’y eut pas de succès. On l’écouta, comme on écoutait Félix Pyat ; on ne l’applaudit pas autant. « Je n’aime pas ses idées, me dit Vaulabelle en parlant de Félix Pyat ; mais c’est un des plus grands écrivains et le plus grand orateur de la France. » Edgar Quinet, ce rare et puissant esprit, n’était compté pour rien. Il avait eu son moment de popularité avant l’ouverture de l’Assemblée ; dans l’Assemblée, il n’en eut aucune.

« Les assemblées politiques sont le lieu de la terre où l’éclat du génie se fait le moins sentir. On n’y tient compte que d’une éloquence appropriée au temps et au lieu, et des services rendus non à la patrie, mais aux partis. Pour qu’on rendît hommage à Lamartine en 1848 et à Thiers en 1871, il fallut le stimulant de l’intérêt urgent, inexorable. Le danger passé, on fut guéri à la fois de la reconnaissance et de la peur.


J’ai reproduit le passage qui précède pour les faits qu’il contient, mais non pour les explications, qu’il propose. Elles sont d’une psychologie médiocre. Une foule perdrait aussitôt son caractère de foule si elle tenait compte aux meneurs des services rendus, que ce soit à la patrie ou aux partis. La foule qui obéit au meneur subit son prestige, et n’y fait intervenir aucun sentiment d’intérêt ou de reconnaissance.

Aussi le meneur doué d’un prestige suffisant possède-t-il un pouvoir presque absolu. On sait l’influence immense qu’eut pendant de longues années, grâce à son prestige, un député célèbre, battu dans les dernières élections à la suite de certains événements financiers. Sur un simple signe de lui, les ministres étaient renversés. Un écrivain a marqué nettement dans les lignes suivantes la portée de son action.

« C’est à M. X… principalement que nous devons d’avoir acheté le Tonkin trois fois plus cher qu’il n’aurait dû coûter, de n’avoir pris dans Madagascar qu’un pied incertain, de nous être laissé frustrer de tout un empire sur le bas Niger, d’avoir perdu la situation prépondérante que nous occupions en Égypte. ? Les théories de M. X… nous ont coûté plus de territoires que les désastres de Napoléon Ier.


Il ne faudrait pas trop en vouloir au meneur en question. Il nous a coûté fort cher évidemment ; mais une grande partie de son influence tenait à ce qu’il suivait l’opinion publique, qui, en matière coloniale, n’était pas du tout alors ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Il est rare qu’un meneur précède l’opinion ; presque toujours il se borne à la suivre et à en épouser toutes les erreurs.

Les moyens de persuasion des meneurs, en dehors du prestige, sont les facteurs que nous avons déjà énumérés plusieurs fois. Pour les manier habilement, le meneur doit avoir pénétré, au moins d’une façon inconsciente, la psychologie des foules, et savoir comment leur parler. Il doit surtout connaître la fascinante influence des mots, des formules et des images. Il doit posséder une éloquence spéciale, composée : d’affirmations énergiques, dégagées de preuves, et d’images impressionnantes encadrées de raisonnements fort sommaires. C’est un genre d’éloquence qu’on rencontre dans toutes les assemblées, y compris le parlement anglais, le plus pondéré pourtant de tous.

« Nous pouvons lire constamment, dit le philosophe anglais Maine, des débats à la Chambre des communes, où toute la discussion consiste à échanger des généralités assez faibles et des personnalités assez violentes. Sur l’imagination d’une démocratie pure, ce genre de formules générales exerce un effet prodigieux. Il sera toujours aisé de faire accepter à une foule des assertions générales présentées en termes saisissants, quoiqu’elles n’aient jamais été vérifiées et ne soient peut-être susceptibles d’aucune vérification. »


L’importance des « termes saisissants », indiquée dans la citation qui précède, ne saurait être exagérée. Nous avons plusieurs fois déjà insisté sur la puissance spéciale des mots et des formules. Il faut les choisir de façon à ce qu’ils évoquent des images très vives. La phrase suivante, empruntée au discours d’un des meneurs de nos assemblées, en constitue un excellent spécimen  :

« Le jour où le même navire emportera vers les terres fiévreuses de la relégation le politicien véreux et l’anarchiste meurtrier, ils pourront lier conversation et ils s’apparaîtront l’un à l’autre comme les deux aspects complémentaires d’un même ordre social. »

L’image ainsi évoquée est bien visible, et tous les adversaires de l’orateur se sentent menacés par elle. Ils voient du même coup les pays fiévreux, le bâtiment qui pourra les emporter, car ne font-ils pas peut-être partie de la catégorie assez mal limitée des politiciens menacés ? Ils éprouvent alors la sourde crainte que devaient ressentir les conventionnels, que les vagues discours de Robespierre menaçaient plus ou moins du couperet de la guillotine, et qui, sous l’influence de cette crainte, lui cédaient toujours.

Les meneurs ont tout intérêt à verser dans les plus invraisemblables exagérations. L’orateur dont je viens de citer une phrase, a pu affirmer, sans soulever de grandes protestations, que les banquiers et les prêtres soudoyaient les lanceurs de bombes, et que les administrateurs des grandes compagnies financières méritent les mêmes peines que les anarchistes. Sur les foules, de pareilles affirmations agissent toujours. L’affirmation n’est jamais trop furieuse, ni la déclamation trop menaçante. Rien n’intimide plus les auditeurs que cette éloquence. En protestant, ils craignent de passer pour traîtres ou complices.

Cette éloquence spéciale a toujours régné, comme je le disais à l’instant, sur toutes les assemblées ; et, dans les périodes critiques, elle ne fait que s’accentuer. La lecture des discours des grands orateurs qui composaient les assemblées de la Révolution est très intéressant à ce point de vue. À chaque instant ils se croyaient obligés de s’interrompre pour flétrir le crime et exalter la vertu ; puis, ils éclataient en imprécations contre les tyrans, et juraient de vivre libres ou de mourir. L’assistance se levait, applaudissait avec fureur, puis calmée, se rasseyait.

Le meneur peut être quelquefois intelligent et instruit ; mais cela lui est généralement plus nuisible qu’utile. En montrant la complexité des choses, en permettant d’expliquer et de comprendre, l’intelligence rend toujours indulgent, et émousse fortement l’intensité et la violence des convictions nécessaires aux apôtres. Les grands meneurs de tous les âges, ceux de la Révolution surtout ont été lamentablement bornés ; et ce sont justement les plus bornés qui ont exercé la plus grande influence.

Les discours du plus célèbre d’entre eux, Robespierre, stupéfient souvent par leur incohérence ; en se bornant à les lire, on n’y trouverait aucune explication plausible du rôle immense du puissant dictateur :

« Lieux communs et redondances de l’éloquence pédagogique et de la culture latine au service d’une âme plutôt puérile que plate, et qui semble se borner, dans l’attaque ou la défense, au « Viens-y donc ! », des écoliers. Pas une idée, pas un tour, pas un trait, c’est l’ennui dans la tempête. Quand on sort de cette lecture morne, on a envie de pousser le ouf ! de l’aimable Camille Desmoulins. »

Il est quelquefois effrayant de songer au pouvoir que donne à un homme possédant du prestige une conviction forte unie à une extrême étroitesse d’esprit. Il faut pourtant réaliser ces conditions pour ignorer les obstacles et savoir vouloir. D’instinct les foules reconnaissent dans ces convaincus énergiques le maître qu’il leur faut toujours.

Dans une assemblée parlementaire, le succès d’un discours dépend presque uniquement du prestige que l’orateur possède, et pas du tout des raisons qu’il propose. Et, la meilleure preuve, c’est que lorsqu’une cause quelconque fait perdre à un orateur son prestige, il perd du même coup toute son influence, c’est-à-dire le pouvoir de diriger à son gré les votes.

Quant à l’orateur inconnu qui arrive avec un discours contenant de bonnes raisons, mais seulement des raisons, il n’a aucune chance d’être seulement écouté. Un ancien député M. Descubes a récemment tracé dans les lignes suivantes l’image du député sans prestige  :

« Quand il a pris place à la tribune, il tire de sa serviette un dossier qu’il étale méthodiquement devant lui et débute avec assurance.

Il se flatte de faire passer dans l’âme des auditeurs la conviction qui l’anime. Il a pesé et repesé ses arguments ; il est tout bourré de chiffres et de preuves ; il est sûr d’avoir raison. Toute résistance, devant l’évidence qu’il apporte, sera vaine. Il commence, confiant dans son bon droit et aussi dans l’attention de ses collègues, qui certainement ne demandent qu’à s’incliner devant la vérité.

Il parle, et, tout de suite il est surpris du mouvement de la salle, un peu agacé par le brouhaha qui s’en élève.

Comment le silence ne se fait-il pas ? Pourquoi cette inattention générale ? À quoi pensent donc ceux-là qui causent entre eux ? Quel motif si urgent fait quitter sa place à cet autre  ?

Une inquiétude passe sur son front. Il fronce les sourcils, s’arrête. Encouragé par le président, il repart, haussant la voix. On ne l’en écoute que moins. Il force le ton, il s’agite : le bruit redouble autour de lui. Il ne s’entend plus lui-même, s’arrête encore ; puis, craignant que son silence ne provoque le fâcheux cri de : Clôture ! il reprend de plus belle. Le vacarme devient insupportable. »


Lorsque les assemblées parlementaires se trouvent montées à un certain degré d’excitation, elles deviennent identiques aux foules hétérogènes ordinaire, et leurs sentiments présentent par conséquent la particularité d’être toujours extrêmes. On les verra se porter aux plus grands actes d’héroïsme ou aux pires excès. L’individu n’est plus lui-même, et il l’est si peu qu’il votera les mesures les plus contraires à ses intérêts personnels.

L’histoire de la Révolution montre à quel point les assemblées peuvent devenir inconscientes et obéir aux suggestions les plus contraires à leurs intérêts. C’était un sacrifice énorme pour la noblesse de renoncer à ses privilèges, et pourtant, dans une nuit célèbre de la Constituante, elle le fit sans hésiter. C’était une menace permanente de mort pour les conventionnels de renoncer à leur inviolabilité, et pourtant ils le firent et ne craignirent pas de se décimer réciproquement, sachant bien cependant que l’échafaud où ils envoyaient aujourd’hui des collègues leur était réservé demain. Mais ils étaient arrivés à ce degré d’automatisme complet que j’ai décrit, et aucune considération ne pouvait les empêcher de céder aux suggestions qui les hypnotisaient. Le passage suivant des mémoires de l’un d’eux, Billaud-Varennes, est absolument typique sur ce point : « Les décisions que l’on nous reproche tant, dit-il, nous ne les voulions pas le plus souvent deux jours, un jour auparavant : la crise seule les suscitait. » Rien n’est plus juste.

Les mêmes phénomènes d’inconscience se manifestèrent pendant toutes les séances orageuses de la Convention.

« Ils approuvent et décrètent, dit Taine, ce dont ils ont horreur, non seulement les sottises et les folies, mais les crimes, le meurtre des innocents, le meurtre de leur amis. À l’unanimité et avec les plus vifs applaudissements, la gauche, réunie à la droite, envoie à l’échafaud Danton, son chef naturel, le grand promoteur et conducteur de la Révolution. À l’unanimité et avec les plus grands applaudissements, la droite, réunie à la gauche, vote les pires décrets du gouvernement révolutionnaire. À l’unanimité, et avec des cris d’admiration et d’enthousiasme, avec des témoignages de sympathie passionnée pour Collot d’Herbois, pour Couthon et pour Robespierre, la Convention, par des réélections spontanées et multiples, maintient en place le gouvernement homicide que la Plaine déteste parce qu’il est homicide, et que la Montagne déteste parce qu’il la décime. Plaine et Montagne, la majorité et la minorité finissent par consentir à aider à leur propre suicide. Le 22 prairial, la Convention tout entière a tendu la gorge ; le 8 thermidor, pendant le premier quart d’heure qui a suivi le discours de Robespierre, elle l’a tendue encore. »


Le tableau peut paraître sombre. Il est exact pourtant. Les assemblées parlementaires suffisamment excitées et hypnotisées présentent les mêmes caractères. Elles deviennent un troupeau mobile obéissant à toutes les impulsions. La description suivante de l’assemblée de 1848, due à un parlementaire dont on ne suspectera pas la foi démocratique, M. Spuller, et que je reproduis d’après la Revue littéraire, est bien typique. On y retrouve tous les sentiments exagérés que j’ai décrits dans les foules, et cette mobilité excessive qui permet de passer d’un instant à l’autre par la gamme des sentiments les plus contraires.

« Les divisions, les jalousies, les soupçons, et tour à tour la confiance aveugle et les espoirs illimités ont conduit le parti républicain à sa perte. Sa naïveté et sa candeur n’avaient d’égale que sa défiance universelle. Aucun sens de la légalité, nulle intelligence de la discipline : des terreurs et des illusions sans bornes : le paysan et l’enfant se rencontrent en ce point. Leur calme rivalise avec leur impatience. Leur sauvagerie est pareille à leur docilité. C’est le propre d’un tempérament qui n’est point fait et d’une éducation absente. Rien ne les étonne et tout les déconcerte. Tremblants, peureux, intrépides, héroïques, ils se jetteront à travers les flammes et ils reculeront devant une ombre.

« Ils ne connaissent point les effets et les rapports des choses. Aussi prompts aux découragements qu’aux exaltations, sujets à toutes les paniques, toujours trop haut ou trop bas, jamais au degré qu’il faut et dans la mesure qui convient. Plus fluides que l’eau, ils reflètent toutes les couleurs et prennent toutes les formes. Quelle base de gouvernement pouvait-on espérer d’asseoir en eux ? »


Il s’en faut de beaucoup heureusement que tous les caractères que nous venons de décrire dans les assemblées parlementaires se manifestent constamment. Elles ne sont foules qu’à certains moments. Les individus qui les composent arrivent à garder leur individualité dans un grand nombre de cas ; et c’est pourquoi une assemblée peut élaborer des lois techniques excellentes. Ces lois ont, il est vrai, pour auteur un homme spécial qui les a préparées dans le silence du cabinet ; et la loi votée est en réalité l’œuvre d’un individu, et non plus celle d’une assemblée. Ce sont naturellement ces lois qui sont les meilleures. Elles ne deviennent désastreuses que lorsqu’une série d’amendements malheureux les rendent collectives. L’œuvre d’une foule est partout et toujours inférieure à celle d’un individu isolé. Ce sont les spécialistes qui sauvent les assemblées des mesures trop désordonnées et trop inexpérimentées. Le spécialiste est alors un meneur momentané. L’assemblée n’agit pas sur lui et il agit sur elle.

Malgré toutes les difficultés de leur fonctionnement, les assemblées parlementaires représentent ce que les peuples ont encore trouvé de meilleur pour se gouverner et surtout pour se soustraire le plus possible au joug des tyrannies personnelles. Elles sont certainement l’idéal d’un gouvernement, au moins pour les philosophes, les penseurs, les écrivains, les artistes et les savants, en un mot pour tout ce qui constitue le sommet d’une civilisation.

En fait, d’ailleurs, elles ne présentent que deux dangers sérieux, l’un est un gaspillage forcé des finances, l’autre une restriction progressive des libertés individuelles.

Le premier de ces dangers est la conséquence forcée des exigences et de l’imprévoyance des foules électorales. Qu’un membre d’une assemblée propose une mesure donnant une satisfaction apparente à des idées démocratiques, telle qu’assurer, par exemple, des retraites à tous les ouvriers, augmenter le traitement des cantonniers, des instituteurs, etc., les autres députés, suggestionnés par la crainte des électeurs, n’oseront pas avoir l’air de dédaigner les intérêts de ces derniers en repoussant la mesure proposée, bien que sachant qu’elle grèvera lourdement le budget et nécessitera la création de nouveaux impôts. Hésiter dans le vote leur est impossible. Les conséquences de l’accroissement des dépenses sont lointaines et sans résultats bien fâcheux pour eux, alors que les conséquences d’un vote négatif pourraient apparaître clairement le jour prochain où il faudra se représenter devant l’électeur.

À côté de cette première cause d’exagération des dépenses il en est une autre, non moins impérative obligation d’accorder toutes les dépenses d’intérêt purement local. Un député ne saurait s’y opposer, parce qu’elles représentent encore des exigences d’électeurs, et que chaque député ne peut obtenir ce dont il a besoin pour sa circonscription qu’à la condition de céder aux demandes analogues de ses collègues[5].

Le second des dangers mentionnés plus haut, la restriction forcée des libertés par les assemblées parlementaires, moins visible en apparence est cependant fort réel. Il est la conséquence des innombrables lois — toujours restrictives — dont les parlements, avec leur esprit simpliste, voient mal les conséquences, et qu’ils se croient obligés de voter.

Il faut que ce danger soit bien inévitable, puisque l’Angleterre elle-même, qui offre assurément le type le plus parfait du régime parlementaire, celui où le représentant est le plus indépendant de son électeur, n’a pas réussi à s’y soustraire. Herbert Spencer, dans un travail déjà ancien, avait montré que l’accroissement de la liberté apparente devait être suivi d’une diminution de la liberté réelle. Reprenant la même thèse dans son livre récent, l’Individu contre l’État, il s’exprime ainsi au sujet du parlement anglais :

« Depuis cette époque la législation a suivi le cours que j’indiquais. Des mesures dictatoriales, se multipliant rapidement, ont continuellement tendu à restreindre les libertés individuelles, et cela de deux manières : des réglementations ont été établies, chaque année en plus grand nombre, qui imposent une contrainte au citoyen là où ses actes étaient auparavant complètement libres, et le forcent à accomplir des actes qu’il pouvait auparavant accomplir ou ne pas accomplir, à volonté. En même temps des charges publiques, de plus en plus lourdes, surtout locales, ont restreint davantage sa liberté en diminuant cette portion de ses profits qu’il peut dépenser à sa guise, et en augmentant la portion qui lui est enlevée pour être dépensée selon le bon plaisir des agents publics. »


Cette restriction progressive des libertés se manifeste pour tous les pays sous une forme spéciale, que Herbert Spencer n’a pas indiquée, et qui est celle-ci : La création de ces séries innombrables de mesures législatives, toutes généralement d’ordre restrictif, conduit nécessairement à augmenter le nombre, le pouvoir et l’influence des fonctionnaires chargés de les appliquer. Ils tendent ainsi progressivement à devenir les véritables maîtres des pays civilisés. Leur puissance est d’autant plus grande, que, dans les incessants changements de pouvoir, la caste administrative est la seule qui échappe à ces changements, la seule qui possède l’irresponsabilité, l’impersonnalité et la perpétuité. Or, de tous les despotismes, il n’en est pas de plus lourds que ceux qui se présentent sous cette triple forme.

Cette création incessante de lois et de règlements restrictifs entourant des formalités les plus byzantines les moindres actes de la vie, a pour résultat fatal de rétrécir de plus en plus la sphère dans laquelle les citoyens peuvent se mouvoir librement. Victimes de cette illusion qu’en multipliant les lois l’égalité et la liberté se trouvent mieux assurées, les peuples acceptent chaque jour de plus pesantes entraves.

Ce n’est pas impunément qu’ils les acceptent. Habitués à supporter tous les jougs, ils finissent bientôt par les rechercher, et arrivent à perdre toute spontanéité et toute énergie. Ils ne sont plus alors que des ombres vaines, des automates passifs, sans volonté, sans résistance et sans force.

Mais alors les ressorts que l’homme ne trouve plus en lui-même, il est bien forcé de les chercher hors de lui-même. Avec l’indifférence et l’impuissance croissantes des citoyens, le rôle des gouvernements est obligé de grandir encore. Ce sont eux qui doivent avoir forcément l’esprit d’initiative, d’entreprise et de conduite que les particuliers n’ont plus. Il leur faut tout entreprendre, tout diriger, tout protéger. L’État devient un dieu tout-puissant. Mais l’expérience enseigne que le pouvoir de tels dieux ne fut jamais ni bien durable, ni bien fort.

Cette restriction progressive de toutes les libertés chez certains peuples, malgré une licence extérieure qui leur donne l’illusion de les posséder, semble être une conséquence de leur vieillesse tout autant que celle d’un régime quelconque. Elle constitue un des symptômes précurseurs de cette phase de décadence à laquelle aucune civilisation n’a pu échapper jusqu’ici.

Si l’on en juge par les enseignements du passé et par des symptômes qui éclatent de toutes parts, plusieurs de nos civilisations modernes sont arrivées à cette phase d’extrême vieillesse qui précède la décadence. Il semble que des phases identiques soient fatales pour tous les peuples, puisque l’on voit si souvent l’histoire en répéter le cours.

Ces phases d’évolution générale des civilisations, il est facile de les marquer sommairement, et c’est avec leur résumé que se terminera notre ouvrage.


Si nous envisageons dans leurs grandes lignes la genèse de la grandeur et de la décadence des civilisations qui ont précédé la nôtre, que voyons-nous ?

À l’aurore de ces civilisations une poussière d’hommes, d’origines variées, réunie par les hasards des migrations, des invasions et des conquêtes. De sangs divers, de langues et de croyances également diverses, ces hommes n’ont de lien commun que la loi à demi reconnue d’un chef. Dans ces agglomérations confuses se retrouvent au plus haut degré les caractères psychologiques des foules. Elles en ont la cohésion momentanée, les héroïsmes, les faiblesses, les impulsions et les violences. Rien n’est stable en elles. Ce sont des barbares.

Puis le temps accomplit son œuvre. L’identité des milieux, la répétition des croisements, les nécessités d’une vie commune, agissent lentement. L’agglomération d’unités dissemblables commence à se fusionner et à former une race, c’est-à-dire un agrégat possédant des caractères et des sentiments communs, que l’hérédité va fixer de plus en plus. La foule est devenue un peuple, et ce peuple va pouvoir sortir de la barbarie.

Il n’en sortira tout à fait pourtant que quand, après de longs efforts, des luttes sans cesse répétées et d’innombrables recommencements, il aura acquis un idéal. Peu importe la nature de cet idéal, que ce soit le culte de Rome, la puissance d’Athènes ou le triomphe d’Allah, il suffira pour donner à tous les individus de la race en voie de formation une parfaite unité de sentiments et de pensées.

C’est alors que peut naître une civilisation nouvelle avec ses institutions, ses croyances et ses arts. Entraînée par son rêve, la race acquerra successivement tout ce qui donne l’éclat, la force et la grandeur. Elle sera foule encore sans doute à certaines heures, mais alors, derrière les caractères mobiles et changeants des foules, se trouvera ce substratum solide, l’âme de la race, qui limite étroitement l’étendue des oscillations d’un peuple et règle le hasard.

Mais, après avoir exercé son action créatrice, le temps commence cette œuvre de destruction à laquelle n’échappent ni les dieux ni les hommes. Arrivée à un certain niveau de puissance et de complexité, la civilisation cesse de grandir, et, dès qu’elle ne grandit plus, elle est condamnée à décliner bientôt. L’heure de la vieillesse va sonner pour elle.

Cette heure inévitable est toujours marquée par l’affaiblissement de l’idéal qui soutenait l’âme de la race. À mesure que cet idéal pâlit, tous les édifices religieux, politiques ou sociaux dont il était l’inspirateur commencent à s’ébranler.

Avec l’évanouissement progressif de son idéal, la race perd de plus en plus ce qui faisait sa cohésion, son unité et sa force. L’individu peut croître en personnalité et en intelligence, mais en même temps aussi l’égoïsme collectif de la race est remplacé par un développement excessif de l’égoïsme individuel accompagné par l’affaissement du caractère et par l’amoindrissement de l’aptitude à l’action. Ce qui formait un peuple, une unité, un bloc, finit par devenir une agglomération d’individus sans cohésion et que maintiennent artificiellement pour quelque temps encore les traditions et les institutions. C’est alors que, divisé par leurs intérêts et leurs aspirations, ne sachant plus se gouverner, les hommes demandent à être dirigés dans leurs moindres actes, et que l’État exerce son influence absorbante.

Avec la perte définitive de l’idéal ancien, la race finit par perdre entièrement son âme ; elle n’est plus qu’une poussière d’individus isolés et redevient ce qu’elle était à son point de départ : une foule. Elle en a tous les caractères transitoires sans consistance et sans lendemain. La civilisation n’a plus aucune fixité et est à la merci de tous les hasards. La plèbe est reine et les barbares avancent. La civilisation peut sembler brillante encore parce qu’elle possède la façade extérieure qu’un long passé a créée, mais c’est en réalité un édifice vermoulu que rien ne soutient plus et qui s’effondrera au premier orage.

Passer de la barbarie à la civilisation en poursuivant un rêve, puis décliner et mourir dès que ce rêve a perdu sa force, tel est le cycle de la vie d’un peuple.




  1. Remarquons en passant que cette division, très bien faite d’instinct par les jurés, entre les crimes dangereux pour la société et les crimes non dangereux pour elle n’est pas du tout dénuée de justesse. Le but des lois criminelles doit être évidemment de protéger la société contre les criminels dangereux et non pas de la venger. Or nos codes, et surtout l’esprit de nos magistrats, sont tout imprégnés, encore de l’esprit de vengeance du vieux droit primitif, et le terme de vindicte (vindicta, vengeance) est encore d’un usage journalier. Nous avons la preuve de cette tendance des magistrats dans le refus de beaucoup d’entre eux d’appliquer l’excellente loi Bérenger, qui permet au condamné de ne subir sa peine que s’il récidive. Or, il n’est pas un magistrat qui puisse ignorer, car la statistique le prouve, que l’application d’une première peine crée infailliblement la récidive. Quand les juges relâchent un condamné, il leur semble toujours que la société n’a pas été vengée. Plutôt que de ne la pas venger, ils préfèrent créer un récidiviste dangereux.
  2. La magistrature représente, en effet, la seule administration dont les actes ne soient soumis à aucun contrôle. Malgré toutes ses révolutions, la France démocratique ne possède pas ce droit d’habeas corpus dont l’Angleterre est si fière. Nous avons banni tous les tyrans ; mais dans chaque cité nous avons établi un magistrat qui dispose à son gré de l’honneur et de la liberté des citoyens. Un petit juge d’instruction, à peine sorti de l’école de droit, possède le pouvoir révoltant d’envoyer à son gré en prison, sur une simple supposition de culpabilité de sa part, et dont il ne doit la justification à personne, les citoyens les plus considérables. Il peut les y garder six mois ou même un an sous prétexte d’instruction, et les relâcher ensuite sans leur devoir ni indemnité, ni excuses. Le mandat d’amener est absolument l’équivalent de la lettre de cachet, avec cette différence que cette dernière, si justement reprochés à l’ancienne monarchie, n’était à la portée que de très grands personnages, alors qu’elle est aujourd’hui entre les mains de toute une classe de citoyens, qui est loin de passer pour la plus éclairée et la plus indépendante.
  3. Les comités, quels que soient leurs noms : clubs, syndicats, etc., constituent peut-être le plus redoutable danger de la puissance des foules ; Ils représentent, en effet, la forme la plus impersonnelle, et, par conséquent, la plus oppressive de la tyrannie. Les meneurs qui dirigent les comités étant censés parler et agir au nom d’une collectivité sont dégagés de toute responsabilité et peuvent tout se permettre. Le tyran le plus farouche n’eût jamais osé rêver les proscriptions ordonnées par les comités révolutionnaires. Ils avaient, dit Barras, décimé et mis en coupe réglée la Convention. Robespierre fut maître absolu tant qu’il put parler en leur nom. Le jour où l’effroyable dictateur se sépara d’eux pour des questions d’amour-propre, il fut perdu. Le règne des foule, c’est le règne des comités, c’est-à-dire des meneurs. On ne saurait rêver de despotisme plus dur.
  4. C’est à ces opinions antérieurement fixées et rendues irréductibles par des nécessités électorales, que s’applique sans doute cette réflexion d’un vieux parlementaire anglais : « Depuis cinquante ans que je siège à Westminster, j’ai entendu des milliers de discours ; il en est peu qui aient changé mon opinion ; mais pas un seul n’a changé mon vote.
  5. Dans son numéro du 6 avril 1895, l’Économiste faisait une revue curieuse de ce que peuvent coûter en une année ces dépenses d’intérêt purement électoral, notamment celles des chemins de fer. Pour relier Langayes (ville de 3.000 habitants), juchée sur une montagne, au Puy, vote d’un chemin de fer qui coûtera 15 millions. Pour relier Beaumont (3.500 habitants) à Castel-Sarrazin, 7 millions. Pour relier le village de Oust (523 habitants) à celui de Seix (1.200 habitants) 7 millions. Pour relier Prades à la bourgade d’Olette (717 habitants), 6 millions, etc. Rien que pour 1895, 90 millions de voies ferrées dépourvues de tout intérêt général ont été votés. D’autres dépenses de nécessités également électorales ne sont pas moins importantes. La loi sur les retraites ouvrières coûtera bientôt un minimum annuel de 165 millions d’après le ministre des finances, et de 800 millions suivant l’académicien Leroy-Beaulieu. Évidemment la progression continue de telles dépenses a forcément cour issue la faillite. Beaucoup de pays en Europe : le Portugal, la Grèce, l’Espagne, la Turquie, y sont arrivés ; d’autres vont y être acculés bientôt ; mais il ne faut pas trop s’en préoccuper, puisque le public a successivement accepté sans grandes protestations des réductions des quatre cinquièmes dans le paiement des coupons par divers pays. Ces ingénieuses faillites permettent alors de remettre instantanément les budgets avariés en équilibre. Les guerres, le socialisme, les luttes économiques nous préparent d’ailleurs de bien autres catastrophes, et à l’époque de désagrégation universelle où nous sommes entrés, il faut se résigner à vivre au jour le jour sans trop se soucier de lendemains qui nous échappent.