Flammarion (p. 214-235).
Livre V


LIVRE V

PSYCHOLOGIE DE L’INSTRUCTION ET DE L’ÉDUCATION


CHAPITRE PREMIER

Les bases psychologiques de l’instruction.


§ 1. — FONDEMENTS PSYCHOLOGIQUES DE L’INSTRUCTION
D’APRÈS LES IDÉES UNIVERSITAIRES.

La partie critique de notre livre est à peu près terminée. Nous avons montré ce que valent, d’après les dépositions mêmes des universitaires, l’instruction et l’éducation données par eux. Ayant prouvé également l’impossibilité actuelle de toute réforme, nous pourrions nous dispenser d’en proposer aucune.

Aussi n’en proposerons-nous guère, et si nous continuons notre étude, c’est parce qu’il nous a semblé intéressant de déterminer les principes psychologiques de l’instruction et de l’éducation, si totalement ignorés encore de nos universitaires. Après avoir exposé ces principes, il sera nécessaire, pour justifier leur importance, de montrer comment ils s’appliquent à toutes les branches de l’enseignement.

Au point de vue exclusivement utilitaire, une telle étude est dépourvue d’intérêt aujourd’hui. Elle en trouvera le jour où des nécessités économiques et sociales impérieuses auront réussi à modifier l’état mental actuel des professeurs, des parents et des élèves.

Avant d’exposer les principes psychologiques qui devraient servir de base à l’enseignement, rappelons en quelques mots ceux que l’Université admet.

Nous avons déjà fait observer, à propos de l’enquête officielle, qu’il était frappant de voir tant d’hommes éminents disserter longuement sur l’instruction et l’éducation sans s’être demandé une seule fois comment les choses pénètrent dans l’entendement et comment elles s’y fixent.

À vrai dire, ils n’avaient aucune raison de se le demander. Dans une réunion, on ne discute jamais les principes sur lesquels tout le monde est d’accord. Or, tous les universitaires de race latine tiennent pour un principe à l’abri de la discussion que seule la mémoire verbale fixe les choses dans l’esprit. Si donc l’instruction classique donne de navrants résultats, cela n’est explicable que par l’emploi de mauvais programmes et de mauvais manuels. Pourquoi dès lors chercher d’autres raisons ?

De ce principe fondamental, indéracinable aujourd’hui chez les Latins, nous avons vu les conséquences. Il a conduit notre enseignement à un degré au-dessous duquel il ne peut plus descendre. Les élèves perdent inutilement huit ans au collège, et six mois après l’examen rien absolument ne leur reste de ce qu’ils ont appris dans les livres. De leurs huit années de bagne, ils n’ont gardé qu’une horreur intense de l’étude, et un caractère déformé pour longtemps. Les plus intelligents en seront réduits à refaire dans la seconde partie de leur vie l’éducation manquée dans la première.

§ 2. — THÉORIE PSYCHOLOGIQUE DE L’INSTRUCTION ET DE l’ÉDUCATION.
TRANSFORMATION DU CONSCIENT EN INCONSCIENT.

Mais si la mémoire n’est pas la base de l’instruction et de l’éducation, sur quels éléments psychologiques doivent reposer les méthodes qui permettent de fixer d’une façon durable les choses dans l’entendement ?

Les véritables bases psychologiques de l’instruction et de l’éducation sont indépendantes des programmes et applicables avec tous les programmes. On ne les trouve pas formulées dans les livres, mais beaucoup d’éducateurs étrangers ont su les deviner et les appliquer. C’est justement pour cette raison que nous voyons les mêmes programmes produire, suivant les peuples et les lieux, des résultats extrêmement dissemblables. Rien ne diffère en apparence, puisque les programmes sont les mêmes, mais tout diffère en réalité.

Le principe psychologique fondamental de tout enseignement peut être résumé en une formule que j’ai répétée plusieurs fois dans mes livres. Toute éducation consiste dans l’art de faire passer le conscient dans l’inconscient. Lorsque ce passage est effectué, l’éducateur a, par ce seul fait, créé chez l’éduqué des réflexes nouveaux, dont la trame est toujours durable.

La méthode générale qui conduit à ce résultat — faire passer le conscient dans l’inconscient — consiste à créer des associations, d’abord conscientes et qui deviennent inconscientes ensuite.

Quelle que soit la connaissance à acquérir : parler une langue, monter à bicyclette ou à cheval, jouer du piano, peindre, apprendre une science ou un art, le mécanisme est toujours le même. Il faut, au moyen d’artifices divers, faire passer le conscient dans l’inconscient par l’établissement d’associations[1] qui engendrent progressivement des réflexes.

La formation de la morale elle-même — on pourrait dire surtout — n’échappe pas à cette loi. La morale n’est sérieusement constituée que quand elle est devenue inconsciente. Alors seulement elle peut servir de guide dans la vie. La raison, quoi qu’on puisse penser, en serait incapable. Les enseignements des livres encore moins.

La psychologie moderne a montré que le rôle de l’inconscient dans la vie de chaque jour est immensément supérieur au rôle du raisonnement conscient. Le développement de l’inconscient se fait par formation artificielle de réflexes résultant de la répétition de certaines associations. Répétées suffisamment, ces associations créent des actes réflexes inconscients, c’est-à-dire des habitudes. Répétées pendant plusieurs générations, ces habitudes deviennent héréditaires et constituent alors des caractères de races.

Le rôle de l’éducateur est de créer ou de modifier ces réflexes. Il doit cultiver les réflexes innés utiles, tâcher d’annuler ou tout au moins affaiblir les réflexes nuisibles. Dans certaines limites, nous pouvons former notre inconscient, mais une fois formé, il est maître à son tour et nous dirige.

Ces réflexes artificiels, modificateurs de l’inconscient, se créent toujours par des associations d’abord conscientes. L’apprentissage de la marche chez l’enfant, celui du piano ou d’un art manuel quelconque chez l’adulte, montrent les résultats de ces associations.

Les réflexes engendrés par l’éducation n’ont pas naturellement la fixité de ceux qu’a consolidés l’hérédité, et c’est pourquoi l’éducation ne peut qu’atténuer les caractères des races.

S’ils ne sont pas exercés sans cesse, les réflexes acquis par l’éducation tendent à se dissocier. Issus de l’habitude, ils ne sont maintenus que par l’habitude. L’équilibriste, l’écuyer, le musicien ont besoin de s’exercer constamment pour éviter la dissociation des réflexes qu’ils ont péniblement acquis.

Les réflexes peuvent être opposés aux réflexes. Une volonté forte suffit souvent à les dominer. Lorsqu’une main étrangère s’approche de l’œil, il se ferme par un mouvement réflexe, mais un peu d’exercice et de volonté suffisent pour apprendre à dominer ce réflexe et maintenir l’œil ouvert lorsque la main s’approche.

Un des buts principaux de l’éducation est, comme il a été dit plus haut, de créer des réflexes artificiels qui puissent, suivant les cas, développer, ou au contraire affaiblir, les réflexes héréditaires. Tous les primitifs, femmes, sauvages, enfants, et même des hommes très civilisés à certaines heures, sont guidés par leurs réflexes héréditaires. Cédant aux impulsions du moment sans songer aux conséquences, ils se conduisent comme le nègre qui vend le matin pour un verre d’alcool la couverture qu’il sera obligé de racheter le soir quand le froid sera venu ou, comme Esaü, auquel la légende fait céder son droit d’aînesse, droit important mais d’une utilité lointaine, pour un plat de lentilles, avantage peu important mais d’une utilité immédiate.

L’homme n’a commencé à sortir de la barbarie, où par tant de racines il plonge encore, qu’après avoir appris à se discipliner, c’est-à-dire à dominer ses réflexes héréditaires. L’individu arrivé à un haut degré de culture sait se servir de ses réflexes comme le pianiste de son instrument. La prévision des effets lointains de ses actes lui enseigne à dominer les impulsions auxquelles il serait tenté de céder.

À cette tâche immense d’acquérir une discipline interne, une faible partie de l’humanité a réussi, malgré des siècles d’efforts, malgré la rigidité des Codes et leurs menaces redoutables. Pour la majorité des hommes, la discipline externe créée par les Codes remplace la discipline interne qu’ils n’ont pas su acquérir. Mais la discipline qui n’a pas d’autre soutien que la peur des lois n’est jamais très sûre, et une société ne reposant que sur la crainte du gendarme n’est jamais bien solide.

La puissance d’un peuple a toujours pu se mesurer assez exactement à sa richesse en hommes possédant cette discipline interne, qui permet de dominer ses réflexes et par conséquent de substituer les prévisions lointaines aux impulsions du moment. Une éducation intelligente ou les nécessités du milieu peuvent créer cette discipline. Fixée par l’hérédité, elle devient un caractère de race. C’est avec raison que les Anglais placent au premier degré des qualités de caractère, le self control, c’est-à-dire la domination de soi-même. Elle constitue un des grands éléments de leur puissance. Ce n’est pas « connais-toi, toi-même » mais « domine-toi toi-même », que le sage antique aurait dû écrire sur le fronton de sa demeure. Se connaître est bien difficile, et cela ne sert qu’à rendre infiniment modeste. Se dominer, on y arrive quelquefois, et cette qualité donne une force considérable dans la vie.

Le rôle de l’éducateur doit tendre à agir sur l’inconscient de l’enfant et non sur sa faible raison. On peut quelquefois raisonner devant lui, mais jamais avec lui. Il est donc tout à fait inutile de Iui expliquer le but de la volonté qu’on lui impose. La plus petite discipline, pourvu qu’elle soit suffisamment inflexible, est toujours supérieure au plus parfait et au plus raisonné des systèmes d’éthique, parce qu’elle finit, grâce aux répétitions d’associations, par créer des réflexes qui, s’ajoutant ou se superposant aux réflexes héréditaires, peuvent les fortifier, ou au contraire les modifier, quand cela est nécessaire. La discipline externe crée la discipline interne lorsqu’on ne possède pas héréditairement cette dernière. L’habileté manuelle de l’ouvrier, les vertus professionnelles des militaires et des marins, sont formées par la création progressive de tels réflexes.

Les méthodes à employer pour engendrer ces réflexes varient naturellement suivant les choses à enseigner, mais le principe fondamental est toujours le même : répétition de la chose à exécuter jusqu’à ce qu’elle soit parfaitement exécutée. Alors seulement les réflexes nécessaires sont créés et, peut-on ajouter, fixés durablement.

Pour atteindre ce but, le professeur peut agir sur l’élève par des moyens divers, que la psychologie lui enseigne, ou du moins devrait lui enseigner. L’imitation, la suggestion, le prestige, l’exemple, l’entraînement, sont des procédés qu’il doit savoir manier. Le raisonnement et la discussion sont les seules méthodes qu’il faille rejeter absolument, bien que la plupart des universitaires pensent exactement le contraire. Ils ne le pensent d’ailleurs que parce qu’ils n’ont jamais pris la peine d’étudier l’âme de l’enfant, de se demander comment se forment ses conceptions et les mobiles capables de le faire agir.

Les brèves généralités qui précèdent sembleront, j’imagine, suffisamment évidentes pour quelques-unes des connaissances que j’ai mentionnées. Le bicycliste, le pianiste, l’écuyer, qui se souviennent de leurs débuts, se rappellent par quelles difficultés ils ont passé, les efforts inutiles de leur raison, tant que les réflexes nécessaires n’étaient pas créés. L’application consciente ne leur donnait ni l’équilibre sur la bicyclette ou le cheval, ni l’habileté des doigts sur le piano. Ce n’est que quand, par des répétitions d’associations convenables, des réflexes ont été constitués, et que leur travail est devenu inconscient, qu’ils ont pu monter sans difficulté à bicyclette et à cheval, ou jouer du piano.

Or, ce que les éducateurs de race latine semblent ignorer complètement, c’est : 1° que le mécanisme régissant l’enseignement de certains arts s’applique invariablement à tout ce qui peut s’enseigner ; 2° que parmi les procédés divers permettant d’établir des associations créatrices de réflexes, l’enseignement par les livres et la mémoire est peut-être le seul qui ne saurait conduire au résultat cherché.

Chacun comprend bien que l’on pourrait étudier pendant l’éternité les règles de la musique, de l’équitation ou de la peinture, être capable de réciter tous les livres composés sur ces arts, sans pouvoir jouer du piano, monter à cheval ou manier des couleurs. Il n’y a pas de contestation possible au sujet de tels arts. L’erreur est de croire que pour l’immense domaine de l’instruction classique, existent des lois d’acquisition différentes. C’est seulement le jour où le public et les professeurs commenceront à soupçonner que pour toutes les branches de l’enseignement les lois d’acquisition sont les mêmes, que les méthodes actuelles de l’éducation latine pourront se transformer. Nous n’en sommes pas encore là, mais dès que l’opinion sera orientée vers ces idées, il suffira, je pense, d’une vingtaine d’années de discussions et de polémiques pour que l’absurdité de notre enseignement purement mnémonique éclate à tous les yeux. Alors il s’écroulera de lui-même, comme les vieilles institutions que personne ne défend plus.

§. 3 — COMMENT LA THÉORIE DES ASSOCIATIONS CONSCIENTES DEVENUES INCONSCIENTES EXPLIQUE LA FORMATION DE CERTAINS INSTINCTS ET CELLE DES CARACTÈRES DES PEUPLES.

Les principes que je viens d’exposer sont absolument généraux. Ils s’appliquent à l’éducation de l’homme aussi bien qu’à l’acquisition des instincts des animaux et à la formation des caractères des peuples.

La base de toutes les acquisitions mentales durables est toujours la formation de réflexes inconscients produits par des associations d’abord conscientes. Il n’y a pas d’autres moyens de faire passer le conscient dans l’inconscient.

Et pour montrer la généralité et la fécondité de ces principes fondamentaux de l’éducation, nous allons les appliquer à des cas difficiles, tels que la formation de certains instincts et des caractères psychologiques des races.

Beaucoup d’instincts sont constitués par le mécanisme des associations qui permet au bicycliste de monter à bicyclette, au violoniste de jouer du violon, à l’équilibriste de marcher sur une corde, à l’enfant d’acquérir une morale. Parmi les associations infinies que le bicycliste, le violoniste, l’équilibriste, etc., peuvent réaliser, la répétition finit par fixer les plus utiles. Elles deviennent alors inconscientes et forment des réflexes. Les relations entre les éléments constitutifs du système nerveux, c’est-à-dire les neurones, relations d’abord accidentelles, difficiles et variables, finissent par devenir régulières et faciles. L’acte est alors inconscient, mais non pas encore héréditaire et ne peut constituer, par conséquent, un instinct. Il ne pourra le devenir qu’après avoir été répété pendant un grand nombre de générations. C’est seulement lorsqu’il est devenu héréditaire, et n’a besoin, par conséquent, d’aucune éducation pour se manifester, que l’acte inconscient mérite le nom d’instinct.

Il suffit d’observer les animaux qui nous entourent pour voir comment les réflexes créés par des associations, d’abord conscientes, naissent, se fixent au moyen de l’hérédité, et se transforment suivant l’éducation et les nécessités d’existence auxquelles ils sont soumis. C’est un sujet bien peu étudié encore, mais sur lequel l’attention se fixera dès que l’on s’apercevra qu’il peut avoir pour la détermination des méthodes à employer dans l’éducation de l’enfant une importance prépondérante.

Les exemples connus d’instincts nouvellement créés chez les animaux domestiques ne sont pas encore nombreux. On sait cependant que l’arrêt chez le chien, devenu héréditaire aujourd’hui, et par conséquent instinctif, a été créé autrefois par le dressage. Nous voyons d’autres actes analogues en train de devenir héréditaires, mais qui ne le sont pas encore tout à fait. Tel, par exemple, celui consistant à déjouer la ruse spéciale du cerf qui substitue un autre cerf à lui-même lorsqu’il est fatigué par la poursuite des chiens. Il y a soixante ans seulement, d’après M. Couteaux, que dans le Poitou, on a su dresser les chiens à combattre cette ruse. Ils n’exécutent pas encore d’une façon instinctive les manœuvres nécessaires et l’éducation doit intervenir à chaque génération, mais elle intervient de moins en moins, et, dès leurs premières années, ils commencent à faire ce que leurs ancêtres ne pouvaient accomplir que vers la troisième ou quatrième année.

Toutes les remarques qui précèdent nous permettent de comprendre le rôle que peut jouer l’éducation dans la formation des qualités ou des défauts d’un peuple. Formés par certaines nécessités d’existence et de milieu persistant pendant plusieurs générations, ils ont fini par devenir héréditaires et survivent aux conditions qui les ont fait naître. Les caractères psychologiques des peuples constituent en réalité des instincts que la nécessité a créés.

Il est évident, par exemple, qu’une nation pauvre, habitant une île au dur climat, et obligée de vivre d’expéditions maritimes pendant des siècles, deviendra forcément, sans éducation spéciale, entreprenante et hardie.

Ces nécessités de milieu que nous ne saurions créer pourraient être remplacées par une éducation convénable. Dirigée avec des règles sûres, elle finirait par créer des réflexes héréditaires et par modifier à la longue le caractère d’un peuple. Ainsi se justifierait le mot de Leibniz qu’avec l’éducation on changerait en un siècle la face d’un pays.

Un siècle ne suffirait probablement pas, comme le croyait l’illustre philosophe, pour créer des caractères héréditaires, mais il suffirait sûrement pour créer certaines aptitudes.

§ 5. – LA PÉDAGOGIE ACTUELLE.

Tout ce que nous venons de dire montre l’importance extrême de posséder des règles d’éducation dérivées des principes que nous avons exposés. Ces règles ne pourront être établies que lorsque, ayant étudié avec beaucoup de soin la psychologie des animaux et des enfants, nous saurons dans les moindres détails comment fixer chez eux les habitudes et créer les instincts. On peut dire de ce sujet qu’il est à peine effleuré. C’est seulement lorsqu’il sera bien connu qu’un véritable traité de pédagogie pourra être écrit. Ce serait un des livres les plus utiles composés depuis les origines de l’histoire.

En attendant, il faut nous résigner à n’avoir que l’empirisme pour guide, et nous borner à tirer des principes fondamentaux que nous avons exposés quelques règles générales pour les cas particuliers qui se présentent. C’est évidemment demander beaucoup à l’intelligence des éducateurs, et voilà pourquoi nous voyons si peu d’entre eux réussir dans leur tâche. Les bons éducateurs sont aussi rares que les bons dresseurs.

Les universitaires les plus éclairés reconnaissent eux-mêmes combien leur pédagogie est rudimentaire et incertaine.

Il ne peut être question, écrit justement M. Compayré, d’établir une pédagogie définitive, qui ne sera possible que lorsqu’une psychologie rationnelle aura été constituée.

Dans le volume, Instructions, programmes et règlements, publié en 1890, et qui régit toujours notre enseignement, M. Léon Bourgeois, alors ministre de l’Instruction publique, recommande aux professeurs de tâcher de « contribuer pour leur part à cette science, qui n’existe encore qu’à l’état de fragments, la psychologie de l’enfant, et à cette autre qui n’existe pas du tout, la psychologie du jeune homme ».

Très judicieux sont ces conseils. Il est tout à fait surprenant que l’étude d’une science aussi utile n’ait jamais tenté personne. Les générations de professeurs se succèdent sans qu’un seul songe à étudier la psychologie des jeunes gens qui les entourent. Ce ne sont pourtant que les personnes vivant avec la jeunesse qui pourraient l’observer. Les savants de laboratoire ont réussi, en disséquant un nombre infini de grenouilles et de lapins, à constater quelques faits intéressants, tels que la vitesse de l’agent nerveux, les rapports mathématiques reliant l’excitation à la sensation, mais, en matière de psychologie usuelle, ils ne nous ont encore rien appris[2].

À défaut d’un traité de pédagogie qui ne saurait être écrit aujourd’hui, une enquête — non sur des généralités et des programmes comme toutes celles publiées jusqu’ici — mais sur le détail des méthodes employées dans les divers établissements d’enseignement à l’étranger, serait d’une utilité immense. Elle seule pourrait montrer les résultats des diverses méthodes pédagogiques. Des procédés de chaque établissement, il y aurait à apprendre quelque chose. Comme indication à ce sujet, voici un extrait concernant quelques-unes des méthodes d’éducation utilisées à la célèbre école allemande de Kœnigsfeld, que je trouve dans le Temps du 25 septembre 1901, sous la signature de M. Masson-Forestier.

Leur système pédagogique consiste à réduire au minimum – deux heures par jour — l’effort de contention personnelle que réclame le travail des devoirs. Six autres heures sont consacrées à des cours où l’élève apprend par les oreilles comme par les yeux. Jamais aucun d’eux ne se prolonge au delà de trois quarts d’heure. Beaucoup de récréations et aussi beaucoup de repas.

Le jeune homme suit dans chaque classe ; les cours de sa force, c’est-à-dire que si un élève de seconde est en retard pour les mathématiques, il suivra, pour cette partie, les cours de troisième, voire de quatrième. Aucun professeur n’a jamais plus de 12 à 13 élèves. L’enfant qui n’a pas bien saisi une explication peut, aussitôt après la classe, venir demander à s’entretenir à part avec son professeur.

La punition la plus usitée est la stillstrasfe ou silence. Ce silence subsiste pendant toutes les récréations d’une journée. Il paraît que c’est fort pénible. La stillstrafe est pourtant infligée fréquemment, les Moraves la considérant, en outre, comme un excellent régime. Un jeune homme qui l’a subie assez souvent prend peu à peu l’habitude de ne parler que rarement. De la sorte, les élèves les plus punis ne seront ni dissipés, ni brouillons, ni vantards. Sachant se dominer ils écouteront beaucoup, pèseront leurs mots, méditeront leurs actions. Ils ne blesseront pas leurs semblables par des railleries, seront de caractère plus accommodant et dès lors auront moins d’ennemis dans la vie.

Je prie un des jeunes Français de l’école de m’accompagner dans une promenade. Alors je le presse de questions. Comment peut-il supporter une discipline si dure ? N’a-t-il pas hâte de rentrer dans sa famille ? — Monsieur, me répond ce garçon, un petit Bordelais intelligent, je me sens si peu malheureux qu’au mois d’août, au lieu de me rendre dans ma famille, j’ai demandé à rester, afin de pouvoir participer à l’excursion que l’école fait à l’étranger chaque année. Vingt de mes camarades ont sollicité la même faveur de leurs parents. À l’instant nous arrivons du Tyrol.

En attendant que nous possédions des méthodes d’éducation et d’instruction applicables à toutes les choses susceptibles d’être enseignées, nous connaissons au moins les principes généraux d’où ces méthodes dérivent. Sachant que le but de toute éducation est de faire passer le conscient dans l’inconscient, le problème se ramènera toujours à déterminer pour chaque cas particulier, les associations qui permettent de créer le plus vite possible les réflexes nécessaires. La pratique a déjà fait connaître plusieurs de ces méthodes. Nous aurons à y revenir dans divers chapitres et notamment dans celui qui traitera l’éducation.

Ce qui empêchera longtemps sans doute les peuples latins d’attacher aucune importance aux méthodes d’instruction et d’éducation, c’est que les résultats obtenus ne sauraient être évalués par des diplômes et des concours.

Dès qu’il s’agit de notions n’ayant besoin d’être fixées dans l’entendement que pour peu de temps, la mémoire suffit parfaitement. En outre, les qualités de caractère acquises au moyen de l’éducation n’étant appréciables par aucun examen, ne provoqueront jamais chez les Latins d’efforts pour être acquises.

Les Anglais ont eu récemment l’occasion de voir l’erreur fondamentale des concours, qui ne tiennent compte que des qualités de mémoire, lorsque, pour répondre aux campagnes de presse faites par les indigènes de l’Inde, ils consentirent à mettre au concours les emplois du civil service, c’est-à-dire de l’administration générale de l’empire. Les Babous du Bengale, qui ont une mémoire merveilleuse, l’emportaient toujours sur leurs concurrents européens, mais comme on a constaté qu’ils ne manifestaient dans leurs emplois aucune trace de moralité, de jugement et d’énergie, et que leur administration eût vite conduit l’Inde à l’anarchie, il fallut trouver des moyens détournés pour les priver du droit théorique qu’ils possédaient d’occuper des fonctions importantes. La prospérité des colonies anglaises est due à la supériorité de leur administration, que ne contestent aucun de ceux qui ont pu l’étudier de près. Ce n’est pas l’étude des livres qui peut inculquer les qualités de caractère nécessaires pour faire des administrateurs intègres et capables, au jugement sûr, sachant diriger les hommes et conduire avec succès une entreprise.

Les concours à tous les degrés sont d’ailleurs aussi impuissants à révéler les qualités de caractère que celles de l’intelligence. Les Allemands l’ont compris depuis longtemps, et pour toutes les fonctions importantes, celle de professeur de Faculté par exemple, ce n’est pas par des examens qu’ils jugent les candidats, mais d’après leurs travaux personnels. Ainsi ont-ils pu créer un corps de professeurs qui est assurément le premier du monde, alors que le nôtre se maintient à un niveau fort bas.

Les malheureux forçats de la mémoire que nous voyons en France passer, jusqu’au delà de quarante ans, des examens, pour être professeurs, agrégés, etc., sont incapables, lorsqu’ils arrivent à la place souhaitée, d’aucun travail personnel. Leur usure mentale est complète, la science n’a plus à compter sur eux.

§ 5. L’INSTRUCTION EXPÉRIMENTALE.

La théorie psychologique que nous avons donnée de l’instruction et de l’éducation aboutit à cette conclusion que l’enseignement ne doit pas être mnémonique. Ne devant pas être mnémonique, il ne peut être qu’expérimental.

La faible valeur de l’instruction mnémonique a été signalée depuis longtemps. « Sçavoir par cœur n’est pas sçavoir », disait déjà Montaigne.

« Quand un enfant, dit Kant, ne met pas en pratique une règle de grammaire, peu importe qu’il la récite ; il ne la sait pas. Celui-là la sait, infailliblement qui l’applique, peu importe qu’il ne la récite pas. » « Le meilleur moyen de comprendre, dit encore le grand philosophe, c’est de faire. Ce que l’on apprend le plus solidement et ce que l’on retient le mieux, c’est ce que l’on apprend en quelque sorte par soi-même. »

La méthode mnémonique consiste à enseigner oralement ou par les livres ; la méthode expérimentale met d’abord l’élève en contact avec les réalités et n’expose les théories qu’ensuite. La première est exclusivement adoptée par les Latins ; la seconde par les Anglo-Saxons, les Américains notamment. Le jeune Latin apprend une langue avec une grammaire et des dictionnaires et ne la parle jamais. Il apprend la physique ou telle autre science avec des Iivres et ne sait jamais manier un instrument de physique. S’il devient apte à appliquer ses connaissances, ce ne sera qu’après avoir refait toute son éducation. Un jeune Américain n’ouvrira guère de grammaires ni de dictionnaires. Il apprend une langue en la lisant ou en parlant. Il apprend la physique en manipulant des instruments de physique, une profession quelconque, celle d’ingénieur par exemple, en la pratiquant, c’est-à-dire en commençant par entrer comme ouvrier dans un atelier ou chez un constructeur. La théorie viendra ensuite. C’est par des méthodes si simples que les Anglais et les Américains ont créé cette pépinière de savants et d’ingénieurs qui comptent parmi les premiers du monde.

Je ne suis en aucune façon un utilitaire, ou du moins ne le suis pas à la façon de ceux qui voudraient qu’on n’enseignât aux élèves que des choses immédiatement utilisables. Ce que je demande à l’instruction et à l’éducation, c’est de développer l’esprit d’observation et de réflexion, la volonté, le jugement et l’initiative. Avec ces qualités-là l’homme réussit toujours dans ce qu’il entreprend et apprend ce qu’il veut quand cela lui est nécessaire. Peu importe comment on acquiert de telles qualités. S’il m’était démontré que la confection de vers latins et de thèmes grecs ou sanscrits conduisît à cette acquisition, je serais le premier à défendre thèmes et versions.

Si je défends l’enseignement expérimental, c’est qu’il paraît le seul susceptible d’apprendre à observer, à réfléchir et à raisonner. Il n’est pas besoin de raisonner du tout pour apprendre, une leçon et très peu pour fabriquer un discours composé de réminiscences. Il faut au contraire raisonner avec justesse avoir acquis l’habitude de la précision pour exécuter correctement une expérience.

Si l’on voulait résumer d’un mot les différences psychologiques fondamentales qui séparent l’enseignement mnémonique et l’enseignement expérimental, on pourrait dire que le premier repose uniquement sur l’étude des livres, et le second exclusivement sur l’expérience. Les Latins croient à la toute-puissance éducatrice des leçons, alors que les Anglais et les Américains n’y croient aucunement. Ces derniers veulent que l’enfant, dès le début de ses études, s’instruise surtout par l’expérience.

J’engage fortement les jeunes gens, écrit S. Blakie, professeur à l’Université d’Edimbourg, à commencer leurs études par l’observation directe des faits, au lieu de se borner aux exposés qu’ils trouvent dans les livres… Les sources originales et réelles de la connaissance ne sont pas les livres ; c’est la vie même, l’expérience, la pensée, le sentiment, l’action personnelle. Quand un homme entre ainsi muni dans la carrière, les livres peuvent combler mainte lacune, corriger bien des négligences, fortifier bien des points faibles ; mais sans l’expérience de la vie, les livres sont comme la pluie et le rayon de soleil tombés sur un sol que nulle charrue n’a ouvert.

Les conséquences de ces deux méthodes d’instruction peuvent être jugées d’après leurs résultats. Le jeune Anglais, le jeune Américain, à la sortie du collège, n’ont aucune difficulté pour trouver leur voie dans l’industrie, les sciences, l’agriculture ou le commerce, tandis que nos bacheliers, nos licenciés, nos ingénieurs, ne sont bons qu’à exécuter des démonstrations au tableau. Quelques années après avoir terminé leur éducation, ils ont totalement oublié leur inutile science. Si l’État ne les case pas, ce sont des déclassés. S’ils se rabattent sur l’industrie, ils n’y seront acceptés que dans les emplois les plus infimes jusqu’à ce qu’ils aient trouvé le temps de refaire entièrement leur éducation, tâche qui leur sera très difficile. S’ils écrivent des livres, ce ne seront que de pâles rééditions de leurs manuels, aussi pauvres dans la forme que dans la pensée.

Actuellement il n’est peut-être pas un professeur de l’Université sur cent à qui de telles idées ne sembleront absurdes. L’enseignement par les livres, même pour les notions les plus pratiques, l’agriculture par exemple, leur apparaît comme le seul possible. Le meilleur élève, qu’il s’agisse d’un lycéen, d’un polytechnicien, d’un licencié, d’un élève de l’École Centrale, de l’École Normale, ou de toute autre école, est celui qui récite le mieux ses manuels. Quelques expériences montrées à distance, quelques manipulations sommaires, semblent à l’Université le maximum des concessions que l’on puisse faire à l’éducation expérimentale. Tout ce qui ressemble, même de loin, au travail manuel, est tenu en mépris par elle. On provoquerait un rire de pitié chez la plupart des professeurs en leur assurant qu’un travail manuel quelconque, si peu important soit-il, exerce beaucoup plus le raisonnement que la récitation de tous les traités de logique, et que l’expérience seule crée les associations au moyen desquelles les notions se fixent dans l’esprit. On les étonnerait fort en essayant de leur persuader qu’un homme qui connaît bien un métier a, par ce seul fait, plus de jugement, de logique, d’aptitude à réfléchir, que le plus parfait des rhétoriciens fabriqués par l’Université. Ce sont des tours d’esprit, tout autant que des tours de main, que donne le travail manuel.

Il ne faudrait pas supposer que les sciences dites expérimentales puissent seules être enseignées par l’expérience. Nous verrons bientôt que les langues, l’histoire, la géographie, la morale, etc., en un mot tout ce qui fait partie de l’instruction et de l’éducation, peut et doit être enseigné de la même façon. L’expérience doit toujours précéder la théorie. Ce point est absolument fondamental. La géographie, par exemple, ne devrait être abordée que lorsque l’élève, muni d’un morceau de papier quadrillé, d’un crayon et d’une boussole de poche, aurait fait la carte des régions qu’il parcourt dans ses promenades, appris ainsi à comprendre la figuration du terrain, et à passer de la vue perspective du sol — la seule que l’œil puisse saisir — sa représentation géométrique.

Quand les notions ne peuvent entrer dans l’esprit par la méthode expérimentale directe, il faut remplacer les livres par la représentation de ce qu’ils décrivent. Un élève qui aura vu, sous forme de projections, de photographies ou de collections dans les musées, les débris des anciennes civilisations, aura une idée autrement nette et autrement durable de l’histoire que celle qu’il puiserait dans les descriptions des meilleurs livres.

Les Anglais et les Allemands sont allés très loin dans cette voie, et c’est pourquoi leur enseignement, dont les programmes sont souvent identiques aux nôtres, est généralement excellent.

Dans notre exposé des moyens à employer pour inculquer les connaissances et les principes qui font l’objet de l’instruction et de l’éducation, c’est uniquement la méthode expérimentale que nous préconiserons. Par elle, et par elle seule, on peut arriver à faire passer le conscient dans l’inconscient et à former des hommes.

  1. La loi des associations est trop connue évidemment des lecteurs de cet ouvrage pour qu’il soit nécessaire d’en exposer le principe ici. Je me bornerai à rappeler que les deux formes de l’association auxquelles se ramènent toutes les autres, sont les associations par contiguïté et les associations par ressemblance.

    Le principe des associations par contiguïté est le suivant :

    Lorsque des impressions ont été produites simultanément ou se sont succédé immédiatement, il suffit que l’une soit présentée à l’esprit pour que les autres s’y représentent aussitôt.

    Le principe des associations par ressemblance peut se formuler de la façon suivante :

    Les impressions présentes revivent les impressions passées, qui leur ressemblent.

    C’est surtout sur le principe des associations par contiguïté qu’est édifiée toute l’éducation des êtres vivants.

    C’est en se basant sur le principe des associations par contiguïté que se fait le dressage du cheval et que l’on obtient de lui les choses les plus contradictoires en apparence, par exemple s’arrêter quand il reçoit un coup de cravache étant au galop. Si on a associé pendant plusieurs jours ces deux opérations successives : 1° coup de cravache ; 2° arrêt brusque avec la bride ; la première opération, le coup de cravache, suffira bientôt (association par contiguïté) à déterminer l’arrêt sans qu’il soit besoin de passer à la seconde opération : action sur la bride.

  2. Je suis persuadé, comme je l’ai dit plus haut, que pour donner une base sérieuse à la psychologie si complexe de l’enfant, il faut commencer par étudier celle, beaucoup plus simple, des animaux. On découvre alors très vite des choses qu’on ne soupçonnait guère et dont l’application à l’éducation est immédiate. Le lecteur en trouvera la preuve en parcourant le mémoire que j’ai autrefois publié dans la Revue Philosophique, sur les bases psychologiques de l’éducation du cheval et que j’ai développé ensuite dans un ouvrage spécial (L’Équitation actuelle et ses principes), dont la 4° édition a paru récemment avec un atlas montrant au moyen d’images cinématographiques les changements d’allure qu’on peut imprimer au cheval par le dressage. L’équitation ayant toujours constitué ma principale distraction, j’ai eu l’occasion de dresser des chevaux difficiles et d’apprendre ainsi certains principes fondamentaux qui sont applicables à toute la série des êtres et qu’on ne trouve pas formulés dans les livres.