Psychologie de l’Éducation/III/3

Flammarion (p. 98-111).
Livre III


CHAPITRE III

Les Lycées.


S 1. LA VIE AU LYCÉE, LE TRAVAIL ET LA DISCIPLINE.

Il y a bien longtemps que la question de l’internat, c’est-à-dire des lycées, est agitée, et elle l’est bien vainement puisque ces discussions laissent toujours de côté l’opinion des intéressés, celle des parents. Or cette opinion est la seule qui puisse compter.

Le lycée représente en France l’expression de certains besoins, désirs et sentiments des familles. Si elles ne gardent pas les enfants chez elles ou ne les placent pas chez des professeurs comme cela se pratique dans d’autres pays, c’est évidemment qu’elles ne le peuvent ou ne le veulent. Leur volonté devrait donc avant tout être modifiée pour pouvoir changer l’état de l’enseignement et ce n’est pas avec des règlements ou des projets en l’air qu’on y arrivera.

Évidemment les lycées sont de tristes casernes où se déforment le corps, l’esprit et le caractère de la jeunesse. Tout ce qu’on peut dire en leur faveur c’est qu’ils constituent des nécessités. Il faut savoir s’accommoder à ces nécessités, jusqu’à ce que l’opinion ait été transformée.

L’enquête dont nous allons reproduire quelques passages y contribuera peut-être. Elle nous montrera surtout combien est difficile chez les peuples latins le problème de la réforme de l’éducation.

Le lycée est une caserne fort mat tenue, si l’on veut, mais enfin une caserne. Cette définition a été plusieurs fois donnée devant la Commission.

Dans les grands lycées, vous avez 400, 500, 600 et jusqu’à 800 internes ; par conséquent le lycée ne peut être qu’une caserne, chaque élève est un numéro, et il est impossible, quels que soient l’attention et le scrupule du proviseur et du censeur, qu’ils connaissent les élèves même par leur nom[1].

Quand un lycée a 1.200 internes, sans préjudice de plusieurs centaines d’externes, il est encombré. Pour y maintenir l’ordre matériel, on ne peut qu’y adopter des règlements étroits et rigoureux, semblables à ceux d’une caserne. En tout cas, il est impossible de faire autre chose que suivre la tradition aveuglément, en se conformant de point en point aux précédents[2].

Le lycée est sur tous les points du territoire géré par des règlements méticuleux et uniformes, partout identiques.

Les élèves de nos lycées et collèges, en ce qui concerne le travail sédentaire, sont divisés, d’après leur âge, en deux catégories :

a) Les enfants de sept à treize ans, qui sont astreints à un travail de dix heures par jour ;

b) Les enfants de treize ans et au-dessus, qui sont astreints à un travail de douze heures et même treize heures par jour quand ils assistent à la veillée facultative.

La Commission considère ce règlement comme tout à fait contraire aux exigences d’une bonne hygiène. On ne saurait imposer, sans de graves inconvénients, à des hommes faits, dix et douze heures par jour de silence et d’immobilité, d’application intellectuelle, dans un local fermé et insuffisamment aéré. Et ces exigences ne sont pas seulement nuisibles, elles sont inutiles. En effet, une telle continuité d’efforts intellectuels étant presque impossible, et la somme d’attention soutenue dont l’enfant le mieux doué est capable étant fort au-dessous de la limite réglementaire, on produit la lassitude et l’ennui, sans obtenir plus de travail utile. Par ces excès, on compromet en quelque sorte la discipline en la rendant oppressive, et on justifie la dissipation en la rendant presque nécessaire[3].

Dans tous les lycées de France, on se lève a la même heure, on se couche à la même heure ; mêmes heures pour les repas, les classes, les récréations. De même, le régime des études, programmes, exercices scolaires, est réglé jusque dans les plus petits détails[4].

Le nombre d’heures de travail au lycée est excessif et très supérieur à celui qu’on impose aux forçats. L’hygiène y est déplorable. Le régime alimentaire généralement détestable.

Je puis vous parler du régime de l’internat, au point de vue matériel, intellectuel et moral.

Au point de vue matériel, c’est un régime absurde à première vue. Si nous faisons le compte des moments que l’élève passe debout en plein air, nous arrivons à deux heures et demie au total.

Il semble que, pour des êtres qui se développent, il y a là une situation dangereuse, anormale ; être deux heures et demie à l’air libre, sur vingt-quatre, c’est trop peu.

Nos promenades du jeudi et du dimanche sont sans intérêt et sans utilité. L’élève s’y traîne dans les rues et sur les routes. Il en revient fatigué, sans profit pour son développement physique.

… J’en viens à la nourriture. Elle est, en général, franchement mauvaise, parce que mal préparée[5].

Ce régime abrutissant plonge les élèves sinon dans la tristesse au moins dans une sorte de résignation hébétée que trahit leurs faces mornes.

La plupart de nos élèves ne sont pas gais ; nous leur infligeons tant d’heures de travail que nécessairement leur santé laisse quelque peu à désirer, et lorsque arrivent les vacances, ils ont un véritable besoin de repos[6].

Aucun exercice physique ne vient rompre la monotonie de ce fastidieux labeur. On a beaucoup parlé des exercices physiques, on a fondé de belles ligues, prononcé d’éloquents discours, mais, devant l’opposition sourde de l’Université, qui méprise ces exercices rappelant pour elle le travail manuel, objet de tous ses dédains, ils ont progressivement disparu.

Les exercices physiques n’existent même pas. Chaque élève y consacre quarante minutes environ par semaine[7].

Mais ce qui dépasse l’imagination, c’est la discipline ou au moins la surveillance étroite et méticuleuse à laquelle sont soumis les élèves. Leurs surveillants ne doivent pas les quitter d’une minute. Dans les lycées construits à la campagne et qui possèdent de vastes parcs, ils n’ont même pas le droit d’y jouer.

Les choses touchant ici à l’invraisemblable, il faut bien vite nous abriter derrière des citations. Le lecteur sera suffisamment éclairé par le dialogue suivant qui s’est engagé entre M. Ribot, Président de la Commission, et deux proviseurs, sur cette interdiction faite aux élèves de circuler avec liberté aux heures de récréation.

M. Marc Sauzet. Vous avez été au lycée de Vanves, qui est à la campagne. Avez-vous remarqué quelque différence, au point de vue du régime des élèves, avec les autres lycées ?

M. Béjambes. Le régime est absolument le même. Le lever et le coucher sont à la même heure. La seule différence, c’est que l’été le matin les élèves passaient une demi-heure dans le parc, en promenade, sous la surveillance des répétiteurs, au lieu d’aller en étude directement.

M. le Président. Ils n’allaient pas en rang, j’espère ?

M. Béjambes. En rang, dans les allées du parc. Jamais je n’ai vu les élèves aller jouer dans le parc. Il y avait des cours qui donnaient sur le parc, mais il était bien interdit aux élèves de dépasser la limite de la cour[8].

M. le Président (s’adressant à M. Plançon, proviseur du lycée Michelet). Vous n’avez pas osé prendre la responsabilité de leur laisser une certaine indépendance ?

M. Plançon. Non, d’abord pour des raisons de moralité, puis parce que nous avons la garde du parc ; il faut y éviter quelquefois des petites déprédations, et nous ne pouvons naturellement pas ne pas veiller à ce que le parc soit toujours en bon état ; nous y avons intérêt, parce que d’abord c’est une propriété de l’État que nous avons le droit de maintenir intacte et propre, et ensuite pour les familles. Nous ne pouvons pas les laisser errer seuls dans le parc.

M. le Président. On n’a jamais essayé de leur laisser un peu plus de liberté dans le parc ?

M. Plançon. Je ne crois pas que mes prédécesseurs l’aient essayé[9]

Quelque peu interloqué et supposant peut-être qu’il se trouvait en présence de cas exceptionnels, le Président s’est tourné vers M. Staub, proviseur du lycée Lakanal, et alors s’est engagé le dialogue suivant, digne, comme le précédent, d’être livré à la méditation des écrivains de l’avenir qui rédigeront l’invraisemblable histoire de l’éducation du peuple français à la fin du xixe siècle.

M. le Président. Quelle est l’étendue du parc ?

M. Staub. 10 hectares.

M. le Président. Et vous croyez qu’il y aurait des inconvénients graves à laisser les élèves jouer dans le parc ?

M. Staub. Très graves.

M. le Président. Et ces inconvénients sont de nature assez délicate pour que vous ne puissiez pas nous les dire ?

M. Staub. Nullement. Ce sont nos mœurs qui s’y opposent. Le moindre accident nous amène les responsabilités les plus graves.

M. le Président. Ne peut-il pas arriver des accidents dans les cours aussi bien que dans le parc ?

M. Staub. Les élèves y sont surveillés.

M. le Président. Et vous craignez les responsabilités pénales ?

M. Staub. Ce n’est pas une crainte vaine.

M. Plançon. Nous avons l’exemple de nos collègues de Louis-le-Grand et de Charlemagne, celui-ci a été bel et bien condamné à 5.000 francs d’amende, parce qu’un élève, en jouant, avait passé la main dans une vitre et s’était blessé.

M. le Président. C’est donc la magistrature qui doit être accusée du peu de liberté des élèves au lycée Lakanal ?

M. Staub. Tous les arrêts rendus en ce sens ont recherché s’il y avait eu ou non manque de surveillance.

M. le Président. Si la jurisprudence était modifiée, auriez-vous une raison d’exercer la même surveillance sur les élèves ?

M. Staub. Oui, monsieur le Président.

M. le Président. Il est un peu pénible de ne pas même procurer aux enfants cet agrément qui est un des meilleurs à leur offrir.

Vous ne voyez pas le moyen d’utiliser ces grands espaces pour l’éducation des enfants. Vous n’en sentez pas le besoin ?

M. Staub. Je ne dis pas que ce serait une mauvaise chose, mais ce serait une organisation spéciale ; j’ai trouvé une organisation toute faite en arrivant.

Bien entendu, avec un régime pareil et conforme, d’ailleurs, à la volonté des parents, ce lycée champêtre ne saurait attirer plus d’élèves que les lycées urbains. La suite du dialogue entre le Président et le proviseur indique bien que le digne fonctionnaire n’a jamais compris pourquoi.

M. le Président. Le lycée Lakanal se développe lentement.

M. Staub. Nous avons eu un moment de prospérité au début, puis le lycée a baissé, mais il a remonté.

M. le Président. Combien pourrait-il loger d’élèves ?

M. Staub. 630 internes.

M. le Président. Et combien en a-t-il ?

M. Staub. 210 environ.

M. le Président. De sorte que chacun doit revenir assez cher ?

M. Staub. En effet. Il est difficile de comprendre que les internes ne soient pas plus nombreux. C’est le plus beau lycée de France : Le lycée de Bordeaux est un beau lycée, mais il n’est pas comparable à Lakanal[10]

Eh ! oui, sans doute, c’est le plus beau lycée de France et j’imagine qu’il refuserait beaucoup d’élèves s’il était administré par un proviseur anglais avec des règlements anglais. Cependant encore faudrait-il supposer des parents assez audacieux pour y placer leurs enfants dans ces conditions de liberté relative.

Quel que soit le degré de routine et d’aveuglement atteint par la plupart des universitaires, il ne faudrait pas supposer que quelques-uns n’aient pas entrevu tout ce qu’a d’absurde le régime de surveillance tatillonne auquel sont soumis nos lycéens, mais leurs efforts pour y remédier ont toujours été rudement réprimés.

Je sais qu’un grand nombre d’administrateurs ne demanderaient pas mieux que d’entrer dans une voie plus libérale ; mais ils ne se sentent pas la liberté nécessaire.

J’ai fait, une fois, dans ma classe, la tentative que voici : j’ai dit à mes élèves : « Je vais voir si je puis avoir confiance en vous, je vais sortir pendant deux minutes ; je suis sûr que vous vous conduirez bien ».

Je fis comme j’avais dit, mais pendant ce temps, le surveillant général vint à passer, — c’était en province, — « C’est épouvantable ce que vous venez de faire là, me dit-il, songez donc, si, pendant votre absence, un enfant avait crevé l’œil de son voisin… »

Je lui répondis que, même présent, il m’était difficile, à moi comme à tout autre, d’empêcher un élève de mettre une plume dans l’œil de son camarade.

Avec cet esprit-là, on n’arrive à rien[11].

Hélas si, on arrive à quelque chose ! On forme pour l’avenir ces tristes générations d’êtres impuissants, oscillant sans cesse entre la révolution et la servitude.

Quant aux conséquences immédiates d’un tel régime, M. Lavisse les a nettement indiquées.

Nous nous exposons à cette conséquence si périlleuse : des jeunes gens surveillés à outrance, dont tous les mouvements ont été épiés, sont, du jour au lendemain, leurs études terminées, jetés dans les rues des villes et exposés à tous les abus d’une liberté dont ils n’ont pas fait l’expérience[12].

§ 2. LA DIRECTION DES LYCÉES. LES PROVISEURS.

La valeur d’un établissement industriel et commercial dépend étroitement de la personnalité qui le dirige. C’est là une banalité ne nécessitant, je pense, aucune démonstration. Nous devons donc admettre que la valeur d’un lycée dépendra de l’homme qui est à sa tête.

Il en est réellement ainsi dans l’enseignement congréganiste. Il ne saurait en être de même dans les établissements de l’État et voici pourquoi :

Chaque lycée est théoriquement administré par un proviseur. En pratique, ce directeur n’est guère qu’un modeste comptable guidé dans ses moindres actes par les ordres que lui envoient les commis des bureaux du ministre. Sans autorité, sans pouvoir, suspecté par ses supérieurs, dédaigné par les professeurs, peu redouté par les élèves, son rôle est celui d’un humble bureaucrate et non celui d’un directeur.

C’est un fonctionnaire, et, dans les grands établissements, un fonctionnaire débordé de besogne administrative. La centralisation, qui rend le ministre légalement, parlementairement responsable de tout ce qui se passe dans chaque maison, a cette conséquence d’obliger le proviseur à passer le meilleur de son temps, non à diriger cette vie intérieure, mais à en rendre compte. Ce sont incessamment des rapports, des notices, des statistiques, une correspondance sans fin avec inspecteur, recteur ou ministre. Comment, dans les très grands lycées, le proviseur pourrait-il, ainsi surchargé, suivre chacun des élèves, en prendre la charge intellectuelle et morale ?

Ajoutez qu’il n’a aucun pouvoir sur les programmes ; il n’a aucun droit de modifier, d’assouplir les cadres des enseignements pour répondre aux besoins, aux vœux, de la ville, de la région. Il est enfermé dans son budget comme un simple comptable, et l’établissement de ce budget, qu’arrête seule l’autorité centrale, n’est pour lui, comme l’a fort bien dit M. Poincaré, qu’une opération administrative[13].

L’esprit bureaucratique, en France, envahit tout. La besogne matérielle, la correspondance, la tenue des registres de toute sorte, la paperasserie, tiennent de plus en plus de place dans les fonctions des chefs d’une maison[14].

Aujourd’hui tout a été concentré entre les mains de l’Administration centrale, et notre initiative personnelle n’existe pour ainsi dire plus. Même pour le renvoi d’un élève, il faut recourir à un conseil.

Un recteur ne pourrait même pas affecter un maître au grand ou au petit lycée d’une ville. Le ministre règle les moindres détails de l’administration[15].

Peu à peu on nous a retiré toutes nos prérogatives et nous sommes arrivés à être enserrés par les règlements d’une façon telle que, si nous nous laissions faire, nous n’aurions absolument qu’à suivre l’impulsion qui nous viendrait d’en haut[16].

Je crains que les proviseurs et principaux de collège n’aient pas plus d’autorité sur les professeurs que sur leurs maîtres répétiteurs. Par la fatalité même du système, qui est administratif et paperassier, on en est arrivé à les considérer comme des administrateurs et des bureaucrates, et non pas comme des éducateurs. Et cela n’est pas étonnant ! Ils n’ont ni initiative ni responsabilité, pas plus pour l’instruction que pour l’éducation[17] !

Nous avons vu, a dit M. Ribot devant la Chambre des députés, et cela sautait aux yeux, que dans nos lycées s’était introduit un système de centralisation poussé si loin, avec une minutie bureaucratique si perfectionnée, que nos proviseurs, les chefs de nos établissements, ceux qui ont la charge de développer l’initiative chez les élèves, à qui on dit toujours « Faites des hommes et exaltez le sentiment de la responsabilité, » quand ils se regardent eux-mêmes, sont les serviteurs liés par les chaînes les plus étroites, par les ordres venus soit de la rue de Grenelle, soit du cabinet d’un recteur.

La situation est véritablement pénible et je n’y veux pas insister. Un proviseur ne peut pas disposer d’une somme de 5 francs pour gratifier un serviteur fidèle ; il ne peut ordonner une promenade, introduire une innovation quelconque — je ne parle pas des études, mais de l’administration intérieure du lycée et de la discipline — sans se heurter à des règlements ; un proviseur passe son temps à accuser réception des circulaires qui viennent par centaines s’empiler sur son bureau ; bien plus, un proviseur d’un de nos lycées, que nous avons mis à la campagne sans doute pour faire des expériences et pour donner aux élèves la liberté dans les champs reconquis, ce proviseur se croit obligé de suivre fidèlement la consigne donnée aux proviseurs des lycées urbains, de mettre en rang ses élèves le dimanche ou le jeudi pour aller sur les routes poudreuses de nos villages de banlieue au lieu de leur ouvrir le parc de dix ou de quinze hectares que l’État a acquis à grands frais. Quand nous lui demandons pourquoi faites-vous ainsi ? Parce que, dit-il, mes prédécesseurs ont fait ainsi et que je ne veux pas m’exposer à des reproches en faisant autrement[18].

Un proviseur, en général, ne sait pas toujours exactement ce qui se passe dans son établissement. Il n’ose pas intervenir dans les classes. Il éprouve à l’égard du professeur un certain sentiment de défiance et il ne prend pas la liberté de lui donner des conseils. De son côté, le professeur le tient quelquefois en faible estime.

J’estime, — avec M. le Président — que le véritable défaut de nos lycées, c’est le manque de solidarité, d’unité, d’harmonie Chacun va de son côté, et il est fort heureux que, malgré ce défaut, les lycées ne marchent pas plus mal[19].

En fait, proviseurs et professeurs se détestent cordialement et ne sont pas moins détestés par leurs élèves. Il n’est pas admissible que, dans de semblables conditions, un établissement puisse prospérer.

On ne saurait s’en prendre aux proviseurs du fonctionnement si défectueux des établissements qu’ils dirigent. Enserrés comme ils le sont, ils ne peuvent mieux faire. Dès qu’on leur donne l’indépendance et la responsabilité, ils se transforment. M. Dupuy l’a très bien marqué dans le passage suivant de son rapport :

Les collèges qui sont au compte du principal sont plus florissants que les autres ; là où le principal est plus directement intéressé au succès du collège, le succès se manifeste assez vite. Je prendrai pour exemple certains collèges de l’Académie de Lille : ils étaient languissants, on les a mis au compte du principal, et aujourd’hui, ils sont florissants, et ce changement s’est produit assez vite. Je crois que cela tient précisément, non seulement à ce que le principal a un intérêt plus direct, mais à ce qu’il est plus libre de ses actions, à ce qu’il peut modifier un peu le régime à son gré, à ce qu’il peut faire aux familles certaines concessions qu’un principal ordinaire ne peut pas faire[20].

Un malheureux proviseur est aujourd’hui enfermé dans un lacis de règlements, une surveillance méticuleuse et soupçonneuse qui le paralysent entièrement et en font le plus tyrannisé et le moins indépendant des fonctionnaires. Voici comment le Président de la Commission, M. Ribot, a résumé les vœux formulés à ce sujet.

Moins d’uniformité, moins de bureaucratie, un peu de liberté : c’est le vœu général qui se dégage de l’enquête. Les lycées étouffent sous la centralisation. On n’a fait, depuis dix ans, que la rendre plus pesante. On s’est appliqué à enlever aux proviseurs ce qui restait de leur initiative. Il n’est pas une académie, pas un lycée d’où ne s’élève une plainte, partout la même et partout aussi vive[21].

§ 3. CE QUE COÛTENT LES LYCÉES À L’ÉTAT.

Il est utile de savoir ce que coûte un pareil enseignement. Cela est d’autant plus intéressant que nous aurons comme point de comparaison l’enseignement congréganiste. C’est une règle générale bien connue et sur laquelle nous avons insisté dans un autre ouvrage, que tout ce qui est géré par l’État, qu’il s’agisse de chemins de fer, de navires ou de n’importe quoi, coûte de 25 à 50 % plus cher que ce qui est géré par l’initiative privée.

Les lycées, bien entendu, n’échappent pas à cette loi. Alors que les maisons congréganistes, qui ne reçoivent aucune subvention, réalisent des bénéfices, l’État trouve le moyen de perdre des sommes énormes avec les lycées.

En restant sur le terrain économique mais en me plaçant à un point de vue plus général, j’ai eu la curiosité de relever un point intéressant de la statistique d’après le budget de l’Instruction publique de 1895 ; je suis arrivé à cette conclusion que l’État donne pour les collèges une subvention de 75 francs par tête de collégien, pour les lycées une somme de 300 francs par tête de collégien, pour les facultés une subvention de 495 francs par tête d’étudiant.

On voit que, pour les enfants des classes dirigeantes, l’État fournit une subvention beaucoup plus considérable que celle qui est afférente à l’enseignement primaire[22].

En 1869, il y avait 22 lycées qui ne demandaient aucune subvention à l’État ; en 1870, 19 ; en 1871, 12 ; en 1872, 11 ; en 1873, 10 ; en 1874, 1875, 1876, 3 ou 4. Aujourd’hui, tous sans exception doivent être subventionnés[23].

Et à quoi tiennent ces frais énormes ? En voici les raisons principales : d’abord le luxe entièrement inutile des lycées. Les architectes actuels croient devoir bâtir somptueusement ces casernes. Tout est en façade — comme l’enseignement universitaire — mais ces façades se paient très cher. M. Sabatier[24] a fait remarquer que le lycée Lakanal, qui compte cent cinquante élèves, revient à une dizaine de millions. Le logement de chaque élève revient à 750 francs. Pour le même prix, on aurait pu donner à chacun d’eux une petite villa et un jardin suffisants à le loger lui et ses parents.

Ceci est une première raison, mais il en existe bien d’autres. Le règlement étant uniforme pour tous les lycées, les frais sont partout égaux. Alors même qu’il n’y a pas d’élèves, on nomme des professeurs.

Je pourrais citer tel collège qui coûte 20.000 francs à la ville et qui compte un élève en rhétorique, un en deuxième, deux en troisième et quatre en quatrième. En tout, 60 élèves dans les petites classes[25].

Quand on voit, dans le budget d’un petit lycée, qu’une classe de sixième, qui compte quatre élèves, a un professeur agrégé au traitement de plus de 5.000 francs, on peut se demander s’il ne serait pas possible de trouver là une économie[26].

Dans le même lycée, le professeur de cinquième, également agrégé, a cinq élèves. Les exemples analogues sont fréquents. Il serait difficile d’imaginer un plus complet gaspillage.

La troisième raison du prix excessif de l’enseignement des lycées est que les proviseurs n’ont absolument aucun intérêt à faire des économies et ont même un intérêt sérieux à n’en pas faire. S’ils économisent, ils gênent la comptabilité des bureaux. Immédiatement, on réduit leur budget et on ne le rétablira plus, même en cas de nécessité, ce qui, pour l’avenir, leur servira de leçon.

Le passage suivant de l’enquête est fort typique sur ce point.

Une petite réforme pourrait être intronisée immédiatement. Elle consisterait à permettre aux proviseurs, sous contrôle toujours, de disposer librement des économies qu’ils réalisent sur le budget de leur établissement. Aujourd’hui, lorsqu’un budget est fixé, le proviseur n’a aucun avantage à faire des économies. S’il en a réalisé 1.500 francs par une surveillance attentive sur le chauffage, l’éclairage, etc., on lui dit « Cette année vous pourrez faire les mêmes économies que l’an passé, » et on diminue d’autant son budget. Il faudrait laisser le proviseur appliquer à ce qu’il croirait bon les économies qu’il parviendrait à réaliser[27].



  1. Enquête, t. I, p. 267. Séailles, professeur à la Sorbonne.
  2. Enquête, t. I, p. 15. Berthelot, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences.
  3. Enquête, t. I, p.415. Maneuvrier, ancien élève de l’École Normale.
  4. Enquête, t. I, p. 38. Lavisse, protesseur à la Sorbonne.
  5. Enquête, t. II, p. 417. Pequignat, répétiteur au lycée Henri IV.
  6. Enquête, t. II, p. 640. Payot, inspecteur d’Académie.
  7. Enquête, t. II, p. 396. Potot, surveillant général à Sainte-Barbe.
  8. Enquête, t. II, p. 416. MM. Marc Sauzet, Béjambes et Ribot.
  9. Enquête, t. I, pp. 582 et 583.
  10. Enquête, t. I, p. 585.
  11. Enquête, t. II, p. 379. Weil, professer au lycée Voltaire.
  12. Enquête, t. I p. 38. Lavisse, professeur à la Sorbonne.
  13. Enquête, t. II, p. 686. Léon Bourgeois, ancien membre de l’Instruction publique.
  14. Enquête, t. II, p. 130. Bernès, professeur de rhétorique au lycée Lakanal.
  15. Enquête, t. I, p. 559, Dalimier, proviseur du lycée Buffon.
  16. Enquête, t. I, p. 466. Follioley, proviseur honoraire.
  17. Enquête, t. II, p. 295. Clairin, président de la Commission de l’Enseignement.
  18. Séance de la Chambre des Députes du 13 février 1902, p. 657 de l’Officiel.
  19. Enquête, t. II, p. 223. Gautier, professeur au lycée Henri IV.
  20. Enquête, t. I, p. 241. E. Dupuy, inspecteur général de l’Université.
  21. Enquête. Ribot, t. VI, p. 4.
  22. Enquête, t. II, p. 427 Brocard, répétiteur général à Condorcet.
  23. Enquête, t. II, p. 530. Moreau, inspecteur général des finances.
  24. Enquête, t. I, p. 201.
  25. Enquête, t. II, p. 625. Grandean, représentant de la Société nationale d’Agriculture.
  26. Enquête, t. II, p. 533. Ribot, président de la Commission d’enquête.
  27. Enquête, t. Il, p. 637. J. Payot, inspecteur d’Académie.