Flammarion (p. 51-55).
Livre II


LIVRE II

L’INSTRUCTION ET L’ÉDUCATION
AUX ÉTATS-UNIS



CHAPITRE PREMIER

Principes généraux de l’Éducation en Amérique.


C’est surtout par voie de comparaison que se forment nos connaissances. Pour bien saisir les causes de l’infériorité de notre enseignement universitaire, il sera utile de le comparer à l’éducation donnée dans le pays du monde où elle est le plus développée, l’Amérique.

Les publications sur l’Éducation aux États-Unis sont nombreuses ; mais rédigées par des universitaires qui la considèrent à leur point de vue, elles apprennent peu de chose. C’est pourquoi le magnifique ouvrage, les Méthodes américaines d’éducation, publié récemment par M. Buyse, directeur de l’École de Charleroi, a été une véritable révélation. On a dit très justement que des peuples éduqués avec de pareilles méthodes sont appelés à former une humanité supérieure à la nôtre.

Cette impression est celle qu’éprouveront tous les lecteurs du livre de M. Buyse. C’est un peu celle ressentie par un de nos plus éminents savants, M. H. Le Chatelier. On en jugera par l’extrait suivant d’un de ses articles :

À la lecture de cet ouvrage, la première impression est un sentiment d’envie pour une civilisation certainement supérieure à la nôtre. Une confiance générale et absolue dans les bienfaits de l’éducation, une liberté complète permettant le développement parallèle des écoles les plus variées, y autorisant les expériences les plus audacieuses, un respect rigoureux de l’école la maintenant complètement à l’écart des luttes politiques si vives cependant aux États-Unis, une philosophie profonde des méthodes d’éducation les orientant vers le développement de l’activité individuelle, témoignent d’une culture intellectuelle peu commune. Nous aurions grand intérêt à nous assimiler les méthodes d’éducation américaines, mais il ne faut pas trop y compter. Le plaisir de l’action, la passion de la liberté sont des sentiments trop jeunes pour un vieux continent fatigué comme le nôtre.

Les pages qui vont suivre consacrées à l’éducation américaine sont entièrement extraites du livre de M. Buyse[1]. Le lecteur qui voudra étudier son ouvrage avec soin, y verra vite que non seulement une pareille éducation développe à son maximum le caractère et l’intelligence, mais encore tend à effacer entièrement les différences de classes qui rendent la solution des problèmes sociaux si difficile chez les peuples latins.

Savamment, les professeurs sèment sous les pas des élèves des difficultés graduées, que ceux-ci doivent apprendre à juger et à vaincre ; l’acte physique précède ou accompagne l’acte de la pensée ; les branches d’enseignement les plus abstraites pour nous sont présentées sous des formes matérielles et concrètes et nécessitent, pour être assimilées, aussi bien l’habileté des mains que la vivacité de pensée : la géographie est une manipulation ; la littérature scolaire est un travail de laboratoire, car elle s’associe intimement avec le dessin et le modelage ; la forme supérieure de l’action, les travaux manuels, universellement pratiqués dans les écoles, sont des exercices de résistance morale ; tout l’enseignement allie l’effort physique, musculaire, à l’assimilation des idées.

L’enseignement secondaire, qui établit le passage de la dépendance intellectuelle et morale de l’enfance aux convictions intellectuelles de l’adulte, procède de la même pensée et accentue le système de l’instruction par l’action. Les difficultés à résoudre sont plus complexes, le but à atteindre plus éloigné, les obstacles, plus élevés. Affranchir la pensée et le sentiment de toute tutelle, en réduisant graduellement le rôle du professeur au profit de la responsabilité du jeune homme ou de la jeune fille : tel est le but de l’éducation.

Faire agir les enfants comme s’ils étaient seuls au monde, en toute liberté ; exalter le plaisir dans l’effort, la joie dans la lutte contre les difficultés, la possession de soi-même — le self-control — telle est la tâche supérieure de l’école ; ni les faits, ni les théories ne sont enseignés, ne sont communiqués verbalement aux élèves. Les Américains, professeurs et élèves, ont une vraie répugnance pour les théories toutes faites, pour les définitions et les abstractions, sans sanction pratique.

Dans les écoles, il n’existe plus de trace des méthodes qui cherchent l’effet utile dans la doctrine communiquée par la parole et non traduite en actes par les élèves. Les professeurs considèrent que l’enseignement en général, et spécialement l’enseignement scientifique, ne saurait être fécond si les élèves ne sont pas exercés à trouver eux-mêmes des vérités, à résoudre des questions scientifiques.

L’enseignement des sciences pures ou appliquées est pénétré des principes de la méthode de la « redécouverte » (rediscovery), pratiquée dans les laboratoires et dans les ateliers. Les leçons de classes, d’importance très réduite, préparent, accompagnent ou confirment les études pratiques de laboratoire et d’atelier qui sont les centres d’intérêt des institutions. Les notes de laboratoire et d’atelier, dans lesquelles sont enregistrés les faits et les phénomènes que les élèves ont observés et qui décrivent les constructions réalisées, constituent la pierre de touche de la valeur des études. Aucun cas n’est fait des copies des cours oraux, qui jouent un si grand rôle dans les écoles européennes. L’élève doit arracher aux appareils et au matériel d’expérimentation le secret des phénomènes et des lois qui les régissent. Dans les travaux manuels, la puissance de direction (directive power) s’exalte par des épreuves de plus en plus dures, développant la réflexion pour approprier les moyens aux fins, la patience pour l’accomplissement de tâches longues et ardues.

Dans les écoles d’enseignement supérieur se continue le triomphe de l’initiative et de l’effort ; l’expérience faite par les élèves y est la base des études ; le professeur guide les individualités sans les subjuguer ; il semble avoir le plus haut souci de laisser se manifester leurs aspirations propres, leur intelligence et leurs talents personnels.

… Déposer dans les cerveaux des enfants et des adolescents le germe de la volonté ; leur donner, dès le jeune âge, le goût de l’action persévérante ; hâter chez eux le passage de l’état de dépendance à l’esprit d’indépendance ; préparer, par une éducation scolaire appropriée, les enfants des classes les plus modestes à se subvenir à eux-mêmes, à ne compter que sur eux-mêmes, au « self-support », telle semble être la plus haute préoccupation des écoles primaires et moyennes.


L’éducation ouvrière par l’école industrielle et professionnelle use également à l’extrême de l’expérimentation pratique.

L’ouvrier américain est le prototype de l’ouvrier européen de l’avenir. Dans toutes les professions qualifiées, il est un homme instruit : le règne de l’ouvrier du passé, dont le savoir se bornait à des recettes, des procédés, des tours de main et des secrets, est depuis longtemps terminé dans les usines modernes du Nouveau-Monde. Toutes réalisent le « labor saving », l’économie de main-d’œuvre, par l’emploi de machines-outils perfectionnées ; la conduite intelligente de ces outils nécessite plus de cerveau et de nerfs que de muscles, plus d’attention, de décision rapide et d’habileté manipulatoire que de force physique.

Les perfectionnements et les transformations rapides que l’industrie a subis dans son outillage et dans ses méthodes de travail ont fait naître, chez les ouvriers, conducteurs et chefs d’ateliers, des qualités nouvelles, intellectuelles plutôt que physiques ; les écoles industrielles, sous toutes leurs formes, s’efforcent de développer ces qualités et de les fixer dans la race.

Comme dans l’enseignement général, les études théoriques se font d’après des méthodes très concrètes ; les leçons orales s’appuient sur des exercices d’expérimentation et de manipulation, qui ont pour effet d’ajouter aux connaissances fondamentales des métiers l’esprit d’observation, l’habileté manuelle, l’intelligence industrielle. Sauf dans trois ou quatre écoles professionnelles, nulle trace de spécialisation ; l’école cherche à développer, chez l’ouvrier, le sens exécutif ; elle forme l’homme complet, lui donne une culture générale professionnelle et réagit ainsi contre les efforts déprimants de la monotonie et de la division extrême du travail que comporte la fabrication en série.

À en juger par la puissance créatrice du travail américain, servi par un outillage perfectionné, cette éducation technique semble être particulièrement efficace.


… Au delà de l’Atlantique on ne trouve nulle trace du préjugé, indéracinable en Europe, contre le travail manuel. Personne ne le considère comme humiliant ni déshonorant. Un professeur, un magistrat n’y semblent pas considérés comme intellectuellement supérieurs aux ouvriers et contremaîtres intelligents. Les employés de bureau sont depuis longtemps fixés sur la valeur sociale de leur situation qui représente, au maximum, 50 à 75 francs de salaire par semaine, alors que le maçon, le plafonneur, le menuisier reçoivent 120 francs pour la même durée de travail.

Derrière tout Américain se retrouve l’ouvrier ; il juge l’homme par ses capacités de produire et de réaliser ; il n’admet pas la croyance que le diplôme confère une certaine noblesse intellectuelle.



  1. L’auteur a bien voulu me demander d’écrire la préface de la 3e édition de son livre paru récemment.