Flammarion (p. 6-23).


LIVRE PREMIER

LES ENQUÊTES SUR LA RÉFORME
DE L’ENSEIGNEMENT


CHAPITRE PREMIER

Les conceptions des maîtres de l’Université
en matière d’enseignement.


I

L’histoire des persévérantes et très inutiles tentatives faites depuis trente ans en France pour modifier notre système d’éducation est pleine d’enseignements psychologiques. Elle contribue à prouver combien les idées héréditaires des peuples régissent leur destinée et à quel point est illusoire cette indéracinable conception latine que les institutions, filles de la raison pure, peuvent se modifier à coups de décrets.

Depuis longtemps les voix les plus autorisées ne cessent de proclamer l’absurdité de notre enseignement. Tout fut tenté pour le réformer. Chaque modification n’a cependant servi qu’à le rendre plus mauvais encore.

On trouvera dans cet ouvrage les raisons de ces insuccès. Elles tiennent en partie, à l’ignorance profonde des causes réelles d’infériorité de notre enseignement. Un mal dont les origines sont méconnues ne saurait être guéri.

C’est en lisant les six énormes volumes de la dernière enquête parlementaire sur l’éducation qu’on peut le mieux constater l’étendue de cette ignorance. Comment les choses entrent-elles dans l’esprit ? Comment s’y fixent-elles ? Comment apprend-on à observer, à juger, à raisonner, à posséder de la méthode ? Ces questions fondamentales n’ont guère été abordées. Les personnes ayant déposé devant la commission ont été à peu près unanimes à juger les résultats de notre enseignement déplorables. Pourquoi déplorables ? Elles semblent l’avoir complètement ignoré.

II

Frappé d’une telle méconnaissance de certaines notions fondamentales de psychologie, je m’étais appliqué dans cet ouvrage à mettre en lumière les véritables raisons de l’infériorité de notre enseignement et à montrer que les programmes, causes supposées de tous les maux, y étaient très étrangers.

Si nos idées héréditaires pouvaient changer, mon livre aurait pu être utile. Je suis bien obligé de confesser que, malgré son succès de vente, il n’a pas — en France du moins — éclairé ni convaincu un seul universitaire. Les maîtres de notre enseignement en sont encore à chercher les causes d’une infériorité que je m’imaginais avoir mises nettement en évidence.

On aura une idée de leur impuissance à les trouver en lisant les discours sur l’Enseignement prononcés par deux des principaux directeurs de notre Université, MM. Lippmann et Appell, devant l’Association pour l’avancement des sciences. Étant donnés le nom et la situation de leurs auteurs, ces documents peuvent être considérés comme représentant d’une façon très exacte les idées directrices des chefs de l’Université.

D’accord avec la plupart de ses collègues, M. Lippmann fit voir que notre enseignement, à tous les degrés, était tombé à un niveau au-dessous duquel il ne peut guère descendre. Le savant professeur mettait fort bien en évidence les services rendus à l’industrie par les élèves des universités allemandes et l’incapacité de ceux formés par nos facultés et nos écoles à rendre de tels services. Il montrait « l’influence mondiale exercée par les universités allemandes qui fournissent aux usines d’Europe et d’Amérique une grande partie du personnel savant dont elles ont besoin ». Pendant que la science et l’industrie allemandes grandissent constamment, les nôtres suivent une marche inverse et descendent un peu plus bas chaque jour.

Cette supériorité d’un côté, cette infériorité de l’autre étant bien constatées, l’auteur fut nécessairement conduit à en chercher les causes. Malgré tous ses efforts pour les trouver, il ne les a même pas soupçonnées.

Ses raisonnements possèdent cependant, à défaut de vraisemblance, une bizarre originalité. L’état misérable de notre enseignement tiendrait simplement, selon lui, à ce qu’il est d’origine chinoise et a été importé en France par les Jésuites ! « Si l’on rencontre ici une ignorance par moments impénétrable, ignorance bachelière et lettrée qui nous rappelle la Chine, la raison en est bien simple : notre pédagogie nous vient de Chine. C’est là un fait historique. Notre pédagogie est celle de l’ancien régime. Elle sortit de l’ancien collège Louis-Ie-Grand, lequel fut fondé, on ne l’ignore pas, par des missionnaires revenus d’Extrême-Orient. »

Ayant ainsi découvert les causes du mal, le distingué académicien a cherché le remède. Rien n’est plus simple. Pour que l’enseignement devienne parfait, il suffirait de le rendre indépendant des fonctionnaires du Ministère de l’Instruction publique. « Il y a urgence, s’écrie-t-il avec indignation, à délivrer l’enseignement du pédantisme bureaucratique et à libérer les Universités du joug du pouvoir exécutif. Car celui-ci n’a pas cessé de peser sur les études supérieures en leur imposant sa pédagogie d’ancien régime. Viendra-t-il jamais un grand ministre pour retirer au pouvoir exécutif la collation des grades ? »

Les bureaucrates incriminés ont appris avec effarement de quoi on les accusait. Il leur a semblé un peu stupéfiant qu’un professeur de la Sorbonne parût ignorer que les universitaires seuls fixent les programmes et font passer les examens destinés à l’obtention des diplômes délivrés ensuite par le pouvoir exécutif.

Il ne faudrait pas supposer que les idées analogues à celles qui viennent d’être exposées soient spéciales à un seul professeur. Tous les maîtres de l’Université en possèdent du même ordre. Ces grands spécialistes semblent, en vérité, perdre toute aptitude à observer et à raisonner dès qu’ils s’écartent de leur spécialité. Il n’irait pas loin le pays gouverné par un aréopage de savants, comme de candides philosophes l’ont plusieurs fois proposé.

On aura une nouvelle preuve de cette incapacité des chefs de notre Université à rien comprendre — absolument rien — aux causes de l’infériorité de leurs méthodes d’enseignement, en lisant un autre discours prononcé, comme celui de M. Lippmann, devant la même Association pour l’avancement des sciences, par M. Appell, doyen de la Faculté des sciences de Paris.

Ainsi que son collègue, M. Appel commence par une sévère critique de l’enseignement universitaire et constate qu’il ne peut développer l’esprit scientifique, les concours et examens n’étant, de l’école primaire aux sommets de l’enseignement supérieur, que des épreuves de mémoire.

Ces critiques sont excellentes, mais l’auteur n’ayant pas compris les causes du mal qu’il signale, les remèdes suggérés ou imaginés par lui sont d’une insignifiance véritablement excessive.

Chaque ligne trahit l’incertitude de sa pensée. On en jugera par les extraits suivants de ses projets de réforme :

L’administration voit le mal et cherche activement le remède : il consisterait surtout à établir des relations suivies entre les écoles normales primaires et l’enseignement supérieur (!!).

Plus loin, il propose « l’utilisation des universités pour l’enseignement scientifique » et, plus loin encore, considère comme une grande réforme la suppression d’une partie des cours du Muséum et la transformation de cet établissement en « Institut national des collections ».

L’auteur a fini par sentir un peu l’extrême faiblesse de pareilles idées. Dans un article, il est revenu sur le même sujet et assure que :

La première réforme serait le classement des matières des programmes par valeur utilitaire, et la seconde l’application de ce rapport dans l’Université active comme dans son administration, tel enseignement restreint et tel autre élargi, telles chaires supprimées et telles autres créées.

On voit qu’aucun de ces éminents spécialistes n’est encore arrivé à soupçonner que ce sont les méthodes, et non les programmes, qu’il faudrait modifier. Proposer d’allonger ou raccourcir ces derniers, de supprimer certaines chaires ou d’en fonder d’autres, représente une phraséologie vaine, sans aucune idée directrice pour soutien.

Cette question de l’enseignement semble passionner les esprits aujourd’hui, puisque un troisième discours vient d’être prononcé sur notre système d’éducation à l’Association pour l’avancement des Sciences, par un éminent membre de l’Institut, M. Ch. Lallemand.

Nul besoin de dire que M. Ch. Lallemand n’est pas un universitaire. On le voit facilement aux judicieuses réflexions qui émaillent son discours.

L’auteur rappelle d’abord que le but de l’instruction est de former l’esprit. Il constate ensuite que l’Université ne sait enseigner ni le latin, ni le français, ni quoi que ce soit. D’un autre côté, sentant combien les réformes sont actuellement impossibles, il se contente de demander que le peu qu’on enseigne porte au moins sur des choses utiles, c’est-à-dire les langues modernes et les sciences, tout aussi aptes à former l’esprit que le latin.

Il faut croire que les critiques de M. Lallemand ont porté juste, car elles ont provoqué de véritables explosions de fureur chez les universitaires. Son auteur ne put même obtenir d’un grand journal quotidien l’insertion d’une réponse au violent article d’un des bien rares admirateurs de nos méthodes d’enseignement.

III

J’ai reproduit quelques passages des discours officiels les plus récents pour montrer combien est profonde, chez les maîtres de notre Université, l’incompréhension en matière d’enseignement. Tous ces spécialistes éminents sont, je le répète, excellents dans leurs laboratoires ou leurs cabinets de travail, mais dès qu’ils en sortent pour regarder et juger le monde extérieur, leurs chaînes de raisonnement deviennent singulièrement peu solides et leurs jugements très faibles.

L’incompréhension de l’Université ne lui permet pas de voir que la cause principale de l’infériorité dont elle gémit tient à la pauvreté de ses méthodes d’enseignement. Les lecteurs de cet ouvrage n’auront pas besoin d’en parcourir beaucoup de pages pour comprendre l’influence de telles méthodes et s’apercevoir qu’elles sont identiques dans toutes les branches de l’enseignement supérieur, secondaire et primaire. Qu’il s’agisse d’une Faculté, de l’École Normale, de l’École Polytechnique, d’une école d’agriculture ou d’une simple école primaire, ce sont toujours les mêmes procédés. On pourra modifier, comme il arrive chaque jour, les programmes, mais ces modifications ne touchant pas aux méthodes, les résultats ne sauraient changer.

Ces derniers sont même devenus très inférieurs à ce qu’ils étaient il y a une trentaine d’années seulement, parce qu’on s’est figuré, en chargeant et compliquant les programmes, améliorer l’enseignement. La complication, la subtilité byzantine et le dédain des réalités caractérisent aujourd’hui notre instruction à tous les degrés. Il suffit de comparer les livres de classe actuels aux anciens pour voir avec quelle rapidité ces tendances se sont développées. Les auteurs des nouveaux manuels savent très bien quel genre d’ouvrages, ils doivent écrire pour plaire aux maîtres dont leur avancement dépend, et naturellement ils n’en écrivent pas d’autres. Un professeur qui publierait aujourd’hui des livres comme les merveilleux ouvrages de Tyndall sur la lumière, le son et la chaleur, serait fort peu considéré et végéterait oublié au fond d’une province.

Bien entendu, l’élève ne comprend absolument rien à toutes les chinoiseries que, sous le nom de science ou de littérature, on lui enseigne. Il en apprend des bribes par cœur pour l’examen, mais trois mois après tout est oublié. C’est M. Lippmann lui-même qui a révélé à la commission d’enquête — et ici on peut le croire, car sa déclaration a été confirmée par le doyen de la Faculté des sciences, M. Darboux — que quelques mois après l’examen la plupart des bacheliers ne savent même plus résoudre une règle de trois. Il a fallu instituer à la Sorbonne un cours spécial d’arithmétique élémentaire pour les bacheliers ès sciences préparant le certificat des sciences physiques et naturelles.

De tous ces manuels si péniblement appris et si vite oubliés, il ne reste à la jeunesse ayant passé par le lycée qu’une horreur intense de l’étude et une indifférence profonde pour toutes les choses scientifiques. C’est encore M. Lippmann qui le signale. « L’esprit scientifique, dit-il, est moins répandu en France que dans d’autres contrées de l’Europe, moins répandu qu’en Amérique et au Japon. L’industrie nationale a profondément souffert de ce défaut, et le manque d’esprit scientifique se fait sentir ailleurs que dans l’industrie. Quelle est la cause du mal ? Il faut accuser notre instruction publique qui ne connaît que la pédagogie de l’ancien régime. »

Tout cela est fort vrai, mais encore une fois, ce ne sont ni les Chinois ni les bureaucrates, comme le croit M. Lippmann, qui causent le mal. L’Université jouit aujourd’hui d’une liberté absolue. Les pouvoirs publics ne lui refusent rien et l’accablent d’incessantes subventions. Elle change constamment ses programmes sans modifier ses méthodes. C’est précisément l’inverse qu’il faudrait faire, et tant qu’elle ne le comprendra pas, les résultats de son enseignement resteront aussi lamentables.

On ne ressuscite pas les cadavres. Il n’y a donc aucun espoir que notre Université consente à se transformer, mais, alors même que, contre toute vraisemblance, elle voudrait changer ses méthodes, où trouverait-elle les professeurs nécessaires pour réaliser une telle transformation ? Peut-on espérer de ces derniers qu’ils consentent à refaire eux-mêmes toute leur éducation ? Le fait suivant montre avec quelle difficulté se rencontrent aujourd’hui en France des professeurs capables de donner un enseignement analogue à celui que reçoivent les étudiants des peuples voisins.

Lorsque, il y a quelques années, M. Estaunié fut nommé directeur de l’École supérieure de Télégraphie, qui n’avait fourni jusqu’alors que les résultats les plus médiocres, il essaya en vain d’amener les professeurs à transformer leurs méthodes d’enseignement. Ses efforts ayant été entièrement stériles, il lui fallut se décider à changer le personnel enseignant, bien que ce dernier renfermât des maîtres fort connus, et notamment un Professeur à l’École Polytechnique. Neuf professeurs sur treize furent remplacés. Mais grande fut la difficulté de leur trouver des successeurs capables de donner un enseignement utile, et l’auteur de ce coup d’État se demanda pendant quelque temps s’il ne serait pas nécessaire d’aller les chercher à l’étranger. Envoyer instruire leurs enfants en Allemagne, en Suisse ou en Amérique est malheureusement le seul conseil que l’on puisse donner aux familles assez riches pour le suivre. Il est navrant de constater qu’après tant de centaines de millions dépensés en France pour l’enseignement, nous en soyons là.

IV

Malgré la pauvre éducation supérieure qu’ils ont reçue, beaucoup de professeurs de l’enseignement secondaire sont très intelligents et pleins de bonne volonté, mais leur impuissance est complète. Ils appliquent les méthodes qui leur ont été enseignées et suivant des programmes dont ils ne peuvent s’écarter. Les attristantes confidences reçues après la publication des premières éditions de cet ouvrage m’ont prouvé que beaucoup de professeurs sont parfaitement renseignés sur la faible valeur des méthodes universitaires et savent fort bien que les élèves perdent inutilement huit à dix années au lycée. Mais, obligés de suivre scrupuleusement les instructions de leurs chefs, ils ne peuvent rien changer.

L’éducation, dans son acception générale, embrasse la culture des aptitudes morales et intellectuelles. De l’éducation morale, l’Université ne s’occupe aucunement. Des aptitudes intellectuelles, elle n’en cultive qu’une, la mémoire. Jugement, raisonnement, art d’observer, méthodes, etc., n’étant pas catalogables en matière d’examen, sont considérés comme entièrement négligeables.

Tout l’enseignement secondaire est fait à coups de manuels ou de dictées, que l’élève doit apprendre par cœur et réciter. « J’ai fait preuve d’une initiative très hardie, me disait un jeune professeur d’un grand lycée, en enseignant la botanique à mes élèves au moyen de plantes disséquées sous leurs yeux, au lieu de me borner à leur dicter des nomenclatures. » Toutes les autres sciences : physique, chimie, etc., sont enseignées par les mêmes procédés mnémoniques[1]. Quelques instruments, montrés de loin et fonctionnant fort rarement, constituent la seule concession à la méthode expérimentale, très méprisée par l’Université, bien qu’elle ne cesse en théorie de la recommander. Nous verrons dans cet ouvrage que la littérature, les langues et l’histoire sont aussi mal enseignées que les sciences.

Avec ses méthodes surannées, l’Université a définitivement tué en France le goût des sciences et des recherches indépendantes. L’élève apprend patiemment par cœur les lourds manuels dont la récitation lui ouvrira toutes les carrières, y compris celle de professeur, mais il sera incapable d’aucun labeur personnel. Toutes traces d’originalité et d’initiative ont été éteintes en lui. Nous ne manquons pas de laboratoires — nous en possédons même beaucoup trop — mais leurs salles restent généralement désertes.

Quand, à de très rares intervalles, un candidat vient préparer dans ces inutiles et coûteux laboratoires la thèse nécessaire pour le professorat, on peut être à peu près certain que ce premier travail sera son dernier.

L’Université ne tolère d’ailleurs chez ses professeurs aucune indépendance, aucune initiative. La plus vague tentative d’originalité est réprimée chez eux par une méticuleuse et byzantine surveillance. Nous étions solidement hiérarchisés déjà par plusieurs siècles de monarchie et de catholicisme, mais l’Université nous a beaucoup plus hiérarchisés encore. C’est elle qui instruit les couches supérieures de la Société et tient en réalité la clef de toutes les carrières. Qui n’entre pas dans ses cadres ne peut rien être.

Jadis, avant la progressive extension du régime universitaire, la France comptait des savants indépendants qui furent l’honneur de leur patrie. Les chercheurs non officiels survivant encore, comme vestiges d’un passé disparu, sont bien rares. Privés de moyens de travail, voyant se dresser devant eux l’armée universitaire et son redoutable appareil, ils renoncent à la lutte et ne seront jamais remplacés.

V

On trouverait en France des milliers de personnes capables de reconnaître l’état lamentable de notre enseignement, mais je doute qu’il en existe dix aptes à formuler un projet utile de réformes universitaires.

Elles ne se sont pas montrées, lorsqu’il y a quelques années, à la suite des révélations de l’enquête parlementaire, fut tentée la réforme de notre enseignement. Cette tentative aboutit, on le sait, au système dit des cycles, reconnu aujourd’hui comme très inférieur au régime, pourtant fort médiocre, qu’il remplaçait.

« Quelques années ont suffi, écrivait un ancien ministre, membre de l’Académie française, M. Hanotaux, pour mettre à l’épreuve et pour condamner le régime des cycles. Et ces cinq ans ont suffi aussi pour démontrer définitivement l’incompatibilité de l’enseignement secondaire tel qu’il survivait avec le régime actuel. Il faut en prendre son parti : le régime des mots est fini, l’éducation verbale a fait son temps… on a fait de nos générations un peuple d’écoliers, de candidats, de bêtes à concours. La prétendue supériorité intellectuelle et sociale s’affirme par l’art de répéter les mêmes mots et les mêmes gestes jusqu’à trente ans et au delà. L’énergie nationale s’endort dans ce ronron archaïque et vain : apprendre, copier, réciter. »

L’auteur, comme tant d’autres, a très bien montré le mal, mais malheureusement, sans indiquer les remèdes.

Cette incapacité à trouver le traitement d’un mal que chacun voit nettement est une conséquence des influences ancestrales qui nous mènent. Il y a des choses que les peuples latins n’ont jamais comprises et ne pourront probablement jamais comprendre.

D’autres nations, possédant des caractères héréditaires différents des nôtres, ont très bien su saisir ces choses si incompréhensibles pour nous. Il est évident, par exemple, que les Américains ont fort bien su résoudre le problème de l’éducation. Les Japonais, qui n’étaient pas gênés par leur passé, ont adopté en bloc les méthodes allemandes, et on sait à quel degré de supériorité scientifique, industrielle et militaire elles les ont conduits en quarante ans.

Et si le lecteur veut percevoir nettement la profondeur de l’abîme qui sépare les idées latines de celles d’autres peuples, je l’engage à lire quelques discours sur l’éducation[2], prononcés dans une occasion récente en Angleterre et à les comparer à ceux des universitaires français dont j’ai cité des passages au commencement de ce chapitre. Je ne puis, malheureusement, en donner que de trop brefs extraits :

« Rien ne doit être plus éloigné du but de l’Université que de donner cette vague omniscience qui touche la surface de tous les sujets et ne va au coeur d’aucun. On peut juger de la façon dont l’Université remplit sa tâche par la façon dont elle développe la mentalité de ses élèves et leur goût pour la connaissance. »

Après avoir, de son côté, recommandé la méthode expérimentale, le Directeur d’Eton ajoutait : « Ses avantages sont d’exiger un service constant de la raison, de la patience, de l’exactitude, de l’aptitude à regarder et des plus précieuses facultés de l’imagination ».

Résumant ces divers discours, le Directeur de la Revue, où ils sont reproduits, écrivait : « Si une bonne méthode scientifique est enseignée, peu importent les sujets qui seront étudiés par les élèves. Il y a aujourd’hui une désapprobation unanime pour le bourrage de phrases scientifiques et littéraires dont on surchargeait autrefois la mémoire ».

VI

Je crois inutile d’insister davantage sur des questions qui seront longuement développées dans cet ouvrage. Nous y verrons combien sont inutiles et vains tous nos projets de réformes. Que soient modifiés les programmes, comme on ne cesse de le faire, que soit supprimé ou non le baccalauréat, les résultats resteront identiques.

Ils resteront identiques, parce que, je le répète, les méthodes ne changent pas. On ne peut demander à des professeurs, formés par certains procédés, de modifier leur constitution mentale. Ils sont ce que l’enseignement supérieur les a faits.

C’est donc l’enseignement supérieur qu’il faudrait changer, mais comment y songer, puisque cet enseignement est dirigé, non par des bureaucrates, comme voudrait le faire croire l’académicien que je citais plus haut, mais uniquement par des universitaires ?

Toutes les dissertations sur l’enseignement n’ont qu’un intérêt philosophique. La seule réforme utile de l’enseignement supérieur est complètement impossible en France. Il faudrait, en effet, que cet enseignement fût entièrement libre, qu’on réduisît des trois quarts les traitements affectés aux chaires des Facultés, mais en permettant, comme en Allemagne, aux professeurs de se faire payer par leurs élèves. C’est dans l’enseignement libre, laissant aux professeurs la faculté de montrer leur valeur pédagogique et leur aptitude aux recherches, que les Universités allemandes recrutent les maîtres de l’enseignement. On reconnaîtra évident, j’imagine, que si dans nos Facultés les professeurs et les préparateurs étaient payés par les élèves et que les professeurs libres pussent y enseigner, le jeu même de la concurrence obligerait les maîtres actuels à modifier entièrement leurs méthodes, c’est-à-dire à mettre les élèves en contact avec les réalités, au lieu de transformer la science en manuels, tableaux et formules. Alors — et seulement alors — nos professeurs découvriraient que tout le secret de l’éducation est d’aller du concret à l’abstrait, suivant la marche de l’esprit humain dans le temps, au lieu de suivre un procédé exactement inverse, comme ils le font maintenant.

Jamais, évidemment, un Parlement français n’osera, sous prétexte de démocratie, voter de telles mesures. Lequel vaut mieux, cependant, d’un enseignement qui, s’il coûte peu aux élèves, ne leur sert à rien, ou d’un enseignement payé par eux et leur servant à quelque chose ? Le système allemand a fourni ses preuves, le nôtre les a fournies également. D’un côté, suprématie scientifique et industrielle éclatante, de l’autre, décadence non moins évidente et qui s’accentue chaque jour.

Le poids de nos préjugés héréditaires est trop lourd pour que la réforme dont je viens de parler soit possible. Ce n’est pas vers la liberté de l’enseignement que nous marchons, mais vers son accaparement de plus en plus complet par l’État que l’Université représente. L’Étatisme est aujourd’hui en France la seule divinité révérée par tous les partis. Il n’en est pas un qui ne demande sans cesse à l’État de nous forger des chaînes.

Nous devons donc nous résigner à subir l’Université. Elle restera une grande fabrique d’inutiles, de déclassés et de révoltés jusqu’au jour, probablement lointain, où le public suffisamment éclairé et comprenant tous les ravages qu’elle exerce et la décadence dont elle est cause, s’en détournera définitivement ou la brisera sans pitié.


Comme conclusion de ce chapitre, je me bornerai à reproduire une page par laquelle je terminais, il y plus de vingt ans, un travail sur le rôle possible de l’enseignement. Elle est aussi vraie maintenant qu’autrefois et le sera sans doute encore dans cinquante ans.

« L’éducation est à peu près l’unique facteur de révolution sociale dont l’homme dispose, et l’expérience faite par divers pays a montré les résultats qu’elle peut produire. Ce n’est donc pas sans un sentiment de tristesse profonde que nous voyons le seul instrument permettant de perfectionner notre race, en élevant son intelligence et sa morale, ne servir qu’à abaisser l’une et à pervertir l’autre.

« Elle reste pourtant debout, cette vieille Université, débris caduc d’âges disparus, bagne de l’enfance et de la jeunesse. Je ne suis pas de ceux qui rêvent des destructions ; mais quand je vois tout le mal qu’elle a fait et le compare au bien qu’elle aurait pu faire ; quand je pense à ces belles années de la jeunesse inutilement perdues, à tant d’intelligences éteintes et de caractères abaissés pour toujours, je songe aux malédictions indignées que lançait le vieux Caton à la rivale de Rome, et répéterais volontiers avec lui : delenda est Carthago. »



  1. Toutes les prescriptions universitaires se sont bornées d’ailleurs à introduire quelques vagues manipulations de physique et de chimie dans les lycées. Mais, comme nous l’apprend M. le professeur Mermet (Revue Scientifique, octobre 1909), « les résultats obtenus sont déplorables ». Comment pourrait-il en être autrement ? Professeurs, parents et élèves dédaignent absolument ce qui n’est pas matière à examen et considèrent comme perdu le temps non consacré à apprendre par cœur les livres que l’élève devra réciter le jour de cet examen.
  2. Ils ont été prononcés par M. Asquith, ministre des Finances, M. Haldane, ministre de la Guerre, et M. Lyttelton, directeur du collège d’Eton. On en trouvera des résumés dans le journal anglais Nature.