Psyché/Première Partie/Chapitre I.

Slatkine reprints (p. couv2-18).
PIERRE LOUŸS

ŒUVRES
COMPLÈTES


TOME VIII

SLATKINE REPRINTS
GENÈVE
1973


PSYCHÉ















PREMIÈRE PARTIE


I

LE PASSAGE D’EUPATORIA


« Monsieur Aimery Jouvelle, pourquoi ne me saluez-vous pas ?

— Madame, je vous demande mille pardons… Je ne vous avais…

— Pas vue ? Dans cet étroit passage. Vous m’avez regardée deux fois.

— Je… J’étais distrait sans doute…

— Soyez franc… Vous avez détourné les yeux parce qu’on ne doit pas reconnaître une dame quand on la rencontre à dix heures du matin dans un quartier qui n’est pas le sien. Vous m’apercevez par hasard dans le passage d’Eupatoria… et vous passez… sans m’avoir vue… discrètement… Vous êtes délicieux ! »

Mme Vannetty regarda nerveusement le jeune homme, qui leva les bras à demi et les laissa tomber dans un geste de peine.

« Madame… en vérité… Vous m’attribuez des pensées tellement extraordinaires que je n’ai pas de mots pour m’en disculper et je serais impardonnable de chercher une défense… Comment vous portez-vous ? Je ne vous ai jamais vue plus jolie que ce matin. Cette robe grise à parements blancs est une merveille. De qui est-elle ? Ne me le dites pas : je l’ai deviné. Ah ! Madame, j’ai bien vivement regretté de ne pouvoir assister à la soirée de lundi où j’ai su que vous aviez fait une brève apparition vers dix heures. Aurai-je le plaisir de vous voir demain rue de Marignan ? J’avais l’intention de m’excuser, mais si j’étais certain que vous dussiez venir, je renoncerais à tout pour vous baiser la main.

— Il est étonnant !… Je vous laissais parler dans l’espoir que vous vous troubleriez en vous expliquant, et vous submergez la conversation sous un tel déluge de banalités… Est-ce que vous auriez la conscience tranquille ?

— Non.

— D’où venez-vous à une pareille heure et dans un pareil quartier ?

— Ah ! Je comprends maintenant pourquoi vous m’accusiez de soupçon !

— Répondez.

— Vous serez satisfaite. Je conspire. Les conjurés sont assemblés…

— Ici ?… Non, vous vous moquez de moi. Parlez sérieusement. Qu’êtes-vous venu faire si loin de la Madeleine ?

— Le Gouvernement m’a chargé d’une mission anthropologique chez les indigènes de Belleville.

— Voulez-vous être sérieux ou je vous bats ! Je vous ai vu sortir de cette maison noire, au coin du passage. Qui connaissez-vous là ?

— Une charmante enfant blonde et pâle, qui est autorisée par l’État à vivre de ses sourires.

— Il n’y a pas un mot de vrai dans ce que vous me racontez. D’abord la maison est habitée par des familles ouvrières dont je réponds et qui ne souffriraient pas la présence d’une de ces personnes au milieu d’elles. Ensuite, vous avez dîné hier chez le Général Fels et vous seriez encore en habit si vous n’aviez pas dormi chez vous. C’est un costume du matin que ce veston bleu, ce chapeau gris, cette… »

Elle recula de deux pas, et cria :

« Grand Dieu ! »

Un silence suivit, puis elle éclata de rire :

« Oh ! que c’est amusant ! Mon Dieu ! Que c’est drôle !… Venez, suivez-moi, vite ; sortons, je ne veux pas qu’on nous épie.

— Madame, je ne comprends pas du tout…

— La canne à tête de singe… C’est à vous ? C’est la vôtre ? Mais oui, et le veston, le chapeau, la cravate, le gilet, le pantalon, les bottines, tout ce qu’on m’a décrit. »

Prenant alors une intonation mélangée où l’on distinguait à la fois de l’ironie, de la tendresse, de l’indulgence et de l’emphase, elle articula solennellement :

« C’est vous qui êtes le Mécène du quartier Notre-Dame-de-la-Croix ! »


Aimery s’inclina sans se troubler :

— Je ne me connaissais pas de surnom aussi considérable, Madame… Vous dites ? Quel joli titre pour un jeune homme qui n’est ni attaché de cabinet, ni interne des hôpitaux, ni sous-lieutenant, ni vicaire. Le Mécène du quartier Notre-Dame-de-la-Croix ! Quand on saura cela dans ma famille, mes oncles ne me diront plus que je ne suis rien ! »

Une femme qui passait les interrompit au milieu d’un fou rire qu’ils réprimèrent trop tard.

« Bonjour, madame Vannetty. Bonjour, mon bon Monsieur !… Mais vous vous connaissez donc ?

— Non, fit Aimery. Je demandais à Madame le chemin des Buttes-Chaumont.

— N’y a qu’à monter. Par la rue Piat, c’est le plus court… »

Dès que la femme se fut éloignée, le rire de madame Vannetty reprit de plus belle.

— Vous ne devinez pas sans doute pourquoi je m’amuse tant, mais j’étouffe. Venez… Ici, tout le monde sait qui je suis. Nous causerons un peu plus loin… aux Buttes-Chaumont si vous voulez, puisque vous en demandez le chemin.

Le passage d’Eupatoria et le passage Notre-Dame-de-la-Croix sont deux sentiers fleuris du Vieux Ménilmontant, village à peu près inexploré qui s’étend de la rue de Belleville au Père-Lachaise. Les Parisiens dépassent rarement le faubourg Montmartre, plus rarement encore l’Ambigu dans leurs courses les plus lointaines, et l’on peut dire que la place de la République est l’extrême limite de leurs excursions. De là, il faut encore marcher très longtemps et traverser des quartiers étranges avant d’arriver à l’église dans l’ombre de laquelle les deux passages sinueux montent vers les Buttes.

Ils sont bordés de petits jardins, mais on ne saurait passer en automobile entre leurs vieilles grilles de bois. Ce sont des ruelles vertes avec quelques arbres fruitiers, des vergers pauvres, des fleurs jeunes enroulées aux piliers séniles. Les indigènes qui ont là leur foyer forment une tribu à part, qui ne descend jamais à Paris, pas plus que Paris ne monte à elle. Une atmosphère de silence et presque de félicité apparente se répand sur ce hameau de paysans parisiens avec l’effluve des pois de senteur et de quelques seringas blancs.

Quand Mme Vannetty eut franchi le dernier seuil, elle se retourna vers Aimery Jouvelle et lui dit :

« Imaginez-vous que je viens ici une fois par semaine depuis dix-huit mois. Ma famille s’est toujours intéressée aux pauvres de Ménilmontant ; je ne sais pas pourquoi on a choisi Ménilmontant plutôt que Vaugirard ou les Épinettes ; c’est une tradition chez les miens. Nous avons des renseignements complets sur les vrais pauvres, sur ceux qui méritent d’être soutenus, et nous les empêchons de souffrir dans la mesure de nos fortunes ; mais comme le quartier est très misérable et nos protégés très nombreux, nous ne donnons guère que des pièces blanches pour l’ordinaire de chaque secours, sauf les cas de maladie ou d’expulsion. Je me suis contentée de reprendre ici les habitudes de ma grand’mère avec deux de mes cousines et quatre amies qui donnent aussi leurs soins au quartier et rien ne distinguait l’un de l’autre nos petits mardis populaires, quand tout à coup nous avons découvert un inexplicable changement de situation chez quelques-uns de nos malheureux. Là où il n’y avait ni pain ni bois, nous trouvions des armoires à glace, des pipes d’écume, des montres d’argent, des bicyclettes, des jupons demi-soie, des machines à coudre, enfin tout ce qui fait le luxe à Ménilmontant, et nous avons fini par apprendre que, dans les soupentes où nous laissions cent sous, un jeune homme inconnu passait après nous, qui distribuait des billets bleus. Son nom ? Il ne voulait pas le donner. Son adresse ? Encore bien moins. Son portrait ? Des cheveux ni bruns ni blonds, une moustache indécise, des yeux peut-être bleus, peut-être verts et pas de signes particuliers : retrouvez donc un inconnu parmi trois millions d’hommes avec un pareil signalement ! Le costume n’était guère plus caractéristique. La canne seule… Eh bien ! elle vous a livré, cette canne que vous agitez d’une main nerveuse depuis que mon réquisitoire vous ennuie. Ne le niez pas, vous êtes l’Inconnu.

— Je suis l’Inconnu, oui Madame, j’avais toujours rêvé d’être l’Inconnu, le jeune Homme masqué, l’Épée du Mystère, la Main d’Ombre, le Chevalier du Lac. C’était ma vocation depuis mon berceau. Craignez que je ne disparaisse brusquement au milieu de la rue Piat avec une imprécation blasphématoire dans une odeur d’acide sulfureux.

— Écoutez-vous parler, je vous en supplie, et dites si je dois en croire mes yeux quand je vous rencontre un matin transformé en philanthrope dans un quartier de prolétaires ! »

Elle lui jeta un regard furtif et fut reprise du même fou rire qui deux fois déjà l’avait agitée.

— Je ris, dit-elle enfin, parce que je ne peux plus m’empêcher de penser à la soirée de Lady Willowwood où je vous ai vu cet hiver. Vous étiez sorti le premier du fumoir pour retrouver les dames dans le grand salon. Dès que vous avez été là, le ton de la conversation est devenu quelque chose d’affreux. Vous avez la réputation de conter, aux dames surtout, les histoires qui ne sont pas pour elles, je ne pense pas que vous l’ignoriez ? Mais comme on prétend aussi que vous les dites très bien et que vous possédez l’art de les faire accepter, il est convenu que l’on peut rougir, mais non se blesser de vos récits. Vous en abusez cruellement. Ce soir-là, j’ai failli quitter la pièce.

— Je ne me rappelle pas du tout ce que j’ai pu dire.

— Il était question d’une boîte à rubans verts venue du Japon… Votre mémoire s’éclaire, n’est-ce pas ?… Un nécessaire de méditation pour jeunes filles rêveuses… Mais vous n’attendez pas que je vous le décrive à mon tour ?… Vous parliez dans un éventail pour ne pas être entendu par une belle personne qui feuilletait un album sur une table voisine : Mlle de Vieux-Cernay, que ses petites amies appelaient tout bas Mlle des Yeux Cernés pendant la mode des surnoms… Je l’observais tandis que vous parliez. Elle devenait rouge, puis blême, puis cramoisie. Elle n’a pas perdu un mot des abominables détails que vous nous avez laissé demander un à un, roué que vous êtes, comme si vous vouliez nous offrir la responsabilité du sujet et de ses développements. Ce soir-là, elle aurait donné plus que sa vertu pour avoir votre nécessaire. Si vous ne l’avez pas séduite le lendemain…

— Mlle de Vieux-Cernay ? Mais on ne la séduit qu’en songe.

— Taisez-vous, vous dites des horreurs… Et quand je pense à cette courte scène, quand je vois au faubourg M. Aimery Jouvelle tentant les jeunes filles dévotes vers les péchés les plus mortels, et à Ménilmontant, le même M. Aimery Jouvelle distribuant des machines à coudre aux ouvrières laborieuses, cela me paraît si imprévu, si extravagant, si drôle…

— Et vous ne connaissez qu’un de mes secrets. Que serait-ce si vous saviez les autres !

— Ne faites pas de diversion. Vous êtes découvert et c’est moi qui vous ai pris.

Pris par vous, Madame, je suis un lièvre trop heureux. Je demande à être dévoré. »

Mme Vannetty retroussa les lèvres et montra ses dents :

« Prenez garde ! »

Il fixa son regard sur elle avec une expression étrange, les paupières souriantes et la bouche fermée, un de ces regards par lesquels les hommes voient beaucoup plus loin que les femmes visées, plongent les yeux à travers tout un avenir très tendre, un avenir peut-être éternel, sur leur sein.

En cet éclair de songerie silencieuse, la pensée acquiert une rapidité extraordinaire, comparable à celle qui l’anime en rêve. Aimery regarda la jeune femme d’abord jusqu’au fond de l’esprit, par le bleu de ses yeux purs, larges et francs. Il la connut telle qu’elle était née. Puis il laissa errer son regard sur les cheveux blonds de ce blond véritable qu’on pourrait appeler le blond de France ; il admira le nez bien placé, la bouche fine et très douce à voir, les oreilles faites comme des chefs-d’œuvre ; puis sans aucune idée brutale ni même familière, mais se laissant aller au courant d’imagination l’entraînait, il dévêtit mentalement la jeune femme, ouvrit la robe, conçut la nudité longue et légère et toute blanche. Il se souvint des bras, des épaules, des seins qu’il avait vus un soir dans leur décolletage, mais dont la grâce lui apparaissait pour la première fois par la pensée. Le corps charmant de Mme Vannetty flotta un instant comme un songe auprès de sa réalité, puis disparut.

— J’étais amoureux de vous, Madame, dit Aimery, deux ans avant de vous rencontrer.

— Expliquez-moi ce miracle.

— Amoureux de votre prénom.

— De Psyché ?

— Psyché. »