Psyché/Deuxième Partie/Chapitre VII.

Slatkine reprints (p. 155-167).

VII

L’APOGÉE


Jusqu’à la semaine suivante, Psyché ne se décida pas à défaire ses malles, soit qu’elle hésitât à s’installer, soit qu’elle n’en eût pas le temps. Elle prenait au hasard son linge dans les casiers en désordre. Pour le reste, son sac de maroquin ouvert sur une table suffisait à sa toilette. Mais le septième jour, en présence d’Aimery, elle consentit enfin à suspendre ses robes, à faire respirer ses chapeaux.

Elle aurait préféré qu’il ne fût pas là, devant ces détails intimes. Par une inconséquence qu’elle ne raisonnait pas, l’offre d’elle-même dans l’obscurité la choquait moins que cette exposition de son trousseau en pleine lumière. Elle y consentit pourtant. Que n’eût-elle pas accordé ? La malle fut ouverte, les casiers tirés par leurs anses et déposés sur des meubles.

« Tenez, mon ami ! dit Psyché. Voyez si je partais pour l’Italie ! Voici ma grammaire ! »

Ils en rirent.

« Pauvre grammaire ! Je n’ai jamais pu la lire jusqu’au verbe. Le seul mot italien que je sache est celui que nous disent les enfants quand nous leur demandons le chemin, et qui ressemble à un cri d’oiseau : Cui ! Cui ! Cui ! »

Elle riait de tout.

« Mon vieux guide avec toutes ses notes ! J’avais seize ans. Je donnais des points aux statues. Celle-ci a une croix parce qu’elle est belle. Celle-ci deux croix parce qu’elle est très belle. Et celle-ci qui est magnifique, voyez donc comme elle est marquée !

— Je suis sûr que vous avez tenu un journal intime.

— Oui !… Je n’ose plus le relire et je n’ai jamais pu le brûler. Il est d’une naïveté incroyable. Je ne savais rien du tout de la vie et j’en parlais déjà comme un vieux philosophe. On a l’âme si simple à quinze ans ! tout ce qui n’est pas le mal, c’est le bien ; tout ce qui ne fait pas pleurer, fait rire.

— Mais j’ai encore cette âme-là !

— Vraiment ?

— Et j’espère bien que vous la retrouverez, s’il est vrai que vous l’ayez perdue ! La tristesse intime, c’est le doute, l’esprit critique, l’hésitation à sentir et à juger. Ayons quinze ans ! Tranchons nos opinions ! Disons : ceci est criminel, et cela est sublime ; cette statue est hideuse et celle-là est admirable ; hier j’étais désespéré, aujourd’hui je suis fou de joie ! Voilà des phrases criées par des cœurs heureux !

— Tu as raison. Je t’aime ainsi.

— Pour rien au monde je ne voudrais avoir l’esprit critique ! Le visage de ceux qui le possèdent suffit à m’en dégoûter.

— Tu es la jeunesse. Tu me révèles la mienne. À vingt-deux ans je me sentais vieille, mais si vieille, si désenchantée, si prête à mourir quand Dieu le voudrait !… Et puis tu es venu, te voici, et tout a disparu de ma mémoire entre mon journal d’enfant et mon arrivée à la Belle-au-Bois. Je crois de plus en plus que j’ai rêvé dans la tour.

— Certainement. Je te l’ai déjà dit.

— D’ailleurs… Psyché Vannetty…

— C’est ton nom de jeune fille.

— Tu vois bien ! »

Elle prit sa jupe avec quatre doigts comme pour faire une révérence :

« Et cette robe de pensionnaire ! Je suis une jeune fille enlevée aux siens par des artifices ténébreux, séquestrée dans un parc lointain, privée de défense et même de volonté !…

— Une pauvre adolescente ravie par un coupable séducteur.

— Frappée de suggestion…

— Ensorcelée…

— Et si c’était vrai ? »

Aimery répondit sans sourire :

« Il n’y a qu’un moyen de le savoir, c’est de chercher la marque.

— Quelle marque ?

— La marque du sorcier. Quand une personne est ensorcelée, sa peau est insensible en un point qu’il s’agit de trouver. »

Et il lui baisa le front, les yeux, la bouche, demandant chaque fois :

« Est-ce ici ? »

Et Psyché répondait :

« Non. »

Il lui baisa la nuque, lui caressa l’épaule, pressa la main tiède à ses lèvres :

« Est-ce ici ?

— Ne cherche pas, dit-elle à mi-voix, je suis tout entière sensible. »


Les malles défaites, Psyché se retira pour changer de costume et elle mit avec intention la robe grise à parements blancs qu’elle portait aux Buttes-Chaumont à l’heure où sa vie étonnée avait pris une autre route.

Le jeune homme la reconnut. Psyché en fut contente et jeta un coup d’œil involontaire sur son corsage. Entre elle et lui, sitôt après leur premier échange d’émotions, il y avait déjà des souvenirs, déjà un passé. Cette robe était la dernière qu’elle eût portée avant sa fuite, la dernière qui ne se fût point ouverte. Ses plis droits et ses bandes de drap blanc semblaient avoir gardé de la scène un caractère de chasteté. En revoyant la forme de la jupe, Aimery se rappelait des phrases entières que Psyché lui avait dites et qui allaient s’effacer de sa mémoire. Par une simple association d’idées, la robe à son tour répétait symboliquement le rôle de la résistance. Il semblait qu’ainsi vêtue, Psyché ne pouvait que répondre : « Non, Je ne vous suivrai pas. Je ne vous céderai jamais. »

Et comme, étant sortis, ils pénétraient de nouveau sous les allées couvertes du parc toujours solitaire, Aimery eut l’impression secrète que Psyché n’était pas encore toute à lui, parce que sa robe grise n’avait pas cédé. D’abord il douta si cette allusion l’exaltait ou le glaçait. Puis il se rapprocha et mit son bras gauche autour de la jeune femme pour l’entraîner plus vite.

De jour en jour le sentiment qu’il éprouvait pour elle se teintait de sensualité. Celui qu’elle lui rendait, bien qu’un peu plus vague, suivait de loin le même détour.

« Psyché, lui dit-il, si je faisais des vers sur vous, je vous comparerais à une statue par un crépuscule du matin. Le premier rayon du jour n’éclaire que les cheveux et les yeux du marbre. C’est tout ce que j’aimais de vous quand je vous adorais et que vous me repoussiez. Et puis, vous m’avez donné vos lèvres : tout s’est éclairé jusque-là. Et puis la lumière, lentement, est descendue jusqu’à tes pieds.

— Aimery, ne le dis pas.

— Et aujourd’hui cette robe m’est insupportable.

— Chut ! »

Affectueusement, elle lui ferma la bouche.

« La statue du poème n’est donc pas habillée ?

— Non.

— Alors, ce n’est pas la statue du Jour ; c’est à peine celle de la Nuit. »

Mais elle ne put murmurer sa phrase sans qu’une ondulation chaude comme un souvenir voluptueux ne fît monter en elle et jusqu’à sa nuque la réponse du corps à l’esprit.

Aimery avait ressenti le mouvement dans l’étreinte légère de son bras.

« Et pourquoi, dit-il, ne serait-ce pas l’image du Jour ? L’amour seul se plaît aux ombres. La beauté est le don du soleil. Viens. Sais-tu ce qu’enferme cette porte ? C’est le jardin secret du parc. La voici ouverte et reclose derrière nous. Où nous sommes arrivés, personne au monde ne peut plus te suivre ni t’épier. Il n’est pas de maison forte ni de chambre verrouillée qui soit mieux défendue que ce labyrinthe vert entouré de murailles. Voici la source de la rivière qui traverse tout le domaine. Le soleil est brûlant. C’est presque un jour d’été… »

Psyché ne lui laissa pas le temps d’achever. Non. C’était pour elle une chose impossible. Elle le suppliait de n’y plus penser. Une inquiétude aimante animait ses yeux tandis qu’elle lui parlait avec des caresses, les mains aux joues, la bouche presque sur la bouche : elle ne voulait rien lui refuser, et surtout ne lui faire aucune peine, mais se dévoiler au soleil, oh ! non ! non ! Quelque chose d’insurmontable l’empêchait de lui accorder cela. Et dès qu’elle eut reçu d’Aimery un sourire qui n’insistait plus, elle se mit à parler des bois et des fleurs et de la source bleue dont le bruit couvrait sa voix, et du printemps chaque jour plus tendre et de sa joie d’aimer avec toute la nature. On eût dit qu’elle cherchait bien vite à distraire Aimery par un autre enthousiasme pour chasser de son esprit l’idée malheureuse qui s’y était égarée.

Puis elle consentit à revoir la Tour ; et là, dans la chambre obscurcie, quand les rideaux fermés eurent enfin rassuré son goût pour le mystère, elle eut une sorte de soulagement à voir qu’Aimery ne la chérissait pas moins pour n’avoir pas obtenu d’elle ce qu’elle ne pouvait lui donner.

La robe grise fut vaincue sans lutte. Son inviolabilité s’évanouit avec le jour. Psyché ne résistait plus qu’à la lumière du ciel. Dans l’ombre elle était désarmée.

Reconnaissante d’avoir été obéie, elle se donna selon son cœur, avec un élan d’affection qu’elle n’avait pas encore manifesté si vif. Aimery la vit franchir un degré de plus vers l’émotion suprême des sens. Dans ses bras où elle restait auparavant silencieuse et comme recueillie sous la volupté, elle osa enfin rompre le silence, crier son amour, presque son plaisir.

Aimery l’écoutait dans un songe. Elle parlait, d’une voix vague et faible, respirait entre les mots, tournait la tête sans détourner le regard.

Entre deux étreintes, elle lui dit, la tête couchée dans ses cheveux :

« Des choses que je n’avais jamais comprises… des phrases s’éclairent… des mots changent de sens… Tu m’avais promis le Sang merveilleux qui révèle le chant des Oiseaux… Il me semble que j’entends pour la première fois le langage étrange de l’Amour… Ces ardeurs, ces feux, ces flammes, c’était pour moi une langue inintelligible, que je croyais sotte et surannée… On ne brûle pas pour quelqu’un, me disais-je… Et comment nommer ce que j’éprouve si ce n’est pas brûler, brûler… »

Elle ferma ses bras.

« Et ce cœur bondissant qui bat ma poitrine, que te donnerais-je Aimery, si je ne te le donnais pas ! »

Ils se réenlacèrent et ne parlèrent plus, leurs lèvres s’étant unies. S’il est dans la vie de quelques amants un sommet, une apogée, un instant incomparable où tout à coup le bonheur se pose, Aimery et Psyché connurent ce miracle en cet instant de ce jour-là, et rien que la mort ne put le leur faire oublier.


Le soir du même jour, Psyché resta seule plus d’une heure. Elle s’était allongée sur un lit de repos dans le boudoir de son appartement. Endormie, éveillée, rêvante à la fois, elle se sentait anéantie, mais prise par un tel calme de l’esprit et des sens que jamais elle n’avait rien connu d’aussi doux. Plus de désirs, plus de pensée : une sérénité délicieuse répandue en elle, vaste comme le ciel dans l’eau immobile. Ah ! l’inexprimable Paix ! « Je suis heureuse… je suis heureuse… » Elle n’osait plus bouger ni rouvrir les yeux de peur de faire fuir le bonheur attardé le long de sa rêverie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .


Et pourtant elle se leva… Aimery ? Où était-il ? Tout ce qu’elle avait éprouvé, lui aussi avait dû le ressentir. Elle et lui n’étaient qu’une chair et qu’un frisson. Elle ne voulait pas être heureuse sans lui… Aimery ?… Elle le chercha pour ne plus le quitter.

Une lampe à la main elle entra doucement dans une petite pièce écartée où elle avait coutume d’écrire et sur la table elle vit une page dont l’encre était encore fraîche ; c’étaient des stances, des vers… Psyché… Le premier mot était son nom.

Elle lut en se penchant :


Psyché, ma sœur, écoute immobile, et frissonne…
Le bonheur vient, nous touche et nous parle à genoux.
Pressons nos mains. Sois grave Écoute encor… Personne
N’est plus heureux ce soir, n’est plus divin que nous.

Une immense tendresse attire à travers l’ombre
Nos yeux presque fermés. Que reste-t-il encor
Du baiser qui s’apaise et du soupir qui sombre ?
La vie a retourné notre sablier d’or.

C’est notre heure éternelle, éternellement grande,
L’heure va survivre à ce fragile amour
Comme un voile embaumé de rose et de lavande
Conserve après cent ans la jeunesse d’un jour.

Plus tard, ô ma Psyché, quand des nuits étrangères
Auront passé sur vous qui ne m’attendrez plus,
Quand d’autres, s’il se peut, amie aux mains légères,
Jaloux de mon prénom, toucheront vos pieds nus,

Rappelez-vous qu’un soir nous vécûmes ensemble
L’heure unique, où les Dieux accordent, un instant
À la tête qui penche, à l’épaule qui tremble
L’esprit pur de la vie en fuite avec le temps,

Rappelez-vous qu’un soir, couchés sur notre couche,
En caressant nos doigts frémissante de s’unir
Nous avons échangé de la bouche à la bouche
La perle impérissable où dort le Souvenir.


Depuis la troisième strophe, Psyché avait pâli.

« Ce fragile amour… Plus tard… Vous ne m’attendrez plus… D’autres… Rappelez-vous… Le Temps… Le Souvenir… »

La feuille trembla dans ses mains blanches.

« Ce n’est pas vrai… Ce n’est pas lui ! Ce n’est pas lui qui a écrit cela ! »

Puis une atroce angoisse la saisit au sein. Elle se laissa tomber, les bras sur la table, les yeux sur le bras, secouée de sanglots, reprise à jamais par la main de la Douleur. Et plus faible, plus défaillante que si elle eût pleuré ses larmes sur les cendres de son amant, elle répétait de sa voix désespérée :

« Il ne m’aime plus… Mon Dieu ! il ne m’aime déjà plus. »