Proverbes dramatiques/Les deux Anglais

Proverbes dramatiquesLejaytome I (p. 11-20).


LES
DEUX ANGLOIS.

DEUXIEME PROVERBE.


PERSONNAGES.


MILORD WITTHAM, en habit gris ou rouge, avec des brandebourgs noirs, & un grand chapeau uni, une cravate, perruque noire, & sans manchettes.
MILORD HENRI, en frac, avec des boutons d’acier, & un chapeau uni, cravate, cheveux plats, & sans manchettes.


La Scène est dans un Café.

Scène premiere.


WITTHAM se promene en rêvant tristement. HENRI se promene de même, & heurte Wittham en le rencontrant.
WITTHAM.

Vous pouvez vous promener, ainsi que moi, Monsieur ; mais vous me poussez trop fort, & cela est fort mal fait

HENRI.

Hé bien, Monsieur, tuez moi, si vous le trouvez mauvais, cela m’est fort égal ; vous me ferez même grand plaisir ; parce que dans le moment, je vais me jeter dans la riviere.

WITTHAM.

Vous allez vous jeter dans la riviere ?

HENRI.

Oui, Monsieur.

WITTHAM.

Et moi aussi, Monsieur.

HENRI.

Vous ?

WITTHAM.

Oui, je vous dis ; mais je trouve fort extraordinaire que vous, vous y alliez aussi.

HENRI.

Je ne vois pas pourquoi ; je suis maître de faire ce qu’il me plaît, apparemment ?

WITTHAM.

Sûrement ; je ne dispute pas sur la liberté ; mais je trouve seulement que vous êtes bien jeune pour cela.

HENRI.

Monsieur, je crois que l’âge ne fait rien ; puisque je n’en suis pas moins malheureux.

WITTHAM.

Et pourquoi, malheureux ?

HENRI.

J’ai tout perdu, je n’ai point d’autre ressource que la mort.

WITTHAM.

Tout perdu ; ce n’est pas un malheur, je voudrois être comme vous : je suis embarassé avec tout mon bien, cela il m’ennuie, je ne sais plus que faire, je veux finir cet embarras-là, en me noyant.

HENRI.

Ce n’est pas seulement de l’argent que je perds ; c’est un bonheur dont rien il ne peut me consoler.

WITTHAM.

Je ne comprends pas bien quel bonheur dont vous parlez ; j’ai connu tout ce qu’on appelle bonheur, ils n’en sont point.

HENRI.

Et l’amour, Monsieur ?

WITTHAM.

L’amour ? oui, j’ai entendu parler ; mais je n’ai point trouvé de bon. Il y a long-temps que je n’en connois plus.

HENRI.

Ah ! Monsieur, si vous connoissiez Lady…

WITTHAM.

Vous dites, Lady ?…

HENRI.

Permettez-moi de ne vous la pas nommer.

WITTHAM.

Comme il vous plaît.

HENRI.

Il y a deux mois que je vis Lady à la campagne, chez une de les parentes, j’eus le bonheur de lui plaire ; son pere est très-riche, & sans bien, je ne puis me présenter à lui pour épouser sa fille, sur-tout ne le connoissant pas.

WITTHAM.

Pourquoi ?

HENRI.

Parce que le vaisseau qui portoit tout ce que je possédois à la Jamaïque, vient de périr.

WITTHAM.

Et pour cela, vous allez vous noyer ?

HENRI.

Sûrement, il vaut mieux finir que de vivre dans le désespoir.

WITTHAM.

Ce n’est point une bonne raison pour mourir, je vous dis ; il faut être sûr qu’on ne sera plus heureux.

HENRI.

Et en puis-je douter ?

WITTHAM.

Sûrement, je réponds pour vous ; si c’est du bien qu’il vous faut, j’en ai beaucoup trop, je vous dis, & je vous donne la moitié pour que vous ayez votre Lady, il en restera encore plus qu’il ne faut à ma fille pour la marier ; & le père de votre Lady, il a tort de vouloir un gendre riche.

HENRI.

Quel excès de générosité !

WITTHAM.

Non, je ne suis point généreux ; au contraire, je voudrois avoir trouvé un gendre comme vous, qui voulût se charger du poids des affaires que le bien entraîne, je lui donnerois ma fille tout présentement.

HENRI.

Ah, que Milord Wittham ne pense-t-il comme vous !

WITTHAM.

Que dites-vous de Milord Wittham ? prenez garde.

HENRI.

C’est le père de Lady Sophie, que j’aime.

WITTHAM.

Milord Wittham ? hé bien, je suis Milord Wittham, & je trouve fort mal que vous pensiez de moi comme vous avez dit.

HENRI.

Ah ! Milord, je vous demande pardon, je ne vous connoissois pas.

WITTHAM.

Ce n’est point là une raison pour mal penser des gens ; je ne sais point votre nom, & je n’en suis pas capable pour cela à mal penser de vous.

HENRI.

Je me nomme Henri.

WITTHAM.

Vous êtes fils de Milord Williams ?

HENRI.

Oui, Milord : vous a-t-il été connu ?

WITTHAM.

Sûrement ; il m’a donné, à Boston, cinq coups d’épée, dont j’ai été fort long-temps malade.

HENRI, à part.

Que je suis malheureux !

WITTHAM.

Mais c’étoit un brave homme, un peu toris ; & j’ai toujours été son ami depuis. Allons, je vous donne ma fille & tout mon bien, si vous voulez accepter.

HENRI.

Quoi ! vous consentiriez ?…

WITTHAM.

Oui, je vous dis, à condition que vous prenez tout le bien & que je ne fais plus aucun calcul, que je n’en entends plus parler ; pour lors je retourne avec vous à Londres.

HENRI.

Quels remerciemens !… vous me donnez Sophie ! j’en mourrai de joie.

WITTHAM.

Vous voyez bien que vous n’étiez pas encore dans le moment de mourir dans la rivière.

HENRI.

Que ne vous devrai-je pas !

WITTHAM.

C’est de l’embarras que je vous donne, & non pas un présent ; & avec vous & ma fille, je veux vivre encore, & je serai plus content si vous le devenez. Allons, partons sur le moment, sans perdre plus de temps.


Fin du second Proverbe.

Explication du Proverbe :

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2. Il ne faut pas jeter le manche après la cognée.