Proudhon - Du Principe fédératif/Avant-propos

E. Dentu, libraire-éditeur (p. v-xviii).


AVANT-PROPOS




Quand, il y a quelques mois, à propos d’un article sur l’Italie dans lequel je défendais la fédération contre l’unité, les journaux belges m’accusèrent de prêcher l’annexion de leur pays à la France, ma surprise ne fut pas médiocre. Je ne savais auquel croire, d’une hallucination du public ou d’un guet-apens de la police, et mon premier mot fut de demander à mes dénonciateurs s’ils m’avaient lu ; dans ce cas, si c’était sérieusement qu’ils me faisaient un pareil reproche. On sait comment se termina pour moi cette incroyable querelle. Je ne m’étais pas pressé, après un exil de plus de quatre ans, de profiter de l’amnistie qui m’autorisait à rentrer en France ; je déménageai brusquement.

Mais lorsque, de retour au pays, j’ai vu, et sur le même prétexte, la presse démocratique m’accuser d’abandonner la cause de la Révolution, crier contre moi, non plus à l’annexionniste, mais à l’apostat, j’avoue que ma stupéfaction a été au comble. Je me suis demandé si j’étais un Épiménide sorti de sa caverne après un siècle de sommeil, ou si par hasard ce n’était pas la démocratie française elle-même qui, emboîtant le pas du libéralisme belge, avait subi un mouvement rétrograde. Il me semblait bien que fédération et contre-révolution ou annexion étaient termes incompatibles mais il me répugnait de croire à la défection en masse du parti auquel je m’étais jusqu’alors rattaché, et qui, non content de renier ses principes, allait, dans sa fièvre d’unification, jusqu’à trahir son pays. Devenais-je fou, ou le monde s’était-il à mon insu mis à tourner en sens contraire ?

Comme le rat de Lafontaine,

Soupçonnant là-dessous encor quelque machine,

je pensai que le parti le plus sage était d’ajourner ma réponse et d’observer, pendant quelque temps, l’état des esprits. Je sentais que j’allais avoir à prendre une résolution énergique, et j’avais besoin, avant d’agir, de m’orienter sur un terrain qui, depuis ma sortie de France, me semblait avoir été bouleversé, et où les hommes que j’avais connus m’apparaissaient avec des figures étranges.


Où en est aujourd’hui le peuple français, me demandais-je ? Que se passe-t-il dans les différentes classes de la Société ? Quelle idée a germé dans l’opinion, et de quoi rêve la masse ? Où va la nation ? où est l’avenir ? Qui suivons-nous, et par quoi jurons-nous ?…


J’allais ainsi, interrogeant hommes et choses, cherchant dans l’angoisse et ne recueillant que des réponses désolées. Que le lecteur me permette de lui faire part de mes observations : elles serviront d’excuse à une publication dont j’avoue que l’objet est fort au-dessus de mes forces.


J’ai d’abord considéré la classe moyenne, ce qu’on appelait autrefois bourgeoisie, et qui ne peut plus désormais porter ce nom. Je l’ai trouvée fidèle à ses traditions, à ses tendances, à ses maximes, bien que s’avançant d’un pas accéléré vers le prolétariat. Que la classe moyenne redevienne maîtresse d’elle-même et du Pouvoir ; qu’elle soit appelée à se refaire une Constitution selon ses idées et une politique selon son cœur, et l’on peut prédire à coup sûr ce qui arrivera. Abstraction faite de toute préférence dynastique, la classe moyenne reviendra au système de 1814 et de 1830, sauf peut-être une légère modification concernant la prérogative royale, analogue à l’amendement fait à l’article 14 de la Charte, après la révolution de juillet. La monarchie constitutionnelle, en un mot, voilà quelle est encore la foi politique et le vœu secret de la majorité bourgeoise. Voilà la mesure de la confiance qu’elle a en elle-même ; ni sa pensée ni son énergie ne vont au delà. Mais, justement à cause de cette prédilection monarchiste, la classe moyenne, bien qu’elle ait de nombreuses et fortes racines dans l’actualité, bien que, par l’intelligence, la richesse, le nombre, elle forme la partie la plus considérable de la nation, ne peut être considérée comme l’expression de l’avenir ; elle se révèle comme le parti par excellence du statu quo, elle est le statu quo en personne.


J’ai jeté ensuite les yeux sur le gouvernement, sur le parti dont il est plus spécialement l’organe, et, je dois le dire, je les ai trouvés l’un et l’autre au fond toujours les mêmes, fidèles à l’idée napoléonienne, malgré les concessions que leur arrachent, d’un côté l’esprit du siècle, de l’autre l’influence de cette classe moyenne, en dehors de laquelle et contre laquelle aucun gouvernement n’est possible. Que l’Empire soit rendu à toute la franchise de sa tradition, que sa puissance soit égale à sa volonté, et demain nous l’aurons avec les splendeurs de 1804 et 1809 les frontières de 1812 ; nous reverrons le troisième Empire d’Occident avec ses tendances à l’universalité et son autocratie inflexible. Or, précisément à cause de cette fidélité à son idée, l’Empire, bien qu’il soit l’actualité même, ne peut pas se dire l’expression de l’avenir, puisqu’en s’affirmant comme conquérant et autocratique, il nierait la liberté, puisque lui-même, en promettant un couronnement à l’édifice, s’est posé comme gouvernement de transition. L’Empire, c’est la paix, a dit Napoléon III. Soit ; mais alors comment l’Empire n’étant plus la guerre, ne serait-il pas le statu quo ?


J’ai vu l’Église, et je lui rends volontiers cette justice : elle est immuable. Fidèle à son dogme, à sa morale, à sa discipline, comme à son Dieu, elle ne fait de concession au siècle que sur la forme ; elle n’en adopte pas l’esprit, elle ne marche point avec lui. L’Église sera l’éternité, si vous voulez, la plus haute formule du statu quo : elle n’est pas le progrès ; elle ne saurait être l’expression de l’avenir.


De même que la classe moyenne et les partis dynastiques, de même que l’Empire et l’Église, la Démocratie est aussi du présent ; elle en sera tant qu’il existera des classes supérieures à elle, une royauté et des aspirations nobiliaires, une Église et un sacerdoce ; tant que le nivellement politique, économique et social ne sera pas accompli. Depuis la Révolution française, la Démocratie a pris pour devise Liberté, Égalité. Comme, par sa nature et sa fonction, elle est le mouvement, la vie, son mot d’ordre était : En avant ! La Démocratie pouvait donc se dire, et seule elle peut être l’expression de l’avenir ; c’est, en effet après la chute du premier Empire et lors de l’avénement de la classe moyenne, ce que le monde a cru. Mais pour exprimer l’avenir, pour réaliser les promesses, il faut des principes, un droit, une science, une politique, toutes choses dont la Révolution semblait avoir posé les bases. Or, voici que, chose inouïe, la Démocratie se montre infidèle à elle-même ; elle a rompu avec ses origines, elle tourne le dos à ses destinées. Sa conduite depuis trois ans a été une abdication, un suicide. Sans doute elle n’a pas cessé d’être du présent : comme parti d’avenir, elle n’existe plus. La conscience démocratique est vide : c’est un ballon dégonflé, que quelques coteries, quelques intrigants politiques se renvoient, mais que personne n’a le secret de retendre. Plus d’idées : à leur place, des fantaisies romanesques, des mythes des idoles. 89 est au rancart, 1848 aux gémonies. Du reste, ni sens politique, ni sens moral, ni sens commun ; l’ignorance au comble, l’inspiration des grands jours totalement perdue. Ce que la postérité ne pourra croire, c’est que parmi la multitude de lecteurs que défraie une presse favorisée, il en est à peine un sur mille qui se doute, même d’instinct, de ce que signifie le mot de fédération. Sans doute, les annales de la Révolution ne pouvaient ici nous apprendre grand’chose ; mais enfin l’on n’est pas le parti de l’avenir pour s’immobiliser dans les passions d’un autre âge, et c’est le devoir de la Démocratie de produire ses idées, de modifier en conséquence son mot d’ordre. La Fédération est le nom nouveau sous lequel la Liberté, l’Égalité, la Révolution avec toutes ses conséquences, ont apparu, en l’année 1859, à la Démocratie. Libéraux et démocrates n’y ont vu qu’un complot réactionnaire !…


Depuis l’institution du suffrage universel, la Démocratie, considérant que son règne était venu, que son gouvernement avait fait ses preuves, qu’il n’y avait plus à discuter que le choix des hommes, qu’elle était la formule suprême de l’ordre, a voulu se constituer à son tour en parti de statu quo. Elle n’est pas, tant s’en faut, maîtresse des affaires, que déjà elle s’arrange pour l’immobilisme. Mais que faire quand on s’appelle la Démocratie, qu’on représente la Révolution et qu’on est arrivé à l’immobilisme ? La Démocratie a pensé que sa mission était de réparer les antiques injustices, de ressusciter les nations meurtries, en un mot, de refaire l’histoire ! C’est ce qu’elle exprime par le mot Nationalité écrit en tête de son nouveau programme. Non contente de se faire parti de statu quo, elle s’est faite parti rétrograde. Et comme la Nationalité, telle que la comprend et l’interprète la Démocratie, a pour corollaire l’Unité, elle a mis le sceau à son abjuration, en se déclarant définitivement pouvoir absolu, indivisible et immuable.


La Nationalité et l’Unité, voilà donc quelle est aujourd’hui la foi, la loi, la raison d’État, voilà quels sont les dieux de la Démocratie. Mais la Nationalité pour elle n’est qu’un mot, puisque dans la pensée des démocrates elle ne représente que des ombres. Quant à l’Unité, nous verrons, dans le cours de cet écrit, ce qu’il faut penser du régime unitaire. Mais je puis dire en attendant, à propos de l’Italie et des remaniements dont la carte politique de ce pays a été l’objet, que cette unité pour laquelle se sont pris d’un si vif enthousiasme tant de soi-disant amis du peuple et du progrès, n’est autre chose, dans la pensée des habiles, qu’une affaire, une grosse affaire, moitié dynastique et moitié bancocratique, vernissée de libéralisme, couperosée de conspiration, et à laquelle d’honnêtes républicains, mal renseignés ou pris pour dupes, servent de chaperons.


Telle démocratie, tel journalisme. Depuis l’époque où je flétrissais, dans le Manuel du spéculateur à la Bourse, le rôle mercenaire de la presse, ce rôle n’a pas changé ; elle n’a fait qu’étendre le cercle de ses opérations. Tout ce qu’elle possédait autrefois de raison, d’esprit, de critique, de savoir, d’éloquence, s’est résumé, sauf de rares exceptions, dans ces deux mots que j’emprunte au vocabulaire du métier : Éreintement et Réclame. L’affaire italienne ayant été commise aux journaux, ni plus ni moins que s’il se fût agi d’une société en commandite, ces estimables carrés de papier, comme une claque qui obéit au signal du chef, commencèrent par me traiter de mystificateur, de jongleur, de bourbonnien, de papalin, d’Érostrate, de renégat, de vendu : j’abrége la kyrielle. Puis, prenant un ton plus calme, ils se mirent à rappeler que j’étais l’irréconciliable ennemi de l’Empire et de tout gouvernement, de l’Église et de toute religion, comme aussi de toute morale ; un matérialiste, un anarchiste, un athée, une sorte de Catilina littéraire sacrifiant tout, pudeur et bon sens, à la rage de faire parler de lui, et dont la tactique désormais éventée était, en associant sournoisement la cause de l’Empereur à celle du Pape, les poussant tous deux contre la démocratie, de perdre les uns par les autres tous les partis et toutes les opinions, et d’élever un monument à mon orgueil sur les ruines de l’ordre social. Tel a été le fond des critiques du Siècle, de l’Opinion nationale, de la Presse, de l’Écho de la Presse, de la Patrie, du Pays, des Débats : j’en omets, car je n’ai pas tout lu. On a rappelé, à cette occasion, que j’avais été la principale cause de la chute de la République ; et il s’est trouvé des démocrates assez ramollis du cerveau pour me dire à l’oreille que pareil scandale ne se renouvellerait pas, que la démocratie était revenue des folies de 1848, et que le premier à qui elle destinait ses balles conservatrices, c’était moi.


Je ne voudrais point paraître attribuer à des violences ridicules, dignes des feuilles qui les inspirent, plus d’importance qu’elles n’en méritent ; je les cite comme influence du journalisme contemporain et témoignage de l’état des esprits. Mais si mon amour-propre d’individu, si ma conscience de citoyen est au-dessus de pareilles attaques, il n’en est pas de même de ma dignité d’écrivain interprète de la Révolution. J’ai assez des outrages d’une démocratie décrépite et des avanies de ses journaux. Après le 10 décembre 1848, voyant la masse du pays et toute la puissance de l’État tournées contre ce qui me semblait être la Révolution, j’essayai de me rapprocher d’un parti qui, s’il était dépourvu d’idées, valait encore par le nombre. Ce fut une faute, que j’ai amèrement regrettée, mais dont il est encore temps de revenir. Soyons nous-mêmes, si nous voulons être quelque chose ; formons, s’il y a lieu, avec nos adversaires et nos rivaux, des fédérations, jamais de fusions. Ce qui m’arrive depuis trois mois m’a décidé, et sans retour. Entre un parti tombé en romantisme, qui dans une philosophie du droit a su découvrir un système de tyrannie, et dans les manœuvres de l’agiotage un progrès ; pour qui les mœurs de l’absolutisme sont vertu républicaine, et les prérogatives de la liberté une révolte ; entre ce parti-là, dis-je, et l’homme qui cherche la vérité de la Révolution et sa justice, il ne peut y avoir rien de commun. La séparation est nécessaire, et, sans haine comme sans crainte, je l’accomplis.


Pendant la première révolution, les Jacobins, éprouvant de temps à autre le besoin de retremper leur société, exécutaient sur eux-mêmes ce qu’on appelait alors une épuration. C’est à une manifestation de ce genre que je convie ce qui reste d’amis sincères et éclairés des idées de 89. Assuré du concours d’une élite, comptant sur le bon sens des masses, je romps, pour ma part, avec une faction qui ne représente plus rien. Dussions-nous n’être jamais qu’une centaine, c’est assez pour ce que j’ose entreprendre. De tout temps la vérité a servi ses persécuteurs ; quand je devrais tomber victime de ceux que je suis décidé à combattre, j’aurai du moins la consolation de penser qu’une fois ma voix étouffée ma pensée obtiendra justice, et que tôt ou tard mes propres ennemis seront mes apologistes.


Mais que dis-je ? Il n’y aura ni bataille ni exécution : le jugement du public m’a d’avance justifié. Le bruit n’a-t-il pas couru, répété par plusieurs journaux, que la réponse que je publie en ce moment aurait pour titre Les Iscariotes ?… Il n’est telle justice que celle de l’opinion. Hélas ! ce serait à tort que je donnerais à ma brochure ce titre sanglant, pour quelques-uns trop mérité. Depuis deux mois que j’étudie l’état des âmes, j’ai pu m’apercevoir que si la démocratie fourmille de Judas, il s’y trouve bien davantage encore de saints Pierre, et j’écris pour ceux-ci autant au moins que pour ceux-là. J’ai donc renoncé à la joie d’une vendetta ; je me tiendrai pour très-heureux si, comme le coq de la Passion, je puis faire rentrer en eux-mêmes tant de faibles courages, et leur restituer avec la conscience l’entendement.


Puisque, dans une publication dont la forme était plutôt littéraire que didactique, on a affecté de ne pas saisir la pensée qui en était l’âme, je suis forcé de revenir aux procédés de l’école et d’argumenter dans les règles. Je divise donc ce travail, beaucoup plus long que je n’eusse voulu, en trois parties : la première, la plus importante pour mes ex-coreligionnaires politiques, dont la raison est en souffrance, aura pour objet de poser les principes de la matière ; — dans la seconde, je ferai l’application de ces principes à la question italienne et à l’état général des affaires, je montrerai la folie et l’immoralité de la politique unitaire ; — dans la troisième, je répondrai aux objections de ceux de Messieurs les journalistes, bienveillants ou hostiles, qui ont cru devoir s’occuper de mon dernier travail, et je ferai voir par leur exemple le danger que court la raison des masses, sous l’influence d’une théorie destructive de toute individualité.


Je prie les personnes, de quelque opinion qu’elles soient, qui, tout en rejetant plus ou moins le fond de mes idées, ont accueilli mes premières observations sur l’Italie avec quelque égard, de me continuer leur sympathie. Il ne tiendra pas à moi, dans le chaos intellectuel et moral où nous sommes plongés, à cette heure où les partis ne se distinguent, comme les chevaliers qui combattaient dans les tournois, que par la couleur de leurs rubans, que les hommes de bonne volonté, venus de tous les points de l’horizon, ne trouvent enfin une terre sacrée sur laquelle ils puissent au moins se tendre une main loyale et parler une langue commune. Cette terre est celle du Droit, de la Morale, de la Liberté, du respect de l’Humanité en un mot, dans toutes ses manifestations, Individu, Famille, Association, Cité ; terre de la pure et franche Justice, où fraternisent, sans distinction de partis, d’écoles ni de cultes, de regrets ni d’espérance, toutes les âmes généreuses. Quant à cette fraction délabrée de la démocratie, qui a cru me faire honte de ce qu’elle appelle les applaudissements de la presse légitimiste, cléricale et impériale, je ne lui dirai pour le moment qu’un mot, c’est que la honte, si honte il y a, est toute pour elle. C’était à elle de m’applaudir : le plus grand service que je puisse lui rendre sera de le lui avoir prouvé.