Prostitués/X/Laurent Tailhade

(p. 303-316).

Je salue en Laurent Tailhade le moraliste parnassien.

Il y a une morale parnassienne, comme il y a une morale romantique et une morale classique. La morale est l’autre face de l'esthétique. Elle est l’esthétique du geste ; toujours elle exige « que le geste soit beau. » Mais nos opinions sur la beauté sont diverses. La morale du boutiquier approuve le geste utile, comme son esthétique admire un canal ou un chemin de fer. Avant que d’écrire ou d’agir, le classique apprend à penser, et geste ou parole lui semblent beaux qui expriment directement et clairement le pouvoir absolu de la raison. Morale romantique, tu es le triomphe joyeux et hurlant du passionné et de l’excessif. Le Parnasse, réaction contre le romantisme, revient vers le classicisme ; mais il reste superficiel. Prenant pour laideur toute beauté expressive et insoucieux de régler ou d’exalter le dedans, il aime dans le geste, non ce qu’il peut révéler de calme noblesse ou de générosité fougueuse, mais la seule beauté précise et presque immobile de la ligne. Il est très exigeant pour l’extérieur, qui seul lui importe et, si l’agitation romantique et le tremblement énorme du panache le font sourire, la raison classique lui semble manquer un peu de relief.

En morale comme en critique, le classique estime ou blâme. Le romantique s’extasie ou s’indigne, « admire comme une brute » ou brandit un fouet ivre. Le parnassien, qui a peu de motifs d’agir, est surtout un puriste et un abstentionniste ; il dit des mépris en ironies savantes et aiguisées. L’expression claire suffit au classique. La phrase romantique se gonfle de passion, s’agite en violences, éclate de couleurs ; mais toujours, même lorsqu’elle hurle les pires souffrances ou rugit les plus extrêmes colères, ses harmoniques disent la joie de ne point parler bourgeoisement. Le parnassien est un pharisien ; lui aussi se satisfait à se sentir différent ; il jouit de l'impeccabilité et du relief de sa correction et son expression cherchée laisse voir ce plaisir vaniteux.

La syntaxe de Laurent Tailhade est d’un dessin net et arrêté. Sa simplicité presque classique ordonne en harmonie la richesse laborieuse et composite du vocabulaire. Les mots sont extraits de partout, du vieux français, des dialectes occitans, du latin surtout. Quelquefois, Tailhade pille trop à la fois, se pare de trop de strass différents, s’applique trop à nous paraître « quelque chose d’estomirande qui, tout d’abord, fait issir dans les entrailles une copieuse vérécundie. » Le plus souvent, son opulence artificielle, et prétentieuse un peu, ne nous choque pas, nous amuse plutôt par l’habileté précieuse avec laquelle les cailloux jolis sont taillés, tels des diamants. Comme Banville, Tailhade est un parnassien fantaisiste parce qu’il est un romantique impuissant : il remplace par de l’étrangeté qui s’amuse et qui veut étonner, la couleur et l’abondance spontanée qui lui manquent. Cet occitan agressif est un romantique par l’élan intérieur ; la mode du jour et la pauvreté de sa nature le retiennent parnassien. Chez lui, morale et esthétique sont d’accord avec la faiblesse roidie du tempérament, en lutte avec le désir profond et inavoué. Une des rares phrases mal faites qu’on rencontre dans ses livres vante chez je ne sais plus quel écrivain « une verve amère dont le contour un peu sec de sa phrase permet de savourer toute la cruauté. » Savez-vous pourquoi, à cet instant, la métaphore titube un peu ? C’est que Tailhade ne songe guère au monsieur quelconque qu’il loue. Il songe à Tailhade et, par une illusion facilement explicable, donne comme une seule et même chose ce qu’il voudrait avoir et ce qu’il a réellement. Il n’a pas la verve, puisqu’il n’a ni abandon ni abondance généreuse. Il a la cruauté, l’ironie calculée. Il n’a jamais la joie des larges mouvements et de l’irrésistible puissance à demi-consciente. Quand il la poursuit, c’est une course après la verve, une course épuisante et immobile de cauchemar. Mais il a souvent le plaisir adroit et haineux de sentir que son épée empoisonnée vient de glisser, précise et meurtrière, au défaut de la cuirasse.

La folie romantique est contagieuse ; elle enlève une foule plus facilement que la sagesse classique. La froideur parnassienne, même quand elle recouvre le néronisme d’un histrion impuissant, reste distinguée et inspire aux foules un respect étonné et hostile. Un homme d’état est classique ; un tribun est romantique ; à moins d’un très grand effort commercial, l’orateur parnassien ne sera qu’un conférencier pour lettrés et pour snobs. Il pourrait être aussi un procureur de la république et de l’échafaud avec la phrase qui tombe de haut comme le couperet de la guillotine et qui, comme lui, est froide, polie et coupante.

Le jury acquitte souvent les crimes passionnels. Pourvu que l’avocat vibre, les bons boutiquiers qui sont venus au Palais un peu comme à un devoir et un peu comme à un plaisir ; un peu comme à leur boutique, mais un peu comme au théâtre ; disposés sans doute à défendre la chère société faite à leur ignoble ressemblance, mais prêts aussi à applaudir l’acteur habile, oublient un instant leur morale utilitaire, se laissent entraîner à l’ivresse romantique. Le parnassien condamnerait un geste qui manqua de mesure et il méprise « ces meurtres conjugaux dont l’abomination démodée fit les beaux jours des palabres romantiques. »

La conduite de Morny fut d’ordinaire parnassienne. Un jour, cependant, M. le duc s’oublia à quelque romantisme : il sortait peut-être de relire Marion de Lorme et, dans la courtisane, ne voulut voir que la femme. Tailhade ne lui pardonne point ce mouvement : « Quand le duc de Morny offrit son bras à Cora Pearl, pour entrer au Casino de Baden, dont on lui refusait l’entrée, le duc de Morny se comporta comme un goujat véritable. » En 1860, sous le règne de la morale romantique, on trouva son attitude « chevaleresque ». Je l’approuve aussi, malgré toutes les foudres de Tailhade, peut-être par un reste de romantisme, plutôt, je crois, par mépris pour les gens qui fréquentent les casinos : de quel droit ces grecs et ces mondains repoussent-ils leur sœur la courtisane, et quelle étrange présomption peut bien leur persuader qu’ils lui sont, en quoi que ce soit, supérieurs ?

Mais le parnasse est aristocratique plus que noble ; son impassibilité ordinaire est faite d’élégance, non de stoïcisme et son dédain, qui s’arrête aux extériorités, condamne les manières et ignore les âmes.

Tailhade reproche volontiers à notre époque « son absence totale d’aristocratie. » Ses paroles pardonnent presque à la guerre d’autrefois et, au fond, son cœur l’aime, car les anciens soudards « n’intégraient point sans quelque désinvolture cette besogne édifiante » et « elle n’allait point sans les beaux faits d’armes, les grands coups d’épée, les actes justifiant l’attitude et la valeur excusant le panache ». Aujourd’hui, elle lui apparaît tout à fait condamnable parce que sa laideur éternelle s’est extériorisée :

« Elle sent la gamelle et la buffleterie des bas officiers, l’amour ancillaire d’une populace de Gothons en extase devant le caporal ignominieux. » Il y a, paraît-il, un parti politique « où les professeurs d’élégance oublient de saluer sur le terrain un adversaire qu’ils jugent pourtant digne de croiser le fer avec eux » ; et Tailhade s’irrite contre ces vilains « à qui mesdames leurs mères, trop occupées de leurs confitures et du point de sel à mettre dans le pot, n’eurent guère le temps d’apprendre le bel air des choses. » Si l’article de quelque journaleux injurie, le lendemain d’une rencontre, l’adversaire de la veille, le moraliste parnassien s’émeut tout à fait devant tant d’inélégance :

« Voilà qui mérite non le dédain ni l’ironie, mais les châtiments corporels dont il sied de punir une insolence de laquais. »

Voyez, d’ailleurs, où s’adressent tous ces aristocratiques mépris. Ils vont au christianisme « inventé par les esclaves, » au christianisme qui a « ravalé jusqu’à la plus honteuse barbarie le monde gréco-romain, effaçant tout vestige de raison et de beauté » ; au christianisme qui a posé sur l’univers, comme une chape de plomb , son manteau de folie et de laideur. » Je soupçonne Dante, en effet, de n’avoir rien de parnassien et Polyeucte, renversant les idoles, manque vraiment de tenue. Ils vont encore, ces dédains olympiens, à toutes sortes de gens qui, la plupart, méritent le mépris de plusieurs façons. Mais c’est pour quelque raison tout extérieure que Tailhade les abhorre : pour leur inélégance, pour leur « odeur d’humanité peu lavée » ou pour leur « pieds hydrophobes. »

Il reproche sa goutte et sa fistule plus que ses vers au « suave Coppée un peu sourd et gâteux avec largesse », à « Coppée à qui ses infirmités et sa haute dévotion impartirent le sobriquet d’anus dei. » — Les sophismes éhontés de Charles Maurras le dégoûtent moins que sa « surdité cancéreuse et la sanie fétide qui découle de son nez, » — Si Barrès, au lieu d’être « laid, cagneux et mal bâti », ressemblait à Apollon, et si, au lieu d’être lâche bassement, il montrait, comme d’autres canailles, quelque jolie bravoure extérieure, Tailhade ne verrait peut-être plus sa nullité intellectuelle et son infamie morale. Car ce sont les « charmes » physiques de Barrès qu’il vitupère à plusieurs reprises : « son dos circonflexe, sa voix dure et sèche d’eunuque, sa jaunisse d’envieux… ses dents à pivot, son air emprunté de cuistre qui met pour la première fois les pieds dans un salon. » Et il reprend ailleurs : « Cheveux plats de sacristain, nez crochu, oreilles telles un rebord de pot de chambre, avec je ne sais quoi de godiche et de constipé qui fait songer à un fœtus en rupture de bocal. »

Même quand il s’agit de « Drumont, entrepreneur de mensonges, fauteur d’assassinats et pasteur de solécismes », notre moraliste descriptif lui reproche surtout « sa face d’égoutier » et une barbe « hospitalière » qui, paraît-il « consternera d’envie, parmi les bienheureux, le pédiculaire Benoit Labre. » Il est surtout « Drumont-le-Vermineux » et on lui en veut, plus que de tous ses crimes, de ce que « petit employé de l’Hôtel de Ville en 1867, il a gardé la crasse insaponifiable des bureaux. »

Je n’ai regardé jusqu’ici que le Tailhade déjà ancien qui soignait sa tenue. Il a fait, depuis, le grand effort commercial et déformateur. Il est le soldat soldé d’un parti. Du Parnasse il est descendu dans la boue de l’Action quotidienne et collective.

Notre beau libertaire s’associe aux expéditions glorieuses où l’on fait taire « au nom de la loi » un homme « non autorisé » à parler. Trop occupé à sa besogne de policier, le vaillant anarchiste fabrique à la grosse des articles dont il n’a pas le temps de relire toutes les phrases. Il lui arrive de cacographier comme un chef de la sûreté ou comme un pur journaliste. Dans l’Action du 25 juin 1903, il écrit ces lignes qui pourraient être de M. Goron, de Saint-Georges de Bouhélier ou même de mon ami Jean-Bernard : « À part l’escarbot merdivore, à part les saints déjà nommés, nul être humain ne barbotta dans la crotte avec de pareilles délices. » Certes quand je cite de telles phrases chez Saint-Georges de Bouhélier c’est pour faire connaître par des exemples la manière ordinaire de mon auteur ; ici, je ris d’un accident plutôt rare, mais qui ne serait jamais arrivé au Tailhade ancien. Le Tailhade actuel, dans sa précipitation, oublie quelquefois qu’il sait le latin et même le français.

Si son noble effort commercial a rendu sa phrase moins sûre, en revanche elle l’a doué d’un mérite dont je le croyais incapable, la souplesse oratoire. Né pour amuser les lettrés et pour faire jouir les poètes, voici qu’il obtient les applaudissements des francs-maçons.

Depuis quelques années, nos intellectuels, croyant peut-être comme les écrivains russes aller au peuple, vont aux diverses populaces qui votent. Jules Lemaître est devenu un frère prêcheur ; Laurent Tailhade, un f∴ orateur.

Dans ses Discours civiques, la phrase, d’un rythme souvent admirable et qui toujours s’admire, s’étale comme une queue de paon. Elle porte le coloriage amusant de nombreux latinismes. Diverses éruditions y doivent faire bâiller la colonne du Nord et la colonne du Midi. Mais les lumières de l’Orient brillent d’enthousiasme et s’étonnent qu’avec tant de grâce on porte tant de science. Les lumières de l’Orient sont naïves et ne soupçonnent jamais que les poids soulevés par un hercule de loge puissent être du carton peint en fer.

Autant que par ses pédanteries, Tailhade éblouit ces pauvres gens par ses prétentions aristocratiques. Il a, ce noble individualiste, tous les snobismes sociaux. Il ne sait même pas mépriser d’une façon qui ne soit pas méprisable. Ses dédains les plus justifiés portent toujours avec eux un relent de bourgeoisie vaniteuse et c’est souvent M. Jourdain qui parle par la bouche grandiloque du prétendu anarchiste. Il regarde de haut dans les juges qui le condamnèrent des « bourreaux mal appointés. » Ces robins jaloux lui en veulent, M. de Tailhade l’affirme, pour la noblesse de sa naissance et de ses manières. Ils « ne peuvent endurer un citoyen né, comme eux et plus qu’eux, au sommet de l’échelle sociale… » De telles phrases font grand plaisir à qui les prononce et parfois elles appellent les applaudissements. De telles mœurs vaniteuses me paraissent de bonnes mœurs oratoires. Combien de bons yeux naïfs doivent s’écarquiller pour apercevoir là-haut, « au sommet de l’échelle sociale », le f∴ orateur.

Le f∴ orateur est d’ailleurs charmant. Il arrive toujours les mains chargées d’un bouquet d’espérances, fleurs de papier qu’il croit peut-être vivantes, que dans tous les cas il affirme vivantes. Il annonce, avec des accents de prophète idiot ou de charlatan roublard, que bientôt tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes. Sa phrase puissante va jusqu’à rajeunir la terre, à condition que cette vieille vieillisse encore un peu. Il proclame prochaine l’époque où montera vers le soleil « avec les chœurs et les parfums de Cybèle rajeunie, la pieuse allégresse du banquet où l’Homme, à jamais débourbé des dogmes et des lois, communiera, dans une agape généreuse, avec l’humanité. » Et l’idéal magnifique que Tailhade nous propose n’est pas difficile à atteindre. Peut-être M. Combes sera-t-il un pasteur suffisant pour nous conduire à la terre promise. Car, — Tailhade n’en doute pas, ni vous non plus, je suppose, — « le surnaturel en fuite, la misère disparaîtra bientôt. »

Très oratoire aussi, la simplicité agressive de son esprit. Quand l’individu est mort qui combattit le mal social, les puissants s’emparent de son nom, et ils faussent et tordent sa pensée jusqu’à s’en faire une couronne. Il n’y a pas d’exemple d’une gloire populaire qui ne soit devenue la proie des puissants. Leygues, tyranneau de la pensée, et Hanotaux, valet du bourreau Abdul-Hamid, ne furent-ils pas les loueurs officiels de Victor Hugo, âme sans générosité certes, mais verbe toujours prêt à combattre pour les libertés et à défendre les peuples opprimés ? Volontiers Tailhade tomberait dans la sottise de vilipender le poète, uniquement parce que des politiciens le vantèrent. Il méprise Jeanne d’Arc dès que les patriotes vomissent sur elle leurs louanges et, puisque les clergés actuels se réclament du nom de Jésus, il oublie que Jésus vivant fut l’ennemi des clergés et de toutes les organisations oppressives. Au lieu de délivrer d’une parole vaillante et juste l’Individu prisonnier apparent des sociaux, il l’insulte pêle-mêle avec eux. Sa phrase, grossière et enfantine comme un franc-maçon, est parfois, aussi injurieuse à Jésus que le crachat d’un juif du peuple, le soufflet d’un soldat ou l’existence d’un prêtre.

Malgré les surcharges et les arabesques d’un style vaniteux, Laurent Tailhade, je l’avoue, est aujourd’hui un orateur. Ses rythmes, toujours vivants, dansent parfois avec des grâces prétentieuses, parfois se précipitent hostiles et aveugles sur tout ce que le hasard dresse devant eux. Et toujours la pensée qu’ils portent comme une fleur ou comme une arme est oratoire par sa pauvreté sans nuances, par sa simplicité vide, par sa banalité bourgeoise ou populaire.